Rapports du physique et du moral de l’homme/Septième Mémoire

SEPTIÈME MÉMOIRE.



De l’influence des maladies sur la formation des idées et des affections morales.




INTRODUCTION.
§. i.

La question que je me propose d’examiner dans ce Mémoire, citoyens, intéresse également l’art de guérir et la philosophie rationnelle : elle tient aux points les plus délicats de la science de l’homme, et jette un jour nécessaire sur des phénomènes très-importants. C’est peut-être, dans le plan de travail que je me suis tracé, celle qu’il est le plus essentiel de bien résoudre. En effet, toutes les autres s’y rapportent ; elles en dépendent même d’une manière immédiate ; elles ne sont, en quelque sorte, que cette même question considérée sous différents points de vue, et dans ses développements principaux. Mais plus le sujet est intéressant et vaste, moins je puis espérer de ne pas rester au-dessous de ce qu’il exige. C’est au milieu des langueurs d’une santé défaillante, que j’ai pris la plume : il est impossible que mes idées ne se ressentent pas de la disposition dans laquelle je les ai rassemblées. Au reste, mon objet est de montrer l’influence de la maladie sur les fonctions morales : l’auteur en sera lui-même sans doute le premier exemple ; et je dois craindre de ne prouver par là, que trop bien, la thèse générale que j’établis.

Mais entrons en matière.

L’ordre règne dans le monde physique. L’existence de cet univers, et le retour constant de certains phénomènes périodiques suffisent pour le démontrer.

L’ordre prédomine encore dans le monde moral. Une force secrète, toujours agissante, tend, sans relâche, à rendre cet ordre plus général et plus complet. Cette vérité résulte également de l’existence de l’état social, de son perfectionnement progressif, de sa stabilité, malgré des institutions si souvent contraires à son véritable but.

Toute l’éloquence des déclamateurs vient échouer contre ces faits constans et généraux.

Mais ce qu’il y a de plus remarquable dans les lois qui gouvernent toutes choses, c’est qu’étant susceptibles d’altération, elles ne le sont pourtant que jusqu’à un certain point ; que le désordre ne peut jamais passer certaines bornes, qui paroissent avoir été fixées par la nature elle-même ; qu’il semble enfin porter toujours lui-même en soi, les principes du retour vers l’ordre, ou de la reproduction des phénomènes conservateurs.

Ainsi donc l’ordre existe. Il peut être troublé : mais il se renouvelle, ou par la durée, ou par l’excès d’action des circonstances mêmes qui tendent à le détruire.

Mais, en outre, parmi ces circonstances perturbatrices, il en est qui sont plus ou moins soumises à l’influence des êtres vivans doués de volonté : il en est que le développement automatique des propriétés de la matière, et la marche constante de l’univers, paraissent pouvoir changer à la longue, ou même empêcher de renaître. Là, (je veux dire dans ces deux ordres de circonstances) se trouvent placées, comme en réserve, et pour agir à des époques indéterminées, les causes efficaces d’un perfectionnement général.

Nous voyons le monde physique qui nous environne, se perfectionner chaque jour relativement à nous. Cet effet dépend sans doute en très-grande partie, de la présence de l’homme et de l’influence singulière que son industrie exerce sur l’état de la terre, sur celui des eaux, sur la constitution même de l’atmosphère, dont il tire le premier et le plus indispensable aliment de la vie. Mais il paroît permis de croire que cet effet dépend encore, à certains égards, de la simple persistance des choses, et de l’affoiblissement successif des causes naturelles qui pouvoient, dans l’origine, s’opposer aux changemens avantageux[1]. Ainsi, les améliorations évidentes qui se remarquent sur le globe, ne seroient pas dues simplement aux progrès de l’art social et des travaux qu’il exige ; elles seroient encore, en quelques points, l’ouvrage de la nature, dont le concours les auroit beaucoup favorisées. Il n’est pas même impossible que l’ordre général, que nous voyons régner entre les grandes masses, se soit établi progressivement ; que les corps célestes aient existé longtemps sous d’autres formes et dans d’autres relations entr’eux : enfin, que ce grand tout soit susceptible de se perfectionner à l’avenir, sous des rapports dont nous n’avons aucune idée, mais qui n’en changeroient pas moins l’état de notre globe, et par conséquent aussi l’existence de tous les êtres qu’enfante son sein fécond.

Il est aisé de le voir, l’influence de l’homme, sur la nature physique, est foible et bornée : elle ne porte que sur les points qui le touchent, en quelque sorte, immédiatement. La nature morale, au contraire, est presque toute entière soumise à sa direction. Résultat des penchans, des affections, des idées de l’homme, elle se modifie avec ces idées, ces affections, ces penchans. À chaque institution nouvelle, elle prend une autre face : une habitude qui s’introduit, une simple découverte qui se fait, suffit quelquefois pour y changer subitement presque tous les rapports antérieurs. Et véritablement, il n’y a d’indépendant et d’invariable dans ses phénomènes, que ce qui tient à des loix physiques, éternelles et fixes : je dis éternelles et fixes ; car la partie qu’on appelle plus particulièrement physique dans l’homme, est elle-même susceptible des plus grandes modifications ; elle obéit à l’action puissante et variée d’une foule d’agens extérieurs. Or, l’observation et l’expérience peuvent nous apprendre à prévoir, à calculer, à diriger cette action ; et l’homme deviendroit ainsi dans ses propres mains, un instrument docile dont tous les ressorts et tous les mouvemens, c’est-à-dire, toutes les facultés et toutes les opérations pourroient tendre toujours directement au plus grand développement de ces mêmes facultés, à la plus entière satisfaction des besoins, au plus grand perfectionnement du bonheur.

§. ii.

Dans le nombre des phénomènes physiques capables d’influer puissamment sur les idées et les affections morales, j’ai placé l’état de maladie pris en général. Il s’agit de voir jusqu’à quel point cette proposition se trouve vraie ; et si l’on peut à chaque particularité bien caractérisée de cet état, rapporter une particularité correspondante dans les dispositions du moral. En effet, puisque les travaux du génie observateur nous ont fait connoître les moyens d’agir sur notre nature physique ; de changer les dispositions de nos organes ; d’y rétablir, et même d’y rendre quelquefois plus parfait, l’ordre des mouvemens naturels : nous ne devons pas considérer l’application savante et méthodique des remèdes, seulement comme capable de soulager des maux particuliers, de rendre le bien-être et l’exercice de leurs forces à des êtres intéressans ; nous devons encore penser qu’on peut, en améliorant l’état physique, améliorer aussi la raison et les penchans des individus, perfectionner même à la longue, les idées et les habitudes du genre humain.

Si l’on vouloit se borner à prouver que la maladie exerce véritablement une influence sur les idées et sur les passions, la chose ne seroit pas difficile sans doute : il suffiroit pour cela, des faits les plus familiers et les plus connus. Nous voyons, par exemple, tous les jours, l’inflammation aiguë, ou lente du cerveau, certaines dispositions organiques de l’estomac, les affections du diaphragme et de toute la région épigastrique, produire, soit la frénésie, ou le délire furieux ou passager, soit la manie, ou la folie durable : et l’on sait que ces maladies se guérissent par certains remèdes capables d’en combattre directement la cause physique.

Ce n’est pas uniquement la nature, ou l’ordre des idées qui change dans les différens délires : les goûts, les penchans, les affections changent encore en même temps. Et comment cela pourroit-il ne pas être ? Les volontés et les déterminations dépendent de certains jugemens antérieurs dont on a plus, ou moins la conscience, ou d’impressions organiques directes : quand les jugemens sont altérés, quand les impressions sont autres, ces volontés et ces déterminations pourroient-elles rester encore les mêmes ? Dans d’autres cas, où les sensations sont en général conformes à la réalité des choses, et les raisonnemens, en général aussi, tirés avec justesse des sensations, nous voyons que le dérangement d’un seul organe peut produire des erreurs singulières relatives à certains objets particuliers, à certains genres d’idées ; que par suite, il peut dénaturer toutes les habitudes, par rapport à certaines affections particulières de l’âme. Ces effets, le dérangement dont nous parlons les produit, en modifiant d’une manière profonde les penchans physiques, dont toutes ces habitudes dépendent. Je pourrois accumuler les exemples à l’appui de cette assertion. Je me borne à citer la nymphomanie, maladie étonnante par la simplicité de sa cause, qui pour l’ordinaire est l’inflammation lente des ovaires et de la matrice ; maladie dégradante par ses effets, qui transforment la fille la plus timide en une bacchante, et la pudeur la plus délicate en une audace furieuse, dont n’approche même pas l’effronterie de la prostitution.

Que si, d’un autre côté, l’on vouloit entrer dans le détail de tous les changemens que l’état de maladie peut produire sur le moral ; si l’on vouloit suivre cet état jusques dans ses nuances les plus légères, pour assigner à chacune, la nuance analogue qui doit lui correspondre dans les dispositions de l’esprit et dans les affections, ou dans les penchans : on s’exposeroit sans doute à tomber dans des minuties ridicules, à prendre des rêves pour les vraies opérations de la nature, et des subtilités méthodiques pour les classifications du génie. On évite en effet bien rarement ce danger, toutes les fois que dans les recherches difficiles, on ne se borne pas à saisir les choses par les points de vue qui offrent le plus de prise à l’observation et au raisonnemens.

Mais il ne s’agit ici, ni de prouver ce qui frappe tous les yeux, ni de mettre en avant de vaines hypothèses.

Les idées et les affections morales se forment en vertu des impressions que reçoivent les organes externes des sens, et par le concours de celles qui sont propres aux organes internes les plus sensibles. Il est prouvé par des faits directs, que ces dernières impressions peuvent modifier beaucoup toutes les opérations du cerveau.

