Rapports du physique et du moral de l’homme/Préface

PRÉFACE.


L’étude de l’homme physique est également intéressante pour le médecin et pour le moraliste : elle est presque également nécessaire à tous les deux.

En s’efforçant de découvrir les secrets de l’organisation, en observant les phénomènes de la vie, le médecin cherche à reconnoître en quoi consiste l’état de parfaite santé ; quelles circonstances sont capables de troubler ce juste équilibre ; quels moyens peuvent le conserver, ou le rétablir.

Le moraliste s’efforce de remonter jusqu’aux opérations plus obscures, qui constituent les fonctions de l’intelligence et les déterminations de la volonté. Il y cherche les règles qui doivent diriger la vie, et les routes qui conduisent au bonheur.

L’homme a des besoins : il a reçu des facultés pour les satisfaire ; et les uns et les autres dépendent immédiatement de son organisation.

Est-il possible de s’assurer que les pensées naissent, et que les volontés se forment, par l’effet de mouvemens particuliers, exécutés dans certains organes ; et que ces organes sont soumis aux mêmes lois, que ceux des autres fonctions ?

En plaçant l’homme au milieu de ses semblables, tous les rapports qui peuvent s’établir entre eux et lui, résultent-ils directement, ou de leurs besoins mutuels, ou de l’exercice des facultés que leurs besoins mettent en action ? et ces mêmes rapports, qui sont pour le moraliste, ce que sont pour le médecin, les phénomènes de la vie physique, offrent-ils divers états correspondans à ceux de santé et de maladie ? Peut-on reconnoître par l’observation, les circonstances qui maintiennent, ou qui occasionnent ces mêmes états ? et peuvent-ils à leur tour, nous fournir, par l’expérience et par le raisonnement, les moyens d’hygiène, ou de curation, qui doivent être employés dans la direction de l’homme moral ?

Telles sont les questions que le moraliste a pour but de résoudre, en remontant dans ses recherches, jusqu’à l’étude des phénomènes vitaux et de l’organisation.

Les écrivains qui se sont occupés avec quelque profondeur, de l’analyse des idées, de celle du langage, ou des autres signes qui les représentent, et des principes de la morale privée ou publique, ont presque tous senti cette nécessité de se diriger, dans leurs recherches, d’après la connoissance de la nature humaine physique. Comment, en effet, décrire avec exactitude, apprécier et limiter sans erreur, les mouvemens d’une machine, et les résultats de son action, si l’on ne connoît d’avance sa structure et ses propriétés ? Dans tous les tems, on a voulu convenir, à ce sujet, de quelques points incontestables, ou regardés comme tels. Chaque philosophe a fait sa théorie de l’homme ; ceux même qui, pour expliquer les diverses fonctions, ont cru devoir supposer en lui, deux ressorts de nature différente, ont également reconnu qu’il est impossible de soustraire les opérations intellectuelles et morales, à l’empire du physique : et dans l’étroite relation qu’ils admettent entre ces deux forces motrices, le genre et le caractère des mouvemens restent toujours subordonnés aux lois de l’organisation.

Mais si la connoissance de la structure et des propriétés du corps humain doit diriger l’étude des divers phénomènes de la vie ; d’autre part, ces phénomènes, embrassés dans leur ensemble, et considérés sous tous les points de vue, jettent un grand jour sur ces mêmes propriétés qu’ils nous montrent en action. Ils en fixent la nature ; ils en circonscrivent la puissance ; ils font sur-tout voir plus nettement, par quels rapports elles sont liées avec la structure du corps vivant, et restent soumises aux mêmes lois qui présidèrent à sa formation primitive, qui la développent, et qui veillent à sa conservation.

Ici, le moraliste et le médecin marchent toujours encore sur la même ligne. Celui-ci n’acquiert la connoissance complète de l’homme physique, qu’en le considérant dans tous les états par lesquels peuvent le faire passer l’action des corps extérieurs, et les modifications de sa propre faculté de sentir : celui-là se fait des idées d’autant plus étendues et plus justes de l’homme moral, qu’il l’a suivi plus attentivement dans toutes les circonstances où le placent les chances de la vie, les événemens de l’état social, les divers gouvernemens, les lois, et la somme des erreurs, ou des vérités répandues autour de lui.

