Raison et Sensibilité/Texte entier

Raison et Sensibilité
Sense and Sensibility
1811
Trad : 1815
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RAISON


ET


SENSIBILITÉ.








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DE L’IMPRIMERIE DE D’HAUTEL,
rue de la Harpe, n°. 80.
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RAISON


ET


SENSIBILITÉ,


OU


LES DEUX MANIÈRES D’AIMER.


traduit librement de l’anglais,


PAR


Mme  ISABELLE DE MONTOLIEU.




TOME PREMIER.



À PARIS,


CHEZ ARTHUS-BERTRAND, LIBRAIRE,
RUE HAUTEFEUILLE, n°. 23.

1815.

RAISON

ET

SENSIBILITÉ.

CHAPITRE PREMIER.

La famille des Dashwood était depuis long-temps établie dans le comté de Sussex. Leurs domaines étaient étendus, et leur résidence habituelle était à Norland-Park, au centre de leurs propriétés, où plusieurs générations avaient vécu avec honneur, aimées et respectées de leurs vassaux et de leurs voisins.

Le dernier possesseur de ces biens, était un vieux célibataire, qui pendant long-temps avait vécu avec une sœur chargée de diriger l’économie de sa maison, en même temps qu’elle était sa fidèle compagne. Elle mourut dix ans avant lui, et pour réparer cette perte, il invita un neveu, qui devait hériter de ses terres, à venir vivre auprès de lui avec toute sa famille. Ce neveu, M. Henri Dashwood était marié, et il avait des enfans. Le bon vieillard trouva dans leur société un bonheur qui lui était inconnu, et son attachement pour eux tous s’augmenta chaque jour. Monsieur et madame Henri Dashwood soignèrent sa vieillesse bien moins par intérêt que par bonté de cœur, et la gaîté des enfans, et leurs douces caresses animèrent le soir de sa vie et la prolongèrent.

M. Henri Dashwood avait un fils d’un premier mariage et trois filles de sa seconde femme. Son fils John était en possession d’une belle fortune provenant de sa mère, qui avait été très-riche. Économe par caractère, il ne fit aucune folle dépense, et se maria de bonne heure à miss Fanny Ferrars, jeune personne riche aussi, qui ajouta encore à sa fortune. La succession de la terre de Norland ne lui était donc pas aussi nécessaire qu’à ses trois sœurs qui n’avaient pas les mêmes espérances ; leur mère n’avait rien du tout à leur laisser, et leur père ne pouvait disposer que de sept mille livres sterling. Tout le reste de sa fortune devait revenir après lui à son fils, attendu qu’il n’avait eu pendant sa vie que la jouissance de la moitié du bien de sa première femme.

Le vieux oncle mourut ; son testament fut ouvert, et comme il arrive presque toujours, il fit beaucoup de mécontens. M. Henri Dashwood devait naturellement s’attendre à être le seul héritier, et l’était en effet, mais de manière à détruire pour lui la valeur de cet héritage, auquel il n’attachait de prix que pour faire un sort à sa femme et à ses trois filles, son fils étant déjà si avantageusement pourvu du côté de la fortune. Mais à sa grande surprise son oncle, qui paraissait aussi les aimer tendrement, avait cependant substitué tous ses biens à ce fils et à son enfant âgé de trois ou quatre ans ; tellement que M. Henri Dashwood n’avait plus le pouvoir d’en aliéner la moindre partie pour faire un sort à sa femme et à ses filles. Pendant les dernières années de la vie du vieillard, M. John Dashwood et sa femme avaient eu soin de lui faire beaucoup de visites, et d’amener avec eux leur petit garçon, qui caressait le vieux oncle, l’appelait bon grand papa, jouait autour de lui, l’amusait de son petit babil, et même de ses sottises enfantines, et qui finit par lui faire oublier toutes les attentions que ses nièces lui avaient prodiguées pendant des années. Il leur laissait cependant à chacune mille pièces, comme une marque d’amitié ; mais c’était tout ce qu’elles avaient à prétendre de son héritage.

M. Henri Dashwood fut d’abord consterné de ces dispositions ; il se consola cependant, en pensant que quoiqu’il fût déjà grand-père, il pouvait raisonnablement espérer de vivre encore bien des années, et de faire d’assez fortes économies sur ses grands revenus pour laisser après lui une somme considérable. Mais sur quoi peut compter l’homme mortel ! M. Dashwood ne survécut que quelques mois à son oncle, et de cette fortune si long-temps attendue, il ne resta à sa femme et à ses trois filles que dix mille pièces, y compris le legs des trois mille. Aussitôt que M. Henri Dashwood se sentit en danger, il fit venir son fils, et lui recommanda sa belle mère et ses trois sœurs, avec toute la force de la tendresse paternelle.

M. John Dashwood n’avait pas la sensibilité de son père et de toute sa famille ; cependant ému par la solennité du moment et par les tendres supplications du meilleur des pères, il lui promit de faire tout ce qui dépendrait de lui pour le bonheur des êtres si chers à son cœur. Les derniers instans du mourant furent adoucis par cette assurance ; il expira doucement dans les bras de sa femme et de ses filles, au désespoir de sa perte, et son fils, assis à quelques pas plus loin, réfléchissait à sa promesse, et à ce qu’il pouvait et devait faire pour la remplir. Dans le fond il était alors très-bien disposé pour cela. Quoiqu’il fût naturellement froid et très-égoïste, il jouissait cependant d’une bonne réputation ; il était respecté comme un jeune homme qui avait des mœurs, qui s’était toujours conduit avec sagesse et prudence, et qui remplissait exactement les devoirs de fils, de père, de mari et ceux de société. S’il avait eu une compagne plus aimable, il aurait joui de plus d’estime encore, et l’aurait mieux mérité. Il s’était marié fort jeune ; et passionnément amoureux de sa femme, elle avait pris sur lui beaucoup d’empire. Un esprit très-étroit, des nerfs très-irritables, un cœur qui n’aimait qu’elle-même et son enfant, parce qu’il était à elle et qu’il lui ressemblait : voilà en deux mots le portrait de madame John Dashwood.

Allons, dit M. John Dashwood en lui-même à la suite de ses réflexions, il faut tenir ce que j’ai promis à mon père mourant, il faut faire à mes sœurs un présent qui les dédommage de leur perte et qui augmente leur bien-être. Si je leur donnais mille pièces à chacune ; il me semble que ce serait fort honnête, et je ne puis pas faire moins ; ma fortune s’augmente à présent par la mort de mon père de quatre mille livres sterling par année des biens de mon vieux oncle, sans parler de la moitié du bien de ma mère dont mon père jouissait. Tout cela ajouté à mes revenus actuels, me met en état d’être généreux avec mes sœurs… Oui, oui, je leur donnerai trois mille guinées, et je crois que c’est assez beau et qu’on parlera dans le monde de ma libéralité. Trois mille pièces ajoutées aux trois mille qu’elles ont eues de leur bon oncle et aux sept mille dont leur mère jouit, les mettront complètement à leur aise. Quatre femmes ne peuvent pas dépenser beaucoup, et trois mille pièces c’est une belle somme ; elles pourront faire des épargnes considérables. Allons, j’en suis bien aise ; je l’ai promis à mon père mourant, et j’y suis résolu. Il pensa de même tout le jour, et même plusieurs jours consécutivement sans qu’il s’en repentît ; il ne leur en parla pas encore dans le premier moment de leur douleur, mais il en prit l’engagement avec lui-même.

Les funérailles ne furent pas plutôt achevées, que madame John Dashwood, sans en avertir sa belle-mère, arriva à Norland-Park, avec son fils et tous leurs domestiques. Personne ne pouvait lui disputer le droit d’y venir, puisque du moment du décès de leur père, cette terre leur appartenait ; mais le peu de délicatesse de ce procédé aurait été senti même par une femme ordinaire, et madame Dashwood la mère, avec une sensibilité romanesque, un sens parfait des convenances, ne pouvait qu’être très-blessée de cette négligence. Madame John Dashwood n’avait jamais cherché à se faire aimer de la famille de son mari (à l’exception cependant du vieux oncle) mais jusqu’alors ne vivant pas avec eux, elle avait eu peu d’occasion de leur prouver combien ils devaient peu compter sur des attentions consolantes de sa part.