Mais quoique toutes les parties, externes ou internes, soient susceptibles d’impressions, toutes n’agissent pas, à beaucoup près, au même degré sur le cerveau. Celles qui sont le plus capables de le faire d’une manière distincte et déterminée, ne le font pas toujours d’une manière directe. Il existe dans le corps vivant, indépendamment du cerveau et de la moelle épinière, différens foyers de sensibilité, où les impressions se ressemblent en quelque sorte, comme les rayons lumineux, soit pour être réfléchies immédiatement vers les fibres motrices, soit pour être envoyées dans cet état de rassemblement, au centre universel et commun. C’est entre ces divers foyers et le cerveau que les sympathies sont très-vives et très-multipliées ; et c’est par l’entremise des premiers, que les parties, dont les fonctions sont moins étendues, et par conséquent aussi la sensibilité plus obscure, peuvent communiquer particulièrement, soit entre elles, soit avec le centre commun. Parmi ces foyers, qui peuvent être plus ou moins nombreux et plus, ou moins sensibles, suivant les individus, nous en remarquerons trois principaux (non compris le cerveau et la moelle de l’épine), auxquels les uns et les autres se rapportent également. J’entends 1°. la région phrénique, qui comprend le diaphragme et l’estomac, dont l’orifice supérieur est si sensible, que Vanhelmont y plaçoit le trône de son Archée, ou de son principe directeur de l’économie vivante : 2°. la région hypocondriaque à laquelle appartiennent, non-seulement le foie et la rate, mais tous les plexus abdominaux supérieurs, une partie considérable des intestins grêles, et la grande courbure du colon. Ces deux foyers se trouvent souvent confondus dans les écrivains systématiques, sous le nom d’épigastre ; mais comme ils différent beaucoup par rapport aux effets, physiques ou moraux, que produisent les affections qui leur sont respectivement propres, la bonne doctrine médicale et la saine analyse exigent qu’ils soient distingués ; 3°. Le dernier foyer secondaire est placé dans les organes de la génération : il embrasse en outre, le système urinaire et celui des intestins inférieurs.

Rappelons aussi, qu’indépendamment des impressions reçues par les extrémités sentantes, externes et internes, le système nerveux est encore susceptible d’en recevoir d’autres qui lui appartiennent plus spécialement ; puisque leur cause réside, ou agit dans son propre sein, soit le long du trajet de ses grandes divisions, soit dans ses différens foyers particuliers, soit à l’origine même des nerfs et dans leur centre commun.

§. iii.

Mais, pour que les impressions soient transmises d’une manière convenable ; pour que les déterminations, les idées, les affections morales qui en résultent, correspondent exactement avec les objets extérieurs, ou avec les causes internes dont elles dépendent, le concours de quelques circonstances physiques, que l’observateur peut parvenir à déterminer, est absolument indispensable.

Les opérations diverses dont l’ensemble constitue l’exercice de la sensibilité, ne se rapportent pas uniquement au système nerveux ; l’état et la manière d’agir des autres parties y contribuent également. Il faut une certaine proportion entre la masse totale des fluides et celle des solides : il faut dans les solides, un certain degré de tension ; dans les fluides, un certain degré de densité : il faut une certaine énergie dans le système musculaire, et une certaine force d’impulsion dans les liqueurs circulantes : en un mot, pour que les diverses fonctions des nerfs et du cerveau s’exécutent convenablement, toutes les parties doivent jouir d’une activité déterminée ; et l’exercice de cette activité, doit être facile, complet et soutenu.

D’ailleurs, les dispositions générales du système nerveux ne sont point indépendantes de celles des autres parties. Ce système n’est pas seulement dans un rapport continuel d’action avec elles ; il est aussi formé d’élémens analogues ; il est, en quelque sorte, jeté dans le même moule : et si, par les impressions qu’il en reçoit, et par les mouvemens qu’il leur imprime, il partage sans cesse leurs affections ; il partage aussi leur état organique, par le tissu cellulaire qu’il admet dans son sein, et par les nombreux vaisseaux dont il est arrosé.

Dans l’état le plus naturel, les trois foyers secondaires, indiqués ci-dessus, exercent une influence considérable sur le cerveau. Les affections stomacales et phréniques, celles des viscères hypocondriaques, les différens états des organes de la génération sont ressentis par tout le système nerveux. On observe que les dispositions même des extrémités sentantes, le caractère et l’ordre des déterminations sot modifiés par-là, suivant certaines lois générales, non moins constantes que celles dont dépendent leurs mouvemens réguliers : et le caractère des idées, la tournure et même le genre des passions, ne servnt pas moins à faire reconnoître ces diverses circonstances physiques, que ces mêmes circonstances à faire présager avec certitude, les effets moraux qu’elles doivent produire. Enfin, comme nous l’avons répété plusieurs fois, les opérations de l’ntelligence et les déterminations de la volonté résultent, non-seulement des impressions transmises au centre nerveux commun, par les organes externes des sens, mais encore de celles qui sont reçues dans toutes les parties internes.

Or, la sensibilité de ces dernières parties peut subir de grandes variations, par l’effet des maladies dont elles sont susceptibles, et dont quelques-unes paroissent être plus particulièrement des maladies de la sensibilité même. En un mot, les combinaisons, les déterminations et les réactions du centre cérébral, tiennent à toutes ces données réunies : et s’il imprime le mouvement aux différentes parties de l’économie vivante, sa manière d’agir est elle-même subordonnée aux divers états de leurs fonctions respectives.

Pour ramener les effets moraux des maladies à quelques points principaux et communs ; pour montrer sur-tout la liaison de ces effets avec leurs causes, nous sommes forcés d’entrer dans quelques détails de médecine : mais nous rendrons ces détails fort courts, en évitant de discuter les motifs de classification que nous allons adopter. Nous tâcherons sur-tout de rattacher directement toutes les considérations sur lesquelles nous nous arrêterons un moment, à l’objet précis de la question.

§. iv.

Dans la division générale des maladies, on distingue celles qui affectent les solides, de celles qu’on peut regarder comme particulièrement propres aux fluides. Cette division, quoiqu’un peu vague, est assez bonne au fond ; elle peut être conservée. Il faut pourtant se garder de croire qu’elle soit exempte de tout arbitraire, ou de tout esprit de système, et qu’elle puisse devenir fort utile dans l’étude pratique de l’homme malade : car il est infiniment rare que les affections de ces deux grandes classes de parties vivantes, ne soient pas compliquées les unes avec les autres. Peut-être l’état des fluides n’éprouve-t-il aucune modification qui n’ait sa source dans celui des solides, auxquels la plupart des physiologistes pensent que la vie est particulièrement attachée ; ou plutôt les solides et les fluides sont-ils toujours, peut-être, affectés et modifiés simultanément.

Mais cette question seroit absolument étrangère à l’objet qui nous occupe. Quoi qu’il en soit donc, les maladies des solides peuvent, à leur tour, être divisées en maladies qui s’étendent à des systèmes tout entiers, tels que les systèmes nerveux, musculaire, sanguin, lymphatique, et en celles qui se bornent à des organes particuliers, comme l’estomac, le foie, le poumon, la matrice, &c.

Les maladies des fluides peuvent également se diviser en maladies générales du sang, de la lymphe, du mucus, &c., et en affections particulières dans lesquelles ces mêmes humeurs ont subi des altérations notables, ou sont agitées de mouvemens extraordinaires, mais dont les effets se fixent sur une partie circonscrite, ou sur un organe particulier.

On peut ajouter à cette seconde subdivision, les maladies qui passent pour affecter également les solides et les fluides, comme le scorbut, les écrouelles, le rachitis, &c. ; enfin, les maladies consomptives, avec ou sans fièvre lente, soit qu’elles paroissent tenir au dépérissement général de toutes les fonctions, soit qu’elles doivent être rapportées à la colliquation de quelque organe important.

Comme les affections propres du système nerveux ont l’effet le plus direct et le plus étendu sur les dispositions de l’esprit et sur les déterminations de la volonté, elles demandent une attention particulière ; et leur histoire analytique, si elle étoit faite d’une manière exacte, permettroit de glisser plus rapidement sur les phénomènes relatifs aux autres affections.

Le système nerveux, comme organe de la sensibilité, et comme centre de réaction, d’où partent tous les mouvemens, est susceptible de tomber dans différens états de maladie qu’on peut réduire : 1°. à l’excessive sensibilité aux impressions, d’une part, et de l’autre, à l’excès d’action sur les organes moteurs ; 2°. à l’incapacité de recevoir les impressions en nombre suffisant, ou avec le degré d’énergie convenable, et à la diminution de l’activité nécessaire pour la production des mouvemens ; 3°. à la perturbation générale de ses fonctions, sans qu’on puisse d’ailleurs y remarquer d’excès notable ni en plus, ni en moins ; 4°. à la mauvaise distribution de l’influence cérébrale, soit qu’elle s’exerce d’une manière très-inégale, par rapport au temps (c’est-à-dire, qu’elle ait des époques d’excessive activité, et d’autres d’intermission ou de rémission considérable), soit qu’elle se répartisse mal entre les différens organes, abandonnant en quelque sorte les uns, pour concentrer dans les autres, la sensibilité, les excitations, ou les forces qui opèrent les mouvemens.

Ces diverses affections du système nerveux peuvent être idiopathiques ou sympathiques ; c’est-à-dire, dépendre directement de son état propre, ou tenir à celui des organes principaux avec lesquels ses relations sont le plus étendues. Elles peuvent, par exemple, être la suite d’une lésion du cerveau, de la présence de certaines humeurs, du pouvoir de certaines habitudes, qui troublent directement ses fonctions, ou résulter de l’état de l’estomac, de la matrice et des autres viscères abdominaux. J’observe que, dans les auteurs, ces diveses affections nerveuses se trouvent désignées indifféremment, par le nom générique de spasme ; mot, comme on voit, excessivement vague, et dont les médecins les plus exacts abusent eux-mêmes beaucoup trop. Ce mot, au reste, paroît avoir été adopté par les solidistes, pour exprimer tous les phénomènes indéterminés qu’accompagnent de grands désordres des fonctions, ou mêmes certaines douleurs vives, sans qu’il y ait d’ailleurs rien de changé dans l’état organique des parties, sauf cette disposition souvent passagère des nerfs qui les animent.

Suivant le degré d’énergie, ou d’activité, dont jouissent alors les viscères et les organes moteurs, ces affections produisent des effets très-différens. Celles qui sont spécialement dues au dérangement de certains organes, ou de certaines fonctions, ont aussi leur caractère propre, et se manifestent par des phénomènes très-particuliers.

On peut établir en général, que, dans toutes les affections dites nerveuses, il y a des irrégularités plus ou moins fortes, et relativement à la manière dont les impressions ont lieu, et relativement à celle dont se forment les déterminations, soit automatiques, soit volontaires. D’une part, les sensations varient alors sans cesse, de moment en moment, quant à leur vivacité, à leur énergie, et même quant à leur nombre : de l’autre, la force, la promptitude et l’aisance de la réaction sont extrêmement inégales. De-là, des alternatives continuelles de grande excitation et de langueur, d’exaltation et d’abattement ; une tournure d’esprit et des passions singulièrement mobiles. Dans cet état, l’âme est toujours disposée à se laisser pousser aux extrêmes. Ou l’on a beaucoup d’idées, beaucoup d’activité d’esprit ; ou l’on est en quelque sorte, incapable de penser. Robert Whitt a très-bien observé que les hypocondriaques sont, tour à tour, craintifs et courageux : et comme les impressions pèchent habituellement en plus, ou en moins, relativement à presque tous les objets, il est extrêmement rare que les images répondent à la réalité des choses ; que les penchans et les volontés restent dans un juste milieu.

