Rapsodies - Préface

Rapsodieschez tous les libraires (p. i-viii).
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NOVEMBRE 1831.


Il faut qu’un enfant jette sa bave avant de parler franc ; il faut que le poète jette la sienne, j’ai jeté la mienne : la voici !… il faut que le métal bouillonnant dans le creuset rejette sa scorie ; la poésie bouillonnant dans ma poitrine a rejeté la sienne : la voici !… — Donc, ces Rapsodies sont de la bave et de la scorie ? — Oui ! — Alors pourquoi, à bon escient, s’inculper vis-à-vis de la foule ? pourquoi ne pas taire et anéantir ? — C’est que je veux rompre pour toujours avec elles ; c’est que, parâtre que je suis, je veux les exposer, et en détourner la face ; c’est que, tant qu’on garde ces choses-là, on y revient toujours, on ne peut s’en détacher ; c’est que, sérieusement, une nouvelle ère ne date, pour le poète qui sérieusement prend un long essor, que du jour où il tombe au jour : il faut au peintre l’exposition, il faut au barde l’impression.

Ceux qui liront mon livre me connaîtront : peut-être est-il au-dessous de moi, mais il est bien moi ; je ne l’ai point fait pour le faire, je n’ai rien déguisé ; c’est un tout, un ensemble, corollairement juxtaposé, de cris de douleur et de joie jetés au milieu d’une enfance rarement dissipée, souvent détournée et toujours misérable. Si parfois on le trouve positif et commun, si rarement il rase les cieux, il faut s’en prendre à ma position, qui n’a rien de célestin. La réalité me donne toujours le bras ; le besoin est toujours là pour m’atterrer, quand je veux prendre mon escousse.

Je ne suis ni cynique, ni bégueule : je dis ce qui est vrai ; pour m’arracher une plainte, il faut que mon mal soit bien cuisant ; jamais je ne me suis mélancolié à l’usage des dames attaquées de consomption. Si j’ai pris plaisir à étaler ma pauvreté, c’est parce que nos bardes contemporains me puent avec leurs prétendus poëmes et luxes pachaliques, leur galbe aristocrate, leurs momeries ecclésiastiques et leurs sonnets à manchettes ; à les entendre, on croirait les voir un cilice ou des armoiries au flanc, un rosaire ou un émerillon au poing. On croirait voir les hautes dames de leurs pensées, leurs vicomtesses… Leurs vicomtesses !… dites donc plutôt leurs buandières !

Si je suis resté obscur et ignoré ; si jamais personne n’a tympanisé pour moi, si je n’ai jamais été appelé aiglon ou cygne ; en revanche, je n’ai jamais été le paillasse d’aucun ; je n’ai jamais tambouriné pour amasser la foule autour d’un maître, nul ne peut me dire son apprenti.

Assurément la bourgeoisie ne sera point effarouchée des noms à dédicace qu’elle rencontrera dans ce volume ; simplement, ce sont tous jeunes gens, comme moi, de cœur et de courage, avec lesquels je grandis, que j’aime tous ! Ce sont eux qui font disparaître pour moi la platitude de cette vie ; ils sont tous francs amis, tous camarades de notre camaraderie, camaraderie serrée, non pas celle de M. Henri Delatouche : la nôtre il ne la comprendrait point. Si je ne craignais d’avoir l’air de parangonner nos petits noms à de grands, je dirais que la nôtre, c’est celle du Titien et de l’Arioste, celle de Molière et de Mignard. C’est à vous surtout, compagnons, que je donne ce livre ! Il a été fait parmi vous, vous pouvez le revendiquer. Il est à toi, Jehan Duseigneur, le statuaire, beau et bon de cœur, fier et courageux à l’œuvre, pourtant candide comme une fille. Courage ! ta place serait belle : la France pour la première fois aurait un statuaire français. — À toi, Napoléon Thom, le peintre, air, franchise, poignée de main soldatesque. Courage ! tu es dans une atmosphère de génie. — À toi, bon Gérard : quand donc les directeurs gabelous de la littérature laisseront-ils arriver au comité public tes œuvres, si bien accueillies de leurs petits comités. — À toi, Vigneron, qui as ma profonde amitié, toi, qui prouves au lâche ce que peut la persévérance ; si tu as porté l’auge, Jamerai Duval a été bouvier. — À toi, Joseph Bouchardy, le graveur, cœur de salpêtre ! — À toi, Théophile Gautier. — À toi, Alphonse Brot ! — À toi, Augustus Mac-Keat ! — À toi, Vabre ! à toi, Léon ! à toi, O’Neddy, etc. ; à vous tous ! que j’aime.

