Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Artus-Bertrand (tome III et IVp. 93-119).

CHAPITRE XXXVII.


Peu de jours après cette rencontre les papiers-nouvelles annoncèrent au public que madame Charlotte Palmer, femme de M. Thomas Palmer, écuyer, était heureusement délivrée d’un fils : très-intéressant article pour la bonne grand’mère Jennings, qui le savait déjà puisqu’elle avait assisté à la naissance du petit héritier, mais qui n’en eut pas moins de plaisir à le lire sur les papiers.

Cet évènement qui la rendait heureuse au suprême degré, produisit quelque changement dans l’emploi de son temps, et dans la vie de ses jeunes amies. Elle voulait être autant que possible auprès de la nouvelle maman et de ce cher petit nouveau-né, qu’elle aimait déjà à la folie ; elle y allait chaque matin dès qu’elle était habillée, et ne rentrait chez elle que très-tard dans la soirée. Elle pria sa fille aînée, lady Middleton, d’inviter mesdemoiselles Dashwood à passer de leur côté toute leur journée chez elle à Conduit-Street. Elles auraient bien préféré rester au moins la matinée dans la maison de madame Jennings ; mais elles n’osèrent pas le demander, ni se refuser à l’invitation polie de lady Middleton. Elles passèrent donc leur temps avec cette dame et les demoiselles Stéeles, qui ne leur plaisaient ni à l’une ni à l’autre, et qui ne sentaient pas non plus le prix de leur société. Lady Middleton se conduisait avec une extrême politesse qui n’était même que des complimens sans fin et des cérémonies très-ennuyeuses ; mais dans le fond elle ne les aimait pas du tout. D’abord elles ne gâtaient ni ne louaient les enfans ; puis elles aimaient la lecture, que lady Middleton ne regardait que comme une chose qui fait perdre du temps. Aussi trouvait-elle Elinor trop instruite, trop raisonnable, quoiqu’elle n’affichât jamais l’instruction, et qu’elle ne fît point parade de sa raison. Comme elle passait pour être à-la-fois bonne, spirituelle et bien élevée, lady Middleton croyait qu’elle était la seule dont on pût vanter le bon ton et la bonne éducation. Elle trouvait Maria capricieuse et satyrique, sans trop savoir peut-être ce que signifiaient ces deux mots. Mais enfin comme elles étaient en visite chez sa mère qui les lui avait recommandées, elle les accablait d’honnêtetés et d’attentions, au grand désespoir des deux Stéeles, qui croyaient que c’était autant qu’on leur ôtait, et qu’elles seules avaient droit à l’amitié de leur cousine lady Middleton. La présence de mesdemoiselles Dashwood les gênait. Lady Middleton était honteuse de ne rien faire devant elles, et Lucy de faire trop. Celle-ci s’était fort bien aperçue que ses flatteries continuelles leur faisaient pitié, et n’osait pas s’y livrer sans la moindre retenue, comme à son ordinaire, en leur présence. Mademoiselle Anna était celle qui en souffrait le moins. Il n’aurait même tenu qu’à mesdemoiselles Dashwood de la captiver entièrement. Elles n’auraient eu pour cela qu’à lui confier en détail toute l’histoire de Willoughby et de Maria, dont elle était fort curieuse, et la plaisanter sur M. Donavar, le médecin de la maison, qu’on faisait venir au moindre petit mal des enfans, et sur qui la grosse Anna avait fondé toutes ses prétentions ; c’était alors l’éternel sujet des railleries de sir Georges. Docteur, disait-il, quand Donavar entrait, tâtez, je vous prie, le pouls de mademoiselle Anna, vous allez le trouver bien ému ; voyez comme son teint s’anime ! elle a beaucoup de fièvre, j’en suis sûr ; et votre pouls, docteur, n’est pas beaucoup plus tranquille. Alors Anna baissait ses petits yeux, d’un air enfantin et modeste, puis les relevait tous pétillans sur le docteur. En général, elle n’était jamais plus contente que lorsque sir Georges commençait de parler de lui. Il y a trois jours que le docteur n’est venu, Anna, lui disait-il ; vous allez en maigrir : faites, pleurer Williams ou Sélina, la maman l’enverra bientôt chercher. Il ne demandera pas mieux que d’avoir un prétexte de vous rendre ses hommages, etc. etc. Elle avalait tout cela avec délice, et ne doutait pas d’avoir fait cette conquête.