Si maintenant, à ces inégalités générales que présentent, dans ce cas, les fonctions du système nerveux, vient se joindre la foiblesse des organes musculaires, ou celle de quelque viscère important, tel, par exemple, que l’estomac, les phénomènes, analogues quant au fond, se distingueront par des particularités remarquables. Dans les temps de langueur, l’impuissance des muscles rendra plus complet, plus décourageant, ce sentiment de foiblesse et de défaillance ; la vie semblera près d’échapper à chaque instant. De-là des passions tristes, minutieuses et personnelles ; des idées petites, étroites et portant sur les objets des plus légères sensations. Dans les temps d’excitation, qui surviennent d’autant plus brusquement que la foiblesse est plus grande, les déterminations musculaires ne répondent à l’impulsion du cerveau, que par quelques secousses sans énergie et sans persistance. Cette impulsion ne fait que mieux avertir l’individu de son impuissance réelle ; elle ne lui donne qu’un sentiment d’impatience, de mécontentement, d’anxiété. Des penchans, quelquefois assez vifs, mais, pour la plupart, réprimés par la conscience habituelle de la foibbesse, en aggravent encore la décourageante impression. Comme l’organe spécial de la pensée ne peut agir sans le concours de plusieurs autres ; comme il partage dans ce moment, jusqu’à certain point, l’état de débilité des organes du mouvement : les idées se présentent en foule ; elles naissent, mais ne se développent pas ; la force d’attention nécessaire manque : il arrive, enfin, que cette activité de l’imagination, qui sembleroit devoir être le dédommagement des facultés dont on ne jouit plus, devient une nouvelle source d’abattement et de désespoir.

§. v.

Par sa grande influence sur toutes les parties du système nerveux, et notamment sur le cerveau, l’estomac peut souvent faire partager ses divers états à tous les organes. Par exemple, sa foiblesse, jointe à l’extrême sensibilité de son orifice supérieur et du diaphragme, se communique rapidement aux fibres musculaires de tout le corps en général. Peut-être même ces communications ontelles lieu relativement à quelques muscles particuliers, par l’entremise directe de leurs nerfs et de ceux de l’estomac, sans le concours du centre cérébral commun. Quoi qu’il en soit, la vive sensibilité, la mobilité, la foiblesse du centre phrénique, sont constamment accompagnées d’une énervation, plus ou moins considérable, des organes moteurs ; et par conséquent, les idées et les affections morales doivent présenter tous les caractères résultans de ce dernier état.

Mais, comme l’action immédiate de l’estomac sur le cerveau, est bien plus étendue que celle du système musculaire tout entier, il est évident que ces effets seront nécessairement beaucoup plus marqués et plus distincts dans la circonstance dont nous parlons. Toute attention deviendra fatigue : les idées s’arrangeront avec peine, et souvent elles resteront incomplètes : les volontés seront indécises et sans vigueur, les sentimens sombres et mélancoliques : du moins, pour penser avec quelque force et quelque facilité, pour sentir d’une manière heureuse et vive, il faudra que l’individu sache saisir ces alternatives d’excitation passagère qu’amène l’inégal emploi des facultés. Car la mauvaise distribution des forces, commune à toutes les affections nerveuses, est spécialement remarquable dans celles dont l’estomac et le diaphragme sont le siège primitif. L’observation nous apprend que les sujets chez lesquels la sensibilité et les forces de ces organes se trouvent considérablement altérées, passe continuellement et presque sans intervalle, d’une disposition à l’autre. Rien n’égale quelquefois la promptitude, la multiplicité de leurs idées et de leurs affections ; mais aussi rien n’est moins durable : ils en sont agités, tourmentés ; mais à peine laissent-elles quelques légers vestiges. Le temps de rémission vient ; ils tombent dans l’accablement : et la vie s’écoule pour eux dans une succession non interrompue, de petites joies et de petits chagrins, qui donnent à toute leur manière d’être, un caractère de puérilité d’autant plus frappant, qu’on l’observe souvent chez des hommes d’un esprit d’ailleurs fort distingué.

Cette remarque, presqu’également applicable à l’un et à l’autre sexe, est vraie, sur-tout pour le plus foible et le plus mobile.

Mais, quant aux affections nerveuses générales, déterminées par celles des organes de la génération, il n’en est pas de même, à beaucoup près. Si quelquefois elles paroissent augmenter encore la mobilité des femmes, et porter leurs goûts et leurs idées au dernier terme du caprice et de l’inconséquence ; souvent aussi ces affections produisent sur elles, des effets analogues à ceux qu’elles amènent ordinairement chez les hommes : elles impriment à leurs habitudes un caractère de force et de fixité qui ne leur est pas naturel ; elles peuvent même leur donner une tournure de violence et d’emportement, qu’on jugeroit d’ailleurs incompatible avec des sentimens délicats et fins. En général, lorsque les femmes se rapprochent de la manière d’être des hommes, cet effet singulier dépend de l’état de la matrice et des ovaires : l’inertie et l’excès d’action de ces organes sont également capables de le produire ; et l’on remarque alors, tantôt une grande indifférence, tantôt le penchant le plus impétueux pour les plaisirs de l’amour.

Nous avons fait ailleurs, le tableau sommaire des changemens remarquables et subits, que le développement de la puberté détermine dans tout le système moral. Les vives affections nerveuses des organes de la génération peuvent en occasionner quelquefois de plus brusques encore et de plus frappans. Souvent l’énergie, ou la foiblesse de l’âme, l’élévation du génie, l’abondance et l’éclat des idées ; ou leur absence presque absolue, et l’impuissance des organes intellectuels, dépendent uniquement et directement de l’état d’excessive activité, de langueur, de désordre où se trouvent ceux de la génération. Je ne parle même pas de certaines inflammations lentes, auxquelles ils sont fort sujets, et qui peuvent dénaturer entièrement les fonctions de tout le système nerveux. Je me borne à citer ces maladies spasmodiques singulières, qu’on observe principalement chez les femmes, quoiqu’elles ne soient pas étrangères aux hommes ; maladies dont la source est évidemment dans le système séminal, et qui sont accompagnées de phénomènes dont la bizarrerie a paru, dans les temps d’ignorance, supposer l’opération de quelque être surnaturel. Les catalepsies, les extases, et tous les accès d’exaltation, qui se caractérisent par des idées et par une éloquence au-dessus de l’éducation et des habitudes de l’individu, tiennent le plus souvent aux spasmes des organes de la génération.

Sans doute ces maladies, qui semblent, en quelque sorte, appartenir à l’état de l’âme, plutôt qu’à celui des parties organiques, sont, après la folie et le délire proprement dits, celles qui nous montrent le plus évidemment les relations immédiates du physique et du moral. Cette évidence est même si frappante, qu’après avoir écarté les causes imaginaires admises par la superstition, il a bien fallu chercher d’autres causes plus réelles, dans les circonstances physiques propres à chaque cas particulier. Nous sommes pourtant obligés de convenir qu’en faisant sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, marcher la théorie avant les faits, on n’a pas beaucoup avancé dans la connoissance des véritables procédés de la nature. Les fils secrets qui lient les dérangemens des parties organiques à ceux de la sensibilité n’ont pas toujours été bien saisis ; mais la correspondance intime de deux genres de phénomènes est devenue de plus en plus sensible ; et l’on a pu souvent déterminer avec assez d’exactitude, ceux qui se correspondent particulièrement les uns aux autres, dans les deux tableaux.

Il seroit curieux de considérer, en détail, la suite des observations qui prouvent sans réplique et par des faits irrécusables, cette correspondance régulière. On pourroit y voir la manière de sentir, ou de recevoir les impressions, la manière de les combiner, le caractère des idées qui en résultent, les penchans, les passions, les volontés changer en même temps et dans le même rapport, que les dispositions organiques : comme la marche de l’aiguille d’une montre se dérange aussitôt qu’on introduit quelque changement dans l’état et dans le jeu des rouages. On verroit les plus grands désordres de ces facultés admirables, qui placent l’homme à la tête des espèces vivantes, et qui lui garantissent un empire si étendu sur la nature, dépendre souvent de circonstances physiques, insignifiantes en apparence, et le rayon divin, indignement terni par l’atrabile et la pituite, ou par des irritations locales, dont le siège paroît étroitement circonscrit. Mais ici, plus les faits sont concluans, moins il est nécessaire de nous y arrêter. J’observerai seulement que les maladies extatiques et leurs analogues, tiennent toujours à des concentrations de sensibilité dans l’un des foyers principaux, et particulièrement, comme on vient de le voir, dans le foyer inférieur. Or, le premier effet de cette concentration, en même temps que l’énergie et l’influence du foyer augmente, est de diminuer, dans une égale proportion, l’énergie et l’influence des autres organes, et par conséquent de troubler leurs opérations et leurs rapports mutuels. Cet effet peut même aller jusqu’à suspendre leurs fonctions et l’exercice de leur sensibilité : et c’est ainsi qu’il finit quelquefois par ramener presque toute la vie à l’intérieur du système nerveux, qui paroît alors ne sentir que dans son propre sein, et n’être mis en activité que par les impressions qu’il y reçoit.

Pour ce qui regarde les affections nerveuses, dont la cause réside dans les viscères hypocondriaques, je renvoie aux deux mémoires sur les âges et sur les tempéramens. Il suffit de rappeler ici les principaux résultats de ces affections :

1°. Elles donnent un caractère plus fixe et plus opiniâtre aux idées, aux penchans, aux déterminations.

2°. Elles font naître, ou développent toutes les passions tristes et craintives.

3°. En vertu des deux premières circonstances, elles disposent à l’attention et à la méditation ; elles donnent aux sens et à l’organe de la pensée, l’habitude d’épuiser, en quelque sorte, les sujets à l’examen desquels ils s’attachent.