Madame Dashwood fut si aigrie de cette conduite peu amicale, et désirait si vivement de le faire sentir à sa belle-fille, qu’à l’arrivée de cette dernière, elle aurait quitté pour toujours la maison, si sa fille aînée ne lui avait fait observer qu’il ne fallait pas se brouiller avec leur frère. Elle céda à ses prières, à ses représentations et, pour l’amour de ses trois filles, consentit à rester pour le moment à Norland-Park.

Elinor sa fille aînée, dont les avis étaient presque toujours suivis, possédait une force d’esprit, une raison éclairée, un jugement prompt et sûr, qui la rendaient très capable d’être à dix neuf ans le conseil de sa mère, et lui assuraient le droit de contredire quelquefois, pour leur avantage à toutes, une vivacité d’esprit et d’imagination, qui chez madame Dashwood ressemblait souvent à l’imprudence ; mais Elinor n’abusait pas de cet empire. Elle avait un cœur excellent, elle était douce, affectionnée, ses sentimens étaient très-vifs, mais elle savait les gouverner ; c’est une science bien utile aux femmes, que sa mère n’avait jamais apprise, et qu’une de ses sœurs, celle qui la suivait immédiatement, avait résolu de ne jamais pratiquer.

Pour l’intelligence, l’esprit et les talens, Maria ne le cédait en rien à Elinor ; mais sa sensibilité toujours en mouvement, n’était jamais réprimée par la raison. Elle s’abandonnait sans mesure et sans retenue à toutes ses impressions ; ses chagrins, ses joies étaient toujours extrêmes ; elle était d’ailleurs aimable, généreuse, intéressante sous tous les rapports, et même par la chaleur de son cœur. Elle avait toutes les vertus, excepté la prudence. Sa ressemblance avec sa mère était frappante ; aussi était-elle sa favorite décidée.

Elinor voyait avec peine l’excès de la sensibilité de sa sœur, tandis que leur mère en était enchantée, et l’excitait au lieu de la réprimer. Elles s’encouragèrent l’une l’autre dans leur affliction, la renouvelaient volontairement, et sans cesse, par toutes les réflexions qui pouvaient l’augmenter, et n’admettaient aucune espèce de consolation, pas même dans l’avenir. Elinor était tout aussi profondément affligée, mais elle s’efforçait de surmonter sa douleur, et d’être utile à tout ce qui l’entourait. Elle prit sur elle de mettre chaque chose en règle avec son frère pour recevoir sa belle-sœur à son arrivée, et lui aider dans son établissement. Par cette sage conduite, elle parvint à relever un peu l’esprit abattu de sa mère, et à lui donner au moins le désir de l’imiter.

Sa sœur cadette, la jeune Emma, n’était encore qu’une enfant ; mais à douze ans elle promettait déjà d’être dans quelques années aussi belle et aussi aimable que ses sœurs.


CHAPITRE II.

Madame John Dashwood fut donc installée par elle-même dame et maîtresse de Norland-Park, et sa belle-mère et ses belles-sœurs réduites à n’y paraître plus que comme étrangères et presque par grâce. Elles étaient traitées par madame Dashwood avec une froide civilité, et par leur frère avec autant de tendresse qu’il pouvait en témoigner à d’autres qu’à lui-même, à sa femme et à son enfant. Il les pressa, et même avec assez de vivacité, de regarder Norland comme leur demeure. Madame Dashwood n’ayant encore aucun autre endroit où elle pût se fixer, accepta son invitation jusqu’à ce qu’elle eût trouvé une maison à louer dans le voisinage : rester dans un lieu où tout lui retraçait et son bonheur passé, et la perte qu’elle avait faite, était exactement ce qui lui plaisait et lui convenait le mieux. Dans le temps du plaisir, personne n’avait plus de cette franche gaîté, de cet enjouement qui rejette toute sensation pénible, personne ne possédait à un plus haut degré cette confiance dans le bonheur, cet espoir dans sa durée, qui est déjà le bonheur lui-même ; mais dans le chagrin elle repoussait de même toute idée de consolation, et s’y livrait en entier avec une sorte de volupté.

M. John Dashwood fit part à sa femme de son projet de faire présent à chacune de ses sœurs de mille guinées, et comme on peut le penser, elle fut loin de l’approuver : trois mille pièces ôtées de la fortune de son cher petit garçon, n’étaient pas une bagatelle ! Elle regardait comme inconcevable que le tendre père d’un enfant aussi charmant, pût seulement en avoir la pensée ; elle le supplia d’y réfléchir encore. N’était-ce pas faire un tort irréparable à son fils unique ! sa conscience lui permettait-elle de le priver d’une telle somme ! et quel droit avaient mesdemoiselles Dashwood, qui n’étaient que ses demi-sœurs, (ce qu’elle regardait à peine comme une parenté), sur cet excès de générosité ? Il était reçu dans le monde, qu’aucune affection ne pouvait être supposée entre des enfans de deux lits différens. Leur père avait déjà fait grand tort à son fils en se remariant et en ayant trois filles, auxquelles il avait injustement donné tout ce dont il pouvait disposer ; et vous voulez, dit-elle, encore ruiner votre pauvre petit Henri, en donnant à vos demi-sœurs tout son argent. Tout cela fut dit avec ce ton de conviction et de tendresse maternelle, qui ne manquait jamais son effet sur le faible John. Cette fois cependant il ne céda pas d’abord. – C’était (lui disait-il) la dernière requête de mon père expirant, que je prendrais soin de sa veuve et de ses filles. — Il ne savait pas lui-même ce qu’il disait, j’en suis bien sûre, répliqua madame Dashwood. Tous les gens à l’agonie disent de même ; ils recommandent les survivans les uns aux autres ; leur tête n’y est plus, ce n’est que leur cœur qui leur parle encore pour ceux qu’ils ont aimés, et qu’ils sont près de quitter. Si ses idées avaient été bien nettes et qu’il n’eût pas rêvé à demi, il n’aurait jamais imaginé de vous faire une demande aussi ridicule que celle d’ôter à votre enfant la moitié de sa fortune.

— Mon père, ma chère Fanny, n’a stipulé aucune somme, il me demanda seulement de rendre la situation de sa femme et de ses filles aussi comfortable[1] qu’il était en mon pouvoir. Peut-être aurait-il mieux fait de s’en rapporter tout-à-fait à moi ; il ne pouvait pas supposer que je les négligerais, mais enfin il a exigé de moi cette promesse ; je l’ai faite, et je veux la remplir. Je dois faire quelque chose pour mes sœurs avant qu’elles quittent Norland pour s’établir ailleurs.

— Eh bien ! à la bonne heure. Quelque chose ; mais il n’est pas nécessaire que ce quelque chose soit trois mille pièces. Passe encore si vos sœurs étaient âgées et que cet argent pût revenir une fois à votre fils ; mais considérez qu’une fois donné, vous ne le retrouverez plus. Vos sœurs sont jeunes et jolies ; si vous les dotez de cette manière, elles se marieront bientôt, et vos trois mille guinées seront perdues pour toujours. Des familles étrangères en jouiront, les dissiperont, et notre cher petit Henri en sera privé ; je vous demande, s’il y a là l’ombre de la justice.

— Vous avez raison, Fanny, dit gravement John Dashwood, parfaitement raison ; c’est peu de chose à présent relativement à ma fortune, mais le temps peut venir que notre cher fils regrettera beaucoup cette somme : si par exemple il avait une nombreuse famille.

— Eh ! mais sans doute, et je parie qu’il aura beaucoup d’enfans, ce cher petit.

— Peut-être bien ! Ainsi, chère amie, il vaudrait mieux en effet diminuer la somme de moitié, qu’en dites-vous ? Cinq cents pièces à chacune ce serait encore une prodigieuse augmentation à leur fortune.

— Prodigieuse, immense, incroyable ! Quel frère dans le monde ferait cela pour ses sœurs, même pour des sœurs réelles ? et des demi-sœurs ! mais vous avez toujours été trop généreux, mon cher John.

— Il vaut mieux dans de telles occasions faire trop que trop peu, dit John en se rengorgeant ; personne au moins ne dira que je n’ai pas fait assez. Elles-mêmes ne s’attendent sûrement pas que je leur donne autant.

— Elles n’ont rien du tout à attendre, reprit aigrement Fanny ; ainsi il n’est pas question de leurs espérances, mais de ce que vous pouvez leur donner, et je trouve…

— Certainement je trouve aussi que cinq cents pièces sont bien suffisantes, interrompit John, sans que j’y ajoute rien. Elles auront chacune à la mort de leur mère trois mille trois cent trente-trois pièces ; fortune très-considérable pour toute jeune femme.