Ainsi, le moraliste et le médecin ont deux moyens directs de donner à la théorie des différentes branches de la science que chacun d’eux cultive particulièrement, toute la certitude dont sont susceptibles les autres sciences naturelles d’observation, qui ne peuvent pas être ramenées au calcul : et par ces mêmes moyens, ils sont en état d’en porter l’application pratique, à ce haut degré de probabilité, qui constitue la certitude de tous les arts usuels[1].

Mais depuis qu’on a jugé convenable de tracer une ligne de séparation entre l’étude de l’homme physique, et celle de l’homme moral, les principes relatifs à cette dernière étude, se sont trouvés nécessairement obscurcis par le vague des hypothèses métaphysiques.

Il ne restoit plus, en effet, après l’introduction de ces hypothèses dans l’étude des sciences morales, aucune base solide, aucun point fixe auquel on pût rattacher les résultats de l’observation et de l’expérience. Dès ce moment, flottantes au gré des idées les plus vaines, elles sont, en quelque sorte, rentrées avec elle dans le domaine de l’imagination ; et de bons esprits ont pu réduire à l’empirisme le plus borné, les préceptes dont elles se composent.

Tel était, avant que Locke parût, l’état des sciences morales ; tel est le reproche qui pouvoit lui être fait avec quelque fondement, avant qu’une philosophie plus sûre eût retrouvé la source première de toutes les merveilles que présente le monde intellectuel et moral, dans les mêmes lois, ou dans les mêmes propriétés qui déterminent les mouvemens vitaux.

Déjà cependant quelques hommes, doués de plus de génie peut-être que ce respectable philosophe, avaient entrevu les vérités fondamentales exposées dans ses écrits. On en retrouve des vestiges dans la philosophie d’Aristote, et dans celle de Démocrite, dont Épicure fut le restaurateur. L’immortel Bacon avoit découvert, ou pressenti presque tout ce que pouvoit exiger la refonte totale, non-seulement de la science, mais, suivant son expression, de l’entendement humain lui-même. Hobbes sur-tout, par la seule précision de son langage, fut conduit, sans détour, à la véritable origine de nos connoissances. Il en trace les méthodes avec sagesse ; il en fixe les limites avec sûreté. Mais ce n’étoit point de lui, c’étoit de Locke, son successeur, que la plus grande et la plus utile révolution de la philosophie devoit recevoir la première impulsion. C’étoit par Locke, que devoit, pour la première fois, être exposé clairement et fortifié de ses preuves les plus directes, cet axiome fondamental : que toutes les idées viennent par les sens, ou sont le produit des sensations.

Helvétius a résumé la doctrine de Locke : il la présente avec beaucoup de clarté, de simplicité, d’élégance. Condillac l’a développée, étendue, perfectionnée : il en démontre la vérité par des analyses toutes nouvelles, plus profondes et plus capables de diriger son application. Les disciples de Condillac, en cultivant différentes branches des connoissances humaines, ont encore amélioré, quelques-uns même ont corrigé, dans plusieurs points, son tableau des procédés de l’entendement[2].

Mais quoique, depuis Condillac, l’analyse ait marché par des routes pratiques parfaitement sûres, certaines questions, qu’on peut regarder comme premières dans l’étude de l’entendement, présentoient toujours des côtés obscurs. On n’avoit, par exemple, jamais expliqué nettement en quoi consiste l’acte de la sensibilité. Suppose-t-il toujours conscience et perception distincte ? Et faut-il rapporter à quelqu’autre propriété du corps vivant les impressions inaperçues, et les déterminations auxquelles la volonté ne prend aucune part ?

Condillac, en niant les opérations de l’instinct, et cherchant à les ramener aux fonctions rapides et mal démêlées du raisonnement, admettoit implicitement l’existence d’une cause active, différente de lasensibilité : car, suivant lui, cette dernière cause est exclusivement destinée à la production des divers jugemens, soit que l’attention puisse en saisir véritablement la chaîne, soit que leur multitude et leur rapidité, chaque jour augmentées par l’habitude, en cachent la véritable source à celui qui s’observe lui-même. Il est évident qu’alors les mouvemens vitaux, tels que la digestion, la circulation, les sécrétions des différentes humeurs, etc., doivent dépendre d’un autre principe d’action.

