Rapport sur deux ouvrages rares : Le Nobiliaire de Lorraine, attribué au graveur Jacques Callot, et l'Art au morier, impression xylographique du quinzième siècle

Rapport sur deux ouvrages rares : Le Nobiliaire de Lorraine, attribué au graveur Jacques Callot, et l’Art au morier, impression xylographique du quinzième siècle.

La société d’archéologie, m’a chargé de lui rendre compte de deux communications qui lui ont été adressées par deux de ses correspondants, M. H. Beauchet-Filleau, à Chef-boutonne (Deux-Sèvres), et M. Louis de Baecker, à Bergues (Nord).

M. H. Beauchet-Filleau possède un exemplaire du Nobiliaire de Lorraine, recueil de blasons gravés au burin, que plusieurs bibliographes ont attribué au célèbre graveur Jacques Callot, et dont il n’existerait, suivant Nicolas Pouce, auteur de l’article Callot dans la Biographie universelle de Michaud, qu’un seul exemplaire appartenant aujourd’hui à la Bibliothèque publique de la ville de Lyon. Ce dernier exemplaire, qu’on regardait comme unique, il y a quarante ans, se compose de cent cinquante-six planches d’armoiries, assez médiocrement gravées, avec le nom de la famille et la description de chaque blason, formant un petit in-4o de 156 feuillets dont le reste est toujours blanc. L’exemplaire, que décrit M. H. Beauchet-Filleau, est tout à fait semblable à celui de la Bibliothèque de Lyon, si ce n’est que les armoiries y sont au nombre de cent soixante-seize, avec un titre général écrit à la plume, titre bien différent de celui que porte l’exemplaire de Lyon.

Nous aurions proposé l’insertion de la note bibliographique de M. H. Beauchet-Filleau, dans la Revue des Sociétés savantes, si cette note ne renfermait pas quelques erreurs notables, et si son auteur avait eu sous les yeux tous les éléments de critique, qui peuvent servir à résoudre une question intéressante pour l’histoire de l’art, car il s’agit de savoir jusqu’à quel point on peut attribuer à Jacques Callot un armorial gravé qui a paru ou dû paraître sous le nom de son père. Mais M. H. Beauchet-Filleau n’a pas fait usage, dans son Mémoire, du Recherches sur la vie et les ouvrages de Jacques Callot, excellent travail que M. E. Meaume a publié en 1853 dans le recueil de l’Académie de Nancy, et il nous sera facile, en rapprochant de ce travail quelques indications nouvelles fournies par notre correspondant, d’établir que le Nobiliaire de Lorraine, ou plutôt le Héraut d’armes de l’ancienne chevalerie de Lorraine, a été dessiné ou blasonné par Jean Callot, gravé par son fils Jacques Callot et continue probablement par Jean Callot, frère aïné du grand artiste lorrain, et comme lui graveur héraldique, en même temps que héraut d’armes comme leur père.

Le père Menestrier est le premier qui eut signalé l’existence de ce recueil rarissime, en disant, dans son traité des Diverses espèces de noblesse (Lyon et Paris, 1683, in-12, p. 390) : « Il y a un livre où les armoiries de toutes les maisons de Lorraine ont été autrefois gravées par Callot, avec la description du blason au-dessus de chaque écusson. » Le père Lelong, dans la première édition de la Bibliothèque historique de la France, a rapporté, sous le no 40 117, le titre manuscrit qu’on trouvait en tête d’un exemplaire, qui lui avait été communiqué : « Recueil des armes de la noblesse de Lorraine, par Jean Callot, héraut d’armes de Lorraine, in-fol. » Pierre Mariette, dans ses notes inédites, a présenté, sous un titre différent, ce même recueil, dont il avait vu un exemplaire chez M. de Clérembault, et un second plus complet dans la collection Gaignières, qui fait maintenant partie de la Bibliothèque impériale. Voici le titre copié sur l’un ou l’autre de ces deux exemplaires : Recueil des armes et blasons de toutes les maisons nobles et anciennes de Lorraine, recherchées et gravées par le sieur Callot, Roy d’armes de Lorraine, petit in-4o, sans date ni lieu d’impression. « Ce ne sont que de simples armoiries, dit Mariette, toutes surmontées de lambrequins et si uniformes qu’ils paroissent tous avoir été calqués sur le même dossier. Et cela est, ainsi que le blason, d’une si mauvaise touche, qu’on ne peut croire que l’habile Callot y ait mis la main, à moins que ce ne soit son premier ouvrage, que son père lui aurer[illisible] fait faire dans le temps qu’ils gravoit le portrait du duc de Lorraine, c’est-à-dire avant le voyage d’Italie, et qu’on ne veuille que le père se soit fait honneur de l’ouvrage de son fils et qu’il n’ait pas fait difficulté de s’attribuer des armoiries, qu’il regardait comme son bien, en ayant dessiné le texte des blasons qui sont de sa charge. »

