Rapport fait au roi Louis XVIII pendant son voyage de Gand à Paris

Rapport fait au roi Louis XVIII pendant son voyage de Gand à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 763-792).
RAPPORT
FAIT AU ROI
PENDANT SON VOYAGE DE GAND A PARIS[1]


Juin 1815[2].


Sire,

La France, en avril 1814, était occupée par trois cent mille hommes de troupes étrangères, que cinq cent mille autres étaient prêts à suivre. Il ne lui restait au dedans qu’une poignée de soldats qui avaient fait des prodiges de valeur, mais qui étaient épuisés. Elle avait au dehors de grandes forces, mais qui, disséminées et sans communications, ne pouvaient plus être d’aucune utilité pour elle, ni même se porter mutuellement secours. Une partie de ces forces était enfermée dans des places lointaines qu’elles pouvaient tenir plus ou moins de temps, mais qu’un simple blocus devait de toute nécessité faire tomber. Deux cent mille Français étaient prisonniers de guerre. Dans un tel état de choses, il fallait à tout prix faire cesser les hostilités par la conclusion d’un armistice: il eut lieu le 22 avril.

Cet armistice n’était pas seulement nécessaire ; il fut un acte très politique. Il fallait avant tout qu’à la force les alliés pussent faire succéder la confiance, et pour cela il fallait leur en inspirer. Cet armistice, d’ailleurs, n’ôtait rien à la France qui pût être pour elle un secours présent ou même éloigné, il ne lui ôtait rien qu’elle pût avoir la plus légère espérance de conserver. Ceux qui ont cru qu’en différant jusqu’à la conclusion de la paix la reddition des places on aurait rendu meilleures les conditions du traité, ignorent ou oublient qu’outre l’impossibilité d’obtenir un armistice en France sans rendre les places, si l’on eût cherché à en prolonger l’occupation, on aurait excité la défiance des alliés, et par conséquent changé leurs dispositions.

Ces dispositions étaient telles que la France pouvait le désirer. Elles étaient de beaucoup meilleures que l’on n’était en droit de s’y attendre. Les alliés avaient été accueillis comme des libérateurs, les éloges prodigués à leur générosité les excitaient à en montrer, il fallait profiter de ce sentiment quand il était dans sa ferveur, et ne pas lui donner le temps de se refroidir. Ce n’était pas assez de faire cesser les hostilités, il fallait faire évacuer le territoire français; il fallait que les intérêts de la France fussent en entier réglés, et qu’il ne restât pas d’incertitude sur son sort, afin que Votre Majesté pût prendre sur-le-champ la position qui lui convenait. Pour faire la paix aux meilleures conditions possibles, et pour en retirer tous les avantages qu’elle devait procurer, il était donc nécessaire de se hâter de la signer.

Le traité du 30 mai ne fit perdre à la France que ce qu’elle avait conquis, et pas même tout ce qu’elle avait conquis dans le cours de la fuite qu’il terminait. Il ne lui ôta rien qui lût essentiel à sa sûreté: elle perdit des moyens de domination qui n’étaient point pour elle des moyens de prospérité et de bonheur, et qu’elle ne pouvait conserver avec les avantages d’une paix durable[3]. Pour bien juger le caractère de la paix de 1814, il faut considérer l’impression qu’elle fit sur les peuples alliés. L’empereur Alexandre à Saint-Pétersbourg, le roi de Prusse à Berlin, furent non-seulement reçus avec froideur, mais reçus avec mécontentement et par des murmures, parce que le traité du 30 mai ne remplissait pas les espérances de leurs sujets. La France avait levé partout d’immenses contributions de guerre, on s’était attendu à ce qu’il en serait levé sur elle; elle n’en eut aucune à payer ; elle resta en possession de tous les objets d’art qu’elle avait conquis; tous ses monumens furent respectés, et il est vrai de dire qu’elle fut traitée avec une modération dont aucune époque de l’histoire n’offre d’exemples dans des circonstances semblables<ref> On sait que les événemens de 1815 furent suivis d’un second traité de Paris (novembre), qui changea beaucoup la situation que dépeint Talleyrand. Voici ce que M. Henri Martin dit du rôle de M. de Talleyrand à l’occasion du pillage du Louvre par les alliés, sous la seconde restauration :
« Les grandes puissances étant les moins intéressées dans la question, on eût probablement, en négociant, obtenu de conserver tout au moins une partie de ces trésors d’art. Mais Talleyrand, qui sentait bien qu’il ne resterait pas longtemps ministre des affaires étrangères, affecta une raideur fort éloignée de ses habitudes, et ne voulut point encourir l’impopularité d’une transaction à ce sujet. Le roi était dans le même sentiment. On ne traita pas, et les alliés, agissant d’autorité, mirent le Louvre au pillage. » </<ref>.

Tous les intérêts directs de la France avaient été réglés, tandis que ceux des autres états étaient restés subordonnés aux décisions d’un futur congrès. La France était appelée à ce congrès, mais lorsque ses plénipotentiaires y arrivèrent, ils trouvèrent que des passions que le traité du 30 mai devait avoir éteintes, que des préventions qu’il devait avoir dissipées, s’étaient ranimées depuis sa conclusion, et peut-être même par une suite des regrets qu’il avait laissés aux puissances.

Aussi continuaient-elles à se qualifier d’alliées, comme si la guerre eût encore duré. Arrivées les premières à Vienne, elles y avaient pris, par écrit, dans des protocoles dont la légation française soupçonna l’existence dès les premiers temps, mais qu’elle ne put connaître que plus de quatre mois après, l’engagement de n’admettre l’intervention de la France que pour la forme.

Deux de ces protocoles, qui sont sous les yeux de votre majesté et qui sont datés du 22 septembre 1814[4], portaient en substance :

« Que les puissances alliées prendraient l’initiative sur tous les objets qui seraient à discuter (sous le nom de puissances alliées étaient seulement désignées : l’Autriche, la Russie, l’Angleterre et la Prusse, parce que ces quatre puissances étaient plus étroitement unies entre elles qu’avec aucune autre, tant par leurs traités que par leurs vues) ;

« Qu’elles devraient seules convenir entre elles de la distribution des provinces disponibles, mais que la France et l’Espagne seraient admises à énoncer leurs avis et proposer leurs objections, qui seraient alors discutées avec elles ;

« Que les plénipotentiaires des quatre puissances n’entreraient en conférence avec ceux des deux autres, sur ce qui était relatif à la distribution territoriale du duché de Varsovie, à celle de l’Allemagne et à celle de l’Italie, qu’à mesure qu’ils auraient terminé entièrement et jusqu’à un parfait accord entre eux chacun de ces trois points. »

On voulait donc que la France jouât au congrès un rôle purement passif; elle devait être simple spectatrice de ce que l’on y voulait faire, plutôt qu’elle ne devait y prendre part. Elle était toujours l’objet d’une défiance que nourrissait le souvenir de ses envahissemens successifs, et d’une animosité qu’excitait le sentiment des maux que, si récemment encore, elle avait répandus sur l’Europe. On n’avait point cessé de la craindre, on était encore effrayé de sa force, et l’on croyait ne pouvoir trouver de sécurité qu’en coordonnant l’Europe dans un système uniquement dirigé contre elle. La coalition enfin subsistait toujours.

Votre Majesté me permettra de me rappeler avec quelque plaisir que, dans toutes les occasions, j’ai soutenu, j’ai essayé de persuader même aux principaux officiers de ses armées, qu’il était de l’intérêt de la France, qu’il était aujourd’hui de leur gloire, de renoncer volontairement à l’idée de recouvrer la Belgique et la rive gauche du Rhin. Je pensais que, sans cet abandon patriotique, il ne pouvait exister de paix entre la France et l’Europe. Et en effet, quoique la France n’eût plus ces provinces, la grandeur de la puissance française tenait l’Europe dans un état de crainte qui la forçait de conserver une attitude véritablement hostile[5]. Votre puissance est telle, qu’aujourd’hui que l’Europe est dans le maximum de sa force, et la France dans le minimum de la sienne, l’Europe doute encore du succès de la lutte qu’elle entreprend[6]. Mon opinion à cet égard n’était que l’expression des sentimens de Votre Majesté; mais la plupart de ses principaux serviteurs, mais des écrivains d’ailleurs estimables, mais l’armée, mais la plus grande partie de la nation, ne partageaient point cette modération, sans laquelle toute paix durable ou même toute apparence de paix était impossible, et cette disposition ambitieuse que l’on avait quelque raison de regarder comme celle de la France, augmentait et justifiait la crainte que sa force inspirait[7].

C’est pour cela que les papiers publics étaient remplis ou d’insinuations ou d’accusations ouvertes contre la France et ses plénipotentiaires. Ils restaient isolés, presque personne n’osait les voir; le petit nombre même de ministres qui ne partageaient pas ces préventions, les évitaient pour ne point se compromettre auprès des autres. Pour tout ce que l’on voulait faire, on se cachait avec soin de nous. On tenait des conférences à notre insu, et lorsqu’au commencement du congrès un comité fut formé pour l’organisation fédérale de l’Allemagne, chacun des ministres qui y entrèrent dut s’engager par une promesse d’honneur à ne nous rien communiquer de ce qui s’y passerait.

Quoique le gouvernement de Votre Majesté n’eût aucune des vues qu’on lui supposait, quoiqu’il n’eût rien à demander pour lui-même, et qu’il ne voulût rien demander, tout ce qui devait être réglé par le congrès était pour lui d’une haute importance. Mais si son intérêt sur la manière de le régler différait de l’intérêt actuel et momentané de quelques-unes des puissances, il était heureusement conforme à l’intérêt du plus grand nombre et même aux intérêts durables et permanens de toutes.

Buonaparte avait détruit tant de gouvernemens, réuni à son empire tant de territoires et tant de populations diverses, que, lorsque la France cessa d’être l’ennemie de l’Europe, et rentra dans les limites hors desquelles elle ne pouvait conserver avec les autres états des rapports de paix et d’amitié, il se trouva sur presque tous les points de l’Europe de vastes contrées sans gouvernement. Les états qu’il avait dépouillés sans les détruire entièrement ne pouvaient recouvrer toutes les provinces qu’ils avaient perdues, parce qu’elles avaient en partie passé sous la domination de princes qui, depuis, étaient entrés dans leur alliance. Il fallait donc, pour que les pays devenus vacans[8] par la renonciation de la France eussent un gouvernement, et pour indemniser les états qui avaient été dépouillés par elle, que ces pays leur fussent partagés. Quelque répugnance que l’on dût avoir pour ces distributions d’hommes et de pays, qui dégradent l’humanité, elles avaient été rendues indispensables par les usurpations violentes d’un gouvernement qui, n’ayant employé sa force qu’à détruire, avait amené cette nécessité de reconstruire avec les débris qu’il avait laissés[9].

La Saxe était sous la conquête, le royaume de Naples était au pouvoir d’un usurpateur ; il fallait décider du sort de ces états.

Le traité de Paris portait que ces dispositions seraient faites de manière à établir en Europe un équilibre réel et durable[10]. Aucune puissance ne niait qu’il fallût se conformer à ce principe ; mais les vues particulières de quelques-unes les abusaient sur les moyens de remplir l’objet.

D’un autre côté, c’eût été vainement que cet équilibre eût été établi, si l’on n’eût en même temps posé, comme une des bases de la tranquillité future de l’Europe, des principes qui seuls peuvent assurer la tranquillité intérieure des états, en même temps qu’ils empêchent que, dans leurs rapports entre eux, ils ne se trouvent uniquement sous l’empire de la force.