4°. Elles exposent à toutes les erreurs de l’imagination : mais elles peuvent enrichir le génie de plusieurs qualités précieuses ; elles prêtent souvent au talent, beaucoup d’élévation, de force et d’éclat. Et là-dessus, on peut, en général, établir qu’une imagination brillante et vive suppose, ou des concentrations nerveuses actuellement existantes, ou du moins une disposition très-prochaine à leur formation : elle-même, par conséquent, semble devoir être regardée comme une espèce de maladie.

5°. Enfin, j’ajouterai que ces affections, quand elles sont portées à leur dernier terme, tantôt se transforment en démence et fureur (état qui résulte directement de l’excès des concentrations et de la dissonnance des impressions que cet excès entraîne) ; tantôt accablent et stupéfient le système nerveux, par l’intensité, la persistance et l’importunité des impressions, d’où s’ensuivent et la résolution des forces, et l’imbécillité.

Il est aisé de voir, d’après ce qui précède, que les états nerveux, caractérisés par l’excès de sensibilité, se confondent avec ceux que nous avons dit dépendre de la perturbation, ou de l’irrégularité des fonctions du système. En efet, une excessive sensibilité générale manque rarement de concentrer son action dans l’un des foyers principaux ; et le cerveau lui-même, considéré comme organe pensant, peut devenir, dans beaucoup de cas, le terme de cette concentration : ou bien (et ce cas-ci paroît le plus ordinaire), à des temps d’excitation générale extrême, succèdent des intervalles d’apathie et de langueur ; seconde circonstance qui, tantôt seule, et tantôt de concert avec la première, accompagne presque toujours le désordre des fonctions nerveuses.

§. vi.

Nous pouvons encore nous dispenser de nous arrêter sur les altérations locales qui surviennent quelquefois dans la sensibilité des organes des sens eux-mêmes : d’abord, parce qu’ordinairement, lorsque ces altérations ne tiennent pas à l’état où se trouve la sensibilité générale, ils dépendent plutôt de certains vices primitifs de conformation, que de maladies accidentelles, soumises à l’influence des causes que l’art peut changer ou diriger : en second lieu, parce que leurs effets se confondent avec ceux des erreurs de sensation, qui tiennent à l’état du centre nerveux commun, ou de l’une de ses divisions les plus importantes, ou les plus sensibles. Par exemple, l’ouïe est quelquefois originairement fausse[2], soit que les deux oreilles n’entendent point à l’unisson, comme Vandermonde prétendoit que cela se passe toujours en pareil cas ; soit que dans les parties dont chacune d’elles est composée, il se trouve des causes communes de discordance par rapport à l’action des frémissements sonores. Or, une maladie peut produire le même effet, quoiqu’elle n’affecte point directement l’oreille. Des matières corrompues, fixées dans l’estomac, un accès de fièvre intermittente, des spasmes hypocondriaques, ou hystériques, suffisent souvent pour cela[3]. Il en est de même de la vue. La structure primitive de l’œil peut présenter différents vices. Cet organe est souvent affecté de myopie ; il peut être presbyte ; les deux yeux peuvent être doués d’une force inégale, soit dans les muscles qui les meuvent, soit dans leurs nerfs, et par conséquent dans le siège même des sensations qui leur sont propres : enfin, quelquefois ils agissent comme de véritables multiplians. Dans cette dernière circonstance, l’individu voit les objets doubles, triples, quadruples, ou multipliés à l’infini. J’ai deux fois eu l’occasion d’observer cette disposition habituelle de l’œil. Pour qu’il n’en résulte pas, chez l’individu, des erreurs préjudicables de jugement, et pour éviter des efforts pénibles en cherchant à corriger ces erreurs, il est obligé de se servir de verres particuliers, tantôt concaves, tantôt convexes, à raison de certaines particularités organiques, que je n’ai pu déterminer exactement, et dont on n’apprend à corriger les effets que par un tâtonnement méthodique et par l’expérience. Dans les fièvres aiguës très-graves, dans quelques délires maniaques, dans l’extrême vieillesse, à l’approche de la mort, on voit quelquefois également les objets doubles, triples, &c. Enfin, sans parler du tact et du goût, également susceptibles d’altérations singulières, certaines personnes sont entièrement insensibles aux odeurs. La pratique de la médecine m’a présenté cinq ou six faits de ce dernier genre, chez des personnes, saines d’ailleurs : et dans les maladies, j’ai vu pareillement, tantôt les fonctions de l’odorat tout-à-fait abolies ou suspendues, tantôt le malade poursuivi par des odeurs particulières, comme celles d’encens, de musc, d’hydrogène sulphuré, d’éther, ou même par d’autres qui lui sembloient toutes nouvelles, et qu’il ne pouvoit rapporter à aucun objet connu.

Mais, il est évident que l’absence d’un certain ordre de sensations, produit celle des idées relatives aux choses que ces sensations retracent ; et que des sensations fausses, irrégulières, ou sans objet réel, doivent, suivant le plus ou moins d’aptitude que l’individu peut avoir à corriger leurs résultats dans son cerveau, produire des erreurs, plus ou moins grossières et dangereuses, par rapport aux jugemens et aux déterminations.

Parmi les affections nerveuses directes, il ne nous reste maintenant à considérer que celles qui se caractérisent par un affoiblissement considérable de la faculté de sentir. Le système peut se trouver alors dans différens états qui demandent à être déterminés avec précision.

Tantôt cette diminution de la sensibilité n’est que locale, et se borne à quelque organe originairement plus débile, ou rendu tel par des altérations subséquentes, produites elles-mêmes par les erreurs du régime et par les maladies. Mais alors, il y a souvent surcroît d’excitation dans un ou dans plusieurs des autres organes les plus sensibles ; et, par conséquent, le cas se rapporte, pour l’ordinaire, à l’un de ceux que nous avons déjà spécifiés. Tantôt, en même tems que la sensibilité générale est dans une grande langueur, les forces musculaires sont très-considérables ; quelquefois même elles paroissent beaucoup accrues, par suite de l’affection nerveuse ; et les mouvemens extérieurs, quoique disposés à devenir irréguliers et convulsifs, développent une énergie constante, qui n’est point en rapport avec celle des autres fonctions.

Nous avons essayé de déterminer, dans le mémoire sur les tempéraments, une partie des effets moraux qui doivent résulter de cette manière d’être de l’économie animale : nous avons du moins indiqué les plus importants de ces effets. Je n’ajoute ici qu’une seule réflexion : c’est que l’état convulsif, en consommant dans des efforts inutiles et déréglés, ce qui reste de forces nerveuses, en altère encore la source ; et qu’en achevant de désordonner toutes les fonctions du système, il le dégrade radicalement lui-même de plus en plus.

Enfin, la diminution de sensibilité peut être véritablement générale, et ses effets s’étendre aux excitations musculaires, qui dépendent toujours, en résultat, de l’influence nerveuse. Ici, les extrémités sentantes reçoivent peu d’impressions ; et ces impressions sont vagues et incertaines. Le cerveau les combine languissamment et mal. Il y a peu d’idées : et ces idées, lorsqu’elles ne portent pas sur les objets directs des besoins journaliers, paroissent échapper sans cesse à l’esprit, et flotter comme dans un nuage. Il se forme à peine des volontés : elles sont sans force, sans persistance, souvent même sans précision dans leur but. Ainsi, le sentiment habituel d’une impuissance universelle sembleroit devoir porter le malade aux affections mélancoliques et craintives : mais on n’a plus alors la force de rien sentir vivement ; et l’âme reste plongée dans la même stupeur que le corps. Les maladies paralytiques, qu’on doit regarder comme un dernier degré de l’état dont nous parlons, ne produisent des accès violens de colère ou de terreur, que lorsqu’elles sont locales et bornées, lorsqu’il existe encore quelques parties de système où de vives excitations peuvent avoir lieu, du moins par momens.

§. vii.

Mais les affections directes du système nerveux nesont pas les seules qui changent, tout-à-la-fois, le caractère des impressions reçues par les extrémités sentantes, et celui des opérations du cerveau. Les maladies générales, soit du système artériel et veineux, soit du système musculaire, soit du système lymphatique, produisent aussi des effets analogues, qui ne sont ni moins évidens, ni moins dignes d’être notés. Je renvoie encore au Mémoire sur les âges, et à celui sur les tempéramens, pour ce qui regarde l’influence morale des différens états où peuvent se trouver les muscles. Les plus importans résultats y sont suffisamment indiqués. Il ne nous reste plus à parler ici, que du système sanguin, c’est-à-dire, de l’ensemble des vaisseaux artériels et veineux, et de l’appareil lymphatique, dans lequel celui des glandes se trouve compris.

Certainement l’état fébrile ne tient pas exclusivement aux dispositions du sang et de ses vaisseaux, comme l’ont cru long-temps les médecins. Cet état est ressenti dans toutes les parties de la machine vivante : il est le symptôme constant de presque toutes leurs affections un peu graves : et, si l’on veut remonter à sa cause immédiate, on voit assez clairement que cet état résulte toujours d’une réaction, plus ou moins régulière, du système nerveux tout entier. Mais ses effets se font remarquer ordinairement d’une manière plus particulière dans les vaisseaux artériels, dont le mouvement qui le rend sensible, modifie directement et par lui-même, l’état et les fonctions. L’on a même coutume de déterminer son intensité d’après ce signe, qui pourtant, dans beaucoup de circonstances, est assez équivoque. Cela suffit pour nous autoriser à suivre les divisions reçues ; leur application n’entraînant ici d’ailleurs aucun inconvénient.

S’il est des affections qui appartiennent évidemment et immédiatement aux vaisseaux sanguins, ce sont sans doute les inflammations et les diathèses, ou dispositions inflammatoires : car, quoique leurs phénomènes dépendent, ainsi que tous ceux qui peuvent se manifester dans nos différens organes, de l’impulsion du système nerveux, le siège de l’inflammation est véritablement dans les artères, dont le spasme la constitue, ou la caractérise ; et quoiqu’elle produise presque toujours par sa durée, des congestions et des tuméfactions considérables dans différens points de l’organe cellulaire, c’est toujours à l’action augmentée des extrémités artérielles, à l’effort qu’elles supportent, aux épanchemens qu’elles laissent se former dans leur voisinage, que sont dus ces derniers effets. Ainsi donc, nous rapportons les mouvemens fébriles et la diathèse inflammatoire, à l’état de l’appareil circulatoire du sang en général ; et nous pourrions les rapporter, en particulier, à celui du système artériel.