Elinor qui souffrait de la voir tourner en ridicule, n’y ajoutait rien ; tandis que la grosse Anna à qui ce silence déplaisait, était tout près de la croire jalouse de sa conquête du docteur Donavar. Quand sir Georges dînait dehors, ce qui arrivait assez souvent, la pauvre Anna passait toute la journée, sans entendre d’autres plaisanteries sur le docteur que celles qu’elle se faisait à elle-même.

Ces petites jalousies, ces petits mécontentemens étaient si ignorés de madame Jennings, qu’elle croyait que ces quatre jeunes filles se délectaient d’être ensemble ; et tous les soirs en revenant, elle félicitait ses jeunes amies d’avoir encore échappé ce jour-là à la société de la vieille grand-mère. Elle les rejoignait quelquefois chez sir Georges, où elle venait donner à sa fille aînée des nouvelles de l’accouchée, que l’indifférente lady écoutait à peine ; mais n’importe madame Jennings allait son train. Elle attribuait le rétablissement de Charlotte à ses soins, et donnait sur la mère et sur l’enfant des détails minutieux, qui n’intéressaient que la curiosité d’Anna. Heureuse de faire entrer là son cher docteur, qui était aussi celui des Palmer, celle-ci racontait à son tour ce qu’il lui avait dit à ce sujet. Ne vous a-t-il pas dit aussi, s’écriait madame Jennings, comme mon petit-fils est bien venu, qu’il est gras et beau comme un petit ange, qu’il ressemble à Charlotte et à Palmer. Mais une seule chose m’afflige, c’est que son père, qui est bon cependant, assure que tous les enfans de cet âge sont de même, et ne veut pas convenir que le sien soit le plus bel enfant du monde ; sans vous déplaire, Mary, vos enfans sont très-bien, mais ils n’en approchent pas.

— Il est impossible, dit Lucy en caressant la petite, que qui que ce soit au monde l’emporte en beauté sur Sélina.

Lady Middleton un peu consolée, lui accorda toutes ses bonnes grâces et lui fit un joli présent dans la soirée ; de manière que Lucy trouva que le métier de flatteuse était bon et facile.

La liaison qui s’était établie entre les maisons Middleton et Dashwood occasionnait de fréquentes rencontres. Un jour qu’Elinor et Maria étaient en visite chez leur belle-sœur, il y vint une dame du haut rang, qui ne connaissant point les particularités de cette famille, ne mit pas en doute qu’ils ne logeassent tous ensemble. Deux jours après, cette dame donnant un concert, envoya chez madame John Dashwood des cartes d’invitation pour elle et pour ses belles-sœurs. Madame John n’y vit d’abord que le désagrément de leur envoyer sa voiture et l’ennui de les y accompagner ; lady Middleton n’y étant pas invitée, elles ne pouvaient y aller seules. Fanny se promit bien de dire à tout le monde que ses belles-sœurs ne logeaient pas chez elle. Maria par l’habitude de faire le jour ce qu’elle avait fait la veille-même et par l’indifférence qu’elle mettait à faire une chose plutôt qu’une autre, avait été amenée par degré à reprendre le genre de vie de Londres et à sortir tous les soirs, sans attendre ni désirer le moindre amusement, et souvent sans savoir jusqu’au dernier moment où elle allait. Sa toilette l’occupait si peu, que si sa sœur n’y avait pas pensé pour elle, elle serait restée dans sa robe du matin. Mais quand, après un ennui qu’elle supportait à peine, elle était enfin parée, commençait un autre supplice ; c’était l’inventaire que faisait Anna Stéeles de toutes les pièces de son ajustement l’une après l’autre. Rien n’échappait à son insatiable curiosité et à sa minutieuse observation. Elle voyait tout, elle touchait tout, elle voulait savoir le prix de tout, elle calculait le nombre des robes de Maria, et combien le blanchissage devait lui coûter par semaine, et à combien sa toilette devait lui revenir par an. Maria en était excédée ; mais ce qui lui déplaisait plus encore était le compliment qui suivait toujours cet examen. « Eh bien, miss Maria, vous voilà très-bien mise et très-belle encore, quoiqu’on en dise : Consolez-vous, c’est moi qui vous le promets, vous allez faire encore bien des conquêtes ; et tous les jeunes gens ne seront peut-être pas légers et perfides. Mademoiselle Elinor est très-bien aussi. À présent que vous avez si fort maigri, on ne dirait pas qu’elle est l’aînée ; et elle aura bien sa part d’adorateurs ».