Votre Majesté, en rentrant en France, avait voulu que les maximes d’une politique toute morale reparussent avec elle, et devinssent la règle de son gouvernement. Elle sentit qu’il était nécessaire aussi qu’elles parvinssent dans les cabinets, qu’elles se montrassent dans les rapports entre les différens états, et elle nous avait ordonné d’employer toute l’influence qu’elle devait avoir et de consacrer tous nos efforts à leur faire rendre hommage par l’Europe assemblée. C’était une restauration générale qu’elle voulait entreprendre de faire[11]. Cette entreprise présentait de nombreux obstacles. La révolution n’avait point borné ses effets au seul territoire de la France. Elle s’était répandue au dehors par la force des armes, par des encouragemens donnés à toutes les passions et par un appel général à la licence. La Hollande et plusieurs parties de l’Italie avaient vu, à diverses reprises, des gouvernemens révolutionnaires remplacer des gouvernemens légitimes. Depuis que Buonaparte était maître de la France, non-seulement le fait de la conquête suffisait pour ôter la souveraineté, mais on s’était accoutumé à voir de simples décrets détrôner des souverains, anéantir des gouvernemens, faire disparaître des nations entières.

Quoiqu’un tel ordre de choses, s’il eût subsisté, dût nécessairement amener la ruine de toute société civilisée, l’habitude et la crainte le feraient encore supporter, et comme il était favorable aux intérêts momentanés de quelques puissances, plusieurs ne craignirent point assez le reproche de prendre Buonaparte pour modèle.

Nous montrâmes tous les dangers de cette fausse manière de voir. Nous établîmes que l’existence de tous les gouvernemens était compromise au plus haut degré dans un système qui faisait dépendre leur conservation ou d’une faction ou du sort de la guerre. Nous fîmes voir enfin que c’était surtout pour l’intérêt des peuples qu’il fallait consacrer la légitimité des gouvernemens, parce que les gouvernemens légitimes peuvent seuls être stables, et que les gouvernemens illégitimes, n’ayant d’autre appui que la force, tombent d’eux-mêmes dès que cet appui vient à manquer et livrent ainsi les nations à une suite de révolutions dont il est impossible de prévoir le terme.

Ces principes, trop sévères pour la politique de quelques cours, opposés au système que suivent les Anglais dans l’Inde, gênans peut-être pour la Russie, ou que du moins elle avait elle-même méconnus dans plusieurs actes solennels et peu anciens[12], eurent pendant longtemps peine à se faire entendre ; avant que nous fussions parvenus à en faire sentir l’Importance, les puissances alliées avaient déjà pris des engagemens qui y étaient entièrement opposés.

La Prusse avait demandé la Saxe tout entière, la Russie l’avait demandée pour la Prusse ; l’Angleterre avait, par des notes officielles, non-seulement consenti sans réserve à ce qu’elle lui fût donnée, mais elle avait encore essayé de démontrer qu’il était juste, qu’il était utile de le faire. L’Autriche y avait aussi officiellement donné son adhésion, sauf quelques rectifications de frontières. La Saxe était ainsi complètement sacrifiée par des arrangemens particuliers faits entre l’Autriche, la Russie, l’Angleterre et la Prusse, auxquels la France était restée étrangère.

Cependant le langage de l’ambassade de France, sa marche raisonnée, sérieuse, uniforme, dégagée de toutes vues ambitieuses, commençait à faire impression. Elle voyait renaître la confiance autour d’elle[13] ; on sentait que ce qu’elle disait n’était pas plus dans l’intérêt de la France que dans celui de l’Europe et de chaque état en particulier. On ouvrait les yeux sur les dangers qu’elle avait signalés. L’Autriche, la première, voulut revenir sur ce qui était pour ainsi dire définitivement arrêté relativement à la Saxe et déclara, dans une note remise au prince de Hardenberg le 10 décembre 1814, qu’elle ne souffrirait pas que ce royaume fût détruit.

Ce fut là le premier avantage que nous obtînmes en suivant la ligne que Votre Majesté nous avait tracée[14].

Je me reproche de m’être souvent plaint, dans les lettres que j’ai eu l’honneur de lui écrire, des difficultés que nous éprouvions, de la lenteur avec laquelle marchaient les affaires. Cette lenteur, je la bénis aujourd’hui, car si les affaires eussent été conduites avec plus de rapidité, avant le mois de mars, le congrès eût été fini, les souverains dans leurs capitales, les armées rentrées chez elles, et alors que de difficultés à surmonter[15] ! M. de Metternich m’ayant communiqué officiellement sa note du 10 décembre, je pus faire entendre l’opinion de la France, et j’adressai à lui et à lord Castlereagh une profession de foi politique complète. Je déclarai que Votre Majesté ne demandait rien pour la France, qu’elle ne demandait pour qui que ce fût que la simple justice, que ce qu’elle désirait par-dessus toute chose, c’était que les révolutions finissent, que les doctrines qu’elles avaient produites n’entrassent plus dans les relations politiques des états, afin que chaque gouvernement pût ou les prévenir ou les terminer complètement s’il en était menacé ou atteint.

Ces déclarations achevèrent de dissiper la défiance dont nous avions d’abord été l’objet; elle fit bientôt place au sentiment contraire. Rien ne se fit plus sans notre concours; non-seulement nous fûmes consultés, mais on rechercha notre suffrage. L’opinion publique changea tout à fait à notre égard, et une affluence de personnes qui s’étaient montrées si craintives remplaça l’isolement où nous avions d’abord été laissés.

Il était plus difficile pour l’Angleterre qu’il ne l’avait été pour l’Autriche de revenir sur la promesse faite à la Prusse de lui abandonner la totalité du royaume de Saxe. Ses notes étaient plus positives. Elle n’avait point, comme l’Autriche, subordonné cet abandon à la difficulté de trouver d’autres moyens d’indemniser complètement la Prusse, par des possessions à sa convenance, des pertes qu’elle avait faites depuis 1806. D’ailleurs la position des ministres anglais les oblige, sous peine de perdre ce que l’on nomme en Angleterre le character, à ne point s’écarter de la route dans laquelle ils sont une fois entrés, et dans le choix qu’ils font de cette route, leur politique doit toujours être de se conformer à l’opinion probable du parlement. Cependant la légation anglaise fut amenée aussi à revenir sur ce qu’elle avait promis, à changer de système, à vouloir que le royaume de Saxe ne fût pas détruit, à se rapprocher de la France, et même à s’unir avec elle et l’Autriche par un traité d’alliance. Ce traité, remarquable surtout comme premier rapprochement entre des puissances que des intérêts communs devaient tôt ou tard appeler à se soutenir, fut signé le 3 janvier[16]. La Bavière, le Hanovre et les Pays-Bas y accédèrent, et ce fut seulement alors que la coalition, qui malgré la paix avait toujours subsisté, se trouva réellement dissoute.

De ce moment, le plus grand nombre des puissances adoptèrent nos principes; les autres montrèrent qu’elles ne les combattraient pas longtemps : il ne restait donc plus guère qu’à en faire l’application.

La Prusse, privée de l’appui de l’Autriche et de l’Angleterre, se vit alors, quoique soutenue encore par la Russie, dans la nécessité de borner ses prétentions à recevoir une portion de la Saxe ; et ce fut ainsi que ce royaume, dont le sort paraissait irrévocablement décidé et dont la destruction était prononcée, fut sauvé de sa ruine.

Buonaparte, après avoir occupé le royaume de Naples par la force des armes, l’avait donné, au mépris de l’indépendance des nations, comme une chose qui lui aurait appartenu en propre, et ainsi qu’il eût pu faire d’un simple domaine, à l’un de ses généraux, pour récompenser les services qu’il avait reçus de lui. Ce n’eût pas été une moindre violation de la légitimité délaisser sur un pareil droit, la possession de ce royaume. Sa chute fut préparée, et elle n’était plus douteuse, lorsqu’il la consomma lui-même par son agression. Sept semaines se sont à peine écoulées depuis cette agression, et déjà l’usurpateur ne règne plus : déjà Ferdinand IV est remonté sur son trône. Dans cette importante question, le ministère anglais eut le courage de se joindre entièrement au système de la France, malgré les clameurs indiscrètes et déplacées du parti de l’opposition, et les intrigues inconsidérées que des voyageurs anglais faisaient sur tous les points de l’Italie.

La France avait aussi à s’applaudir de la manière dont avaient été réglés la plupart des autres arrangemens du congrès.

Le roi de Sardaigne n’ayant dans la branche actuellement régnante de sa maison aucun héritier mâle, il pouvait être à craindre que l’Autriche ne tentât de faire passer sa succession à l’un des archiducs qui avait épousé l’une de ses filles, ce qui eût mis entre les mains de l’Autriche ou de princes de sa famille toute la Haute-Italie. Le droit de succéder de la branche de Carignan aux états du roi de Sardaigne fut reconnu. Ces états, accrus du pays de Gênes et devenus l’héritage d’une famille que tout attache à la France, formeront ainsi pour la puissance autrichienne en Italie un contre-poids nécessaire au maintien de l’équilibre dans cette contrée.

S’il n’avait pas été possible d’empêcher que la Russie n’eût rien du duché de Varsovie, la moitié de ce duché retourna du moins à ses anciens possesseurs[17].

La Prusse n’eut ni Luxembourg ni Mayence; elle ne fut sur aucun point limitrophe de la France; partout elle en fut séparée par le royaume des Pays-Bas, dont la politique naturelle, depuis que son territoire s’est accru, assure à la France qu’elle n’a rien à craindre.

Le bienfait d’une neutralité perpétuelle fut assuré à la Suisse, ce qui était pour la France, dont la frontière de ce côté est ouverte et sans défense, un avantage presque aussi grand que pour la Suisse elle-même. Mais cette neutralité n’empêche pas aujourd’hui la Suisse de s’unir aux efforts de l’Europe contre Buonaparte. Celle qu’elle a désirée, celle qui lui est assurée pour toujours, elle en jouira dans toutes les guerres qui auront lieu entre les différens états. Mais elle a elle-même senti qu’elle ne devait pas en réclamer l’avantage dans une guerre qui n’est point faite contre une nation, dans une guerre que l’Europe se trouve forcée d’entreprendre pour son salut, qui intéresse la Suisse elle-même comme tous les autres pays, et elle a voulu prendre part à la cause de l’Europe de la manière dont sa position, son organisation et ses ressources lui permettaient le le faire[18].

La France s’était engagée, par le traité de Paris, à abolir, à l’expiration d’un délai fixé, le commerce des noirs, ce qui aurait pu être considéré comme un sacrifice et une concession qu’elle aurait faite, si les autres puissances maritimes, ne partageant point les sentimens d’humanité qui avaient dicté cette mesure, ne l’avaient pas aussi adoptée.

L’Espagne et le Portugal, les seules de ces puissances qui fissent encore la traite, s’engagèrent, comme la France, à l’abolir. A la vérité, elles se réservèrent un plus long délai; mais ce délai se trouve proportionnellement moindre, si l’on considère les besoins de leurs colonies, et si l’on pense combien, dans ces pays un peu arriérés, l’opinion sur cette matière a besoin d’être préparée.

La navigation du Rhin et de l’Escaut fut soumise à des règles fixes, les mêmes pour toutes les nations. Ces règles empêchent les états riverains de mettre à la navigation des entraves particulières, et de l’assujettir à d’autres droits que ceux qui sont établis pour leurs propres sujets. Ces dispositions rendent à la France, par les facilités qu’elles lui donnent pour son commerce, une grande partie des avantages qu’elle retirait de la Belgique et de la rive gauche du Rhin[19].