— Oui vraiment trois mille trois cent trente-trois ; je n’avais pas fait ce calcul, et c’est vraiment immense ! trois mille trois cent trente-trois pièces ! c’est énorme.

— Et même quelque chose de plus, dit John en calculant sur ses doigts. Dix mille pièces, divisées en trois. Oui c’est bien cela. Trois mille trois cent trente-trois et quelque chose en sus.

— Alors, mon cher, je ne conçois pas, je vous l’avoue, que vous vous croyiez obligé d’y ajouter la moindre chose. Dix mille pièces à partager entr’elles, c’est plus que suffisant. Si elles se marient, c’est une très-belle dot, et elles épouseront sûrement des hommes riches ; si elles ne se marient pas elles vivront très-comfortablement ensemble avec dix mille livres.

— Cela est vrai, très-vrai, dit John en se promenant avec l’air de réfléchir ; ainsi dites-moi, ma chère, s’il ne vaudrait pas mieux faire quelque chose pour la mère, pendant qu’elle vit, une rente annuelle ? Mes sœurs en profiteront autant que si c’était à elles. Cent pièces par année par exemple ; il me semble que pour une vieille femme qui vit dans la retraite, c’est bien honnête : qu’en pensez-vous, Fanny ?

— Il est sûr, dit-elle, que cela vaut beaucoup mieux que de se séparer de quinze cents livres tout à-la-fois… Mais je réfléchis que si madame Dashwood allait vivre vingt ans, alors nous serions en perte.

— Vingt ans, chère Fanny ! vous plaisantez ; elle ne vivra pas la moitié de ce temps-là ; elle est trop sensible, trop nerveuse.

— J’en conviens ; mais n’avez-vous pas observé que rien ne prolonge la vie comme une rente viagère ! C’est une affaire très-sérieuse que de s’engager à payer une rente annuelle. Vous ne savez pas quel ennui vous allez vous donner, et comme on est malheureux quand le moment de l’échéance arrive. C’est précisément alors qu’on aurait une dépense indispensable à faire pour soi-même, et que cet argent qui se trouve là ferait plaisir, et il faut le donner à d’autres ; c’est vraiment insupportable ! Ma mère devait payer de petites rentes à trois vieux domestiques par le testament de mon père ; j’ai souvent été témoin du chagrin, de l’ennui que cela lui donnait. Ses revenus n’étaient plus à elle, disait-elle. Et ces bonnes gens qui n’avaient garde de mourir ! elle en était tout-à-fait impatientée. Aussi j’ai pris une telle horreur des rentes viagères, que pour rien dans le monde je ne voudrais m’engager à en payer, quelle que petite qu’elle fût. Pensez y bien, mon cher.

— Il est sûr qu’il n’est pas du tout agréable que quelqu’un ait des droits sur notre revenu ; être obligé à un paiement régulier, tel mois, tel jour, cela blesse l’indépendance.

— Ajoutez, mon cher, qu’après tout, on ne vous en sait aucun gré. Cette rente est assurée ; vous ne faites en la donnant que ce que vous devez, et on n’en a nulle reconnaissance. Si j’étais de vous, je voudrais n’être lié par rien et pouvoir donner ce qu’il me plairait, et quand il me plairait. Vous serez charmé peut-être de pouvoir mettre de côté, cent ou cinquante pièces pour quelque dépense de fantaisie que vous ne pouvez prévoir.

— Je crois que vous parlez très-sensément, ma chère Fanny, et je suivrai vos bons conseils ; ce sera beaucoup mieux en effet que de leur donner une rente fixe. Ayant un revenu plus considérable, elles augmenteraient leur train, leurs dépenses, et au bout de l’année, elles n’en seraient pas plus riches. Oui, oui, cela sera beaucoup mieux ; un petit présent de vingt, de trente pièces de temps en temps, préviendra tout embarras d’argent, et j’aurai rempli la promesse que j’ai faite à mon père.

— Parfaitement bien, et je vous le répète, mon cher, je suis convaincue qu’il n’a jamais eu dans la pensée que vous dussiez leur donner de l’argent. L’assistance, les secours qu’il demandait pour elles, étaient seulement ce qu’on peut attendre d’un bon frère : comme par exemple de leur aider à trouver une petite maison jolie et commode ; de leur prêter vos chevaux pour transporter leurs effets ; de leur envoyer quelquefois du poisson, du gibier, des fruits dans leur saison. Je parie ma vie que c’est là seulement ce qu’il entendait, et il ne pouvait vouloir autre chose. Pensez comme votre belle-mère sera bien avec l’intérêt de sept mille pièces, et vos sœurs avec celui de trois mille ; elles auront par an cinq cents pièces de revenu, et qu’ont-elles besoin d’en avoir davantage ? Elles ne dépenseront pas cela ; leur ménage sera si peu de chose. Elles n’auront ni carosse, ni chevaux, tout au plus une fille pour les servir ; elles ne recevront point de compagnie, et n’auront presque aucune dépense à faire. Ainsi vous voyez qu’elles seront à merveille, et qu’il ne leur manquera rien. Cinq cents pièces par an ! je ne peux imaginer à quoi elles en emploieront la moitié ; et leur donner quelque chose de plus serait tout-à-fait absurde. Vous verrez que ce sont elles plutôt qui pourront vous donner quelque chose et faire souvent quelque joli présent à leur petit neveu.

— Sur ma parole, dit M. John Dashwood en se frottant les mains, vous avez parfaitement raison. Mon père ne prétendait rien de plus, je le comprends à présent, et je veux strictement remplir mes engagemens par toutes les preuves de tendresse et de bonté fraternelles que vous m’indiquez ; car votre cœur est excellent, chère Fanny, et je vous rends bien justice. Il est charmant à vous d’être aussi bonne pour mes sœurs et ma belle-mère. Quand elles iront s’établir ailleurs, je leur rendrai, et vous aussi, tous les petits services qui pourront leur être utiles : quelques présens de meubles par exemple, de porcelaines. Enfin je puis m’en rapporter à vous.

— Oh ! bien certainement tout ce qui pourra leur convenir… Mais cependant, réfléchissez à une chose. Quand votre vieux oncle fit venir ici votre père et votre belle-mère, il les établit chez lui. Tout le mobilier de Stanhill, la porcelaine, la vaisselle, le linge, tout fut soigneusement enfermé, et votre père, comme vous le savez, a légué ces objets à sa femme. Leur maison sera donc meublée et garnie au-delà de ce qu’elle pourra contenir ; ainsi elles n’auront besoin de rien.

— De rien du tout ; je n’y pensais pas. C’est un très-beau legs qu’elles ont eu là, en vérité ! et la vaisselle, par exemple, nous aurait bien fort convenu pour augmenter la nôtre, à présent que nous aurons souvent du monde à demeure.

— Et le beau déjeuner de porcelaine de la Chine ; combien je le regrette ! il est beaucoup plus beau que celui qui est ici, et suivant mon opinion, dix fois trop beau et trop grand pour leur situation actuelle. Votre père n’a pensé qu’à elles ; je trouve, mon cher, que vous pourriez fort bien le leur faire sentir avec délicatesse, et les engager à nous laisser tant de choses qui vont leur devenir inutiles et qui nous conviendraient bien mieux. Mais certainement vous ne devez pas avoir beaucoup de reconnaissance pour la mémoire d’un père qui, s’il avait pu, leur aurait laissé tout au monde et rien à vous ; et vous leur donneriez encore quelque chose… Ce serait à mon avis une duperie et une faiblesse dont je vous connais incapable. L’extrême bonté de votre cœur peut quelquefois vous entraîner trop loin ; mais la fermeté de votre caractère et la force de votre jugement, vous ramènent bientôt dans le droit chemin.

Cet argument était irrésistible. Ce que John Dashwood craignait le plus, c’était de passer pour un homme faible et dupé, et sans qu’il s’en doutât, il ne faisait et ne pensait que ce que voulait madame John Dashwood : il finit donc par déclarer, que non-seulement il serait inutile, mais injuste et ridicule de rien faire pour ses sœurs, au-delà des petits services de bon voisinage, que sa femme lui avait indiqués ? et que c’était à elles au contraire à leur donner ce qui pourrait leur convenir.