Avec de tels encouragemens elles attendaient ce soir-là le carosse de leur frère. Comme elles étaient prêtes, elles y entrèrent sur-le-champ au grand désespoir de Fanny qui avait espéré qu’elles ne le seraient pas encore et qu’elle pourrait rejeter le retard sur ses belles-sœurs.

Les évènemens de cette soirée ne furent pas remarquables. Le concert d’amateurs, était, comme ils le sont d’ordinaire extrêmement médiocre, quoique, dans leur propre estime et dans celle de la dame qui les avait rassemblés, ce fussent les premiers talens d’Angleterre. Au reste, à Maria près qui était très-forte sur le piano, mais qui ne faisait nulle attention à la musique, le reste de l’assemblée était peu en état d’en juger. On était là plutôt pour voir et se faire voir, que pour écouter. Aussi Elinor qui n’était point musicienne et n’y avait nulle prétention, ne se fit pas scrupule de détourner ses yeux de l’amphithéâtre de musique pour regarder d’autres objets. Dans le nombre des femmes elle en remarqua une à l’excès de sa parure, d’ailleurs très-peu jolie, mais grande et bien faite, et entourée de tous les élégans, parmi lesquels elle eut bientôt reconnu Robert Ferrars à son costume exagéré et à sa lorgnette avec laquelle il regardait toutes les femmes, avec une fatuité insupportable. Bientôt son tour vint d’être regardée ; et Robert lui-même s’avança avec nonchalance, et s’assit à côté d’elle. Bonjour, ma vieille connaissance, lui dit-il d’un ton léger.

— Monsieur, vous vous méprenez sans doute, lui dit Elinor, surprise de ce ton ; je n’ai pas du tout l’honneur de vous connaître.

— Allons donc, vous plaisantez ; n’avons-nous pas passé une heure ensemble chez Grays, l’autre matin ? Je vous reconnus à l’instant l’autre soir chez votre frère, qui je crois est le mien aussi : ainsi vous voyez que nous sommes intimes. D’ailleurs, dit-il, en souriant d’un air qu’il croyait bien fin, je suis aussi le frère d’Edward ; et l’on assure que vous ne le haïssez pas du tout, et qu’il est encore plus que moi votre ancienne connaissance.

— Monsieur, je ne hais personne, et nullement Edward Ferrars que j’aime et que j’estime depuis long-temps.

— Eh bien, d’honneur ! c’est très naïf, dit Robert en éclatant de rire. Vous me prenez pour confident ! Je suis peu accoutumé à ce rôle, mais je m’y ferai, et en ami, je veux vous donner un conseil ; c’est de ne plus penser à Edward : sa mère a d’autres vues. D’ailleurs il est impossible, absolument impossible que vous le trouviez aimable.

— Monsieur, dit Elinor avec fermeté, sans avoir sur lui aucune prétention qui puisse contrarier les vues de madame Ferrars, je trouve son fils aîné très-aimable ; et il me le paraît plus encore, depuis que je le compare à d’autres.

— Ah bien, par exemple ! c’est très-plaisant ce que vous dites-là. On ne s’attendait pas à ce qu’Edward gagnât à être comparé à d’autres. Allons, convenez donc qu’il est impossible d’être plus gauche, plus maussade, mis avec moins de goût. Il faudrait une étrange prévention pour nier cela.

— J’ai cette prétention, monsieur, et malgré votre éloge fraternel, je persiste à la croire très-bien fondée.

— Allons, allons, vous plaisantez, je vois cela. Puis-je vous offrir une pastille, mademoiselle Dashwood, dit-il, en ouvrant une petite bonbonnière d’écaille blonde à étoiles d’or ? À propos n’avez-vous pas envie de voir la boîte à cure-dents que je commandais l’autre jour ? Délicieuse ! parole d’honneur, elle a réussi à ravir. Grays est unique pour saisir mes idées… Mais pardon, madame Willoughby m’appelle.

— Madame Willoughby ! s’écria Elinor, où donc est-elle ?