Tous les points principaux avaient été réglés à la satisfaction de la France, autant et plus peut-être qu’il n’était permis de l’espérer. Dans les détails aussi, on avait eu égard à ses convenances particulières, aussi bien qu’à celles des autres pays.

Depuis que, revenues de leurs préventions, les puissances avaient senti que, pour établir un ordre de choses solide, il fallait que chaque état y trouvât tous les avantages auxquels il a droit de prétendre, ou avait travaillé de bonne foi à procurer à chacun ce qui ne peut pas nuire à un autre. Cette entreprise était immense. Il s’agissait de refaire ce que vingt années de désordres avaient détruit, de concilier des intérêts contradictoires par des arrangemens équitables, de compenser des inconvéniens par des avantages majeurs, de subordonner même l’idée d’une perfection absolue dans des institutions politiques et dans la distribution des forces à l’établissement d’une paix durable[20]. On était parvenu à vaincre les principaux obstacles, les questions les plus épineuses étaient résolues, on travaillait à n’en laisser aucune indécise. L’Allemagne allait recevoir une constitution fédérale, qu’elle attendait des délibérations du congrès, ce qui aurait arrêté la tendance que l’on y observe dans les opinions, à se former en ligue du Midi et en ligue du Nord. Les puissances allaient opposer en Italie, par des arrangemens justes et sages, une barrière efficace au retour de ces révolutions fréquentes dont les peuples de ce pays sont tourmentés depuis des siècles. On s’occupait des mesures bienfaisantes par lesquelles les intérêts réciproques des différens pays eussent été assurés, leurs points de contact et leurs rapports d’industrie et de commerce multipliés, toutes les communications utiles perfectionnées et facilitées d’après les principes d’une politique libérale.

Nous nous flattions enfin que le congrès couronnerait ses travaux en substituant à ces alliances passagères, fruits des besoins et des calculs momentanés, un système permanent de garantie commune et d’équilibre général, dont nous avions fait apprécier les avantages par toutes les puissances. Lord Castlereagh avait, dans cette idée, fait rédiger un très bon article. L’empire ottoman entrait dans la grande préservation, et peut-être l’information que l’Angleterre et nous lui en avons donnée a-t-elle contribué à le déterminer à repousser toutes les insinuations que Buonaparte avait essayé de lui faire. Ainsi, l’ordre établi en Europe eût été placé sous la protection constante de toutes les parties intéressées, qui, par des démarches sagement concertées, ou par des efforts sincèrement réunis, eussent étouffé, dès sa naissance, toute tentative faite pour le compromettre.

Alors les révolutions se seraient trouvées arrêtées, les gouvernemens auraient pu consacrer leurs soins à l’administration intérieure, à des améliorations réelles, conformes aux besoins et aux vœux des peuples, et à l’exécution de tant de plans salutaires que les dangers et les convulsions des temps passés les avaient malheureusement forcés de suspendre.

C’était le rétablissement du gouvernement de Votre Majesté, dont les intérêts, les principes et les vœux se dirigeaient tous vers la conservation de la paix, qui avait mis l’Europe en état de donner une base solide à sa tranquillité et à son bonheur à venir. Le maintien de Votre Majesté sur son trône était nécessaire à l’achèvement de ce grand ouvrage. La terrible catastrophe qui l’a, pour quelque temps, séparée de ses peuples, est venue l’interrompre. Il a fallu négliger les soins que l’on voulait donner à la prospérité des nations pour s’occuper des moyens de sauver leur existence menacée. On a dû ajourner à d’autres temps plusieurs des choses que l’on avait projetées, et en régler d’autres avec moins de maturité et de réflexion que l’on ne l’eût fait si on avait pu s’y livrer tout entier.

Le congrès étant ainsi obligé de laisser incomplets les travaux qu’il avait entrepris, quelques personnes parlèrent d’ajourner au temps où ces travaux pourraient être achevés la signature de l’acte qui devait les sanctionner.

Plusieurs cabinets agirent dans ce sens, peut-être avec le désir secret de tirer parti des événemens qui se préparent. J’aurais regardé cet ajournement comme un malheur très grand pour Votre Majesté, moins encore par l’incertitude qu’il aurait laissée sur les intentions des puissances, que par l’effet que doit avoir sur l’opinion en France un acte qui intéresse à un si haut point l’Europe entière et dans lequel Votre Majesté paraît, malgré les circonstances actuelles, comme l’une des parties principales. J’ai donc dû faire tout ce qui pouvait dépendre de moi pour qu’il fût signé, et je m’estime heureux que l’on s’y soit enfin décidé.

La considération que devait avoir le gouvernement de Votre Majesté dans les cours étrangères ne pouvait être complète qu’en faisant obtenir à ses sujets celle qui naturellement appartient aux membres d’une grande nation et que la crainte que les Français avaient inspirée leur avait fait perdre[21]. Depuis le mois de décembre 1814, il n’est pas venu à Vienne un seul Français, quelque affaire qui l’y ait amené, qui n’y ait été traité avec des égards particuliers, et je puis dire à Votre Majesté que le 7 mars 1815, jour où l’on a appris l’arrivée de Buonaparte en France, la qualité de Français était devenue dans cette ville un titre à la bienveillance. Je sais tout le prix que Votre Majesté mettait à cette grande réconciliation, et je suis heureux de pouvoir lui dire que ses vœux à cet égard avaient été complètement remplis.

Je prie Votre Majesté de me permettre de lui faire connaître toute la part qu’ont eue au succès des négociations M. le duc de Dalberg, M. le comte de La Tour du Pin et M. le comte de Noailles, qu’elle m’avait adjoints en qualité de ses ambassadeurs, et M. de La Besnardière, conseiller d’état, qui m’avait accompagné à Vienne. Ils n’ont pas seulement été utiles par leurs travaux dans les différentes commissions auxquelles ils ont été attachés, mais ils l’ont été encore par leur conduite dans le monde, par leur langage et par l’opinion qu’ils ont su faire prendre et d’eux-mêmes et du gouvernement qu’ils représentaient. C’est à leur coopération éclairée que je dois d’être parvenu à surmonter tant d’obstacles, à changer tant de mauvaises dispositions, à détruire tant d’impressions fâcheuses, d’avoir enfin rendu au gouvernement de Votre Majesté toute la part d’influence qu’il devait avoir dans les délibérations de l’Europe.

C’était en nous attachant à défendre le principe de la légitimité que nous avions atteint ce but important. La présence des souverains qui se trouvaient à Vienne et de tous les membres du congrès à la cérémonie expiatoire du 21 janvier fut un hommage éclatant rendu à ce principe.

Mais pendant qu’il triomphait au congrès, en France il était attaqué.

Ce que je vais dire à ce sujet à Votre Majesté a pu être vu plus distinctement de loin qu’il ne l’était à Paris[22]. Hors de la France, l’attention étant moins détournée, les faits arrivant en masse et dégagés des circonstances accessoires qui, sur les lieux mêmes, pouvaient les faire méconnaître, devaient à une certaine distance être mieux jugés, et cependant je n’aurais pas assez de confiance dans des observations qui ne seraient pas les miennes. Ayant rempli une mission longue hors de France, il est de mon devoir de faire auprès de Votre Majesté ce qui, dans le département des affaires étrangères, est prescrit à tous les agens employés au dehors. Ils doivent rendre compte de l’opinion que l’on a prise, dans les pays où ils ont été accrédités, des différens actes du gouvernement et des réflexions que, parmi les hommes éclairés et attentifs, ils ont pu faire naître.

On peut s’accommoder d’un état de choses qui est fixe, lors même qu’on en a été blessé dans son principe, parce qu’il ne laisse pas de craintes pour l’avenir, mais non d’un état de choses qui varie chaque jour, parce que chaque jour il fait naître de nouvelles craintes et que l’on ne sait quel en sera le terme. Les révolutionnaires avaient pris leur parti sur les premiers actes du gouvernement de Votre Majesté; ils se sont effrayés de ce qui a été fait quinze jours, un mois, six mois après. C’est ainsi qu’ils s’étaient résignés à l’élimination faite dans le sénat[23] et qu’ils n’ont pu tolérer celle de l’Institut[24], quoiqu’elle fût d’une moindre importance. Les changemens faits dans la cour de cassation[25], puisque Votre Majesté croyait utile d’y en faire, devaient l’être huit mois plus tôt.

Le principe de la légitimité était attaqué aussi, et d’une manière peut-être plus dangereuse, par les fautes des défenseurs du pouvoir légitime, qui, confondant deux choses aussi différentes que la source du pouvoir et son exercice, se persuadaient ou agissaient comme s’ils étaient persuadés que, par cela même qu’il était légitime, il devait aussi être absolu[26]. Mais quelque légitime que soit un pouvoir, son exercice doit varier selon les objets auxquels il s’applique, selon les temps et selon les lieux. Or l’esprit des temps où nous vivons exige que, dans les grands états civilisés, le pouvoir suprême ne s’exerce qu’avec le concours de corps tirés du sein de la société qu’il gouverne.

Lutter contre cette opinion, c’était lutter contre une opinion universelle, et un grand nombre d’individus placés près du trône nuisaient essentiellement au gouvernement parce que celle qu’ils exprimaient y était opposée[27]. Toute la force de Votre Majesté consistait dans l’idée que l’on avait de ses vertus et de sa bonne foi ; quelques actes tendirent à l’affaiblir. Je citerai seulement à ce sujet les interprétations forcées et les subtilités par lesquelles quelques dispositions de la charte constitutionnelle parurent éludées, particulièrement dans des ordonnances qui renversaient des institutions fondées sur des lois. Alors on commença à douter de la sincérité du gouvernement, on soupçonna qu’il ne considérait la charte que comme un acte passager, accordé à la difficulté des circonstances, et qu’il se proposait de laisser tomber en désuétude, si la surveillance représentative lui en laissait les moyens. On craignit des réactions ; quelques choix augmentèrent ces craintes : la nomination de M. de Bruges[28], par exemple, à la place de grand chancelier de la Légion d’honneur, quelques qualités personnelles qu’il pût avoir, a déplu à tout le monde en France, et, je dois le dire à Votre Majesté, a étonné tout le monde en Europe.

L’inquiétude rallia au parti des révolutionnaires tous ceux qui, sans avoir partagé leur erreurs, étaient attachés aux principes constitutionnels et tous ceux qui avaient intérêt au maintien, non des doctrines de la révolution, mais de ce qui s’était fait sous leur influence[29].

C’est bien plutôt à ces causes qu’à un véritable attachement pour sa personne que Buonaparte a dû de trouver quelques partisans hors de l’armée, et même une grande partie de ceux qu’il a eus dans l’armée, parce que, élevé avec la révolution, il était attaché par toutes sortes de liens aux hommes qui en avaient été les chefs.

On ne peut se dissimuler que, quelque grands que soient les avantages de la légitimité, il peut aussi en résulter des abus. Il y a à cet égard une opinion fortement établie, parce que, dans les vingt années qui ont précédé la révolution, la pente de tous les écrits politiques était de les faire connaître et de les exagérer. Peu de personnes savaient apprécier les avantages de la légitimité, parce qu’ils sont tous de prévoyance. Tout le monde est frappé des abus, parce qu’ils peuvent être de tous les momens et se montrer dans toutes les occasions. Qui, depuis vingt ans, s’est donné assez le temps de réfléchir pour avoir appris qu’un gouvernement, s’il n’est légitime, ne peut être stable; qu’offrant à toutes les ambitions l’espérance de le renverser pour le remplacer par un autre, il est toujours menacé, et porte en lui un ferment révolutionnaire toujours prêt à se développer? Il est malheureusement resté dans les esprits que la légitimité, en assurant au souverain, de quelque manière qu’il gouverne, la conservation de sa couronne, lui donne trop la facilité de se mettre au-dessus de toutes les lois. Avec cette disposition, qui se montre aujourd’hui chez tous les peuples, et dans un temps où l’on discute, où l’on examine, où l’on analyse tout, et surtout les matières politiques, on se demande ce que c’est que la légitimité, d’où elle provient, ce qui la constitue[30].