Telle est l’opinion à laquelle s’est rangé M. E. Meaume, qui avait pourtant à sa disposition un exemplaire plus complet et plus précieux que tous les autres, celui que feu M. Noël, de Nancy, a décrit dans le catalogue de sa bibliothèque lorraine. Cet exemplaire, qui ne contient pas moins de 206 armoiries, c’est-à-dire trente de plus que l’exemple que M. H. de Beauchet-Filleau nous a signalé comme ayant vingt planches de plus que l’exemplaire de la Bibliothèque de Lyon, cet exemplaire est intitulé : Recueil des armes et blasons de la noblesse de l’ancienne chevalerie de la Lorraine et autres bonnes maisons étrangères y alliées, recherchées par noble Jean Callot, héraut d’armes des duches de Lorraine et Barrois, et par luy-mesme, dédié à M. du Chastellet, maréchal de Lorraine. La dédicace manuscrite, qui précède l’exemplaire que l’auteur avait offert à messire Erard, baron du Chastelet, mort en 1648, à l’âge de 86 ans, est adressée à MM. de l’ancienne chevalerie de Lorraine. « Je vous supplie très humblement, dit le signataire Jean Callot, que je fais icy le héraut, et non le maitre de cérémonies, et que mon dessin (sic) n’a pas été d’assigner les rangs aus uns ny remuer celuy des autres, laissant ce changement à la conduite de la Providence et de la fortune auxquelles seules appartient de relever ou abaisser les grandes familles. »

Il est donc certain que l’auteur ou l’éditeur responsable du recueil est le héraut d’armes de Lorraine, Jean Callot, soit le père, soit le fils, qui remplirent l’un après l’autre cette charge héréditaire dans la maison de Lorraine. Le père avait probablement commencé ce long travail, et le fils l’a continué en « nettoyant ces belles armes, dit la dédicace, de toutes les erreurs et falsifications que la négligence des siècles passés y avait laisser glisser. » Quant à la gravure des blasons, elle a été faite incontestablement par Jacques Callot ou du moins dans son atelier. Il est impossible, en effet, de rejeter le témoignage très explicite d’un contemporain, nommé Marivin, secrétaire d’ambassade et commissaire général des guerres auprès du comte de Brassac, qui fut gouverneur de la Lorraine, après la prise de Nancy en 1633. C’est de ce Marivin que provient l’exemplaire du Nobiliaire de Lorraine, qui est aujourd’hui, dans la Bibliothèque de Lyon, et qui se trouve accompagné d’une espèce d’avertissement manuscrit ainsi conçu : « Je vous avertis, dit Marivin, que les armes de la noblesse de la Lorraine ont été gravées par le sieur Callot, personne illustre en sa profession, et qui a fait plusieurs ouvrages considérables, le dernier desquels est celui-cy, qu’il n’eut pas plus tôt achevé, qu’il mourut à Nancy, où j’estois pour lors. Quelques jours avant sa mort, il m’a fait ce présent, dont il n’avoit jamais tiré autre exemplaire. Après son décès, sa veuve ayant réfugié à la campagne toutes les planches, croyant les mettre en sûreté, à cause de la garnison françoise, qui estoit entrée dans Nancy, il se trouva, au contraire, que les Suédois, estant entrés en Lorraine, firent brusler le lieu où estoient ces planches, qui est la roison pour laquelle je me trouve la seule personne qui aye ces armes. »