Mais, en examinant avec l’attention convenable les assertions de Condillac touchant les déterminations instinctives, on les trouve (du moins dans l’extrême généralité qu’il leur donne) absolument contraires aux faits : et pour peu qu’on se soit rendu familières l’analyse rationnelle et les lois de l’économie animale, on voit ces mêmes déterminations se confondre en effet, d’une part, avec les opérations de l’intelligence, et de l’autre, avec toutes les fonctions organiques ; de sorte qu’elles forment une espèce d’intermédiaire entre les premières et les secondes, et semblent destinées à leur servir de lien.

Tous ces divers phénomènes peuvent-ils être ramenés à un principe commun ?

La sympathie morale offre encore des effets bien dignes de remarque. Par la seule puissance de leurs signes, les impressions peuvent se communiquer d’un être sensible, ou considéré comme tel, à d’autres êtres qui, pour les partager, semblent alors s’identifier avec lui. On voit les individus s’attirer ou se repousser : leurs idées et leurs sentimens, tantôt se répondent par un langage secret, aussi rapide que les impressions elles-mêmes, et se mettent dans une parfaite harmonie ; tantôt ce langage est le souffle de la discorde : et toutes les passions hostiles, la terreur, la colère, l’indignation, la vengeance, peuvent, à la voix et même au simple aspect d’un seul homme, enflammer tout-à-coup une grande multitude ; soit qu’il les excite en les exprimant, soit qu’il les inspire contre lui-même, par le point de vue sous lequel il s’offre à tous les regards[3].

Ces effets, et beaucoup d’autres qui s’y rapportent, ont été l’objet d’une analyse très-fine : la philosophie écossaise les considère comme le principe de toutes les relations morales.

Sommes-nous maintenant en état de les faire dépendre de certaines propriétés communes à tous les êtres vivants ? Et se rattachent-ils aux lois fondamentales de la sensibilité ?

Enfin, tandis que l’intelligence juge, et que la volonté desire ou repousse, il s’exécute beaucoup d’autres fonctions, plus ou moins nécessaires à la conservation de la vie. Ces diverses opérations ont-elles quelqu’influence les unes sur les autres ? Et d’après la considération des différens états physiques et moraux, qu’on observe simultanément alors, est-il possible de saisir et de déterminer avec assez de précision, les rapports qui les lient entre eux dans les cas les plus frappans, pour être sûr que, dans les autres cas mal caractérisés, si le même rapprochement est moins facile, c’est uniquement à des nuances trop fugitives qu’il faut l’imputer ?

En supposant qu’il nous fût permis de répondre par l’affirmative aux diverses questions énoncées ci-dessus, les opérations de l’intelligence et de la volonté se trouveroient confondues, à leur origine, avec les autres mouvemens vitaux : le principe des sciences morales, et par conséquent ces sciences elles-mêmes, rentreroient dans le domaine de la physique ; elles ne seroient plus qu’une branche de l’histoire naturelle de l’homme : l’art d’y vérifier les observations, d’y tenter les expériences et d’en tirer tous les résultats certains qu’elles peuvent fournir, ne différeroit en rien des moyens qui sont journellement employés avec la plus entière et la plus juste confiance, dans les sciences pratiques dont la certitude est le moins contestée : les principes fondamentaux des unes et des autres seroient également solides : elles se formeroient également par l’étude sévère et par la comparaison des faits ; elles s’étendroient et se perfectionneroient par les mêmes méthodes de raisonnement.

Il résultera, je crois, de la lecture de cet écrit, que telle est, en effet, la base des sciences morales. Le vague des hypothèses, hasardées pour l’explication de certains phénomènes qui paraissent, au premier coup-d’œil, étrangers à l’ordre physique, ne pouvoit manquer d’imprimer à ces sciences, un caractère d’incertitude : et l’on ne doit pas s’étonner que leur existence même, comme véritable corps de doctrine, ait été révoquée en doute par des esprits d’ailleurs judicieux.

