Rapport de 1990 sur les rectifications orthographiques/5

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6 décembre 1990 Documents administratifs 5.
imparfait et plus-que-parfait, et dans quelques cas d’homographie comme jeûne, mûr et sûr.
Passons aux autres dispositions qui intéressent l’accentuation. Et d’abord le tréma.
Une source de difficultés sera tarie en prenant pour règle de placer le tréma sur la voyelle qui doit être prononcée dans des mots comme aiguë, ambiguë et ambiguïté, et en étendant son usage aux mots où une suite -gue- ou -geu- conduit à des prononciations défectueuses, tels que argüer et gageüre.
Les règles auxquelles répond l’usage des accents grave et aigu sur la lettre e seront appliquées plus systématiquement. Cela conduira à munir d’un accent des mots où il avait été omis, comme asséner, réfréner, à modifier l’accent d’un certain nombre de mots qui ont échappé à la régularisation entreprise par l’Académie dans le passé, comme allègrement ou évènement, à aligner sur le type semer les futurs et conditionnels des verbes du type céder : on écrira donc je cèderai, j’allègerai et je considèrerais ; enfin dans les tournures comme aimè-je, puissè-je, on utilisera désormais l’accent grave.
Dans la [1] verbes en -eler et -eter, dont seule une minorité ne prête pas à hésitations et à contradictions, on généralisera l’e accent grave pour noter le son « e ouvert » du radical : on les conjuguera donc tous sur le modèle de peler et d’acheter, en faisant seulement exception pour appeler, jeter, et leurs dérivés. Leurs dérivés en -ment suivront la même orthographe : amoncèlement, cliquètement, etc.
En ce qui regarde le participe passé des verbes pronominaux, pour lesquels l’application de la règle actuelle est souvent dite malaisée, et l’est effectivement parfois, il est apparu aux experts que ces emplois ne peuvent être disjoints des emplois non pronominaux, et qu’une intervention sur tous les participes impliquerait des modifications trop importantes et nuisibles à la langue. Il n’est donc fait qu’une rectification : on généralisera l’invariabilité du participe passé de laisser dans le cas où il est suivi d’un infinitif, dont l’accord est pour le moins incertain dans l’usage, en l’alignant sur celui de faire, qui reste invariable dans cette position.
On écrira donc dans tous les cas : elle s’est laissé mourir sans accorder le participe (comme dans elle s’est fait maigrir), et de même elle s’est laissé séduire (comme elle s’est fait féliciter), je les ai laissé partir (comme je les ai fait partir).
Mais, de manière générale, on s’en tiendra à la règle qui permet d’écrire correctement, selon l’exemple fameux : « Que d’hommes se sont craints (avec un s), déplu (sans s) détestés (avec s), nui (sans s), haïs (avec s), succédé (sans s). » Car ce n’est presque plus là matière d’orthographe, mais déjà de syntaxe. Tous ces accords sont commandés par le sens, donc peuvent être clairement expliqués. Il s’agit d’apprendre à se poser une question : et c’est un fort bon exercice pour la pensée.
Au chapitre enfin des anomalies, les propositions formulées par l’Académie en 1975 seront reprises et seront appliquées. On régularisera aussi quelques autres séries brèves. Il faudra écrire à l’avenir charriot avec deux r, cuisseau avec e, a, u, combattif avec deux t, persifflage avec deux f, quincailler (au lieu de quincaillier), greloter avec un seul t, corole avec un seul l, douçâtre (au lieu de douceatre [2]), etc.
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Telles sont nos conclusions. Ella [3] ne visent pas à un bouleversement de la langue, ce qui serait fâcheux et tout à fait contre-productif ; mais elles en éliminent les principales difficultés qui sont sans justification, et normalisent la plupart des anomalies. Que d’autres difficultés subsistent, cela n’est pas douteux. Mais une langue simple ou simplifiée à l’extrême est une langue pauvre. La nôtre, Dieu merci, est riche, et constamment enrichie ; et sa richesse se reflète dans son orthographe.
Nous attendons bien que certains nous reprochent d’être allés trop loin, et d’autres pas assez. Ce sera la preuve que nous avons travaillé dans la sagesse, l’amour de la langue, et le souci de la transmettre le mieux possible aux générations nouvelles.
Cela dit, quel que soit le mode de promulgation de nos propositions, elles n’iront pas sans poser maintes questions au public.
En temps ordinaire, l’Académie reçoit chaque semaine et même chaque jour des demandes, par courrier ou téléphone, concernant notamment l’orthographe. Dès que les aménagements proposés seront connus, ce sera un déluge. Aussi conviendrait-il de prévoir un service — oh ! ultra-léger et provisoire — pour répondre rapidement aux interrogations venant non seulement de France mais d’ailleurs. Car il y aura certainement une période de flottement, et ce ne peut être à mon sens, un décret qui répertorie, avec certitude et exhaustivement, les quelques milliers de mots qui vont subir modification — trois à quatre mille en vérité — sur les cinquante mille environ qui sont dans l’usage courant.
Et c’est là que je présente mon vœu, ratifié par l’Académie française.
Nous souhaitons vivement que soit établi dans les meilleurs délais, et à la diligence de votre Délégation générale, un lexique orthographique de la langue française, mettant en application les rectifications et ajustements proposés.
De la sorte, les instituteurs et professeurs, élèves, imprimeurs et correcteurs, les éditeurs de dictionnaires, et généralement tous les usagers du langage pourront disposer d’un outil de référence certain, publié avec l’aval de l’État.
Ce serait la manière la plus sûre de faire entrer dans l’usage les aménagements dont vous nous avez confié l’étude.
Après quoi, Monsieur le Premier ministre, la langue étant chose vivante, il faudra recommencer le travail, dans trente ans, sinon même avant.
Maurice Druon
Secrétaire perpétuel
de l’Académie française

Suppléments :

  1. Note du Wiki-éditeur : le texte original contient une coquille oubliée « la » au lieu de « les ».
  2. Note du Wiki-éditeur : cette graphie « douceatre », sans accent circonflexe, est une erreur — on lit d’ailleurs plus bas, à la quinzième page, « douçâtre (au lieu de douceâtre) ».
  3. Note du Wiki-éditeur : le texte original contient une coquille oubliée « Ella » au lieu de « Elles ».