Lorsque les sentimens religieux étaient profondément gravés dans les cœurs et qu’ils étaient tout-puissans sur les esprits, les hommes pouvaient croire que la puissance souveraine était une émanation de la Divinité, ils pouvaient croire que les familles que la protection du ciel avait placées sur les trônes, et que sa volonté avait longtemps maintenues, régnaient sur eux de droit divin. Mais dans un temps où il reste à peine une trace légère de ces sentimens, où le lien de la religion, s’il n’est rompu, est au moins bien relâché, on ne veut plus admettre une telle origine de la légitimité.

Aujourd’hui, l’opinion générale, et l’on tenterait vainement de l’affaiblir, est que les gouvernemens existent uniquement pour les peuples : une conséquence nécessaire de cette opinion, c’est que le pouvoir légitime est celui qui peut le mieux assurer leur bonheur et leur repos. Or il suit de là que le seul pouvoir légitime est celui qui existe depuis une longue succession d’années ; et en effet, ce pouvoir, fortifié par le respect qu’inspire le souvenir des temps passés, par l’attachement qu’il est naturel aux hommes d’avoir pour la race de leur maître, ayant pour lui l’ancien état de possession, qui est un droit aux yeux de tous les individus, parce qu’il en est un d’après les lois qui régissent les propriétés particulières, livre plus rarement qu’aucun autre le sort des peuples au funeste hasard des révolutions ; c’est donc celui auquel leurs plus chers intérêts leur commandent de rester soumis. Mais si l’on vient malheureusement à penser que les abus de ce pouvoir l’emportent sur les avantages qu’il peut procurer, on est conduit à regarder la légitimité comme une chimère.

Que faut-il donc pour donner aux peuples la confiance dans le pouvoir légitime, pour conserver à ce pouvoir le respect qui assure sa stabilité ? Il suffit, mais il est indispensable de le constituer de telle manière que tous les motifs de crainte qu’il peut donner soient écartés. Il n’est pas moins de l’intérêt du souverain que de l’intérêt des sujets de le constituer ainsi; car le pouvoir absolu serait aujourd’hui un fardeau aussi pesant pour celui qui l’exercerait que pour ceux sur lesquels il serait exercé.

Avant la révolution, le pouvoir en France était restreint par d’antiques institutions ; il était modifié par l’action des grands corps de la magistrature, du clergé et de la noblesse, qui étaient des élémens nécessaires de son existence, et dont il se servait pour gouverner. Aujourd’hui, ces institutions sont détruites, ces grands moyens de gouvernement sont anéantis. Il faut en trouver d’autres que l’opinion publique ne réprouve pas ; il faut même qu’ils soient tels qu’elle les indique.

Autrefois, l’autorité de la religion pouvait prêter son appui à l’autorité de la puissance souveraine; elle ne le peut plus aujourd’hui que l’indifférence religieuse a pénétré dans toutes les classes et y est devenue générale. La puissance souveraine ne peut donc trouver d’appui que dans l’opinion, et pour cela il faut qu’elle marche d’accord avec cette même opinion.

Elle aura cet appui si les peuples voient que le gouvernement, tout-puissant pour faire leur bonheur, ne peut rien qui y soit contraire. Mais il faut pour cela qu’ils aient la certitude qu’il ne peut y avoir rien d’arbitraire dans sa marche. Il ne suffisait pas qu’ils lui crussent la volonté de faire le bien, car ils pouvaient craindre que cette volonté ne vînt à changer ou qu’il ne se trompât sur les moyens qu’il emploierait. Ce n’est pas assez que la confiance soit fondée sur les vertus et les grandes qualités du souverain, qui comme lui sont périssables; il faut qu’elle soit fondée sur la force des institutions, qui sont permanentes; il faut même plus encore. En vain les institutions seraient-elles de nature à assurer le bonheur des peuples, alors même elles ne leur inspireraient aucune confiance si elles n’établissaient pas la forme de gouvernement que l’opinion générale du siècle fait regarder comme la seule propre à atteindre ce but.

On veut avoir des garanties, on en veut pour le souverain, on en veut pour les sujets. Or, on croirait n’en point avoir :

Si la liberté individuelle n’était pas mise par les lois à l’abri de toute atteinte ;

Si la liberté de la presse n’était point pleinement assurée, et si les lois ne se bornaient pas à en punir les délits[31] ; Si l’ordre judiciaire n’était pas indépendant, et pour cela composé de membres inamovibles[32] ;

Si le pouvoir de juger était réservé, dans de certains cas, aux administrations ou à tout autre corps qu’aux tribunaux ;

Si les ministres n’étaient pas solidairement responsables de l’exercice du pouvoir dont ils sont dépositaires[33] ; S’il pouvait entrer dans les conseils du souverain d’autres personnes que des personnes responsables[34] ; Enfin si la loi n’était pas l’expression d’une volonté formée par une réunion de trois volontés distinctes.

Dans les sociétés anciennes et nombreuses, où l’intelligence s’est développée avec les besoins, et les passions avec l’intelligence, il est nécessaire que les pouvoirs publics acquièrent une force proportionnée, et l’expérience a prouvé qu’on les fortifie en les divisant.

Ces opinions ne sont plus aujourd’hui particulières à un seul pays, elles sont communes à presque tous. Aussi partout on demande des constitutions, partout on sent le besoin d’en établir d’analogues à l’état plus ou moins avancé des sociétés politiques, et partout on en prépare. Le congrès n’a donné Gênes à la Sardaigne, Lucques à l’infante Marie-Louise d’Espagne, il n’a restitué Naples à Ferdinand IV, il ne rend les légations au pape qu’en stipulant pour ces pays l’ordre de choses que leur état actuel a paru requérir ou comporter. Je n’ai vu aucun souverain, aucun ministre qui, effrayé des suites que doit avoir en Espagne le système de gouvernement suivi par Ferdinand VII, ne regrettât amèrement qu’il ait pu remonter sur son trône[35] sans que l’Europe lui eût imposé la condition de donner à ses états des institutions qui fussent en harmonie avec les idées du temps. J’ai même entendu des souverains dont les peuples, encore trop peu avancés dans la civilisation, ne sont pas susceptibles de recevoir les institutions qui la supposent parvenue à un haut degré, s’en affliger comme d’un malheur dont ils souffrent eux-mêmes.

J’ai recueilli ces opinions du milieu des délibérations de l’Europe assemblée. Dans tous les entretiens que j’ai eus avec les souverains et avec leurs ministres, je les en ai trouvés pénétrés. Elles sont exprimées dans toutes les lettres qu’écrivent les ambassadeurs d’Autriche et de Russie à Londres, et dans celles de lord Castlereagh. C’était donc un devoir pour moi de le soumettre à Votre Majesté dans ce rapport. J’ai dû bien moins encore m’en dispenser lorsque les souverains, dans les audiences de congé qu’ils m’ont accordées, m’ont tous recommandé de dire à Votre Majesté qu’ils sont intimement convaincus que la France ne saurait jamais être tranquille si Votre Majesté ne partageait pas ces opinions sans réserve et ne les prenait pas pour règle unique de son gouvernement; qu’il fallait que tout fût oublié en France[36] et le fût sans restriction, que toute exclusion était dangereuse, que l’on n’y pourrait trouver de garantie pour le souverain que quand il y en aurait pour tous les partis, et que ces garanties ne seraient suffisantes qu’autant qu’elles seraient jugées telles par toutes les classes de la société; qu’il me paraît indispensable d’arriver à un système complet et tel que chaque partie en fasse ressortir la sincérité et la rende évidente, qui fasse voir clairement, et dès le commencement, le but auquel tend le gouvernement, qui mette chacun en état d’apprécier sa propre position et qui ne laisse d’incertitude à personne[37]. Ils ont ajouté que, si Votre Majesté paraissait plus qu’aucune autre intéressée au maintien de la tranquillité en France, ils n’y étaient en réalité pas moins intéressés eux-mêmes, puisque la crise où elle se trouve aujourd’hui compromet l’existence de toute l’Europe, et qu’enfin les efforts qu’ils faisaient cette année deviendraient, une fois rentrés dans leurs états, difficiles à renouveler. .

Après avoir lu la déclaration que Votre Majesté a dernièrement adressée à ses sujets, les souverains m’ont encore dit qu’ils avaient remarqué avec regret une phrase où Votre Majesté fait entendre, quoique avec beaucoup de ménagement, qu’elle s’est soumise à accepter leurs secours, d’où l’on conclura peut-être qu’elle aurait pu les refuser et que la paix eût subsisté. Ils craignent que par là Votre Majesté ne se soit donné aux yeux de la France le tort de paraître imposée par eux. Ils pensent que, pour ne point confirmer ses peuples dans une idée si contraire à ses intérêts, il doit avoir peu d’action de sa part et de la part des personnes qui l’entourent. Votre Majesté a beaucoup à faire pour cela, puisque c’est le zèle qu’il faut contenir et même réprimer. Selon leur manière de voir, Votre Majesté doit paraître gémir de ce qui se passe plutôt que d’y coopérer ; elle doit se placer, par elle-même ou par les siens, entre les souverains alliés et ses peuples pour diminuer autant qu’elle le pourra les maux de la guerre et pour tranquilliser les alliés sur la fidélité des places qui se seraient rendues et qui, d’après les arrangemens que je suppose avoir été pris par vos ministres avec le duc de Wellington, auraient été confiées à des personnes de votre choix. Ils croient enfin que, pour ne point paraître exciter la guerre et encore moins la faire elle-même, ni Votre Majesté ni aucun prince de sa famille ne doit se montrer avec les armées alliées. Il n’était jamais arrivé à la politique d’avoir tant de délicatesse[38].

Si une partie quelconque de la France parvenait, à la faveur des événemens qui vont avoir lieu, à se soustraire au joug de Buonaparte, je crois que Votre Majesté ne pourrait mieux faire que de s’y rendre immédiatement, d’y avoir son ministère avec elle, d’y convoquer les chambres et d’y reprendre le gouvernement de son royaume, comme s’il était soumis en entier[39]. Le projet d’une expédition sur Lyon, que je désirais vivement, à cause du résultat essentiel qu’elle aurait sur les provinces du Midi, aurait pu faire exécuter cette idée avec bien de l’avantage.

L’annonce d’un trop grand nombre de commissaires envoyés auprès des armées n’a pas été agréable[40]. Je crois que toutes les démarches de Votre Majesté doivent être faites de concert avec les alliés, presque avec leur attache. Cette déférence doit contribuer à placer clairement dans leur esprit le but de la guerre, qui, je dois le dire, dans les différens cabinets, n’est peut-être pas exactement le même. Car si l’Angleterre veut exclusivement et vivement le retour de Votre Majesté[41], je ne pourrais pas assurer que la Russie ne se permît pas d’autres combinaisons, je ne pourrais pas dire que l’Autriche, qui, je crois, le veut aussi, y portât la même chaleur, et que la Prusse ne mît pas en première ligne des idées d’agrandissement pour elle.