Il s’agit maintenant de les remettre à leur véritable place, et de marquer les points fixes d’où l’on doit partir, dans toutes les recherches qu’elles peuvent avoir pour but. Car ce n’est qu’en s’appuyant sur la nature constante et universelle de l’homme, qu’on peut espérer de faire dans ces sciences des progrès véritables ; et que, ramenées à la condition des objets les plus palpables de nos travaux, elles peuvent, par la sûreté reconnue des méthodes, offrir un certain nombre de résultats évidens pour tous les esprits.

Le lecteur s’apercevra bientôt que nous entrons ici, dans une carrière toute nouvelle : je n’ai pas la prétention de l’avoir parcourue jusqu’au bout : mais des hommes plus habiles et plus heureux achèveront ce que trop souvent je n’ai pu que tenter ; et mon espoir le plus solide est d’exciter leurs efforts : car, je le confesse sans détour, cette route est, à mes yeux, celle de la vérité.

Plusieurs personnes d’un grand mérite paraissent en avoir jugé ainsi. Depuis la publication des parties de ce travail, qui se trouvent dans les deux premiers volumes des Mémoires de la seconde classe de l’Institut, différens écrivains, versés dans les matières physiologiques et philosophiques, les ont citées d’une manière honorable. Quelques-uns même ont fait mieux, s’il m’est permis de le dire : ils ont cru pouvoir s’emparer, sans scrupule, de plusieurs idées qu’elles contiennent, en négligeant d’indiquer leur source. Je le remarque ; mais je suis loin de m’en plaindre : au contraire, ce genre d’éloge est assurément le moins suspect. Si je ne mettois à mon ouvrage qu’un intérêt de vanité, je leur devrois beaucoup de remercîmens personnels : mais, comme la principale récompense que j’ose en attendre, est de voir répandre des vérités qui me paraissent utiles, je dois bien plus encore à ces écrivains, dont le savoir et le talent leur imprime un degré de force et de poids, qu’il n’étoit malheureusement pas en moi de leur donner[4].

D’après la direction que suit depuis trente ans l’esprit humain, les sciences physiques et naturelles semblent avoir généralement obtenu le premier pas. Leurs rapides progrès, dans un si court espace de temps, ont rendu l’époque actuelle la plus brillante de leur histoire. Tout leur présage encore de nouveaux succès : et c’est en rapprochant d’elle, de plus en plus, toutes les autres sciences et tous les arts, qu’on peut espérer, avec fondement, de les voir tous éclairés enfin d’un jour, en quelque sorte, égal.

Peut-être avons-nous passé l’âge des plus brillans travaux d’imagination (bien qu’à dire vrai, je sois éloigné de souscrire, même sur ce point, aux décisions amères et doctorales des censeurs du moment présent) : mais, du reste, toutes les connoissances et toutes les idées directement appliquables aux besoins de la vie, à l’augmentation des jouissances sociales, au perfectionnement des esprits, à la propagation des lumières, semblent être aujourd’hui devenues par-tout, le but commun de tous les efforts. Jamais la vérité ne fut, dans tous les genres, recherchée avec autant de zèle, exposée avec autant de force et de méthode, reçue avec un intérêt si général : jamais elle n’eut de si zélés défenseurs, ni l’humanité, des serviteurs si dévoués.

Quoique l’état de la société civile en Europe, ait crée sur différens points de cette vaste partie du monde, plusieurs grands foyers de lumière, qui, pour le dire en passant, rendent impossible toute rétrogradation durable de l’esprit humain, la France est en droit de s’attribuer une grande part, dans les progrès de la raison, pendant le dix-huitième siècle. Sa langue, plutôt claire, précise et élégante, qu’harmonieuse, abondante et poétique, semble plus propre aux discussions de la philosophie, ou à l’expression des sentimens doux et de leurs nuances les plus délicates, que capable d’agiter fortement et profondément les imaginations, et de produire tout-à-coup sur les grandes assemblées, ces impressions violentes dont les exemples n’étaient pas rares chez les anciens. L’indépendance des idées, qui se faisoit sur-tout remarquer parmi nous, même sous l’ancien régime ; le peu de penchant à se laisser imposer par les choses, ou par les hommes ; la hardiesse des examens ; en un mot, toutes les dispositions et toutes les circonstances auxquelles la France devoit la place respectable qu’elle avoit prise dans le monde savant, ont acquis un nouveau degré d’énergie et de puissance, par l’effet de la plus étonnante commotion politique dont l’histoire ait conservé le souvenir. Et depuis que le mouvement est réduit à ne plus être que celui des idées, et non celui des passions, les progrès, plus lents en apparence, seront en effet plus sûrs. La marche mesurée d’un gouvernement fort et établi, pourra sans doute y contribuer beaucoup elle-même. Enfin, la maturité qu’une expérience imposante et terrible donne à toutes les conceptions, à toutes les espérances, à tous les vœux, est, sans doute, ce qui peut empêcher le plus efficacement la philanthropie de se laisser égarer dans des projets chimériques ou prématurés ; mais elle fait en même temps, que les vues utiles doivent toutes, à la longue, recevoir leur application.