CHAPITRE III.

Madame Dashwood passa plusieurs mois à Norland, non plus cependant par la crainte de quitter un lieu qui nourrissait sa douleur ; elle s’y était livrée d’abord avec trop de violence pour qu’elle pût durer au même point. Peu-à-peu elle cessa d’éprouver ces émotions déchirantes que la vue de chaque place où elle avait été avec son mari excitait chez elle. Son esprit redevint capable d’autre chose que de chercher par de mélancoliques souvenirs à augmenter son affliction. Dès qu’elle en fut à ce point, elle s’impatienta au contraire de quitter le château, et fut infatigable dans ses recherches pour trouver une demeure qui pût lui convenir, qui ne l’éloignât pas trop d’un séjour où elle avait été si heureuse, et où peut-être elle pourrait retrouver encore, si non le bonheur, au moins une vie tranquille avec ses chères enfans ; mais elle n’en put trouver aucune qui repondît à-la-fois à ses idées de bien-être et à la prudence de sa fille aînée, dont le jugement éclairé rejeta plusieurs maisons trop grandes pour leurs revenus, que sa mère aurait désirées.

Madame Dashwood qui n’avait point quitté son mari pendant sa dernière maladie, avait appris par lui la promesse solennelle de son fils en leur faveur, qui avait adouci les derniers momens du mourant. Elle ne doutait pas plus de sa sincérité à la tenir qu’il n’en avait douté lui-même, et pensait avec satisfaction que ses filles trouveraient dans leur frère un appui et un bienfaiteur. Quant à elle-même, ayant toujours vécu dans l’aisance et sans avoir besoin de calculer ses dépenses, elle était persuadée que le revenu de sept mille livres sterling la ferait vivre dans l’abondance. Pour son beau-fils aussi elle se réjouissait du plaisir qu’il aurait à servir de père à ses jeunes sœurs, à leur procurer toutes les petites jouissances dont elles avaient l’habitude et se reprochait de ne lui avoir pas toujours rendu toute la justice qu’il méritait, lors qu’elle l’avait quelquefois soupçonné d’avarice ou d’égoïsme. « C’est parce qu’il s’était laissé influencer par sa femme, pensait-elle, qu’il a donné lieu à ce soupçon ; mais à présent qu’il a vécu avec nous, qu’il nous connaît, il a appris à nous aimer, et elle n’aura plus le pouvoir d’altérer son amitié. Nous lui sommes chères parce que nous l’étions à son père ; toute sa conduite avec nous prouve combien il s’intéresse à notre bonheur, et il s’attachera plus encore à nous par sa propre générosité. » Pendant long-temps madame Dashwood s’abandonna à cet espoir ; il était dans son caractère de croire aveuglément tout ce qu’elle désirait.

Elle avait encore un autre espoir auquel elle donna bientôt le nom de certitude, et qui lui faisait supporter et la prolongation de son séjour à Norland, et la froideur presque méprisante de sa belle-fille, et tous les désagrémens d’un séjour où naguère elle était maîtresse ; et cet espoir qui devint bientôt pour elle une réalité, était fondé sur l’attachement que M. Edward Ferrars, le frère de madame John Dashwood, paraissait avoir pour sa fille aînée, la sage et prudente Elinor. Ce jeune homme avait accompagné sa sœur et son beau-frère à Norland ; depuis il y avait passé la plus grande partie de son temps, et il était facile de voir ce qui le retenait.

Bien des mères auraient encouragé ce sentiment par des motifs d’intérêt, car M. Edward Ferrars était le fils aîné d’une famille très-riche, et son père était mort depuis long-temps ; d’autres l’auraient réprimé par des motifs de prudence, car Edward Ferrars dépendait absolument de sa mère, à qui, à l’exception d’une très-petite somme, la fortune entière appartenait. Elle pouvait en disposer suivant sa volonté, et madame Ferrars n’aurait certainement pas approuvé les liaisons de son fils avec une jeune personne sans biens. Mais madame Dashwood n’était ni intéressée ni prudente ; la richesse d’Edward et sa dépendance ne se présentèrent pas une fois à sa pensée. Elle vit seulement qu’il paraissait aimable, qu’il aimait sa fille, qu’Elinor ne repoussait pas ses soins ; il ne lui en fallait pas davantage pour décider dans sa tête qu’ils devaient être unis. Suivant ses principes, la différence de fortune était la chose du monde la plus indifférente quand les cœurs étaient d’accord, et qu’il y avait des rapports de caractère. Edward avait senti tout le mérite d’Elinor, ce qui prouve qu’il en avait lui-même, et du même genre, et que plus rien ne pourrait les séparer.

Edward Ferrars n’avait rien cependant de ce qui peut séduire au premier moment. Il n’était point beau ; il avait peu de graces, et plutôt une espèce de gaucherie dans les manières, suite d’une excessive timidité ; il avait besoin d’être encouragé, et ce n’était que dans une société intime qu’il pouvait plaire ; il avait trop de défiance de lui-même, trop de réserve et de retenue pour le grand monde. Mais quand une fois il avait surmonté cette disposition naturelle, il devenait très-aimable, et tout indiquait chez lui un cœur ouvert, sensible et capable de tous les sentimens généreux. Il avait l’esprit simple, naturel et cultivé par une bonne éducation, mais il n’avait aucun talent brillant. Rien en lui ne pouvait répondre aux vœux de sa mère et de sa sœur, qui désiraient avec ardeur qu’il se distinguât… Par quoi ? elles n’auraient pu le dire elles-mêmes positivement, par tout ce qui distingue un gentilhomme très-riche. Elles auraient voulu qu’il fît une grande figure dans le monde, d’une manière ou d’une autre, et qu’on parlât de lui. Madame Ferars aurait désiré qu’il eût une opinion prononcée en politique, qu’il entrât dans le parlement, ou du moins qu’il se liât avec quelque orateur célèbre en attendant qu’il le devînt lui-même. Madame John Dashwood se serait contentée que son frère fût cité par son élégance, par ses talens, ne fût-ce même que par celui de conduire un caricle de manière à faire effet. — Mais hélas ! Edward n’aimait ni les grands hommes ni aucune des folies à la mode chez les jeunes gens. Toute son ambition, tous ses vœux se bornaient à une vie tranquille et retirée au sein du bonheur domestique ; heureusement au reste pour sa mère et pour sa sœur, il avait un jeune frère qui promettait davantage : leur plus grand regret était qu’il ne fût pas l’aîné.

Edward se mettait si peu en avant, qu’il avait passé plusieurs semaines à Norland, sans attirer du tout l’attention de madame Dashwood. Tout occupée de sa douleur, elle vit seulement qu’il était tranquille, et qu’il ne cherchait pas à troubler son affliction par une gaîté importune ou par des conversations hors de propos. Elle fut ensuite prévenue en sa faveur par une réflexion d’Elinor qui remarquait un jour combien il ressemblait peu à Fanny ; c’était la meilleure recommandation auprès de madame Dashwood. — Il suffit, dit-elle, qu’il ne ressemble pas à sa sœur pour faire son éloge ; c’est dire qu’il est aimable, et pour cela seul je l’aime déjà. — Je vous assure, maman, qu’il vous plaira quand vous le connaîtrez mieux. — Je n’en doute pas, mais que puis-je faire de plus que de l’aimer ? — Vous l’estimerez. — Je n’ai jamais imaginé qu’on pût séparer l’estime de l’amitié. — Ni moi non plus, dit Elinor, et M. Edward Ferrars mérite l’une et l’autre.

De ce moment madame Dashwood commença à bâtir son château en Espagne, et à se rapprocher de ce jeune homme qui devait devenir son fils. Sa manière avec lui fut si tendre, si amicale, que bientôt toute réserve fut bannie et qu’il se montra tel qu’il était, avec tout son vrai mérite et son admiration pour Elinor. Il n’osa pas dire plus, mais la bonne mère acheva le reste dans sa pensée, et fut aussi convaincue de son ardent amour pour sa fille, que de toutes ses vertus. Sa tranquillité, sa froideur apparente, sa gravité si peu ordinaire à son âge, devinrent même à ses yeux un mérite de plus, quand elle vit que tout cela ne nuisait point à la chaleur réelle de son cœur et à la vivacité de ses sentimens. Elinor, pensait-elle, serait bien ingrate, si elle n’aimait pas ce bon jeune homme autant qu’elle en est aimée. Mais Elinor ne pouvait avoir un tort ni un défaut ; elle n’a donc point d’ingratitude ; elle éprouve aussi le sentiment qu’elle inspire. Ils sont égaux en vertus, en amour ; que faut-il de plus ? ils furent créés l’un pour l’autre : et voilà sa vive imagination aussi certaine de leur mariage, que si elle les avait vus devant l’autel.