Ne serait-il pas possible qu’au moment où les armées étrangères vont entrer en France, Votre Majesté adressât à ses sujets une seconde déclaration qui ménagerait avec soin l’amour-propre français, qui veut, et avec raison, que rien, pas même ce qu’il désire, ne lui soit imposé par les étrangers? Cette déclaration, s’adressant d’abord à l’opinion que Buonaparte cherche à égarer sur la cause et sur l’objet de la guerre actuelle, pourrait dire que ce n’est point pour l’intérêt de Votre Majesté que les puissances étrangères l’ont entreprise, parce qu’elles savent que la France n’a besoin que d’être soustraite à l’oppression, mais que c’est pour leur propre sûreté ; qu’elles ne l’auraient point faite si elles n’avaient été persuadées que l’Europe serait menacée des plus grands malheurs tant que l’homme qui l’en avait, depuis si longtemps, accablée, serait maître de la France; que la cause de la guerre est donc uniquement le retour de cet homme en France, et son objet principal et immédiat de lui arracher le pouvoir dont il s’est emparé; que pour adoucir les maux de la guerre, pour en prévenir les désastres lorsqu’ils pourront l’être, pour arrêter les dévastations. Votre Majesté, entourée de Français, se place comme intermédiaire entre les souverains étrangers et son peuple, espérant que les égards dont elle peut être l’objet tourneront ainsi à l’avantage de ses états; que c’est la seule position qu’elle veuille prendre pendant la guerre et qu’elle ne veut point que les princes de sa maison y prennent, avec les armées étrangères, aucune part. Passant ensuite aux dispositions intérieures de la France, Votre Majesté ferait connaître qu’elle veut donner toutes les garanties qui seront jugées nécessaires. Comme le choix de ses ministres est l’une des plus grandes qu’elle puisse offrir, elle veut, dès à présent, annoncer un changement de ministère. Elle doit dire que les ministres qu’elle emploie ne sont nommés que provisoirement, parce qu’elle veut se réserver de composer son ministère, en arrivant en France, de manière à ce que la garantie qu’il donnera en soit une pour tous les partis, pour toutes les opinions, pour toutes les inquiétudes.

Enfin il serait bon encore que cette déclaration parlât des domaines nationaux[42], et qu’elle s’exprimât à ce sujet d’une manière plus positive, plus absolue, plus rassurante encore que la charte constitutionnelle, dont les dispositions n’ont pas suffi pour faire cesser les inquiétudes des acquéreurs de ces domaines. Il est aujourd’hui d’autant plus important de les calmer, et de ne plus leur laisser même le moindre prétexte, qu’elles ont arrêté la vente des forêts domaniales, dont le produit va devenir bien plus nécessaire encore qu’il ne l’était, et qu’il faut par conséquent encourager par tous moyens.

Tel est l’esprit dans lequel on croit généralement qu’il serait utile et même nécessaire que Votre Majesté parlât à ses peuples[43]. J’avoue à Votre Majesté que j’en suis moi-même persuadé. Je regarde surtout comme indispensable qu’à l’égard des garanties elle ne laisse rien à désirer. Si, comme j’ose l’espérer, Votre Majesté partage cette opinion, elle jugera sans doute devoir charger quelques-unes des personnes qui jouissent de sa confiance de préparer et de lui soumettre le projet de cette déclaration.

Je viens de rendre à Votre Majesté un compte exact et complet des résultats des négociations qui ont eu lieu pendant la durée du congrès, et de l’impression que les affaires de France ont faite à Vienne. Il ne me reste plus qu’à lui parler des choses de détail et de peu d’importance.

Depuis que j’étais à Vienne, une assez grande quantité de papiers s’était accumulée entre mes mains. La plupart ne sont pas d’un assez grand intérêt pour que je puisse en avoir besoin. Votre Majesté a des copies de tous les autres, de sorte qu’il m’était inutile de les emporter. C’est pourquoi j’en ai brûlé une grande partie et j’ai laissé le reste à Vienne, déposé entre les mains d’une personne sûre.

Je suis heureux de pouvoir terminer un si long travail, que la nature des choses que j’avais à soumettre à Votre Majesté a quelquefois rendu bien pénible pour moi, en lui parlant du zèle et du dévoûment au-dessus de tout éloge, dont ses ambassadeurs et ministres, dans les différentes cours, n’ont cessé de donner des preuves pendant toute la durée du congrès. Leur position difficile d’abord par les mêmes raisons qui m’ont fait trouver tant de contrariétés, l’a été plus tard par suite des événemens funestes qui se sont succédé depuis le commencement de mars. Ils n’ont vu dans ces difficultés même qu’une occasion de plus de montrer l’attachement pour Votre Majesté dont ils sont animés. Plusieurs se trouvent ainsi, et depuis quelque temps, dans de grands embarras pécuniaires. Ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour exister convenablement dans les différens postes que Votre Majesté leur avait confiés. On aura sûrement fait quelque disposition pour adoucir la situation dans laquelle ils se trouvent. Plusieurs éprouvent des besoins très pressans.