Si l’on considéroit l’état fébrile, comme composé d’une suite d’excitations uniformes, on s’en feroit une très-fausse idée. Ce que les anciens appeloient la fièvre continente, c’est-à-dire, cette fièvre où l’exaltation, la chaleur, l’accélération du cours des liquides étaient supposées marcher toujours d’un pas égal, et se soutenir constamment au même degré, n’existe point réellement dans la nature : ce n’est qu’une abstraction, due à l’esprit subtil des Grecs et des Arabes : et quand ces médecins en faisoient une espèce de modèle, ou de type général, auquel leur plan de pratique rapportoit les cas particuliers, qui, dans la réalité, s’en écartent tous, ils ne faisoient autre chose que subordonner des faits vrais à des suppositions, et donner pour terme de comparaison, à ceux que l’expérience présente tous les jours, celui qu’elle ne présente jamais.

Non-seulement il y a dans le cours d’une fièvre, différens temps bien distincts et bien marqués ; des temps de formation, d’accroissement, de plus haut degré, de déclin de la maladie : mais dans la chaîne des mouvemens qui composent le paroxysme total, il y a plusieurs anneaux, ou paroxysmes particuliers qui ont égalemen leurs divers périodes, et dont les temps plus rapprochés font mieux connoître le génie particulier de l’affection fébrile. Chaque paroxysme est accompagné de symptômes d’autant plus brusques, ou plus violens, qu’il doit être lui-même plus rapide, ou plus fort[4]. Il y a d’abord mal-aise, avec un sentiment léger de froid aux extrémités. Des frissons rampent par intervalles, le long de l’épine du dos : le froid des extrémités augmente : le visage pâlit. Le pouls se concentre de plus en plus ; quelquefois il se ralentit considérablement. Bientôt les frissons redoublent : tous les mouvemens volontaires et involontaires paroissent suspendus : le système nerveux est comme frappé de stupeur : et des anxiétés précordiales, plus ou moins fortes, rendent le sentiment de la vie difficile et fatigant. Tel est le premier temps, ou celui de l’horror febrilis.

Mais, par une loi constante de l’économie animale, plus ce refoulement vers l’intérieur, cette concentration de toutes les forces sur les foyers nerveux principaux, sont considérables, plus aussi la réaction qui succède, est vive et prompte, du moins lorsque le principe de la vie n’est point accablé par la violence du choc. Les artères commencent à battre avec plus de force : la chaleur ardente, rasemblée dans les parties internes, se fait jour à travers tous les obstacles ; elle gagne de proche en proche, et se porte vers la superficie, en résolvant par degré, tous les spasmes, ou resserremens qu’elle rencontre sur son chemin. La peau devient brûlante, le visage rouge et enflammé, les yeux étincelans, la respiration plus grande et plus haute. Les anxiétés précordiales redoublent quelquefois, dans cette lutte. Tel est le second temps, ou celui de l’ardor febrilis.

Enfin, la peau s’assouplit peu à peu : la sueur coule ; les autres évacuations, suspendues jusqu’à ce moment, ou réduites à l’inutile expression de quelques fludes aqueux, paroissent en plus grande abondance, prennent un caractère critique. Alors, le centre phrénique se dégage graduellement : la fièvre commence à se ralentir : le désordre général s’appaise ; et le système revient peu à peu, au même état où il étoit avant l’accès.

Ces divers temps sont plus ou moins marqués, et chacun d’eux plus ou moins long, suivant le caractère de la fièvre, ou la nature de la maladie primitive dont elle dépend.

En observant avec attention les dispositions morales de l’individu, pendat un paroxysme fébrile, on n’a pas eu de peine à s’appercevoir qu’elles correspondent exactement avec celles des organes ; c’est-à-dire, avec tous les phénomènes physiques. Dans le temps du froid, les sensations sont obscures et foibles : la gêne que l’accumulation du sang vers les gros vaisseaux et vers le cœur, occasionne dans toute la région précordiale, donne un sentiment de tristesse et d’anxiété. Le cerveau tombe dans la langueur ; il combine à peine les impressions les plus habituelles et les plus directes[5] : l’âme paroît être dans un état d’insensibilité. Mais, à mesure que l’accès de chaud s’établit, les extrémités nerveuses sortent de leur engourdissement : les sensations renaissent et se multiplient ; elles peuvent même alors devenir fatigantes et confuses par leur nombre et par leur vivacité. En même temps, tous les foyers nerveux, et notamment le centre cérébral, acquièrent une activité surabondante. De-là, cette espèce d’ivresse, ce désordre des idées, ces délires qui prennent différentes teintes, à raison des organes originairement affectés, et des humeurs viciées qui séjournent dans les premières voies, ou qui roulent dans les vaisseaux. L’exercice d’une plus grande force, et le renvoi plus énergique du sang vers la circonférence, diminuent l’anxiété, le mal-aise, la tristesse : mais l’âme éprouve ces dispositions à l’impatience, à l’emportement, à la colère, et ce trouble, cette incertitude des volontés qui résultent toujours, ou du nombre excessif, ou du caractère violent des sensations.

Enfin, pendant le déclin du paroxysme, le bien-être revient par degrés ; le calme et l’accord des idées se rétablisent ; l’âme reprend son assiette naturelle : en un mot, tout rentre dans l’ordre antérieur ; si ce n’est qu’il reste un sentiment de fatigue et de foiblesse, et qu’on se trouve plus sensible à toutes les impressions.

§. viii.

Mais il reste, en outre, dans le système, une disposition qu’on peut appeler générale, et qui forme le caractère de la maladie. Cett disposition est relative aux fonctions de l’organe particulièrement affecté, aux humeurs dont la génération cause la fièvre, au genre de mouvemens que l’effort critique détermine, à celui des affections dominantes pendant la durée de l’accès. Pour peu qu’on soit au fait des lois de l’économie animale, on sait que dans les fièvres aiguës, le redoublement ne jouant presque toujours qu’un rôle secondaire, doit prendre le caractère de la maladie primitive, mais qu’il ne le détermine pas lui-même ; que dans les fièvres nerveuses, avec prostration des forces cérébrales, il doit, tour-à-tour aggraver, ou suspendre momentanément les phénomènes ; que dans les fièvres malignes convulsives, s’il ne tend pas directement à résoudre les spasmes et à rétablir l’harmonie des fonctions, profondément troublée, il ne fait encore qu’accroître le mal ou le rendre plus évident ; qu’enfin, la situation habituelle de l’esprit et de l’âme se rapporte à la manière dont le centre nerveux commun se trouve modifié par les causes fixes de la fièvre et par l’état de certains organes, sur lesquels elle agit plus directement. Les personnes qui ont eu l’occasion d’observer des maladies aiguës, savent combien cette situation peut offrir de variétés ; combien il est certain que ces variétés tiennent toutes aux modifications de l’état physique : puisque les unes et les autres naissent et se développent en même temps ; qu’elles se modèrent, se suspendent, ou se détruisent, par le secours des mêmes moyens. Au reste, les effets dont nous parlons sont ordinairement passagers ; ils ne laissent de traces durables, qu’autant que la maladie altère profondément les organes : et alors, ils sont analogues à ceux des maladies chroniques qui peuvent lui succéder.

Mais dans les paroxysmes d’intermittentes, l’influence de l’état fébrile est beaucoup plus distincte et plus marquée : elle introduit même quelquefois, des affections morales profondes, que la longue durée de quelques-unes de ces fièvres transforme en habitudes.

Les anciens ont presque tout systématisé dans leurs doctrines physiologiques et médicales. D’abord, celle des élémens, et dans la suite, celle des tempéramens, qui s’y lioit sans beaucoup d’efforts, leu ont servi de base pour les explications des phénomènes, tant de la maladie, que de la santé : elles ont dirigé souvent en grande partie, leurs plans théoriques de traitement. Dans leurs classifications, ils divisoient les fièvres intermittentes en autant de chefs principaux et de combinaisons que les éléments, ou les tempéraments eux-mêmes ; et chacun de ces chefs correspondoit à l’un des éléments et à l’un des tempéramens, ou se rapportoit à l’humeur qu’on supposoit être l’analogue du premier, ou dont la prédominance formoit le caractère du second. Ainsi, pour prendre nos exemples dans les généralités, les anciens disoient que la fièvre quotidienne est occasionnée par le mouvemens critiques du sang ; la tierce, par ceux de la bile ; la quarte, par les crises plus lentes de l’atrabile. Et quant à la pituite, elle pouvoit, selon son différent degré d’inertie et de froideur, appartenir à l’une, ou à l’autre de ces fièvres, ou même en produire d’autres entièrement nouvelles, caractérisées par des intervalles beaucoup plus longs entre les accès. Les anciens prétendoient qu’en suivant dans tous les détails, l’application de cette vue, on rendoit raison de tous les faits, notamment de ceux qui paraissent le plus inexplicables sans cela.

Il n’y a pas de doute que leur prétention ne fût exagérée ; qu’ils n’eussent dépassé de beaucoup, sur ce point, comme sur une infinité d’autres, les résultats d’une sévère observation. Mais, en se trompant dans leurs hypothèses générales, ils avaient souvent raison dans les applications aux faits particuliers : l’hypothèse étoit fausse ; le fait étoit presque toujours bien observé.

En général, les fièvres intermittentes dépendent de certaines affections des viscères abdominaux, principalement de ceux dont la réunion porte le nom d’épigastre. L’estomac, et par sympathie tout le reste du canal intestinal ; plus souvent encore le foie, la rate, et, par suite, tout l’appareil biliaire, tout le système de la veine-porte, sont le siège véritable et primitif de la cause qui détermine ces mouvemens.

La fièvre quotidienne paroît se rapporter plus particulièrement aux affections de l’estomac : elle a plus de penchant que les autres intermittentes à se combiner avec les inflammations ; et conformément à l’observation des pères de la médecine, son caractère est plus spécialement sanguin.

Dans la fièvre tierce, on trouve assez constamment le foie malade, ses fonctions interverties et la bile altérée, ou dans ses qualités les plus essentielles, ou seulement par rapport à la quantité qui s’en reproduit.

On remarque enfin que les fièvres quartes appartiennent d’une manière, en quelque sorte, constante et générale, mais cependant non exclusive, au tempérament dit mélancolique ; à l’âge où les congestions de la veine-porte et les affections opiniâtres qui en dépendent, ont coutume de se former ; en un mot, à cette dégénération atrabilaire des humeurs, que les anciens regardoient comme l’extrême d’un état régulier.