Cette déclaration formelle ne souffre pas de controverse, et il en résulte que Jacques Callot, décédé le 24 mars 1635, avait gravé lui-même ou fait graver par ses ouvriers 156 planches de l’Armorial, recueilli et sans doute blasonné par son père Jean Callot, héraut d’armes de Lorraine, mort cinq années avant lui. Les cuivres des 156 planches que Jacques Callot avait fait tirer sous ses yeux et qu’il ne dédaigna pas d’offrir comme hommage à son ami Marivin, ne furent pas détruits par un incendie, car nous les voyons reparaître, augmentés de vingt planches nouvelles, dans l’exemplaire que M. H. Beauchet-Filleau a entre les mains. Ces vingt planches nouvelles sont évidemment l’œuvre d’un continuateur, et ce continuateur ne peut être que Jean Callot, frère de Jacques et fils aîné du premier auteur de ce Nobiliaire, lequel avait été certainement dessiné à la plume et enluminé avant d’être gravé pour une édition qui n’a jamais été mise en vente. C’est donc Jean Callot, deuxième du nom, qui a signé la dédicace au baron de Chastelet et qui a porté au nombre de 206 les blasons réunis dans l’exemplaire qu’il avait offert à ce seigneur.

L’ancien propriétaire de l’exemplaire, que M. H. Beauchet-Filleau possède aujourd’hui, a mis en tête cette note qu’il a signée des initiales E. B. « Le héraut de l’ancienne chevalerie, par Jean Callot, héraut d’armes de lorraine et de Barrois, selon l’ordre alphabétique. » Cette note nous fait connaître sans doute le titre que Jean Callot se proposait d’abord de donner à ce recueil, qui comprenait alors 176 planches, au lieu de 156 que son frère Jacques Callot avait achevé de graver au moment de sa mort. Quant aux initiales, ce sont, suivant nos conjectures, celles d’un parent de la mère de Jean et de Jacques Callot, laquelle se nommait Brunehaut. M. Beauchet-Filleau semble, d’ailleurs, avoir confondu Jean et Jacques Callot, en désignant le graveur sous le nom de Jean, et en supposant que ce grand artiste avait été aussi héraut d’armes de Lorraine. Cette confusion pourrait se justifier jusqu’à un certain point par l’intitulé d’un livre d’estampes de Jacques Callot, que le rédacteur du Catalogue des livres provenant de M. L. D. D. L. V. (duc de la Vallière) a décrit en ces termes : « Salvatoris, Beatæ Mariæ Virginis, sanctorumque Apostolorum Icones, a Joanne Callot inventæ et sculptæ et ab Israele Sylvestre editæ. Paris, anno 1631. » Peut-être Jean Callot savait-il manier le burin, comme son frère Jacques, et si cette hypothèse n’est pas trop invraisemblable, ce serait lui qui aurait gravé les 30 blasons supplémentaires, qu’il a cru devoir ajouter aux 156 planches gravées, d’après les dossiers de son père, antérieurement à la mort de Jacques Callot.

Cette dissertation bibliographique est déjà trop longue pour que nous cherchions à découvrir les motifs qui ont empêché de publier le Nobiliaire de Lorraine et qui en ont fait supprimer presque tous les exemplaires, lorsque Jean Callot, héraut d’armes de Lorraine, voulut dédier cet armorial au baron de Chastelet ; c’est là un fait de querelle héraldique, qui n’intéresse plus l’histoire de l’art.