Ceux qui me jugeront par ce livre, et qui désespéreront de moi, se tromperont ; ceux qui m’ajourneront un haut talent, se tromperont aussi. Je ne fais pas de la modestie, car pour ceux qui m’accuseront de métagraboliser, j’ai ma conviction de poëte, j’en rirai.

Je n’ai plus rien à dire, sinon que j’aurais bien pu faire pour préliminaire un paranymphe, ou mon éthopée, ou bien encore, sur l’art, un long traité ex professo ; mais il me répugne de vendre de la préface ; et puis, ne serait-il pas ridicule de dire tant à propos de si peu ? Pourtant j’y songe ; j’ai quelques pièces entachées de politique : ne va-t-on pas m’anathématiser, et japer au républicain ? — Pour prévenir tout interrogatoire, je dirai donc franchement : Oui, je suis républicain ! Qu’on demande au duc d’Orléans, le père, s’il se souvient, lorsqu’il allait s’assermenter le 9 août à l’ex-Chambre, de la voix qui le poursuivait, lui jetant à la face les cris Liberté et République, au milieu des acclamations d’une populace pipée ? Oui ! je suis républicain, mais ce n’est pas le soleil de juillet qui a fait éclore en moi cette haute pensée, je le suis d’enfance, mais non pas républicain à jarretière rouge ou bleue à ma carmagnole, pérorateur de hangar et planteur de peupliers ; je suis républicain comme l’entendrait un loup-cervier : mon républicanisme, c’est de la lycanthropie ! — Si je parle de République, c’est parce que ce mot me représente la plus large indépendance que puisse laisser l’association et la civilisation. Je suis républicain parce que je ne puis pas être Caraïbe ; j’ai besoin d’une somme énorme de liberté : la République me la donnera-t-elle ? je n’ai pas l’expérience pour moi. Mais quand cet espoir sera déçu comme tant d’autres illusions, il me restera le Missouri !… Quand on est ici-bas partagé comme moi, quand on est aigri par tant de maux, rêvât-on l’égalité, appelât-on la loi agraire, qu’on ne mériterait encore qu’applaudissements.

Ceux qui diront : Ce tome est l’œuvre d’un fou, d’un de ces bouquetins romantiques qui ont remis l’âme et le bon Dieu à la mode, qui, d’après les figarotiers, mangent des enfants et font du grog dans des crânes. Pour ceux-là je puis les éviter, j’ai leur signalement.

Front déprimé ou étranglé comme par des forceps, cheveux filasseux, de chaque côté des joues une lanière de couenne poilue, un col de chemise ensevelissant la tôle et formant un double triangle de toile blanche, chapeau en tuyau de poêle, habit en sifflet et parapluie.

Pour ceux qui diront : c’est l’œuvre d’un saint-simoniaque !… pour ceux qui diront : C’est l’œuvre d’un républicain, d’un basiléophage : il faut le tuer !… Pour ceux-là, ce seront des boutiquiers sans chalandise : les regratiers sans chalands sont des tigres !… des notaires qui perdraient tout à une réforme : le notaire est philippiste comme un passementier !… Ce seront de bonnes gens, voyant la République dans la guillotine et les assignats. La République pour eux n’est qu’un étêtement. Ils n’ont rien compris à la haute mission de Saint-Just : ils lui reprochent quelques nécessités, et puis ils admirent les carnages de Buonaparte, — Buonaparte ! — et ses huit millions d’hommes tués !

À ceux qui diront : Ce livre a quelque chose de suburbain qui répugne, on répondra qu’effectivement l’auteur ne fait pas le lit du roi.

D’ailleurs, n’est-il pas à la hauteur d’une époque où l’on a pour gouvernants de stupides escompteurs, marchands de fusils, et pour Monarque, un homme ayant pour légende et exergue : « Dieu soit loué, et mes boutiques aussi ! »

Heureusement que pour se consoler de tout cela, il nous reste l’adultère ! le tabac de Maryland ! et du papel español por cigaritos.