C’est au moment où l’esprit humain est dans cet état de travail et de paisible fermentation, qu’il devient plus facile, et qu’il est aussi plus important de donner une base solide aux sciences morales. Les chocs révolutionnaires ne sont point, comme quelques personnes semblent le croire, occasionnés par le libre développement des idées : ils ont toujours, au contraire, été le produit inévitable des vains obstacles qu’on lui oppose imprudemment ; du défaut d’accord entre la marche des affaires et celle de l’opinion, entre les institutions sociales et l’état des esprits. Plus les hommes sont généralement éclairés et sages ; et plus ils redoutent ces secousses : ils savent, comme le dit Pascal, que la violence et la vérité sont deux puissances qui n’ont aucune action l’une sur l’autre ; que la vérité ne gouverne point la violence, et que la violence ne sert jamais utilement la vérité.

C’est donc en environnant sans cesse les idées nouvelles, d’une lumière égale et pure, qu’on peut rendre leur action sur l’état social, insensible et douce, comme celle des forces qui tendent sans relâche, à conserver, ou à remettre en harmonie, les différens corps de l’univers.

Les idées relatives à la morale publique, sont indubitablement celles qui, par la manière dont elles entrent dans les têtes et reçoivent leur application, peuvent produire les plus grands effets, soit avantageux, soit funestes : il faut donc porter la plus grande sévérité de méthode, et dans les recherches dont elles sont l’objet, et dans leur exposition ; c’est principalement pour elles, qu’il devient essentiel de connoître, jusques dans leurs élémens les plus déliés, le mécanisme des procédés de l’intelligence, celui des passions, et toutes les circonstances particulières qui peuvent altérer, ou modifier leurs mouvemens.

Mais les principes de la morale privée et de l’éducation individuelle n’ont pas moins besoin de cette même lumière : ils reposent, en effet, sur la même base. Ce qui les éclaircit, est aussi ce qui peut le plus les fortifier.

Si l’aspect des désordres qui règnent dans le monde, corrompt, ou afflige les hommes légers et superficiels, une expérience plus réfléchie et plus saine prouve aux esprits attentifs, que les biens les plus précieux de la vie ne s’obtiennent que par la pratique de la morale. Le véritable bonheur est nécessairement le partage exclusif de la véritable vertu[5] ; c’est-à-dire, de la vertu dirigée par la sagesse ; car, éclairer sa conscience n’est pas moins un besoin qu’un devoir ; et sans le flambeau de la raison, non seulement la vertu peut laisser tomber les hommes les plus excellens dans tous les degrés de l’infortune ; elle peut encore devenir elle-même la source des plus funestes erreurs.

Par une heureuse nécessité, l’intérêt de chaque individu ne sauroit jamais être véritablement séparé de l’intérêt des autres hommes : les efforts qu’il peut vouloir tenter pour cela, sont des actes d’hostilité générale, qui retombent inévitablement, tôt ou tard, sur leur auteur[6].