— Dans quelques mois, ma chère Maria, dit-elle un jour à sa seconde fille, dans quelques mois notre Elinor sera probablement établie pour la vie ; nous la perdrons, mais elle sera si heureuse !

— Ah, maman ! comment pourrons-nous vivre sans elle ? Elinor est notre âme, notre guide, notre tout dans ce monde.

— Ma chère enfant, ce sera à peine une séparation. Nous vivrons près d’elle, et nous pourrons nous voir tous les jours ; vous gagnerez un second frère, un bon, un tendre frère ; j’ai la plus haute opinion d’Edward… Mais vous êtes bien sérieuse, Maria, est-ce que vous désapprouvez le choix de votre sœur ?

— J’avoue, dit Maria, que j’en suis au moins surprise. Edward est très-aimable, et comme un ami je l’aime tendrement. Mais cependant, ce n’est pas l’homme… Il manque quelque chose… Sa figure n’est point remarquable ; il n’a point ces grâces, cet attrait, que je m’attendais à trouver chez l’homme qui devait s’unir à ma sœur. Ses yeux sont grands, ils sont beaux peut-être, mais ils n’ont pas ce feu, cette expression qui annoncent à-la-fois la sensibilité et l’intelligence, et qui pénètrent dans le cœur. D’un autre côté, maman, je crains qu’il n’ait pas ce goût des beaux arts qui prouve une vraie sensibilité ; la musique a peu d’attrait pour lui, et quoiqu’il admire beaucoup les dessins d’Elinor, ce n’est point l’admiration de quelqu’un qui s’y connaît. Il est évident que malgré toute son attention pendant qu’elle dessine, il n’y entend rien du tout ; il admire au hasard plutôt son ouvrage que son talent, et comme un amoureux plutôt qu’en connaisseur : pour me satisfaire il faudrait qu’il fût tous les deux. Je ne pourrais pas être heureuse avec un homme qui ne partagerait pas en tout point mes sentimens, mes goûts ; il faut qu’il voie, qu’il sente, qu’il juge exactement comme moi : la même lecture, le même dessin, la même musique, doivent saisir au même instant deux âmes unies par une sympathie absolument nécessaire au bonheur. Ah, maman ! avez vous entendu avec quelle monotonie, quel calme, Edward nous lisait hier les vers délicieux de Cowper ? Je souffrais réellement pour ma sœur ; elle le supportait avec une douceur incroyable ! moi je pouvais à peine me contenir : entendre cette belle poésie qui m’a si souvent extasiée, l’entendre lire avec ce calme imperturbable, avec cette incroyable indifférence…… Non, non, je ne concevrai jamais qu’on puisse aimer un homme qui lit de cette manière.

— Eh bien ! ma chère Maria, je ne sais pourquoi cette manière me plaisait assez ; j’entendais mieux les pensées que lorsque vous déclamez si vivement. Edward prononce si bien, il a un si beau son de voix, tant de simplicité. — Non, non, maman, ce n’est pas ainsi qu’on doit lire Cowper, et si Cowper ne l’anime pas, c’est qu’il ne peut être animé. Elinor ne sent pas comme moi sans doute, et peut-être, malgré cela, sera-t-elle heureuse avec lui ; pour moi je ne pourrais l’être avec quelqu’un qui met si peu de feu et de sentiment dans sa lecture. Ah ! maman, plus je connais le monde, et plus je suis convaincue que je ne rencontrerai jamais un homme que je puisse réellement aimer : il me faut trop de choses. Je voudrais les vertus d’Edward, ma vive sensibilité, et par-dessus, toutes les grâces et toutes les perfections, dans la manière et dans l’extérieur : tout cela ne se trouvera jamais réuni.

— C’est difficile, il est vrai ; mais vous n’avez que dix-huit ans, ma chère enfant, il n’est pas encore temps de désespérer d’un tel bonheur. Vous venez de me tracer le portrait de votre père quand il m’offrit son cœur et sa main, et toujours il m’a paru aussi parfait. Pourquoi seriez-vous moins heureuse que votre mère ? puisse seulement votre félicité sur la terre être plus durable que la sienne.

Elles s’embrassèrent en versant des larmes, qui n’étaient pas sans douceur.



CHAPITRE IV.

Quel dommage, Elinor, dit Maria à sa sœur, qu’Edward n’ait aucun goût pour le dessin !

— Aucun goût pour le dessin ! pourquoi pensez-vous cela ? Il ne dessine pas lui-même, il est vrai ; mais il a le plus grand plaisir à voir de bons ouvrages en dessin et en peinture, et il sait les admirer. Je vous assure même qu’il a beaucoup de goût naturel pour cet art, quoiqu’il n’ait pas eu d’occasion de l’étudier. S’il l’avait entrepris, je crois qu’il aurait eu un vrai talent ; il se défie de son propre jugement en cela comme en toute autre chose, et ne se hasarde pas à donner son opinion, mais il a un sentiment intérieur de ce qui est beau, et un goût simple et sûr qui le dirige très-bien.

Elinor défendit son ami avec plus de vivacité qu’à l’ordinaire, et Maria craignant de l’avoir offensée, ne dit plus rien contre le goût naturel d’Edward, mais sans en avoir meilleure opinion. Cette froide approbation qu’il donnait aux talens, sans en avoir lui-même, était trop loin de cet enthousiasme, de ces ravissemens qui, dans son idée, étaient la marque certaine du goût : cependant en souriant en elle-même de l’aveugle présomption d’Elinor, elle lui en sut beaucoup de gré.

J’espère, ma chère Maria, continua Elinor, que vous ne croyez pas vous-même qu’Edward manque de goût ou de sensibilité ? Toute votre conduite avec lui est si parfaitement amicale ; et je sais que si vous aviez cette opinion de lui, à peine pourriez-vous prendre sur vous d’être polie.

Maria ne sut que répondre : elle ne voulait pas blesser les sentimens de sa sœur, et dire ce qu’elle ne pensait pas lui était impossible. Après un instant de silence, elle lui dit : — Ne soyez pas offensée, chère Elinor, si mes éloges ne répondent pas exactement à l’idée que vous avez de son mérite ; j’ai moins d’occasion que vous de discerner toutes ses qualités, de connaître ses inclinations, ses goûts, de lire dans son cœur et dans son esprit ; mais je vous assure que j’ai la plus haute opinion de sa bonté, de sa raison, de son bon sens, et je pense que personne n’est plus digne que lui d’inspirer une sincère amitié.

En vérité, dit Elinor en souriant ; ses plus chers amis doivent être satisfaits de cet éloge, et je ne vois pas ce qu’on pourrait y ajouter.

Maria fut contente de ce que sa sœur était aussi vîte apaisée. Il est impossible, dit Elinor, lorsqu’on connaît Edward, lorsqu’on l’a entendu parler, de douter un instant de son jugement droit et de sa bonté ; ses excellens principes, son esprit même sont quelquefois voilés par son excessive timidité, qui le rend trop souvent silencieux. Vous, Maria, vous le connaissez assez pour rendre justice à ses solides vertus, mais ses goûts, ses inclinations, comme vous les appelez, je conviens que vous avez eu moins d’occasions que moi de les distinguer dans les premiers temps de notre malheur. Vous vous êtes consacrée entièrement à notre bonne mère ; pendant que vous étiez ensemble, je l’ai vu journellement, j’ai causé avec lui sur plusieurs sujets, j’ai étudié ses sentimens et entendu ses opinions sur différens objets de littérature et de goût, et je puis vous assurer que je ne hasarde point trop en vous disant qu’il a non-seulement beaucoup d’instruction, mais un sentiment naturel très-vif pour tout ce qui est digne d’admiration. Il a fait d’excellentes lectures avec beaucoup de plaisir et de discernement ; son imagination est vive, ses observations justes et correctes, et son goût délicat et pur. Son extérieur même gagne à être mieux connu. À la première vue, sa figure n’a rien de remarquable, à l’exception cependant de ses yeux qui sont très-beaux, et de la douceur de sa physionomie ; mais lorsqu’on le connaît mieux, on le juge bien différemment. Je vous assure qu’à présent il me paraît presque beau, ou je trouve au moins qu’il plaît mieux que s’il était beau. Qu’en dites-vous, Maria ?