Pour nous en tenir à ces points simples, il est évident que la quotidienne ne suppose pas l’altération générale et profonde de tous les organes épigastriques : les frissons et les temps de mal-aise y sont d’ailleurs beaucoup plus courts : elle ne doit donc produire sur le système, ni des effets aussi violens, ni des effets aussi durables. En outre, cette fièvre a souvent une grande tendance à partager son accès en deux : par-là, elle se rapproche de la fièvre lente consomptive, qui n’occasionne pas toujours, à beaucoup près, comme on va le voir dans un instant, l’imperfection des opérations de l’esprit, et sur-tout ne développe pas toujours des sentimens de tristesse et d’anxiété. Dans la fièvre tierce, c’est le foie, avons-nous dit, qui se trouve pour l’ordinaire, affecté particulièrement. Or, le foie, qui n’a peut-être pas des relations moins étroites que l’estomac, avec le diaphragme, en a de plus étendues avec les autres viscères de l’abdomen ; il en a de très-directes avec l’estomac lui-même. J’ajoute que les frissons durent beaucoup plus long-temps dans cette fièvre : et quoiqu’en général la diathèse inflamatoire y soit assez rare, les mouvemens en sont brusques, forts et décisifs. Aussi pourroit-on, je crois, admettre que la tournure morale propre à la fièvre tierce prolongée, se rapproche toujours, à quelques égards, de celle attribuée par les anciens, à leur tempérament bilieux.

Ce n’est pas de la fièvre même, que dépendent plusieurs des phénomènes qui l’accompagnent : ce n’est pas sur-tout de chaque genre d’intermittente, ou de chacun de ses accès, pris en lui-même, qu’il faut déduire certains effets, qui pourtant concourent à former son caractère. Les fièvres aiguës sont très-souvent dépuratoires, ou critiques, celles d’accès le sont plus souvent encore. L’objet, ou le terme de leurs mouvemens, est alors, de résoudre des spasmes profonds, de corriger des dégénérations graves d’humeurs, ou de dissiper des engorgemens formés dans les viscères principaux, et qui troublent, ou gênent leurs fonctions. Ce sont donc ces affections maladives antérieures, et non les maladies secondaires qu’elles produisent, auxquelles on doit, en ce cas, rapporter presque tous les phénomènes, ceux spécialement qui paroissent avoir le plus de fixité. Ainsi, par exemple, la profonde mélancolie, les idées funestes, les passions malheureuses, qui fréquemment accompagnent la fièvre quarte, sont une suite des dispositions primitives du sujet, ou des obstructions formées dans les viscères hypocondriaques : elles ne tiennent point proprement aux accès même de la fièvre ; et comme chaque accès tend presque toujours à dissiper leur cause, il arrive assez fréquemment que les phénomènes physiques, ou moraux, s’affaiblissent par degrés et de plus en plus, à mesure que la chaîne des mouvemens se prolonge. J’ai vu chez un homme, dont toutes les habitudes étoient mélancoliques au dernier point, des accès de fièvre quarte opiniâtre produire un changement complet d’humeur, de goûts, d’idées et même d’opinions. Du plus morne de tous les êtres qu’il avoit été jusqu’alors, il devint vif, gai, presque folâtre : sa sévérité naturelle fit place à beaucoup d’indulgence. Son imagination n’étoit plus occupée que de tableaux rians et de plaisirs. Comme la fièvre dura pendant plus d’un an, cet état eut le temps de devenir presque habituel. Deux ou trois ans après, ce malade, qui habitoit alors un département, étant revenu à Paris, je trouvai qu’il se ressentoit encore beaucoup de cette singulière révolution : et quoique son ancienne manière d’être soit ensuite revenue à la longue, il n’a jamais repris ni toute sa mélancolie primitive, ni toute son ancienne âpreté.

On sent bien, sans que je le dise, que dans les maladies aiguës, passagères de leur nature, les effets doivent être passagers aussi bien qu’elles. À moins donc qu’elles ne laissent à leur suite, quelque dérangement chronique, capable d’influer sur les fonctions du cerveau, les nouvelles affections morales que ces maladies auront pu faire naître, s’effaceront à mesure que la santé reviendra. Ainsi, peut-être est-il inutile de considérer les effets des fièvres intermittentes malignes, qui tuent presque infailliblement au troisième ou au quatrième accès, lorsqu’elles ne sont pas étouffées sur-le-champ. Dans les excellentes descriptions qui nous ont été données de ces fièvres par Mercatus, Morton, Torti, Werloff et quelques autres, on voit qu’elles peuvent prendre le masque de la plupart des maladies graves. Mais parmi leurs divers effets, ceux qui rentrent véritablement dans nore sujet, sont les anxiétés précordiales, la langueur, ou l’impuissance absolue de l’esprit, l’abattement et le désespoir. Il faut seulement observer que les intermittentes malignes sont ordinairement le résultat, ou le produit de longues et graves erreurs de régime ; que leurs accès ne constituent pas proprement la maladie, mais qu’ils en sont le dernier terme. En effet, lorsqu’on remonte aux circonstances qui les ont précédées, on apprend toujours, ou presque toujours, qu’il s’étoit fait, dès long-temps, certains changemens particuliers dans les habitudes de l’individu ; changemens qui, pour l’ordinaire, ne paroissent porter sur l’état physique, qu’après s’être fait remarquer long-temps dans l’état moral.

Sans nous arrêter davantage sur les effets de ces maladies, et sur les effets analogues de quelques autres, passons donc à la fièvre lente.

§. ix.

Quoiqu’uniforme dans sa marche, et simple dans son caractère, cette fièvre ne tient pas toujours à des causes d’un seul et même genre. Elle peut dépendre du dépérissement général de toutes les forces, ou d’une consomption qui s’étend à tous les organes. Mais le plus souvent, elle est occasionnée par la suppuration, ou la colliquation chronique de quelqu’un des viscères principaux. On la voit aussi quelquefois, succéder à des spasmes opiniâtres, dont l’effet est de détruire avec le temps, les forces, en arrêtant ou gênant les mouvemens.

Ses symptômes propres, en tant que fièvre lente, se ressemblent assez dans les différens cas : mais ses effets sur l’ensemble du système sont extrêmement variés. Celle qui se joint à certaines inflammations, mais qui ne se trouve compliquée d’aucune altération grave, ou spasme durable des viscères abdominaux et du centre phrénique, bien loin d’aggraver le mal-aise, le dissipe presque toujours : elle est presque toujours, accompagnée d’une action plus libre et plus facile du cerveau, que la circulation accélérée des humeurs stimule et ranime. Toutes les affections sont heureuses, douces et bienveillantes. Le malade paroît être dans une légère ivresse, qui lui montre les objets sous des couleurs agréables, et qui remplit son âme d’impressions de contentement et d’espoir. Des hommes, sombres et moroses jusqu’alors, deviennent, par son effet, d’une humeur paisible, même joviale : des hommes, habituellement durs et méchans, deviennent sensibles et bons. Il y a long-temps qu’on a fait la remarque que les personnes attaquées de consomptions suppuratoires, inspirent un tendre intérêt à ceux qui les approchent ; qu’elles laissent après elles de longs regrets. Ces maladies développent, pour ainsi dire, tout-à-coup les facultés morales des enfans : elles éclairent leur esprit d’une lumière précoce : elles leur font sentir avant l’âge, et dans un court espace de temps, comme en dédommagement de la vie qui leur échappe, les plus touchantes affections du cœur humain.

Mais dans les cas d’obstruction, ou de spasme des viscères abdominaux ; dans les cas d’une sensibilité vicieuse du centre phrénique ; dans ceux de destruction générale des forces, ou de colliquation putride de quelques organes essentiels ; dans ceux principalement où la fièvre lente tient à l’altération consomptive des viscères hypocondriaques : son caractère participe de celui de la maladie principale ; et ses effets moraux s’y rapportent entièrement. Or, la maladie principale est presque toujours caractérisée par des angoisses continuelles, par des excès en plus ou en moins de l’action sensitive, par des idées tristes et des sentimens malheureux.

Je ne crois pas devoir entrer dans de grands détails, touchant les inflammations. Pour agir d’une manière profonde sur le système nerveux, il faut qu’elles se dirigent particulièrement vers l’un de ses foyers principaux ; c’est-à-dire vers l’organe cérébral, vers le centre phrénique, vers les hypocondres, ou vers les organes de la génération. Dans ces différentes circonstances, une forte inflammation produit toujours le délire. Elle commence par exciter les fonctions du cerveau ; elle finit souvent par les suffoquer et les abolir. Moins forte ; elle enfante des erreurs plus légères, ou plus fugitives, de l’imagination et de la volonté. Mais une diathèse inflammatoire, quelque foible qu’elle puisse être, trouble toujours les opérations intellectuelles et morales, quand elle affecte directement l’un des points très-sensibles du système nerveux. Au reste, ses effets les plus dignes de remarque sont ceux qui appartiennent à des affections chroniques, dont elle détermine fréquemment la formation. Ceux-là, dis-je, sont les plus dignes de remarque, comme étant les plus fixes : mais il ne faut pas oublier qu’ils ont d’ailleurs tout le caractère, et subissent toutes les variations de la maladie dont ils dépendent.

La longueur de ce Mémoire, et l’abondance des objets qui se présentent encore, me forcent à ne faire également qu’indiquer certains changemens que la fièvre, l’inflammation et diverses autres circonstances propres aux maladies aiguës, peuvent produire, ou dans les organes des sens, ou dans le cerveau : telle, par exemple, est l’augmentation, ou la diminution de sensibilité qui peut survenir dans les organes du tact, de l’odorat, de la vue ; l’altération, ou la perte du goût et de l’ouïe ; tel l’affaiblissement, ou l’entière destruction de la mémoire. Cependant je crois nécessaire de rappeler ici particulièrement, ces maladies aiguës singulières, dans lesquelles on voit naître et se développer tout-à-coup, des facultés intellectuelles qui n’avoient point existé jusqu’alors. Car, si les fièvres graves altèrent souvent les fonctions des organes de la pensée, elles peuvent aussi leur donner plus d’énergie et de perfection : soit que cet effet, passager comme sa cause, cesse immédiatement avec elle ; soit que les révolutions de la maladie amènent, ainsi qu’on l’a plus d’une fois observé, des crises favorables qui changent les dispositions des organes des sens, ou du cerveau, et qui transforment, pour le reste de la vie, un imbécille en homme d’esprit et de talent.