Mais c’est sur-tout en remontant à la nature de l’homme ; c’est en étudiant les lois de son organisation, et les phénomènes directs de sa sensibilité qu’on voit clairement, combien la morale est une partie essentielle de ses besoins. On reconnoît bientôt que le seul côté par lequel ses jouissances puissent être indéfiniment étendues, est celui de ses rapports avec ses semblables ; que son existence s’agrandit à mesure qu’il s’associe à leurs affections, et leur fait partager celles dont il est animé. C’est en considérant à leur source, les passions même qui l’égarent le plus loin de son but, qu’on se convainc, à chaque instant davantage, que pour le rendre meilleur, il suffit d’éclairer sa raison, et qu’être honnête homme est le premier et le plus indispensable caractère du bon sens.

Ainsi, les principes de la morale s’établissent sur la base la plus ferme : leur enchaînement et leurs applications se démontrent avec le dernier degré d’évidence : les avantages qui résultent, non seulement pour les sociétés tout entières, mais encore pour chacun de leurs membres, de son respect et de sa soumission aux règles de conduite qui dérivent de ces mêmes principes, peuvent se prouver, en quelque sorte, mathématiquement.

Mais il ne suffit pas que les lumières de la sagesse éclairent l’homme ; c’est par ses habitudes qu’il est gouverné : il importe donc sur-tout de lui faire prendre de bonnes habitudes. La sévérité des maximes auxquelles on a voulu l’assujettir dès l’enfance, sans motif valable, les lui fait bientôt rejeter, quand il devient son propre guide. Mais celles que sa raison avoue, prennent d’autant plus d’empire sur lui, qu’il les discute davantage ; et leur utilité, pour son bonheur, lui paroît d’autant plus démontrée, qu’il les a pratiquées plus long-tems. Telle est la puissance, et tels sont les fruits de la seule bonne éducation.

Il importe d’autant plus de rattacher la morale à ses motifs réels, qu’elle est d’une nécessité plus générale et plus journalière, et que toute autre méthode est incapable de lui donner une entière solidité. Les esprits sages auront toujours des égards pour les opinions accidentelles qui servent à rendre un autre homme meilleur, ou plus heureux. Mais, sans discuter ici les avantages, ou les inconvéniens d’aucune de ces opinions, il est évident qu’on ne peut pas toujours compter sur leur appui. Indépendamment de leur diversité, qui rend leur action très-incertaine et très-variable, il est beaucoup d’esprits qui leur sont fermés sans espoir ; un plus grand nombre passent de l’une à l’autre, plusieurs fois dans la vie, ou même finissent par les toutes rejeter indistinctement : et peut-être le moment présent est-il celui où l’on peut le moins attendre d’elles, de véritables secours. Mais quoi qu’il en soit, rien n’est sans doute plus indispensable que d’affermir la morale de ceux qui les rejettent, et d’empêcher que ceux qui cessent de croire à leur vérité, pensent dès lors, pouvoir fouler impunément aux pieds, comme chimériques, toutes les vertus dont elles étaient pour eux le soutien[7].

Heureusement, la culture du bon sens, et les bonnes habitudes suffisent pour cela. Quoiqu’égaré trop souvent par des impostures, l’homme est fait pour la vérité, dont la recherche est son besoin le plus constant, et dont la découverte le pénètre de la plus douce et de la plus profonde satisfaction. Quoique trop souvent agité par des passions aveugles et funestes, l’homme est également né pour la vertu : la vertu seule peut le mettre en harmonie avec la société. Sans elle, son cœur est toujours dévoré de sentimens hostiles ; sa vie est un orage  ; et le monde n’offre à ses yeux, que des ennemis. L’habitude des actions utiles aux hommes, des sentimens bienveillans et généreux perpétue au contraire, dans l’ame, ces vives émotions de l’humanité, que personne peut-être n’est assez malheureux pour n’avoir pas éprouvées quelquefois. En liant toutes ses affections aux destinées présentes et futures de ses semblables, le sage n’agrandit pas seulement sans limites, son étroite et passagère existence ; il la soustrait encore, en quelque sorte, à l’empire de la fortune : et dans cet asyle élevé, d’où sa tendre compassion déplore les erreurs des hommes, source presque unique de tous leurs maux, son bonheur se compose des sentimens les plus exquis ; les vrais biens de la vie humaine lui sont exclusivement réservés.