  1. Nous détachons de la Correspondance inédite du prince de Talleyrand et du roi Louis XVIII pendant le congrès de Vienne, publiée avec éclaircissemens et notes par M. G. Pallain, qui va paraître à la librairie Plon, le Mémoire si vivant, présenté par M. de Talleyrand au roi pendant qu’il revenait de Gand à Paris. En remettant ce Mémoire, M. de Talleyrand déclarait ne pouvoir rester aux affaires que si le roi en acceptait l’esprit général et les conclusions; c’était donc une démission conditionnelle. Le roi avait paru tenir compte du programme de M. de Talleyrand, qui avait fait sur lui une bien vive impression, puisque sa proclamation du 7 juillet, datée de Cambrai en reproduisait des fragmens presque entiers. Mais, de retour à Paris, et Napoléon en route pour Sainte Hélène, Louis XVIII se laissa ressaisir par d’autres influences, et bien peu de temps après, le 26 septembre 1815, M. de Talleyrand donnait sa démission définitive.
    Ce Mémoire est particulièrement intéressant parce qu’il donne une idée de ce qu’eût pu être à cette époque un ministère Talleyrand.
  2. « A Roye, on tint conseil. M. de Talleyrand fit attacher deux haridelles à sa voiture et se rendit chez Sa Majesté. Son équipage occupait la largeur de la place, à partir de l’auberge du ministre jusqu’à la porte du roi. Il descendit de son char avec un mémoire qu’il nous lut : il examinait le parti qu’on aurait à suivre en arrivant. »
    (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. VI, p. 388.)
  3. Dans son célèbre Mémoire du 23 novembre 1792, M. de Talleyrand, retraçant la politique extérieure qu’il convenait de suivre sous la république, disait :
    « Il ne s’agit plus aujourd’hui, comme nous le conseillaient il y a quelques années des hommes célèbres dans la carrière politique, il ne s’agit plus d’adopter un système qui puisse rendre à la France le rang que son énorme consistance lui assigne dans l’ordre politique et la primatie qui lui est due, sous tous les rapports, parmi les puissances du continent, etc.
    « On sait bien maintenant à quoi se réduisent toutes les grandes idées de rang, de primatie, de prépondérance. On sait ce qu’il faut penser de tout cet échafaudage politique sous lequel la turbulence et la nullité des cabinets de l’Europe se sont débattues si longtemps et avec tant d’appareil aux dépens des intérêts des peuples. On a appris enfin que la véritable primatie, la seule utile et raisonnable, la seule qui convienne à des hommes libres et éclairés, est d’être maître chez soi et de n’avoir jamais la ridicule prétention de l’être chez les autres. On a appris, et un peu tard sans doute, que pour les états comme pour les individus, la richesse réelle consiste non à acquérir ou envahir les domaines d’autrui, mais bien à faire valoir les siens. On a appris que tous les grandissemens de territoire, toutes ces usurpations de la force et de l’adresse auxquelles de longs et illustres préjugés avaient attaché l’idée de rang, de primatie, de consistance publique, de supériorité dans l’ordre des puissances, ne sont que des jeux cruels de la déraison politique, que de faux calculs de pouvoir, dont l’effet réel est d’augmenter les frais et l’embarras de l’administration, et de diminuer le bonheur et la sûreté des gouvernés pour l’intérêt passager ou la vanité de ceux qui gouvernent.
    « Le règne de l’illusion est donc fini pour la France. On ne séduira plus son âge mûr par toutes ces grandes considérations politiques qui avaient, pendant si longtemps et d’une manière si déplorable, égaré et prolongé son enfance. Des circonstances que nulle sagacité humaine ne pouvait prévoir ont amené pour elle un ordre de choses sans exemple dans l’histoire des peuples.
    « Par son courage, sa persévérance et ses lumières, elle s’est ouvert une carrière nouvelle, et après avoir vu le but où elle doit tendre, elle saura s’y placer. »
  4. Voir d’Angeberg, p. 249.
  5. Voir d’Angeberg, les mémorandums de M. de Gagern, de M. de Humboldt, de M. Capo d’Istria, des princes de Hardenberg et de Metternich, qui furent présentés en août 1815. M. de Gagern tend à démontrer dans son Mémoire, qui est d’une extrême violence, que, même après avoir cédé l’Alsace, la France serait encore « l’état le plus puissant, l’état prépondérant sous tous les rapports. »
  6. « Songez bien à ceci : c’est que cette même Europe qui a été amenée à faire la déclaration que je vous ai envoyée est en pleine jalousie de la France... Quand les nouvelles sont mauvaises, ce sentiment se montre. »
    (Talleyrand à Jaucourt, 10 mars 1815.)
  7. « On est encore d’humeur assez guerroyante, mais le roi de Saxe n’inspire d’intérêt qu’à la seule famille des Bourbons, et dans la France entière on ne lèverait pas un soldat pour sa cause. La ligne du Rhin en Belgique, la seule place de Luxembourg, ferait bondir des recrues; mais, croyez-moi, on n’est nullement touché d’une politique désintéressée qui armerait pour l’intégrité de la Saxe et la balance de l’Europe telle qu’elle était en 1792. »
    (Jaucourt à Talleyrand, 9 mai 1814.)
  8. D’après les instructions données aux plénipotentiaires français au congrès de Vienne, les pays vacans se divisaient en deux classes : 1° en pays attribués, par le traité du 30 mai : au roi de Sardaigne, la Savoie, le comté de Nice, une partie de l’état de Gênes; à l’Autriche, l’Illyrie et l’Italie du Pô au Tessin ; à la Hollande, la Belgique et la frontière de la Meuse ; à la Prusse, les pays compris entre la Meuse, la France et le Rhin; 2° en pays dont ledit traité n’avait pas fait d’attribution : le reste de l’état de Gênes, une partie de l’Italie, Lucques, Piombino, les îles Ioniennes, l’ancien grand-duché de Berg, l’Ost-Frise, la Westphalie prussienne, Erfurt et Danzig. ainsi que l’île d’Elbe, dont Napoléon Ier n’était que le souverain viager.
    (Voir d’Angeberg, p. 215 et suiv.)
  9. « Napoléon eut le soir (du 4 avril 1814) un long entretien avec Caulaincourt, qui en emporta une impression ineffaçable… Il s’efforçait de persuader à cet unique auditeur chargé de porter sa parole au monde, et il s’efforçait peut-être de se persuader à lui-même, qu’il n’avait agi que pour la France; il répéta ce mot, qui lui avait déjà échappé une première fois, et le répéta avec une angoisse vraie et profonde : « Ah! laisser la France si petite, après l’avoir reçue si grande! »
    (Henri Martin, Hist. de France, t. IV, p. 93.)
  10. Voici une définition de l’équilibre européen telle qu’elle est donnée dans une des instructions relatives au congrès de Vienne :
    « C’est une combinaison des droits, des intérêts et des puissances entre elles, par lesquelles l’Europe cherche à obtenir : 1° qu’aucune puissance seule, ni aucune réunion de puissances ne puisse parvenir à dominer l’Europe ; 2° que l’état de possession et les droits reconnus d’une puissance ne puissent être atteints au gré d’une autre puissance ou d’une réunion de puissances ; 3° que, pour maintenir l’ordre de choses établi, on ne soit pas dans la nécessité d’un état de guerre imminente ou réelle, mais que la combinaison dont il s’agit assure le repos et la paix de l’Europe en diminuant les chances de succès pour celui qui voudrait la troubler. »
  11. Voir d’Angeberg, p. 540. Lettre de Talleyrand à Metternich.
    « Le rôle des ministres de la France au congrès de Vienne était au fond le plus simple et le plus beau de tous. Tout ce qui regardait la France se trouvant réglé par le traité de Paris, ils n’avaient rien à demander pour eux-mêmes et pouvaient se borner à surveiller la conduite des autres, à défendre les faibles entre les forts, à contenir chaque puissance dans ses justes bornes, et à travailler de bonne foi au rétablissement de l’équilibre politique. Aussi doit-on leur rendre la justice qu’ils se sont généralement conduits d’après ces principes, qu’ils n’ont fait aucune proposition, articulé aucun projet tendant directement ou indirectement au moindre changement dans les stipulations du traité de Paris, à la moindre extension de leurs frontières ou à une prétention quelconque incompatible avec les droits de leurs voisins ou avec la tranquillité générale. En dépit de tous les mensonges qui courent encore le monde aujourd’hui, de tous les plans, de toutes les démarches, de toutes les intrigues que la haine invétérée contre la France a faussement et souvent ridiculement prêtés à ses ministres l’histoire véridique ne pourra pas leur refuser ce témoignage honorable ; et moi, qui ai vu de tout près et qui, mieux que tout autre, pourrais écrire un jour cette partie de l’histoire, je suis le premier à le leur rendre. »
    (Mémoires de Metternich, t. II, p. 480.)
  12. Dans sa lettre à Metternich, M. de Talleyrand rappelait que le partage de la Pologne avait été le « prélude, en partie la cause peut-être, jusqu’à un certain point l’excuse, des bouleversemens auxquels l’Europe a été en proie. »
    Ou n’a pas assez remarqué que M. de Talleyrand était parvenu à faire réprouver le principe du partage de la Pologne par les puissances mêmes qui l’avaient consommé.
    « C’était certes une grande leçon morale que de voir les puissances qui avaient détruit la Pologne s’unir ainsi à celles qui l’avaient laissé détruire pour flétrir cette grande iniquité. »
    (Viel-Castel, Histoire de la restauration, t. II, p. 222.)
  13. « Seul entre tous les souverains, le roi s’est présenté au congrès comme le défenseur des principes. Sa politique, en se dégageant de toutes vues personnelles, a donné à la cause que nous défendons un caractère très noble et que tout le monde commence à apprécier, ce qui, joint à la franchise que nous avons mise dans toutes les communications et qui ne permet plus à personne de douter de la générosité et du désintéressement de la France, éloigne chaque jour et de plus en plus les soupçons d’ambition et de mauvaise foi que l’un avait conservés contre elle. Aussi sommes-nous autant recherchés aujourd’hui que nous étions évités d’abord. »
    (Lettre de Talleyrand au marquis de Bonnay,18 novembre 1814.)
  14. Voir d’Angeborg, Instructions pour le prince de Talleyrand au congrès de Vienne (septembre 1814).
  15. Ces paroles de Talleyrand font penser au mot de Mme de Staël sur les cent-jours : « Si Nap iléon triomphe, c’en est fait de la liberté ; s’il succombe devant l’Europe, c’en est fait de l’indépendance nationale. »
  16. « M. de Talleyrand avait fait à Vienne une grande chose. Par le traité d’alliance qu’il avait conclu, le 3 janvier 1815, entre la France, l’Angleterre et l’Autriche, il avait mis fin à la coalition formée contre nous en 1813 et coupé l’Europe en deux au profit de la France; mais l’événement du 20 mars avait détruit son œuvre; la coalition européenne s’était reformée contre Napoléon et contre la France, qui se faisait ou se laissait faire l’instrument de Napoléon. »
    (Mémoires de Guizot, t. I, p. 100.)
    Malheureusement, tandis que M. de Talleyrand, par l’habileté de ses négociations à Vienne, obtenait ces résultats, les maladresses du gouvernement de la restauration à l’intérieur précipitaient la crise qui devait détruire son œuvre. Aussi M. de Jaucourt lui écrivait le 24 novembre 1814 :
    « Si tout ce que vous ne faites pas allait aussi bien que ce que vous faites, ce serait merveille... Pour moi, que le zèle de la maison du Seigneur dévore, je désire que vous pensiez beaucoup à notre état ministériel, financier et constitutionnel, à établir à tout prix un ministère. Portez votre pensée pénétrante et judicieuse sur l’avenir… Sans vous, nos affaires iraient mal. »
  17. « Une des idées favorites de M. de Talleyrand, et qui a toujours paru saine et raisonnable, c’est que la politique française devait tendre à tirer la Pologne d’un joug étranger et à en faire une barrière à la Russie, comme un contrepoids à l’Autriche. Il y poussait toujours, de tout le pouvoir de ses conseils. Je l’ai souvent entendu dire que toute la question du repos de l’Europe était en Pologne... »
    (Mémoires de Mme de Rémusat, t. III. p. 53).
  18. Ici se trahit la casuistique de l’ancien évêque d’Autun Une neutralité violée cesse d’être réelle; il faut reconnaître qu’après avoir tiré au congrès de Vienne, de ce qu’il appelait les principes, tout ce qui pouvait être profitable à la France et agréable au roi Louis XVIII, M. de Talleyrand était tout disposé à en faire bon marché, quand l’intérêt de la cause qu’il soutenait semblait le réclamer.
  19. On ne peut s’empêcher de reconnaître la justesse des vues exprimées par M. de Talleyrand sur la liberté des transports ; en bien des circonstances, on sent qu’il prévoit le développement extraordinaire que les communications plus faciles devaient donner à toutes les industries. Il faut se rappeler, d’ailleurs, que son premier comme son dernier acte diplomatique a été de chercher à nouer des rapports de commerce avec l’Angleterre.
  20. On lit dans le Moniteur universel du 27 juillet 1815, sur les résultats du congrès de Vienne :