— Là ; cette femme si bien mise. Personne à Londres ne se met comme elle. J’excepte cependant cette charmante toque que je vis l’autre soir sur la tête de je ne sais qui. Vous y étiez je crois ? d’honneur ! Cette coiffure m’a tourné la tête. Comment se nomme la jeune personne ?

— Mademoiselle Lucy Stéeles, une nièce de M. Pratt chez lequel votre frère a demeuré.

— Ah Dieu ! M. Pratt. Ah ! je vous en conjure, mademoiselle, si vous ne voulez pas que je meure de vapeurs, ne me parlez pas de M. Pratt ! c’est grâce à lui qu’Edward est si complètement maussade. Je l’ai dit souvent à madame Ferrars : ne vous en prenez qu’à vous, ma mère, si votre fils aîné est à peine présentable dans le beau monde ; si vous l’aviez envoyé comme moi à Westminster au lieu de le remettre aux soins de M. Pratt, vous voyez ce qu’il serait. Elle est convaincue de son erreur ; mais c’est trop tard ; le pli est pris.

Elinor ne répondit rien ; elle n’aurait pas voulu qu’Edward ressemblât à son frère, mais son séjour chez l’oncle de Lucy Stéeles ne lui était guère plus agréable.

Enfin l’élégant Robert la quitta et lui fit plaisir ; elle était sur les épines en pensant que Maria pourrait voir madame Willoughby ou seulement entendre son nom, et que Willoughby peut-être était lui-même dans le salon ; cependant elle ne l’avait point aperçu. Elle regarda encore ; il n’y était pas ; et Maria émue par la musique, plus rêveuse, plus mélancolique encore qu’à l’ordinaire, n’avait rien vu, rien entendu. Elinor aurait voulu la prévenir, mais elle n’était pas à côté d’elle. Heureusement que Fanny qui n’aimait pas la musique, et qui s’ennuyait, avait demandé ses chevaux de bonne heure, et elle se retira avec ses belles-sœurs avant la fin du concert, et sans que Maria se fût doutée que madame Willoughby y était. Elles laissèrent à leur porte M. et madame Dashwood, et retournèrent chez madame Jennings qui les attendait.

Le soir même M. John Dashwood eut avec sa femme un entretien aigre-doux qui avait pour objet mesdemoiselles Dashwood. Pendant le concert, qui ne l’amusait pas plus qu’elle, il avait eu le temps de réfléchir ; et une idée l’avait frappée. La maîtresse de la maison, lady Dennison avait supposé que ses sœurs demeuraient chez lui : il était donc convenable qu’elles y fussent, et il manquait aux devoirs d’un frère, en laissant ses sœurs loger et manger chez des étrangers. L’opinion avait un grand pouvoir sur lui ; d’un autre côté sa conscience lui reprochait si souvent de n’avoir point tenu la promesse faite à son père, qu’il crut devoir l’appaiser, en les prenant quelques temps chez lui. La dépense serait peu de chose ; Elinor était petite mangeuse, et Maria, si languissante. À peine furent-ils rentrés qu’il en fit la proposition à sa femme, qui en frémit de tout son corps, et tâcha de parer le coup. — Je ne demanderais pas mieux, mon cher John ; vous savez combien j’aime tout ce qui tient à vous. Mais voyez dans ce moment-ci, je craindrais d’offenser beaucoup lady Middleton chez qui elles passent toutes leurs journées ; il serait tout-à-fait malhonnête de la priver de leur compagnie. J’en suis très-fâchée ; car vous voyez combien j’aime à être avec vos sœurs, mon cher John, à les produire dans le monde, à leur prêter ma voiture…

— Oui, oui, je vous rends justice, chère Fanny ; mais dans cette occasion, je ne sens pas la force de votre objection. Elles ne demeurent point chez lady Middleton ; et sous aucun rapport, elle ne peut être fâchée qu’elles viennent passer quelques jours chez leur belle-sœur. Vous voyez que tout le monde pense que cela doit être ainsi.