L’écrit suivant n’a point, au reste, pour objet l’exposition et le développement de ces vérités incontestables : encore moins aurons-nous la prétention de vouloir les appliquer à la morale publique. S’il est ici question de considérations morales, c’est par rapport aux lumières qu’elles peuvent emprunter de l’étude des phénomènes physiques ; c’est uniquement parce qu’elles sont une partie essentielle de l’histoire naturelle de l’homme. Quelques personnes ont paru craindre, à ce qu’on m’assure, que cet ouvrage n’eût pour but, ou pour effet, de renverser certaines doctrines, et d’en établir d’autres relativement à la nature des causes premières ; mais cela ne peut pas être : et même, avec de la réflexion et de la bonne-foi, il n’est pas possible de le croire sérieusement. Le lecteur verra souvent, dans le cours de l’ouvrage, que nous regardons ces causes comme placées hors de la sphère de nos recherches, et comme dérobées, pour toujours, aux moyens d’investigation que l’homme a reçus avec la vie. Nous en faisons ici la déclaration la plus formelle : et s’il y avoit quelque chose à dire encore sur des questions qui n’ont jamais été agitées impunément, rien ne seroit plus facile que de prouver qu’elles ne peuvent être ni un objet d’examen, ni même un sujet de doute, et que l’ignorance la plus invincible est le seul résultat auquel nous conduise, à leur égard, le sage emploi de la raison. Nous laisserons donc à des esprits plus confians, ou si l’on veut, plus éclairés, le soin de rechercher, par des routes que nous reconnoissons impraticables pour nous, quelle est la nature du principe qui anime les corps vivans : car nous regardons la manifestation des phénomènes qui le distinguent des autres forces actives de la nature, ou les circonstances en vertu desquelles ont lieu ces phénomènes, comme confondues, en quelque sorte, avec les causes premières, ou comme immédiatement soumises aux lois qui président à leur action.

On ne trouvera point encore ici ce qu’on avoit appelé long-temps de la métaphysique : ce seront de simples recherches de physiologie, mais dirigées vers l’étude particulière d’un certain ordre de fonctions.

J’avois espéré pouvoir joindre aux Mémoires dont cet écrit est composé, le tableau d’une suite d’expériences sur les dégénérations et les transformations animales et végétales. Quelques essais m’avaient fait regarder ces expériences comme propres à jeter du jour sur les circonstances qui déterminent la production des êtres organisés. Mais des dérangemens de santé, presque continuels, m’ont forcé d’interrompre ce travail, et d’en remettre la continuation à d’autres temps. Je me propose de le reprendre aussitôt que cela me sera possible ; et si les résultats m’en paroissent dignes d’intéresser le public, je me ferai un devoir de lui rendre un compte scrupuleux des faits que j’aurai observés[8].

On me permettra de témoigner publiquement au citoyen François Thurot, ma vive reconnoissance de tous les soins qu’il a bien voulu prendre pour donner à l’édition de cet ouvrage une correction de détail, que peut-être le fonds ne méritoit pas. Son amitié généreuse, jointe au zèle de la science, a pu seule lui faire entreprendre la tâche minutieuse et fatigante qu’il a remplie si patiemment. Déjà connu, quoique jeune encore, par des écrits que caractérise la maturité de l’esprit et du talent[9], le citoyen Thurot, au milieu de ses importantes occupations, a eu la bonté de surveiller l’impression de mon manuscrit. Il en a fait disparaître beaucoup de défectuosités : et si j’eusse été toujours à temps de recueillir et de mettre à profit ses excellens conseils, l’ouvrage auroit pu devenir moins indigne du public.

Je dois aussi des remercîmens à mes jeunes confrères, les citoyens Richerand et Alibert, pour l’intérêt qu’ils ont mis à cette publication. Il est seulement à craindre que leur ardeur pour les progrès de la médecine philosophique, et les préventions favorables que cette ardeur même peut leur inspirer, n’aient égaré leur jugement. Car, d’ailleurs, qui jamais eut plus le droit d’être difficile ? Ne sont-ils point, en effet, des premiers parmi ces élèves déjà célèbres, dont s’honore l’École de Médecine de Paris, et dont les succès attestent la perfection des méthodes d’enseignement employées par ses illustres professeurs, et l’excellent esprit qui dirige l’administration de ce bel établissement ?