Je crois devoir citer encore ces altérations que produisent, non-seulement dans les idées, ou dans les penchans, mais dans les habitudes instinctives elles-mêmes, certaines maladies éminemment nerveuses ; comme par exemple, la rage, dont, à raison de ce phénomène, on ne peut douter que le virus n’agisse directement et profondément sur le système cérébral. Nous avons vu, dans le premier Mémoire, que ce virus développe quelquefois chez l’homme, l’instinct et les appétits du loup, du chien, du bœuf, ou de tout autre animal par lequel le malade peut avoir été mordu[6]. L’on voit aussi, dans quelques maladies extatiques et convulsives, les organes des sens devenir sensibles à des impressions qu’ils n’appercevoient pas dans leur état ordinaire, ou même recevoir des impressions étrangères à la nature de l’homme. J’ai plusieurs fois observé chez des femmes, qui sans doute eussent été jadis d’excellentes pythonisses, les effets les plus singuliers des changemens dont je parle. Il est de ces malades qui distinguent facilement à l’œil nu, des objets microscopiques ; d’autres, qui voient assez nettement dans la plus profonde obscurité, pour s’y conduire avec assurance. Il en est qui suivent les personnes à la trace, comme un chien, et reconnoissent à l’odorat, les objets dont ces personnes se sont servies, ou qu’elles ont seulement touché. J’en ai vu dont le goût avoit acquis une finesse particulière, et qui désiroient, ou savoient choisir les alimens et même les remèdes qui paraissoient leur être véritablement utiles, avec une sagacité qu’on n’observe pour l’ordinaire que dans les animaux. On en voit qui sont en état d’appercevoir en elles-mêmes, dans le temps de leurs paroxysmes, ou certaines crises qui se préparent, et dont la terminaison prouve bientôt après, la justesse de leur sensation, ou d’autres modifications organiques, attestées par celle du pouls et par des signes encore plus certains. Les charlatans, médecins, ou prêtres, ont dans tous les temps, tiré grand parti de ces femmes hystériques et vaporeuses, qui d’ailleurs, pour la plupart, ne demandent pas mieux que d’attirer l’attention, et de s’associer à l’établissement de quelque nouvelle imposture.

Dans tous les cas ci-dessus, le système nerveux contracte des habitudes particulières ; et le changement survenu dans l’économie animale n’y devient pas moins sensible par certaines altérations dans l’état moral, que par celles qui se manifestent directement, dans les fonctions purement physiques propres aux organes principaux.

Il y auroit sans doute beaucoup d’observations à faire encore sur ces crises, qui viennent imprimer un nouvel ordre de mouvement aux organes de la pensée ; sur ces changemens généraux, produits dans les facultés de l’instinct, par l’application de certaines causes accidentelles ; sur ces exaltations, ou plutôt sur ces concentrations de la sensibilité, qui tantôt rendent plus vives, ou plus fortes les impressions dans tel ou tel sens, en particulier, tantôt les abolissent, en quelque sorte, dans tous les sens externes proprement dits, pour rendre plus distinctes celles des organes intérieurs ; d’où s’ensuivent de si notables différences, et dans la manière dont les idées se forment, et dans le caractère même des matériaux qui s’y trouvent combinés : l’analyse philosophique pourroit, aussi bien que la physiologie, en tirer de nouvelles lumières. Mais encore une fois, l’abondance des matières nous presse ; et nous sommes obligés de glisser sur diverses parties de notre sujet.

Dans plusieurs des Mémoires précédens, on a vu que le caractère des impressions dépend de l’état des organes, et notamment de celui de leurs parties où s’épanouissent les extrémités sentantes de leurs nerfs ; état qui peut, à son tour, être considérablement modifié par les maladies. Des solides tendus, enflammés, desséchés, ou ramollis, flasques, et dépourvus de ressort et de sensibilité ; un tissu cellulaire condensé, durci, racorni, pour ainsi dire, ou baigné de sucs muqueux, séreux et lymphatiques ; des fluides épaissis, ou dissous, acrimonieux, ou dépourvus des qualités stimulantes qui leur sont propres, dénaturent les impressions de plusieurs manières, très-différentes, il est vrai, les unes des autres, mais toutes différentes aussi de la plus naturelle qui forme leur terme moyen commun.

J’ai tâché d’exposer ailleurs les conclusions les plus directes et les plus générales qui résultent des faits observés dans ces dispositions organiques diverses. Ainsi, quoique ces mêmes dispositions pussent nous fournir encore des détails curieux, toujours déterminé par le même motif, je renvoie pour la troisième fois, et sans plus longue explication, aux Mémoires sur les âges, sur les sexes et sur les tempéramens.

§. x.

Mais il paroît indispensable de considérer les effets de quelques maladies qui dégradent en même temps les solides et les fluides. En effet, des fluides grossiers et mal élaborés obstruent les organes, y troublent l’action de la vie, empêchent leur développement, ou leur font prendre un volume excessif. En changeant les proportions ordinaires du volume de ces organes, en dérangeant leurs fonctions, elles altèrent les humeurs qu’ils préparent, elles dénaturent l’ordre de leur influence sur le système. De cette altération résultent des combinaisons entièrement nouvelles dans la structure même des solides : et par suite, à ces nouvelles combinaisons, sont dus, tantôt l’accroissement de la masse cérébrale et l’excitation plus vive des fonctions du centre commun ; tantôt la dépression de cette même masse et la suffocation des mouvemens dont ses fonctions se composent. Il me paroît également indispensable de jeter un coup-d’œil sur ces vices des humeurs qui n’altèrent que certains genres de solides, certains organes, certaines fonctions, et qui peuvent affecter profondément la sensibilité générale, sans troubler beaucoup en apparence, les opérations des organes particuliers ; ou qui débilitent, suspendent, abolissent ces mêmes opérations, sans que celles du cerveau, et l’état de la sensibilité générale, semblent en être affectés. Enfin, je crois encore devoir considérer les effets de quelques mouvemens critiques, dont l’appareil préparatoire, l’exécution, les suites, modifient de plusieurs manières, le système nerveux : soit que ces mouvemens s’exécutent à des périodes fixes ; soit que la force de réaction que déploie la nature, les produise et les ramène à des temps et après des intervalles indéterminés.

Nous prendrons pour premier exemple, les vices de la lymphe, manifestés par l’engorgement du système glandulaire. Au degré le plus foible, ces vices introduisent dans l’économie animale des désordres qui ne s’étendent pas au-delà des organes affectés. Cependant les obstructions du mésentère, la formation des tubercules dans le poumon, la dégénération de la substance même du foie, du pancréas et des humeurs qu’ils sont destinés à filtrer, les engorgemens des ovaires et de la matrice, toutes affections congénères qui s’observent fréquemment dans la diathèse écrouelleuse, viennent bientôt exercer une influence plus ou moins considérable sur tout le système. À l’obstruction du foie et du pancréas, se joignent des digestions imparfaites ; à celle du mésentère, une absorption difficile du fluide chyleux, et son incomplète élaboration dans les glandes mésaraïques ; à la formation des tubercules dans le poumon, une assimilation vicieuse du chyle avec le sang, une mauvaise sanguification ; à toutes ces altérations réunies, un empâtement général, la langueur de toutes les fonctions, l’engourdissement de l’intelligence et des déterminations propres à la volonté.

De l’engorgement de la matrice et des ovaires, ou de l’inertie de l’humeur séminale, qui lui correspond dans les mêmes circonstances, chez les sujets de l’autre sexe, résultent des effets plus étendus et plus remarquables encore. Aussi, l’époque de la puberté vient-elle ordinairement plus tard pour les enfans écrouelleux. Quoique d’ailleurs forts et robustes, leur enfance, relativement à l’impression des désirs de l’amour, ne se prolonge pas seulement ; mais en outre, les passions que ces désirs enfantent, se développent chez eux, à des degrés plus foibles : elles ont, en général, moins d’énergie et de vivacité. J’ai souvent eu l’occasion de faire cette remarque sur des jeunes gens dont les révolutions ordinaires de l’âge n’avoient pu détruire complètement la disposition écrouelleuse. J’ai connu plusieurs femmes chez lesquelles cette disposition, après avoir retardé la première éruption des règles, en avoit toujours depuis troublé le retour, et dont toutes les habitudes annonçoient le peu d’influence des organes de la génération.

Nous ne parlerons point de ces cas où l’engorgement est si général et si complet, qu’il étouffe la sensibilité de tous les organes, et produit la stupidité la plus absolue dans certains pays montueux, où les goîtres sont endémiques, on remarque cette espèce d’engorgement chez un certain nombre de sujets, désignés sous le nom de cretins. Nous passerons encore sous silence cet engourdissement de tout le tissu cellulaire, qui forme un genre de maladie analogue, dans lequel j’ai reconnu l’état le plus marqué de gêne, d’embarras et d’inertie de toutes les facultés morales. J’observerai seulement que chez les vrais cretins, le cerveau n’ayant presqu’aucune action comme organe de la pensée, le foyer inférieur prend avec l’âge, une prédominance remarquable, et que les organes de la génération, par une espèce de compensation naturelle, deviennent extrêmement actifs et volumineux ; d’où s’ensuivent, chez ces êtres dégradés, les plus dégoûtantes habitudes de la masturbation.

Mais il peut arriver que les dégénérations de la lymphe, et la mixtion imparfaite du sang, se manifestent par des phénomènes différens de ceux que nous venons de retracer. Les deux foyers, hypocondriaque et phrénique, peuvent acquérir une sensibiité particulière ; le sang peut se porter en plus grande abondance, vers le centre cérébral commun, et se trouver doué de qualités stimulantes extraordinaires, lesquelles, pour le dire en passant, paroissent tenir à certaines circonstances capables de troubler en même temps l’ossification. Ainsi donc, tandis que le sang abonde dans les cavités du crâne et de la colonne épinière ; tandis que les fonctions des organes qu’elles renferment, se trouvent fortement excitées : les parois osseuses affaiblies cèdent à l’impulsion intérieure ; ces cavités s’agrandissent ; l’organe cérébral acquiert plus de volume et d’activité. Quelquefois même les organes des sens deviennent directement plus sensibles, acquièrent plus de finesse. On voit clairement que les fonctions du cerveau doivent ici, prédominer sur celles des autres parties. Les dispositions analogues de tout l’épigastre, où semblent se former, et que mettent en effet plus spécialement en jeu les affections de l’âme, doivent alors en multiplier les causes, en augmenter la force, aiguiser, pour ainsi dire, presque toutes les impressions dont elles sont le résultat. Toutes choses d’ailleurs égales, le moral doit être plus développé. Et c’est aussi ce qu’on observe ordinairement chez les enfans rachitiques : car les faits contraires, notés par quelques écrivains, paroissent n’être qu’une exception rare dans nos climats ; et d’ailleurs, ils s’expliquent par certaines circonstances particulières qui ne tiennent pas toujous à la maladie primitive et dominante.