    « De combien de maux eût préservé l’Europe, et nous aurait préservés nous-mêmes, une confédération sincère et solide, pareille à celle que nous voyons aujourd’hui ! Mais ce n’est point aux auteurs du mal d’accuser ceux qui en ont été les victimes… Ainsi s’écroula cet antique édifice de ce que Voltaire a si bien appelé la république européenne, devant une puissance nouvelle qui, tantôt dans l’intérêt de ses maximes toutes neuves, tantôt dans l’intérêt d’un seul homme et d’une dynastie usurpatrice, voulait que tout changeât autour d’elle, que tout se modifiât devant elle, que tout participât à sa nouveauté si effrayante. Il était donc aujourd’hui question de le reconstruire : tel fut l’ouvrage du congrès. Adoptons l’idée lumineuse et juste de l’auteur du Siècle de Louis XIV, et sans partager les idées honorables du grand Sully et du bon abbé de Saint-Pierre, considérons un moment l’Europe dans son ensemble et dans le système général de ses rapports fondamentaux, comme une société, comme une famille, comme une république de princes et de peuples. De ce point de vue nous apercevons, au milieu du conflit plus apparent que réel de tant d’intérêts qui semblent se croiser et se combattre, quelque principe fixe et incontestable, propre à résoudre plus d’un problème politique. »
  21. « La société d’amateurs qui doit jouer devant les souverains, sur un théâtre particulier, ne prépare que des pièces de Racine et de Molière. Cette prérogative de la langue française est naturellement un scandale aux yeux de quelques Allemands, qui voudraient qu’on traitât les affaires du congrès en allemand. »
    (Moniteur universel du 30 juin 1814, correspondance de Vienne.)
  22. « On ne voit bien, vous avez mille fois raison, que ce qu’on voit dans son ensemble, et il y a peut-être autant de force d’esprit à se placer à une juste perspective, à distance du mouvement et des agitations, quand on se trouve au milieu, qu’à s’en rapprocher et les bien juger quand on en est éloigné, »
    (Jaucourt à Talleyrand, 4 février 1815.)
  23. Cinquante-trois sénateurs avaient été exclus par Louis XVIII, et parmi eux Cambacérès, Chaptal, Curée, le cardinal Fesch, Fouché, François de Neufchâteau, Garat, Grégoire, Lambrecht, Roger-Ducos, Rœderer, Sieyès...
  24. Furent éliminés de l’Institut: Cambacérès, Carnet, Guyton de Morveau, Monge Merlin de Douai, Sieyès. Lakanal, Grégoire, David, Rœderer, Garat, le cardinal Maury ; ils furent remplacés par Mgr de Bausset, évêque d’Alais, MM. de Bonald, de Lally-Tollendal, les ducs de Richelieu et de Lévis, le comte de Choiseul-Gouffier, Ferrand, Letronne, Raoul-Rochette, Quatremère de Quincy.
    Le 28 février 1815, Jaucourt mandait à Talleyrand :
    « Le chancelier aussi aime vivement le roi, et sa simarre lui représente la monarchie. Hier, j’ai eu au conseil un mot avec lui et avec M. Ferrand. Ce dernier disant: « Pourquoi ce mot Institut, né depuis vingt-cinq ans, un mot de création révolutionnaire? » et M. Dambray disant que si l’on rendait des jetons, ils se jetteraient dessus pour se les arracher: — « Vous dites un grand mot, un mot admirable, utile, sage, conservateur. »
    Le 4 mars, le roi élimine les voteurs de l’Institut, conserve le nom d’Institut, réunit les Académies de peinture, etc., etc., en supprimant la quatrième classe, rend le nom d’Académie aux trois classes, à leur rang ancien, et nomme au remplacement.
  25. Le 21 novembre 1814, l’abbé de Montesquiou avait présenté un projet de loi qui tendait à ramener les attributions de la cour de cassation à celles du conseil des parties de 1789. La cour suprême serait devenue comme une section du conseil du roi. Le chancelier de France aurait présidé non-seulement la cour de cassation, mais encore chacune de ses sections séparément. La chambre des requêtes aurait été dispensée de motiver ses arrêts. L’ordre du service de la cour aurait pu être modifie par le roi sans l’intervention du pouvoir législatif.
    On annonçait l’intention de mettre à la retraite les membres de la cour dont les services, pour quelque cause que ce fût, seraient jugés n’être plus nécessaires.
    MM. de Flaugergues et Dumolard se firent à la chambre des députés les interprètes de l’opinion publique, fortement émue d’un tel projet. Le projet ne passa qu’avec des modifications si profondes, que le gouvernement ne crut pas devoir le porter à la chambre des pairs.
    Mais une ordonnance du 27 février 1815 procéda par épuration. On élimina l’illustre procureur-général Merlin de Douai, qui avait voté la mort de Louis XVI, et le premier président Muraire. Celui-ci fut remplacé par M. de Sèze, l’ancien défenseur de Louis XVI.
  26. « Si la brochure de Méhée (Dénonciation au roi des actes et procédés par lesquels les ministres de sa majesté ont violé la constitution) fait du mal, la réfutation contenue dans le Journal des Débats d’hier 29 en fera bien davantage. Veuillez lire ce numéro, et vous aurez peine à croire que l’on puisse à ce point exciter les haines.
    On parle, on prêche sans cesse l’oubli du passé, la concorde, la paix, l’union de tous les Français, et chaque jour on allume les flambeaux de la discorde, on provoque la guerre civile, et l’on s’efforce de classer les Français en amis et ennemis. »
    (D’Hauterive à Talleyrand, 30 septembre 1814.)
  27. Au milieu d’éloges pour Monsieur et le duc d’Angoulême, Beugnot dit (23 octobre 1814) à Talleyrand:
    « M. le duc de Barry a perdu dans l’opinion de la ville et de l’armée. Ce prince s’est montré dans ces derniers temps sévère et quelquefois dur. Ce doit être un système chez lui, car de sa nature il n’est que bourru, et, comme tous les bourrus, excellent par le cœur. »
    « On ne peut pas se dissimuler que le nom de M. de Blacas a beaucoup été prononcé, à tort ou à raison, dans les derniers événemens. C’est ce que M. de Richelieu m’a dit pour le dedans et ce que je puis vous dire pour le dehors. Faites le plus que vous pourrez pour que les actions du roi n’aient pas l’air d’être sous son influence. Tenez pour certain que l’opinion de cette influence suffit pour le faire regarder avec des préventions défavorables. Des personnes qui sont restées autour du roi, vous seul y êtes resté tout entier, et par conséquent vous seul pouvez lui être vraiment utile. »
    (Talleyrand à Jaucourt, 9 avril 1815.)
    « Le décri est tel contre M. de Blacas, que le roi est le seul auquel on n’en parle pas; mais le duc de Grammont, et toute la maison Charles de Damas, et tous les commandans militaires, le duc de Raguse qui est au moment de se retirer, le conseil, Lally, Chateaubriand, Beurnonville... ne veulent pas se mêler d’affaires avec lui, et déclarent que la nation française a pour lui une disposition analogue à celle des Espagnols pour le prince de la Paix... »
    « Monsieur m’a dit : « On ne peut rien laisser qui accorde ce principe extravagant de la souveraineté du peuple. »
    (Jaucourt à Talleyrand, 28 avril 1815.)
  28. «Une mauvaise ordonnance sur la Légion d’honneur, dont le chancelier est M. de Bruges; une mauvaise ordonnance sur l’université, dont je vous ai parlé, voilà ce qui est fait; ce qui ne se fait pas, c’est une direction commune, une sincérité consciencieuse, une marche ferme et suivie... Demain dimanche, le roi recevra M. de Sèze; il n’a pas voulu recevoir après le chancelier de la Légion d’honneur. Ses mains royales se plaisent à tenir le cordon bleu; cela est bien simple ; ses mains françaises toucheraient le cœur de trente-sept mille légionnaires s’il avait jeté au cou de M. de Bruges le grand cordon de la Légion, et encore mieux si cela avait été à un autre cou. »
    (Jaucourt à Talleyrand, 18 février 1814.)
    C’est le même M. de Bruges qui avait été proposé pour la préfecture de police. Louis XVIII avait répondu : « Oh ! non, il n’est pas assez frotté de Paris. »
  29. Napoléon recevant Lanjuinais, président de la chambre des représentans, lui demanda s’il était bonapartiste ou bourboniste. — Je suis patriotiste, répondit Lanjuinais. La cause de la révolution est aujourd’hui la vôtre. Aux conditions de la monarchie constitutionnelle, je vous soutiendrai franchement.
  30. C’est ici qu’on peut voir les deux légitimités : l’une, celle de Louis XIV, que, par un anachronisme singulier et par une méconnaissance fatale des idées modernes, l’entourage de Louis XVIII voulait ressusciter ; l’autre, celle de M. de Talleyrand et des royalistes constitutionnels, dont on peut retrouver les doctrines politiques dans le nouveau projet d’acte constitutionnel présenté au sénat par le prince de Bénévent, le 6 avril 1814, qui garantissait les principales conquêtes de la révolution, la liberté de la presse, la liberté des cultes, etc., et appelait librement au trône, par l’article 2, Louis-Stanislas-Xavier comme roi des Français. Il ne s’agissait alors ni de droit divin ni de charte octroyée.
  31. Louis XVIII reconnaissait parfois les services rendus par la presse.
    « Voici un mot du roi; il demandait un journal intitulé le Nain jaune, quand M. le duc d’Angoulême lui a dit : « Mais est-ce que Votre Majesté lit le Nain jaune ? On dit que c’est un mauvais journal. — D’abord, a dit le roi, il m’amuse, et puis il me dit ce que vous ne me diriez pas. » Nous attendons votre retour pour faire de même, et mieux encore, car on ne lui dit pas grand’chose. »
    (Jaucourt à Talleyrand, 21 janvier 1815.)
  32. « On a parlé de retenir sur les traitemens des juges et membres en général de la judicature, pour faciliter des retraites et donner plus de liberté pour mieux remplacer. L’abbé (de Montesquieu) s’est réveillé pour trouver cela mesquin et peu convenable. Louis, pour qui tout est chiffre, l’approuvait. Cela a été repoussé cependant, et en effet il y avait parcimonie et inconvenance. »
    (Jaucourt à Talleyrand, septembre 1814.)
    « M. le chancelier, qui fait de si jolies phrases à la tête de son ordonnance sur la cour de cassation, et qui traite la justice comme le zéphyr et la déesse aux doigts de rose… »
    (Jaucourt à Talleyrand, 18 février 1815.)
    « En accordant en principe l’inamovibilité des magistrats, le roi s’était réservé de donner ou de refuser l’investiture à ceux qui étaient actuellement en fonctions, et de réviser de la sorte le personnel entier de la magistrature. En conséquence, les magistrats de tous les degrés attendaient avec anxiété qu’on prononçât sur leur sort, et ils demeuraient dans un état de dépendance qui pouvait être funeste pour les justiciables, et en particulier pour ceux qui possédaient des biens nationaux.
    « Les chambres, avant de se séparer, avaient demandé qu’il fût mis fin à cet état d’incertitude, et, en janvier 1815, le gouvernement avait commencé par la cour suprême l’épuration tant redoutée. »
    (Thiers, Histoire du consulat et de l’empire, t. XIX, p. 9.)
  33. « La dernière séance de dimanche matin a été assez curieuse. Le duc de Dalmatie est d’une vivacité sur la prérogative royale qui rappelle l’existence éphémère, mais les longues méditations de Nicolas Ier. M. Ferrand, qui, en sa qualité d’ancien parlementaire, a ses réserves, qui, en sa qualité de janséniste, en a bien d’autres, et en sa qualité de dévot en a encore bien davantage, nous a tiré une opinion qui ne commençait pas mal, justifiant par l’intention et la même volonté quelques démarches peu réfléchies des ministres, et particulièrement avouant un peu de faiblesse de Dupont, mais faisant un éloge de lui qui a fort déconcerté M. le maréchal. De là il s’est jeté dans les jésuites et nous a donné de sa plus verte jeunesse, et puis il a entrepris la question de la vente des biens du clergé à outrance. Nous avons fini par rire du meilleur accord du monde ; et lui-même, le pauvre homme, qui n’écrivait que pour l’acquit de sa conscience, n’a rien ajouté à sa belle opinion. Le chancelier a lu ensuite de sa prose. Tout cela n’est pas bon ; cela même, à vrai dire, ressemble aux consultations de médecins et surtout en ce point que l’on ménage beaucoup l’avis de celui de la maison ; mais enfin on mûrit des idées, on marche vers ce besoin mal reconnu encore de donner un système, une action commune au gouvernement, d’avoir une pensée qui dirige ensuite l’administration dans chaque ministère vers un même but. Si nous nous hâtons, si nous finissons par entendre la situation d’un ministère dans un gouvernement représentatif, nous pourrons gagner assez de temps pour vous donner celui d’arriver. Mais, en vérité, nous sommes assez mal, et il faut aller mieux pour ne pas aller tout à fait en perte. Votre congrès nous donnera de la force. Le roi et vous, nous soutenez ; mais je serais fort d’avis que le roi, à votre retour, vous laissât nommer un ministère et fit maison nette de celui qu’il a à présent. Nous l’aimons, nous le servons de cœur ; mais l’opinion ne lui reste qu’à condition de nous couvrir de blâme et de pitié. Je ne sais si l’on vous parle dans ce sens-là ; mais vienne le retour des chambres, et je vous rappellerai la lettre du 25 janvier.
    « Tout ce que vous me dites, mon cher prince, sur la nécessité d’un cabinet des ministres, est bien vrai, bien juste, bien urgent, mais bien impossible. Je ne sais pas ce que votre retour heureux ou honorable, votre supériorité et votre volonté ferme d’établir la marche du ministère à l’instar de celle d’Angleterre, pourront produire ; mais, en ce moment, ce qu’il faut vouloir, c’est, au lieu de cette union plâtrée qui donne une apparence de bonne intelligence, une franche opposition qui laisse à la critique le mérite de forcer chacun à s’observer et à mieux faire. La responsabilité des ministres se fera par un mouvement tumultueux des chambres, des pétitions, des dénonciations, et nullement par une bonne loi, que l’on n’aura pas le courage de proposer dans le ministère, ni la sagesse de faire dans les chambres. »
    (Jaucourt à Talleyrand, 21 février 1815.)