— Je dis que je le trouverai bientôt plus que beau, si je ne le fais pas encore. Quand vous me direz, Elinor, de l’aimer comme un frère, et qu’il fera votre bonheur, je vous promets de ne plus lui trouver aucun défaut.

Elinor rougit beaucoup à cette déclaration, et fut fâchée contre elle-même de s’être trahie en parlant d’Edward avec trop de feu. Elle sentait bien à quel point il l’intéressait ; elle était persuadée que cet intérêt était réciproque, mais elle n’en avait pas cependant une conviction assez positive pour que les propos de Maria lui fussent agréables. Elle comprit fort bien les conjectures de sa mère et de sa sœur ; elle savait qu’avec elles tous leurs vœux étaient de l’espoir, et tout espoir certitude. Elinor avait à peine de l’espoir, et voulut saisir cette occasion de dire à Maria l’exacte vérité de sa situation. — Je ne prétends point vous nier, lui dit elle, en se remettant, quelle haute opinion j’ai de lui ; je l’estime, il m’intéresse, mais. — Estime, intérêt, interrompit vivement Maria, insensible Elinor !… ces expressions sont dictées par un cœur glacé ; répétez ces froides paroles, et je vous quitte à l’instant.

Elinor ne put s’empêcher de rire. Excusez-moi, dit-elle, je n’ai pas je vous assure la moindre intention de vous chasser en vous parlant avec calme de mes sentimens. Croyez les si vous voulez plus forts que je ne l’avoue, et tels que son mérite, et le soupçon, l’espoir, si vous le voulez, de son affection pour moi, doivent me les inspirer, sans imprudence ou folie ; mais je vous prie de ne pas aller plus loin : je n’ai pas la moindre assurance de la nature de cette affection. Il y a des momens où son existence même me semble douteuse, et jusqu’à ce que les sentimens d’Edward me soient entièrement dévoilés, vous ne devez pas être surprise que j’évite de donner aux miens quelques encouragemens, d’en parler avec exagération, de leur donner un autre nom que celui d’intérêt et d’estime. J’avoue que j’ai peu ou même point de doute sur sa préférence ; mais il y a d’autres considérations à écouter ; il ne faut pas ne voir que son inclination et la mienne. Il est loin d’être indépendant. Je ne connais pas sa mère ; mais à en juger sur ce que dit Fanny, nous ne devons pas être disposées à la croire d’un caractère facile, et je suis bien trompée si Edward ne prévoit pas de sa part beaucoup de difficultés, s’il voulait épouser une femme qui n’eût ni rang ni fortune : et peut-être est-ce là la vraie cause de son silence.

Maria eut l’air très-étonnée en apprenant combien l’imagination de sa mère et la sienne propre étaient allées au-delà de la vérité. Réellement, s’écria-t-elle, vous n’êtes pas engagés l’un à l’autre ? mais du moins cela ne peut tarder, et je trouve deux avantages à ce délai : je ne vous perdrai pas sitôt, et pendant ce temps-là Edward prendra plus de goût pour votre occupation favorite, la peinture, où vous réussissez si bien ; votre talent doit développer le sien. Oh ! s’il pouvait être assez stimulé par votre génie pour parvenir à dessiner lui-même : c’est cela qui serait indispensable à votre bonheur. Imaginez, Elinor, combien vous seriez heureuse. Occupés de même, à côté l’un de l’autre, comme ce serait délicieux. Elinor sourit. Il y aurait peut-être, dit-elle, jalousie de talens ; j’aime autant que mon mari n’ait pas les mêmes, et qu’il aime à me lire, par exemple, pendant que je dessinerais. Maria allait dire quelque chose sur la lecture insipide des vers de Cowper, mais elle s’arrêta à temps, et sortit de la chambre.

Elinor avait dit à sa sœur l’exacte vérité ; tout lui disait qu’Edward l’aimait, excepté lui-même. Ému, ravi à côté d’elle, suivant tous ses pas, tous ses mouvemens, écoutant chaque mot qu’elle prononçait ; cent fois elle l’avait cru sur le point de lui faire l’aveu de son amour, mais cet aveu n’avait jamais été prononcé. Quelquefois elle le voyait tomber dans un tel abattement, qu’elle ne savait à quoi l’attribuer ; ce ne pouvait être à la crainte de n’être pas aimé : malgré sa prudence et sa retenue, Elinor était trop franche, trop sincère pour affecter une indifférence qui n’était pas dans son cœur ; elle lui témoignait assez d’intérêt pour le rassurer et lui laisser espérer d’obtenir un jour un sentiment plus tendre. Ce n’était donc pas la cause de sa tristesse ; elle en trouvait une plus naturelle dans la dépendance de sa situation, qui lui défendait de se livrer à un sentiment inutile. Elle savait que madame Ferrars n’avait jamais cherché à rendre sa maison agréable à son fils, ni à lui donner les moyens de s’établir ailleurs, et ne cessait de lui répéter qu’il devait chercher à augmenter sa fortune, et que la sienne était à cette condition. Il était donc impossible qu’Elinor fût tout-à-fait à son aise et qu’elle nourrît les mêmes espérances que sa mère et sa sœur ; et même plus ils se voyaient, plus elle doutait que l’attachement d’Edward fût de l’amour. Elle croyait ne voir en lui que les symptômes d’une tendre et simple amitié. Mais que ce fût amour ou amitié, c’était assez pour inquiéter madame John Dashwood, dès qu’elle s’en fut aperçue. Elle saisit la première occasion de parler devant sa belle-mère des grandes espérances de son frère qui était soumis aux volontés d’une mère, des projets que celle-ci formait pour la réputation de ses fils, et du danger extrême que courrait une jeune personne qui chercherait à attirer l’un d’eux dans quelque piège, et qui serait un obstacle aux vastes projets de leur mère. Madame Dashwood ne put ni feindre de ne pas l’entendre, ni l’entendre avec calme ; elle répondit avec orgueil et dignité et quitta la chambre à l’instant, bien décidée à quitter aussi immédiatement une maison où sa chère Elinor était exposée à de telles insinuations, où l’on ne sentait pas tout ce qu’elle valait.

Elle allait en parler à ses filles et prendre ses mesures pour leur prompt départ, sans savoir où aller, lorsqu’elle reçut par la poste, une lettre qui contenait une proposition arrivée fort-à-propos pour la tirer de peine : c’était l’offre d’une petite maison qu’on lui cédait à un prix très modéré, et qui appartenait à un de ses parens, un baronnet, sir Georges Middleton, qui demeurait dans le Devonshire. La lettre était du baronnet lui-même, écrite avec la plus cordiale amitié. Il avait appris, disait-il, que ses cousines cherchaient une demeure simple et petite ; celle qu’il leur offrait n’était précisément qu’une chaumière ; mais si elles voulaient l’accepter, il l’arrangerait de manière qu’elle fut agréable et commode à habiter. Il pressait vivement madame Dashwood, après lui avoir donné une légère description de la maison et des environs, de venir avec ses filles à Barton-Park, où il résidait ; que là elles pourraient juger si la chaumière de Barton pouvait leur convenir et décideraient les réparations nécessaires. Il paraissait désirer vivement de les arranger dans son voisinage ; et son style amical et franc, plut extrêmement à madame Dashwood, qui n’avait pas soutenu de relation avec ce parent éloigné qui la traitait avec tant d’obligeance, pendant qu’elle souffrait de la froideur et de l’insensibilité d’une parente bien plus proche.

Elle n’eut pas besoin de beaucoup de temps pour délibérer ; sa résolution fut prise avant que la lettre fût achevée. La situation de Barton, et la grande distance de Devonshire à Sussex, qui la veille encore aurait été un motif de refus, fut alors sa recommandation principale. Quitter le voisinage de Norland n’était plus un malheur ; c’était une bénédiction, et plus elle serait loin de sa méchante belle-fille, plus elle serait heureuse.