Le scorbut sera notre second exemple. Dans cette maladie, le sang et les autres humeurs se décomposent ; leur vie propre s’énerve. Le sang est d’abord surchargé de matières muqueuses inertes : mais la maladie faisant des progrès, il paroît bientôt dans un état de dissolution. D’un autre côté, toute la force du système musculaire se détruit succssivement ; les mouvemens tombent dans une invincible langueur. Cependant la digestion stomachique et intstinale se fait assez bien : l’appétit ne s’émousse et ne se perd que lorsque la foiblesse est portée à son dernier terme, et que la mort approche. Les fonctions du cerveau conservent également toute leur intégrité. Il n’y a nul désordre dans les sensations, nulle altération dans les jugemens. Le système nerveux semble n’être affecté en aucune manière, si ce n’est que le découragement est extrême, et même forme un des caractères de la maladie : comme aussi, dans les circonstances propres à la déterminer, la maladie est, à son tour, singulièrement aggravée par le découragement. Voyez les relations des Voyageurs de mer, et les ouvrages des hommes de l’art les plus célèbres, qui ont écrit sur le Scorbut.

Ces effets des dégénérations lymphatiques, de l’engorgement des glandes et de l’altération des humeurs, ne sont pas les seuls qui méritent encore attention. Choisissons donc un troisième exemple.

Souvent l’altération de la lymphe se manifeste par une acrimonie singulière des humeurs, par des éruptions rongeantes, par des tubercules cutanés, par des excoriations ulcéreuses, d’un caractère opiniâtre et féroce. Dans ces circonstances, l’irritation des extrémités sentantes des nerfs est extraordinaire ; le système tout entier est dans un état d’inquiétude, plus, ou moins violent. Suivant le degré de cet état, il se développe des appétits, il se forme des habitudes de différentes espèces. Le degré le plus foible ne produit qu’une excitation incommode ; il en résulte une certaine âpreté dans les idées, et de fréquentes boutades dans l’humeur. Un degré plus fort donne aux idées une tournure plus mélancolique, aux passions un emportement plus sombre. Enfin le dernier degré de la maladie produit une sorte de fureur habituelle, et transforme, à quelques égards, l’homme en une bête sauvage. Dans tous ces cas, l’exaltation de la bile est proportionnelle à la violence du mal ; celle de l’humeur séminale, et l’éréthisme des organes de la génération, sont aussi portés au dernier terme. Les anciens médecins ont soigneusement décrit ces phénomènes, en traçant l’histoire de différentes maladies de peau très-redoutables, dont quelques-unes ont presqu’entièrement disparu chez les peuples modernes : amélioration qui, pour le dire en passant, dépend d’une plus grande propreté, de plus de soin dans le choix des alimens, et des progrès de la police. Il est sûr, au reste, que les affections lépreuses, les satyriasis, les lycanthropies, ont, dans tous les temps, dépendu de profondes altérations de la lymphe ; et qu’elles se manifestent d’abord par l’engorgement général de tout le système glandulaire et par des éruptions d’un aspect effrayant.

Toutes les fois que l’ordre des fonctions régulières se trouve interverti par une cause accidentelle quelconque, si les forces de réaction dont est douée la nature, conservent encore de l’énergie, il s’établit de nouvelles séries de mouvemens, dont l’objet et le terme sont de ramener le corps vivant à son état naturel. Ces mouvemens ne constituent pas proprement la maladie, puisqu’ils sont au contraire destinés à la combattre : c’est d’eux cependant que naissent les phénomènes dont l’ensemble porte ce nom. Ainsi, dans le sens vulgaire, la maladie est l’ouvrage de la nature, dont les efforts peuvent être bien, ou mal dirigés, mais qui ne se débat que pour résister au mal véritable qui la menace. Et l’on ne seroit peut-être pas loin de la vérité, en considérant ces forces vigilantes comme l’effet simple et direct des habitudes antérieures, qui tendent sans cesse d’elles-mêmes, à reprendre leur cours. Car la puissance des habitudes gouverne le monde animé. Toute maladie peut donc être considérée comme une crise. Mais on est dans l’usage de ne désigner par le nom de critiques, que les mouvemens brusques et courts qui marchent immédiatement à la solution, soit qu’ils forment des accès distincts et tout-à-fait isolés, soit qu’ils fassent partie d’une chaîne d’autres mouvemens, dont ils marquent les périodes les plus importans et les plus décisifs.

Dans tout accès critique quelconque, il y a trois temps bien déterminés : celui de l’appareil préparatoire, celui du trouble, ou du plus violent effort, et celui de la crise proprement dit, ou de la terminaison. Le premier est caractérisé par un désordre vague, par une inquiétude sans objet, par l’impossibilité de penser et de sentir à la manière accoutumée ; le second, par une agitation plus tumultueuse des facultés morales, analogue à celle qui règne alors dans tout le système physique : le troisième varie suivant la nature de la terminaison elle-même ; car cette terminaison peut être salutaire, ou fatale, résoudre entièrement la maladie, ou laisser après elle le principe d’un nouvel accès.

La goutte nous présente l’effet propre aux deux premiers temps, d’une manière non moins évidente que les paroxysmes fébriles le plus éminemment critiques ; elle nous présente celui qui se manifeste dans le dernier, avec des caractères frappans, que cet effet n’a peut-être dans aucune autre maladie.

Tant que la matière, ou plutôt l’affection goutteuse, flotte, encore indécise, entre les divers organes, menaçant de se fixer sur les viscères principaux, l’âme est dans un état de mal-aise et d’angoisse ; l’esprit dans un état de trouble et d’impuissance. Mais si-tôt que les douleurs sont décidément fixées aux extrémités, quelque vives qu’elles soient du reste, le malade les supporte, non seulement avec patience, mais même avec une espèce de contentement intérieur. Sa gaîté revient ; ses idées acquièrent un degré de vigueur et de lucidité remarquables : et la nature, comme nous l’avons fait observer ailleurs, semble jouir avec triomphe de sa victoire sur le mal.

Dans la gangrène, au contraire, après avoir essayé d’inutiles efforts, la nature paroît se résigner avec calme, mais d’une manière sombre : et si de nouvelles tentatives ne séparent pas enfin le vif du mort, le sujet expire tranquillement, mais avec une expression funste dans tous les traits.

Il arrive quelquefois alors, une chose qu’on observe aussi dans les fièvres aiguës les plus graves ; c’est que la vie se concentre sur l’un des organes principaux ; comme, par exemple, sur le cerveau, sur l’estomac, &c. Si la concentration se dirige vers l’estomac, il peut survenir une faim extraordinaire, qui, jointe aux autres signes dangereux, annonce que la mort est assurée et prochaine. Si l’effet se porte sur le cerveau, les idées prennent un caractère d’élévation, et le langage acquiert tout-à-coup une sublimité, qui sont également alors, des symptômes mortels.

Ciotyens, vous le voyez ; embarrassé de la multitude d’objets que présente l’examen de la question qui nous occupe aujourd’hui, je me suis borné à considérer les plus essentiels ; j’ai choisi presque au hasard, et j’ai développé sans ordre mes exemples et mes preuves. On feroit facilement encore sur le même sujet, un Mémoire beucoup plus étendu que celui-ci.

C’est pour cela même que je me hâte de terminer, par les conclusions suivantes qui résultent de tous les faits.

1°. L’état de maladie influe d’une manière directe sur la formation des idées et des affections morales : nous avons même pu montrer, dans quelques observations particulières, comment cette influence s’exerce : et pour peu qu’on ait suivi la marche de nos déductions, on doit sentir qu’il est impossible qu’elle ne se fasse pas toujours sentir à quelque degré.

2°. L’observation et l’expérience nous ayant fait découvrir les moyens de combattre assez souvent avec succès, l’état de maladie, l’art qui met en usage ces moyens, peut donc modifier et perfectionner les opérations de l’intelligence et les habitudes de la volonté.

Le développement de cette seconde proposition entrera dans le plan d’ouvrage particulier.


FIN DU TOME PREMIER.

  1. Dans toute hypothèse d’un mouvement imprimé à des masses de matière, on sent qu’il doit s’établir un ordre et des rapports réguliers entre ces masses, et même entre leurs particules intégrantes les plus déliées ; ordre et rapports que la nature du mouvement détermine et nécessite. Mais on sent aussi que cette espèce d’harmonie doit se perfectionner graduellement, par la seule persistance du mouvement dont elle est l’ouvrage : car, à chaque retour périodique des mêmes circonstances, les effets qui leur sont propres, ne peuvent manquer de devenir, s’il m’est permis de parler ainsi, plus corrects, et chaque portion de matière se rapprocher de plus en plus, de l’état précis auquel la nature du mouvement tend à l’amener.
  2. Le plus souvent alors, la voix est fausse pour le chant, quoique juste pour la prononciation parlée, dont cependant les inflexions et les accens demandent un genre particulier de justesse difficile à bien saisir.
  3. Dans ces différentes circonstances, les meilleurs musiciens peuvent chanter faux. On a vu l’inverse arriver dans d’autres cas ; c’est-à-dire, qu’on a vu des personnes qui, chantant habituellement faux dans l’état de santé, chantoient accidentellement juste dans des accès de fièvre, ou dans certains délires extatiques.
  4. Dans les fièvres intermittentes malignes, on n’observe point cette marche régulière des accès : la nature est opprimée par la maladie ; la réaction est impuissante. Consultez sur ces fièvres, l’excellent Traité d’Alibert, jeune médecin auquel on doit déjà beaucoup de travaux intéressans.
  5. J’ai moi-même éprouvé que dans cet état, le cercle des intérêts et des idées se resserre extrêmement : mes facultés intellectuelles et morales étoient réduites presque uniquement, à l’instinct animal.
  6. Quoique le penchant à l’imitation entre vraisemblablement pour quelque chose dans ces phénomènes, il ne suffiroit pas seul pour les déterminer. D’ailleurs, il est lui-même le produit de certaines dispositions physiques, auxquelles l’état de maladie peut faire subir de profondes modifications : de sorte que dans différens cas, ce penchant, ou l’aptitude à l’imitation, augmente, diminue, ou s’altère considérablement. C’est ce que les médecins qui pratiquent dans les grandes villes, peuvent observer chaque jour.