  1. Voyez sur l’application du calcul des probabilités aux questions et aux événemens moraux, l’ouvrage de Condorcet, et l’excellente leçon de mon collègue Laplace sur le même sujet, consignée dans le recueil de l’école normale. Et qu’il me soit permis de rappeler ici, que cette école, où l’on entendit à-la-fois les Lagrange, les Laplace, les Bertholet, les Monge, les Garat, les Volney, les Haüy, &c. fut un véritable phénomène lors de sa création, et qu’elle fera époque dans l’histoire des sciences.
  2. Garat, dans ses belles et éloquentes leçons, recueillies par les sténographes des écoles normales, annoncent une exposition détaillée de toute la doctrine idéologique : mais c’est-là, malheureusement, tout ce que le public possède de son travail ; il paroît même que l’auteur ne l’a jamais terminé.

    Les Élémens d’Idéologie de mon collègue Tracy, sont le seul ouvrage vraiment complet sur cette matière. Degerando a traité fort en détail, une question particulière. La Romiguière en a posé plusieurs, avec plus de précision qu’on ne l’avoit fait jusqu’ici, par la seule définition de quelques mots. Lancelin a publié la première moitié d’un écrit, qui présente les bases même de la science, sous quelques nouveaux points de vue (*). Jacquemont s’est tracé un plan encore plus vaste, &c. &c. Je crois devoir joindre à tous ces noms, déjà très-connus, celui du cit. Maine -Biran, dont l’Institut national vient de couronner un fort bon Mémoire sur l’habitude (**).

    (*) Cet ouvrage (de M. Lancelin) est complet ; il forme 3 vol. in-8°. du prix de 14 fr. broc. Il se vend chez Crapart, Caille et Ravier.

    (**) Ce Mémoire fut publié en l’an 10. L’Institut a couronné, en l’an 13, un second écrit du même auteur, sur la Décomposition de la Pensée, lequel va être publié incessamment.

  3. On voit que je ramène la sympathie et l’antipathie à un seul et unique principe. Elles dépendent en effet de la même cause ; elles obéissent aux mêmes lois.
  4. Au moment où je corrige cette feuille et ce passage, j’apprends la mort du cit. Bichat : cet evénement aussi funeste qu’inattendu, m’inspire des regrets trop vivement sentis, pour que je n’éprouve pas le besoin d’en consigner ici l’expression.
  5. Sans doute l’homme vertueux peut être malheureux mais il seroit alors, bien plus malheureux sans le secours de la vertu ; elle seule adoucit tous les maux, et fait goûter tous les biens de la destinée humaine.
  6. Si les fripons, disoit le sage Franklin, pouvoient connoître tous les avantages attachés à l’habitude des vertus, ils seroient honnêtes gens par friponnerie.
  7. Parmi les philosophes qui ont fondé les principes de la morale sur le besoin constant du bonheur commun à tous les individus, et qui ont fait voir que dans le cours de la vie, les règles de conduite pour être heureux, sont absolument les mêmes que pour être vertueux, on doit particulièrement distinguer Volney et Saint-Lambert : Volney, esprit plus étendu, plus fort, plus habitué aux analyses profondes, et dont le style ferme et original, laisse des traces plus durables ; Saint-Lambert, écrivain facile, élégant, observateur plein de finesse, et dont l’ouvrage, accompagné d’explications et d’exemples heureusement choisis, rend peut-être plus sensible encore, la vérité de tous les principes qu’il établit, et l’utilité des règles qu’il en tire pour la conduite journalière. L’un et l’autre méritent toute la reconnaissance des vrais amis de l’humanité.
  8. Depuis la première publication de cet ouvrage, M. Fray, commissaire des guerres, m’a fait connoître une suite de belles expériences qu’il a tentées sur le même sujet. J’aurai occasion d’en parler ailleurs.
  9. Notamment par deux excellentes traductions, l’une de l’Hermès de Harris, l’autre de la vie de Laurent de Médicis, ouvrage estimable de Roscoe ; mais sur-tout par la préface et par les notes importantes dont il a enrichi le premier de ces deux écrits, et qui en font, en quelque sorte, un ouvrage tout nouveau.