    « Voici, au reste, un travail du chancelier ; c’est un règlement pour les séances du comité : composition du conseil. On s’assemble une fois et plus, en cas de besoin ; on porte au comité les affaires intéressant les ministères ou la chose en général. Aucun projet devant passer au conseil d’en haut n’y est porté sans au préalable être discuté au comité. Les ministres se communiquent franchement leurs observations, etc. Les délibérations lient les ministres et sont secrètes, etc.. etc. »
    (Jaucourt à Talleyrand, 1er février 1815.)
    « Le chancelier croit avoir tout fait avec son règlement ; il est comme maître Jacques et réussit aussi bien à mettre tout le monde d’accord. »
    (Id., 4 février 1815.)
  34. « Gand, 6 mars 1814.
    « Mon prince,
    « M. le comte de Noailles vous dira combien votre présence est nécessaire ici. Elle l’est au point qu’avant l’arrivée de M. de Noailles, j’étais au moment de vous envoyer un courrier. Je n’entrerai dans aucun détail. Vous saurez par le voyageur toutes nos misères. Je vous dirai seulement, mon prince, que j’ai remis hier une note qu’on m’avait demandée. Dans cette note je propose deux choses : de mettre M. le duc d’Orléans à la tête de l’armée, et vous, mon prince, à la tête d’un ministère solidaire. Le ministère serait choisi par vous entre les hommes éclatans qui présentent un nom à l’Europe et des garanties à toutes les opinions; une douzaine d’articles contiennent les développemens de ce projet. Je sais ce qu’il y a à dire contre la nomination d’un chef principal ou d’un généralissime des armées; mais aux grands maux les grands remèdes, et nous ne sommes plus au temps des demi-partis; nous sauvons une couronne, et cela mérite la peine de bien jouer. Quant à la seconde base du projet, elle est trop naturelle pour n’être pas adoptée. Mais si vous ne vous hâtez d’arriver pour déterminer les choix et commander les mesures, il est à craindre qu’on ne fasse encore quelque chose d’incomplet. Venez donc vite, mon prince, et croyez que je suis avec reconnaissance, dévoûment et respect, de Votre Altesse,
    « Le très humble et très obéissant serviteur,
    « Le vicomte de CHATEAUBRIAND. »
    « J’ai eu l’honneur de vous écrire précédemment que le roi m’avait appelé à son conseil et qu’il m’avait chargé de lui faire des rapports sur l’intérieur. J’aurais d’après cela quelque droit à ce ministère; mais, mon prince, mes prétentions sont subordonnées aux intérêts du roi et de la patrie, ainsi qu’à vos vues et à vos projets. »
    Les princes assistaient aux réunions des ministres.
    Dans une lettre datée du 4 janvier, Jaucourt, rendant compte d’un conseil des ministres au sujet du renvoi de M. de Casaflores, ajoute :
    « On a beaucoup délibéré : Monsieur a ouvert des avis modérés; M. le duc de Berry toujours cheval échappé; M. le duc d’Augoulême judicieux. »
  35. On peut juger de l’état de l’Espagne par ce que Jaucourt écrivait à Vienne, le 7 décembre 1814 :
    « Le général Alava a été mis en liberté : il la doit à la crainte d’une émeute. Des arrestations nombreuses se succèdent ; des familles entières sont conduites à l’inquisition ; les libéraux sont toujours poursuivis. Le plus grand mérite ne garantit de rien. »
  36. «Je suis amené, en vous parlant du Journal de l’Europe, à vous entretenir de nouveau de celui de Gand. Il déplaît généralement. Souvent il est injurieux, ce qui est au moins inutile et ordinairement nuisible. Vous devriez bien dire au rédacteur qu’il faut qu’il ait la force de ne jamais se montrer réacteur, et, pour cela il faut plus de force qu’on ne pense. »
    (De Vienne, Talleyrand à Jaucourt, 17 mai 1815.)
  37.  » L’abbé avait été se coucher et avait seulement dit dans la soirée : « On me force d’ôter un excellent préfet de Rennes. Celui que j’y remettrai ne le vaudra pas. Mais quoi! ou suppose que je ne veux pas prendre une seule mesure pour arrêter les agitations en Bretagne? Il a fallu céder. » Il est vrai de dire que l’abbé a tout à fait changé de système, qu’il regrette d’avoir déplacé des préfets, qu’il déclare que les nouveaux sont loin de valoir les anciens, qu’il défend actuellement, jusqu’à en être tout à fait mal avec les princes, les hommes en place, et que, loin de se prêter à ce prétendu système de restauration, c’est-à-dire de changement, il est tout entier à la constitution, à la permanence, et même dans l’opinion que le statu quo de la classe du tiers, des nouveaux nobles, des gens exercés au travail dans l’activité des places, et, pour le dire en un mot, de la France, doit être irrévocablement maintenu. »
    (Jaucourt à Talleyrand, janvier 1815.)
    « Monsieur le comte, je reçois votre Journal universel (imprimé à Gand), n° 3 et 4. Je vous prie de faire observer aux personnes qui le rédigent que tous les articles doivent être écrits avec beaucoup plus d’art et de réflexion, soit quant au fond des choses, soit quant aux expressions. Cette remarque aujourd’hui tombe sur le mot nationaliser, dont le sens est un peu durement fixé. L’empereur de Russie, à qui vous devez désirer de plaire, se sert continuellement de cette expression, soit dans sa conversation, soit dans les actes qui émanent de lui, et hier ce qui l’entourait s’est montré choqué de la manière dont on cherchait à flétrir une des expressions dont il fait le plus d’usage. Un journal fait auprès du roi doit être écrit avec bien plus de précaution que les meilleurs journaux que l’on pourrait faire à Paris. Dites bien aux rédacteurs que, dans la position des choses, le talent est le tact. Dans le n° 2, par exemple, on aura remarqué en France : La nature, la politique, la justice conseillaient, commandaient peut-être des actes de rigueur. Cette phrase aura inquiété à Paris, tandis que tous les actes doivent avoir pour objet de rassurer tout le monde. On ne peut pas trop employer de moyens pour rassurer, parce qu’il faut rassurer de mauvaises consciences, et il y en a terriblement en France. Les bonnes viendront toujours. Dites à Lally de mettre toute son indignation en indulgence. La première prête plus à l’éloquence, mais la seconde davantage à l’esprit, et comme il a de tout à sa disposition, il ne faut que le lui faire remarquer.
    M. de Blacas a bien tort quand il donne pour excuse à des lettres qui ont déplu, qu’elles sont dans les mêmes formes que celles écrites d’Hartwell. Il nous revient de partout qu’il ne sait pas qu’en toutes choses il faut éviter les formes de l’émigration. Tout ce qui la rappelle plaît à quelques gens inutiles et nuit beaucoup vis-à-vis de tout ce qui vaut quelque chose au dehors et au dedans. »
    (Talleyrand à Jaucourt, 6 mai 1815.)
  38. Metternich écrivait à M. de Talleyrand, le 24 juin 1815 :
    « Restez fidèle à votre idée ; faites aller le roi en France, dans le Midi, dans le Nord, dans l’Ouest, où vous voudrez, pourvu qu’il soit chez lui, entouré de Français, loin des baïonnettes étrangères et des secours de l’étranger. Il suffit de suivre le système de Bonaparte pour se convaincre que la grande arme dont il veut se servir est celle de l’émigration. Le roi cessera d’être émigré le jour où il sera chez lui au milieu des siens. Il faut que le roi gouverne et que les armées royales opèrent loin des armées alliées. Dès que le roi aura formé un noyau à l’intérieur, nous dirigerons vers lui tout ce qui déserte à nos armes. »
    (Mémoires de Metternich, t. II, p. 520.)
  39. « Le rôle du roi eût été superbe, s’il fût resté à Paris… Le roi avait annoncé cette résolution ; elle a changé deux fois ; c’est un grand malheur. Je ne croirai jamais que la ville de Paris l’eût laissé périr par les mains de cet homme (Bonaparte), ni que les troupes eussent tiré sur nous. Enfin, c’est fait ; il faut par tout moyen refaire un noyau, gagner un commandant de place et avoir le pied sur le sol sacré. Car si le roi arrive derrière les troupes étrangères, il donnera bien beau jeu à toutes les mesures des jacobins et de Bonaparte, qui marchent d’accord aujourd’hui. Il nous semble que dans ce moment les écrits et les proclamations seraient de peu d’effet, qu’il faut être en France, avoir battu un corps d’armée de Bonaparte. A mesure alors que les armées avanceront, les commandans français attachés aux corps d’armée ordonneront la réunion des conseils généraux du département ; ceux-ci désigneraient un ou plusieurs d’entre eux pour faire les fonctions de commandant, d’ordonnateur, présidant aux réquisitions, aux vivres des armées… faire des proclamations, etc. Nous avons ici déjà d’André, d’Anglès, et pour manier la plume, nous avons MM. de Lally, Chateaubriand ; celui-là veut que sa première phrase lui soit payée du titre de ministre du roi ; Lacretelle jeune, Bertin de Vaux. Vous voyez que nous ferons feu de la plume. »
    (De Gand, Jaucourt à Talleyrand, 4 avril 1815.)
  40. « M. Vincent, et à son défaut M. Pozzo, reçoivent l’ordre de faire des remarques contre la nomination des commissaires royaux à nos armées. »
    (Lettre de Metternich à Talleyrand, 24 juin 1815.)
  41. Le 25 avril 1815, l’ambassadeur de Sa Majesté britannique remettait la note ci-jointe à M. de Jaucourt :
    « Le soussigné, à l’occasion de l’échange qui doit être fait, au nom de sa cour, des ratifications du traité conclu le 25 mars dernier, est chargé de déclarer par la présente note que le huitième article dudit traité, par lequel Sa Majesté très-chrétienne est invitée à y accéder, sous certaines conditions, doit être considéré comme exigeant des hautes parties contractantes, d’après un principe de sécurité mutuelle, un effort commun contre la puissance de Napoléon Bonaparte, conformément à l’article 3 du traité, mais ne doit pas être regardé comme imposant à Sa Majesté britannique l’obligation de poursuivre la guerre dans le dessein de faire recevoir à la France aucune forme particulière de gouvernement. Quelque désir qu’éprouve M. le prince régent de voir Sa Majesté très chrétienne rétablie sur le trône, il se croit tenu de faire cette déclaration. L’ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté britannique a reçu ordre de sa cour d’en donner confidentiellement connaissance aux ministres de Sa Majesté très chrétienne.
    « Le soussigné ne saurait trop insister sur ce que cette démarche, bien loin de provenir d’un sentiment peu favorable à la cause dont elle considère que la paix de l’Europe doit dépendre, est la suite de l’intime conviction de son souverain que la nation britannique, ayant offert tous ses moyens spontanément à l’appui des intérêts de Sa Majesté très chrétienne, son engagement positif à cet égard donnerait lieu aux différends préjudiciables qui se trouveraient embarrasser les démarches du gouvernement pour l’avancement de cet objet.
    « Charles STUART. »
  42. On se rappelle que c’est sur la proposition de M. de Talleyrand, alors évêque d’Autun, que les biens ecclésiastiques furent déclarés bien nationaux, le 2 novembre 1789. On procéda à la vente de ces biens; c’est sur eux que reposèrent les assignats.
    « Ce qui est plus sérieux, c’est que deux curés ont refusé les sacremens à deux mourans acquéreurs de biens d’émigrés ; l’un s’y est refusé : vous savez où il ira ; l’autre y a consenti, mais tellement à la dernière extrémité, que le curé a pris l’assistance à témoin de sa restitution et a laissé échapper l’âme du mourant sans le moindre arrangement pour sa route. »
    (Jaucourt ’à Talleyrand, 11 février 1815.)
    « Le maréchal (Soult), Beugnot et moi sommes restés jusqu’à une heure à l’issue du dîner. J’ai attaqué le maréchal en ces termes : « Puisque le hasard place ensemble quatre ministres qui seraient déshonorés si le roi cessait de régner par la charte, il paraît que l’occasion est belle pour parler de l’état de l’opinion. » Le maréchal a été forcé de répondre, mais si déconcerté, qu’il nous a naturellement conté qu’il avait déclaré à un général Travaut, galant homme, bon officier, qu’il ne l’emploierait que quand il aurait rendu les biens d’émigrés qu’il avait acquis. Le pauvre général Travaut en a pour deux cent cinquante mille francs, qui sont sa fortune entière... Arrivez, croyez-moi. Je vous promets le maréchal comme un chien barbet. C’est un homme que vous subjuguerez, qui se croit supérieur à son patron, qui ne sait comment sortir du conseil de famille par lequel il est arrivé, qui craint l’abbé et le hait, qui a peu d’espoir, point de vues, qui cède aux obstacles et heurte les difficultés, un orateur de réunion militaire, vain, grossier, et adroit, et souple, et, suivant l’ancien adage, animal capax, rapax omnium beneficiorum. »
    (Id., 11 février 1815.)
    Dès le 18 octobre 1814, on écrivait de Paris à M. de Talleyrand :
    « Une question qui agite toujours beaucoup les esprits, c’est celle des biens nationaux. La législation sur cet objet paraît assez fixée, mais l’opinion ne l’est point. De là les espérances exagérées des uns, les craintes chimériques des autres. Il y a six jours, l’on a mis en vente à l’enchère trois maisons d’émigrés, rue Vivienne. J’y ai assisté; il n’y a pas eu un sol d’offre. Ce sont les plus belles maisons de la rue. Pendant les criées, il circulait dans la salle que l’ancien propriétaire demandait quatre-vingt mille francs pour les patrimonialiser. Le fait est vrai. Je l’ai vérifié. »
  43. Voir au Moniteur universel du 7 juillet 1815 la proclamation de Louis XVIII, datée de Cambrai et contresignée par M. de Talleyrand, qui en avait été le principal rédacteur. On y retrouve des phrases entières de ce Mémoire.