Elle annonçait donc sans différer à sir Georges Middleton, toute sa reconnaissance de ses bontés et sa prompte acceptation ; elle se hâta ensuite d’aller lire les deux lettres à ses filles, pour avoir leur approbation, avant d’envoyer sa réponse. Elinor avait toujours pensé qu’il serait plus prudent de s’établir à quelque distance de Norland ; elle fut donc loin de s’opposer au désir de sa mère d’aller en Devonshire. La simplicité de leur demeure, le peu d’argent qu’elle leur coûterait, le voisinage et la protection d’un bon parent, tout allait à merveille suivant les désirs de sa raison. Son cœur aurait voulu peut-être que la distance eût été moins grande, mais Elinor lui imposa silence, donna son plein consentement, et prépara tout pour leur prompt départ.


CHAPITRE V.

À peine la réponse fut partie, que madame Dashwood voulut se donner le plaisir d’annoncer à son beau-fils, et surtout à Fanny, qu’elle était pourvue d’une demeure, et qu’elles ne les incommoderaient que peu de jours encore pendant qu’on préparait leur habitation. Fanny ne dit rien, son mari exprima seulement qu’il espérait que ce ne serait pas loin de Norland. Madame Dashwood répondit avec l’air du plaisir que c’était en Devonshire. Edward qui était présent, et déjà fort triste et silencieux, s’écria vivement avec l’expression de la surprise et du chagrin : En Devonshire, est-il possible ! si loin d’ici ! et dans quelle partie du Devonshire ? Elle expliqua la situation : Barton-Park, dit-elle, est à quatre milles de la ville d’Exeter, et la maison que mon cousin nous offre touche presque à la sienne ; ce n’est, dit-il, qu’une chaumière qu’il arrangera commodément pour nous ! J’espère que nos vrais amis ne dédaigneront pas de venir nous voir ; et quelque petite que soit notre demeure, il y aura toujours place pour ceux qui ne trouveront pas que la course soit trop longue. Elle conclut en invitant poliment M. et madame John Dashwood à la visiter à Barton, et demanda la même chose à Edward d’une manière plus pressante et plus amicale. Malgré son dernier entretien avec madame John Dashwood qui l’avait décidée à quitter Norland, son espoir du mariage de sa fille aînée avec Edward n’avait pas du tout diminué. Elle croyait que l’amour du jeune homme et le mérite d’Elinor applaniraient tous les obstacles, et elle était bien aise de montrer à sa belle-fille, en invitant son frère, que tout ce qu’elle avait dit là-dessus n’avait pas eu le moindre effet ; mais elle attendait encore celui de la promesse de John à son père, et le beau présent qu’il destinait sans doute à ses sœurs. Elle attendit en vain, il fallut se contenter de complimens très-polis sur le regret d’être autant séparé d’elles, et sur ce que cette grande distance le privait même du plaisir de leur être utile pour le transport de leurs meubles et de leurs coffres : tout cela devait aller par eau. Madame John Dashwood eut le chagrin de voir partir pour Barton les porcelaines et la vaisselle qu’elle avait enviées. Cependant ses belles-sœurs prièrent leur mère de lui laisser le beau déjeûner, qu’elle louait outre mesure, et qu’elle accepta comme quelque chose qui lui serait dû. Elle soupira encore à chaque objet de valeur qu’elle voyait empaqueter. « Il est bien dur, pensait-elle, que des personnes dont le revenu est si inférieur au mien aient une maison aussi bien fournie que la mienne. Le piano-forte de Maria, qui était de la première force sur cet instrument, était beaucoup meilleur et plus beau que le sien ; elle en fit la remarque avec aigreur, et aurait volontiers accepté un échange, qui ne lui fut pas proposé. Il n’y eut que les livres d’études qu’elle vit partir sans regret ; elle en faisait peu d’usage, et son mari avait une belle bibliothèque, où il permit à ses sœurs de prendre quelques ouvrages favoris qui leur manquaient : ce fut tout ce qu’elles eurent de lui, avec une légère invitation de différer leur départ autant que cela leur conviendrait. J’ai promis à mon père, dit-il avec quelque embarras, de vous aider dans toutes les occasions, et je veux tenir ma promesse ; ainsi vous pouvez rester chez moi jusqu’à ce que tout soit prêt à Barton pour vous recevoir. Alors seulement madame Dashwood comprit qu’elle n’avait plus rien à en attendre. Il lui offrit encore de lui acheter (très-bon marché) les chevaux et le carosse que son mari lui avait laissés et qui, dit-il, ne seraient plus à son usage, puisque sans doute elle n’aurait point d’équipage. Madame Dashwood aurait voulu pouvoir lui dire qu’à son âge elle pouvait encore moins s’en passer, et qu’elle voulait l’emmener ; mais la prudente Elinor lui fit sentir qu’un équipage consumerait la moitié au moins de leur revenu, et ne convenait guère dans une simple petite demeure. Elle céda, ainsi que pour le nombre de leurs domestiques, qui fut fixé à trois femmes et un valet-de-chambre, qu’elles choisirent parmi leurs anciens serviteurs, qui tous auraient voulu les suivre. Le laquais et une des femmes furent envoyés avec les effets pour préparer la maison à recevoir leur maîtresse.

Comme lady Middleton était entièrement inconnue à madame Dashwood, elle préféra d’aller directement s’établir à la chaumière, plutôt que d’être en visite au château de Barton-Parke. Il lui tardait à présent d’être chez elle ; elle ne voulait plus avoir d’obligation à personne pour son entretien ; elle se voyait en perspective heureuse, tranquille, n’entendant plus aucun propos désagréable, et ne regrettait plus aucune de ces jouissances de luxe. Comment aurait-elle envié quelque chose à son beau-fils, il ne cessait de se plaindre des dépenses excessives que lui coûtait à présent l’entretien d’une grande maison, d’un nombreux domestique : un homme riche, répétait-il, est condamné d’avoir sans cesse sa bourse à la main, et c’est très-désagréable. Pauvre John ! disait madame Dashwood, il semble avoir bien plus d’envie d’augmenter son argent que d’en donner.

Le jour de leur départ arriva enfin, et quoique bien aise à quelques égards de s’éloigner de Norland, bien des larmes furent versées en le quittant. Cher, cher Norland, disait Maria en se promenant seule la veille de son départ sur le boulingrin devant la maison, demeure si long-temps celle du bonheur quand cesserai-je de vous regretter ? quand apprendrai-je à me trouver bien ailleurs ? Hélas ! mes pieds ne fouleront plus ce gazon, mes yeux ne verront plus cette contrée où j’étais autrefois si heureuse ! Et vous beaux arbres, je ne verrai plus le balancement de votre feuillage, je ne me reposerai plus sous votre bienfaisant ombrage : je pars, je vous quitte, et ici tout restera de même, aucune feuille ne séchera par mon absence, aucun oiseau n’interrompra son chant ; que vous importe qui vous voie, qui vous entende. Désormais personne, non personne au monde ne vous verra, ne vous entendra avec autant de plaisir que moi. Ainsi Maria excitait elle-même sa sensibilité et son chagrin, et versait des larmes amères sur tout ce qu’elle laissait, pendant qu’Elinor, qui regrettait bien autre chose que des arbres et des oiseaux, s’efforçait de surmonter, ou du moins de cacher ses regrets pour ne pas affliger sa mère.


CHAPITRE VI.

La première partie de leur voyage se passa dans une disposition mélancolique qui leur convenait trop bien pour être un sentiment pénible ; mais en avançant dans la contrée qu’elles devaient habiter, un intérêt, une curiosité bien naturelle surmonta leur tristesse, et la vue de la charmante vallée de Barton, la changea presque en gaîté. C’est un pays cultivé, agréable, bien boisé, et riche en beaux pâturages. Après l’avoir traversé pendant un mille, elles arrivèrent à leur maison : une petite cour gazonnée la séparait du chemin ; une jolie porte à clair-voie en fermait l’entrée. La maison, à laquelle sir Georges avait donné le nom trop modeste de Chaumière, n’était ni grande ni ornée, mais commode et bien arrangée ; le bâtiment régulier, le toît point couvert en chaume, mais en belle ardoise ; les contrevents n’étaient pas peints en vert, ni les murailles couvertes de chèvrefeuille ; elle avait plutôt l’air d’une jolie ferme ou petite maison de campagne. Une allée au rez-de-chaussée traversait la maison, et conduisait de la cour au jardin. De chaque côté de l’entrée il y avait deux chambres environ de seize pieds en carré, et derrière se trouvaient la cuisine et les escaliers ; quatre chambres à coucher et deux cabinets dans le haut formaient le reste de la maison : elle était bâtie depuis peu d’années, et très-propre. En comparaison de l’immense château de Norland, c’était sans doute une chétive demeure ; mais si ce souvenir fit couler quelques larmes, elles furent bientôt séchées. En entrant dans la maison, chacune d’elles s’efforça de paraître heureuse et contente, et bientôt elles le furent en effet ; la joie avec laquelle leurs bons domestiques les reçurent, en les félicitant de leur heureuse arrivée dans cette jolie habitation, dont ils étaient enchantés, se communiqua à leur cœur. Au grand château de Norland ils étaient confondus dans le nombre des serviteurs ; dans cette petite maison, plus rapprochés de leurs maîtresses, ils devenaient presque des amis. La saison aussi contribuait à égayer leur établissement, on était au commencement de septembre, le temps était beau et serein, ce qui n’est point indiffèrent. Un beau jour, un ciel pur et sans nuage répandent un charme de plus sur les objets qu’on voit pour la première fois ; on reçoit d’abord une impression favorable qui ne s’efface plus dans la suite.