La communication de M. Louis de Baecker a pour objet de rappeler au Comité, chargé de la rédaction du Répertoire archéologique de la France, que le seul exemplaire connu de l’Art au morier, le plus ancien livre imprimé en langue française, se trouve à Lille, dans la collection d’un riche bibliophile, M. Van der Cruyssen, et que la bibliothèque communale de la même ville possède un exemplaire d’une édition hollandaise du Speculum humanæ salvationis qui passe également pour un curieux spécimen des essais bliographes primitifs de l’imprimerie de Laurent Coster, de Harlem. Plusieurs bibliographes, et principalement feu J. Marie Guichard, dans une notice très-estimée, nous ont fait connaître non-seulement les éditions latines et hollandaises du Speculum, lequel se rattache à l’histoire de l’origine de l’imprimerie, mais encore tous les exemplaires de ce livre xylographique conservés dans les dépôts publics et les collections particulières. En dernier lieu, le Spéculum de la Bibliothèque de Lille, que notre correspondant n’a pas vu, puisqu’il le présente comme une traduction flamande de l’original latin, a été décrit d’une manière très satisfaisante, par M. Émile Gachet, dans le Compte rendu des séances de la Commission royale d’histoire de Belgique (Bruxelles, 1843, t. VI, p. 231) et par M. Auguste Bernard, dans son ouvrage intitulé : De l’origine et des débuts de l’imprimerie en Europe (Paris, imprimerie impériale, 1853, t. i, p. 20). Il n’y a donc pas lieu de regretter que M. Louis de Baecker ait négligé d’adresser à la section d’archéologie une nouvelle description de ce précieux incunable.

Mais nous lui reprocherons de n’avoir pas étudié et décrit avec soin l’autre incunable, qu’il se contente de recommander à l’attention des rédacteurs du Répertoire archéologique de la France. Bien peu de bibliographes ont eu l’occasion d’examiner l’Art au morier. Ce célèbre monument xylographique n’a jamais été décrit, du moins avec l’exactitude et le développement nécessaires ; la description sommaire que M. Jacques-Auguste Brunet a insérée dans le Manuel du Libraire et que M. J. Marie Guichard a reproduite textuellement dans le Bulletin du bibliophile (4e série, année 1841, p. 734) est tout à fait insuffisante et, de plus, évidemment fautive. « C’est le seul livre xylographique français découvert jusqu’à ce jour, » dit M. J. Marie Guichard, qui avait bien apprécié l’importance de ce volume qu’il croyait pouvoir rapporter au premier établissement de l’imprimerie en France. L’impression de l’Art au morier est bien certainement antérieure à celle des premières bibles, en caractères mobiles, et même à celle des Spéculum. Mais nous n’oserions pas affirmer qu’elle ait eu lieu dans une ville de France, quoique le livre soit une traduction française, accompagnée des planches en bois qui avaient servi aux éditions latines de l’Ars moriendi et que le titre de ce livre accuse le dialecte flamand ou wallon[1].

On sait que la plupart des éditions de l’Ars moriendi ont été imprimées en Hollande et sans doute à Harlem, par Laurent Coster ou par tout autre maître de la corporation des imprimeurs (printers) et fabricants d’images. Il est donc assez probable que la traduction française, accompagnée de planches en bois qui avaient servi aux éditions latines, est sortie des mêmes presses et devait servir à l’exportation, ainsi que les images de saints et les cartes à jouer, qu’on imprimait au fronton sur des formes xylographiques, longtemps avant que l’imprimerie proprement dite en caractères mobiles eût été découvert, soit à Harlem, soit à Strasbourg, soit à Mayence.

Il serait donc à désirer que l’exemplaire unique de l’Art au morier, appartenant à M. Van der Cruyssen, fût mis sous les yeux de la section d’archéologie, qui pourrait alors, avec connaissance de cause, se faire une opinion sur les différentes questions bibliographiques, que soulève l’existence de cet ancien monument de la xylographie. Dans tous les cas, nous invitons M. Louis de Baecker à nous le faire mieux connaître, s’il est possible, et à nous mettre à même de prononcer un jugement définitif sur la valeur de ce monument, encore presque inconnu, au point de vue de l’histoire de l’imprimerie en France.


  1. Cette manière de traduire Ars moriendi par l’Art au morier nous paraît être tout à fait wallonne. À Mons et à Tournay, on disait au quinzième siècle morier pour mourir, en reproduisant autant que possible le bas latin morire. Le glossaire français, qui fait suite au Glossarium infimæ latinitatis de Ducange, cite un texte où l’on retrouve dans le barbarisme morierit la forme du verbe morier. Il y avait aussi, dans la basse latinité, un mot qui a pu servir de racine à morier : c’est moria, que Ducange explique ainsi : Damnum quod morte accidit, et qui est rendu par morie, dans le roman de la Rose.