— Oui, oui lady Dennison qui ne sait ce qu’elle dit. Enfin, mon cher, vous avez toujours raison ; et je crois comme vous que cela conviendrait ; mais malheureusement j’ai invité mesdemoiselles Stéeles à passer quelque temps avec nous. Ce sont de bonnes filles, très-complaisantes, point gênantes, dont on fait tout ce qu’on veut, et c’est une attention que je leur devais, mon frère Edward ayant été élevé chez leur oncle Pratt, ainsi que je l’ai appris l’autre jour. Nous pouvons avoir vos sœurs quand nous voudrons, soit à Norland, soit un autre hiver à Londres. Peut-être mesdemoiselles Stéeles n’y reviendront plus. Enfin je les ai déjà invitées ; et plus elles sont dépendantes et sans fortune, plus on leur doit d’égards. Vous qui avez tant de délicatesse et de générosité, mon cher John, vous sentez cela mieux que personne, j’en suis sûre ; je le suis aussi qu’elles vous amuseront beaucoup plus que vos sœurs ; elles sont gaies et très-gentilles. Ma mère est passionnée de Lucy, et c’est aussi la favorite de notre cher petit Henri.

Que répondre à de tels argumens ? M. Dashwood fut convaincu ; il convint de la nécessité d’avoir les demoiselles Stéeles ; et sa conscience s’appaisa par le souvenir du beau dîner qu’il avait donné au colonel Brandon, et par l’espoir que l’année suivante Elinor serait madame Brandon, aurait une bonne maison à Londres, et que Maria vivrait avec elle. Fanny tout à-la-fois contente d’être échappée au malheur d’avoir ses belles-sœurs, et fière de l’esprit qu’elle y avait mis, écrivit le matin suivant un billet à Lucy qu’elle antidata de deux jours, et où elle la priait ainsi que mademoiselle Anna de lui faire le plaisir de venir passer quelques jours chez elle, aussitôt que lady Middleton voudrait les lui céder. On comprend combien Lucy fut heureuse. Aller demeurer chez la sœur d’Edward, qui en l’invitant semblait travailler pour elle ! on peut cette fois pardonner à Lucy de se livrer à l’espoir. Une occasion journalière de voir Edward, de gagner l’amitié de sa famille, lui parut une chose si essentielle, qu’il ne fallait pas différer. Après avoir fait sentir à sa sœur l’avantage qui pouvait en résulter, elle la fit consentir d’autant plus facilement à quitter les Middleton, que le docteur Donavar était aussi le médecin des Dashwood, et de plus lié particulièrement avec John. L’espoir de le voir plus souvent la consola de n’avoir plus à entendre les railleries de sir Georges. Elles se préparèrent donc à y aller dès le lendemain. Lady Middleton en prit son parti avec l’indifférence qu’elle mettait à tout ce qui ne la regardait pas directement.

On comprend qu’à peine Elinor fut arrivée, que Lucy lui montra en triomphe le pressant billet de Fanny ; et pour la première fois elle partagea l’espérance de Lucy. Une telle preuve de bonté, une prévenance si marquée avec de jeunes personnes que Fanny connaissait aussi peu, elle qui, à l’ordinaire était si peu obligeante, témoignaient que l’on avait du moins beaucoup de bonne volonté et de bienveillance, qui avec le temps et l’adresse de Lucy pourraient mener à quelque chose de plus. Comme Elinor ignorait le projet que son frère avait eu de les inviter, il ne lui vint pas dans l’idée que mesdemoiselles Stéeles eussent servi de prétexte à Fanny pour ne pas les recevoir. Elles y allèrent donc dès le lendemain, et furent reçues de manière à laisser tout croire de l’effet de cette préférence. Fanny avait fait sentir à son mari qu’il était très-dangereux de rapprocher Elinor d’Edward dans un moment où on traitait de son mariage, au lieu que les petites Stéeles, qu’il connaissait à peine, étaient à tout égard sans danger pour lui. Quant à elle-même elle en faisait deux complaisantes assidues qui lui faisaient ses chiffons, servaient le thé, arrangeaient le feu, ramassaient son mouchoir, amusaient son enfant ; elle trouvait toutes ces attentions serviles très-agréables et très commodes. Sir Georges qui les allait voir quelquefois, ne parlait que de l’amitié de madame John Dashwood pour ses petites cousines. Elle était plus enchantée d’elles, et surtout de Lucy qu’elle ne l’avait jamais été de toute autre jeune personne ; elle ne les appelait plus que sa chère Lucy, sa chère Anna, leur avait fait présent à chacune d’un petit porte-feuille d’aiguilles, et disait qu’elle ne savait comment elle ferait pour se séparer de ses aimables et chères amies.