La situation de la maison était charmante, des collines s’élevaient immédiatement derrière et la garantissaient du vent du nord ; des deux côtés s’étendaient des plaines, les unes ouvertes et cultivées, d’autres boisées. Le beau village de Barton était situé sur une de ces collines, et faisait une vue très agréable des fenêtres de la maison ; au devant elle était plus étendue et commandait la vallée entière, et même la contrée adjacente. Les collines rapprochées de la chaumière terminaient le vallon dans cette direction ; mais sous un autre nom il s’étendait au-delà et se laissait apercevoir entre les deux pentes des collines les plus escarpées, ce qui formait en face de la chaumière un point de vue enchanteur.

Madame Dashwood fut d’abord très satisfaite de la maison sous tous les rapports ; ce qui manquait même à quelqu’un accoutumé à plus de grandeur et d’élégance, était pour elle une source de jouissances. Un de ses plus grands plaisirs était d’augmenter et d’embellir ses demeures ; comme dans ce moment elle venait de vendre son équipage et quelques meubles de trop, elle avait de l’argent tout prêt pour suppléer à ce qui pouvait manquer aux appartemens. Pour la maison elle-même (disait-elle) il est sûr qu’elle est trop petite pour notre famille ; mais nous tâcherons de nous y arranger pour le moment ; la saison est trop avancée pour rien entreprendre. Mais si j’ai assez d’argent au printemps, et j’ose répondre que j’en aurai, nous pourrons alors penser à bâtir : ces chambres ne sont, ni l’une ni l’autre, assez grandes pour y rassembler tous les amis qui viendront chez moi, comme je l’espère ; mais j’ai dans l’esprit de réunir ce passage, et même une partie de l’une des chambres avec l’autre, pour avoir un joli salon. Le reste servira d’antichambre en ajoutant une aîle à la maison ; on aurait de plus dans le bas un petit salon lorsqu’on n’est qu’en famille : au-dessus une chambre à coucher, une de domestique dans la mansarde, et nous aurons alors une charmante petite maison. Il serait à souhaiter aussi que l’escalier fût plus beau, mais on ne peut pas tout avoir, quoique je suppose qu’il ne serait pas difficile de l’élargir. Enfin nous verrons ce que j’aurai devant moi au printemps, et je m’arrangerai en conséquence pour mon plan.

En attendant que ces réparations pussent se faire, sur un revenu de cinq cents pièces par une femme qui n’en avait jamais économisé une en sa vie, elles furent assez sages pour se contenter de la maison telle qu’elle était. Elinor laissa sa mère s’amuser de ses projets, et, sans la contredire, se promit bien qu’ils ne seraient pas exécutés. Chacune d’elles se mit à s’arranger de son mieux ; leurs livres et leurs jolis meubles furent placés de la manière la plus commode pour en jouir à chaque instant. Le bon piano de Maria dans la chambre de réunion qui prit le nom de salon, et les beaux dessins d’Elinor en ornèrent les murs recouverts d’un simple papier uni avec une jolie bordure. Elles étaient au milieu de cette occupation, lorsqu’elles furent interrompues par la visite du propriétaire, sir Georges Middleton, qui venait leur souhaiter la bienvenue, et leur offrir tout ce qui pourrait leur être utile dans les premiers momens ; tout ce qu’il y avait dans sa maison et dans ses jardins était à leur service. Il connaissait déjà madame Dashwood, lui ayant précédemment fait une visite à Stanhill, mais il y avait trop long-temps pour que ses jeunes cousines pussent se rappeler de lui. C’était un homme d’environ quarante ans, d’une belle et bonne figure ; la joie et la santé respiraient sur sa physionomie ; sa manière franche et amicale ressemblait au style de ses lettres. L’arrivée de ses parentes paraissait lui causer la plus grande satisfaction, et leur félicité lui donner une réelle sollicitude. Il exprima avec une extrême cordialité son désir de vivre ensemble en bons voisins, amis et parens, et les pressa si instamment de venir diner tous les jours chez lui jusqu’à ce que leur établissement fût formé, que quoiqu’il insistât un peu au-delà de la politesse, elles ne purent en être offensées ni s’y refuser.

Sa bonté n’était pas seulement en paroles, car une heure après les avoir laissées, elles reçurent un panier plein de beaux fruits et de bons légumes, lequel fut suivi avant la fin du jour d’un présent de gibier. Il insista aussi pour faire chercher ou envoyer leurs lettres à la poste avec les siennes, et leur faire passer chaque jour les papiers nouvelles.

Lady Middleton avait envoyé par son mari un message fort poli : son intention, disait-elle, était de les voir dès qu’elle serait sûre de ne pas les embarrasser ; et comme la réponse tout aussi polie témoignait l’impatience de faire sa connaissance, Milady fit son introduction à Barton-Chaumière, le jour suivant.

Madame Dashwood et ses filles avaient en effet assez de curiosité de voir une personne qui aurait autant d’influence sur leur agrément journalier, et la première apparence leur fut on ne peut plus favorable. Lady Middleton n’avait que vingt-six ou vingt-sept ans ; elle était belle, ses traits réguliers, sa figure gracieuse, sa taille élégante et élancée ; et son maintien plein de grâce prévenait d’abord extrêmement ; elle avait toute la mesure et l’élégance dont sir Georges était dépourvu, mais on regrettait bientôt qu’elle n’eût pas un peu de sa franchise. Sa visite fut assez longue pour diminuer peu à peu l’admiration que son premier abord avait excitée. Elle était sans doute parfaitement bien élevée, mais froide, réservée, sans aucun mouvement, et sa conversation, en très bons termes et très soignée, était aussi très insipide, et n’allait pas au-delà des lieux communs.

L’entretien cependant se soutint assez bien, grâce au babil non interrompu de sir Georges, et au soin que lady Middleton avait eu d’amener son fils aîné, un beau petit garçon de six ans, qui dans un pareil cas est un sujet inépuisable, lorsqu’on n’en a pas d’autre à traiter. On s’informe de son âge, de son nom, on admire sa beauté, on le trouve grand ou petit pour son âge, on lui fait des questions auxquelles sa mère répond pour lui, pendant que l’enfant penché sur elle, chiffonne sa robe, baisse sa tête et ne dit mot, à la grande surprise de sa maman, qui s’étonne de sa timidité en compagnie, et raconte comme il est bruyant à la maison et toutes ses gentillesses. Dans les visites de cérémonie, un enfant devrait être de la partie, comme une provision de discours. Dans celle-ci dix minutes au moins furent employées à déterminer si le petit ressemblait à son père ou à sa mère, en quoi il leur ressemblait : chacun était d’un avis différent, ce qui anima encore l’entretien.

Elles eurent bientôt l’occasion de discuter sur les autres enfans, milady en avait quatre, et sir Georges ne voulut pas partir sans avoir leur promesse positive de dîner au parc le lendemain.


CHAPITRE VII.

Barton-Park était tout au plus à un demi mille de la Chaumière ; les quatre dames avaient passé très près en traversant la vallée ; mais une colline l’avait dérobé à leur vue. Le bâtiment était grand et beau, et tel que doit l’être la demeure d’un riche gentilhomme qui fait un bel usage de sa fortune, et qui reçoit chez lui avec hospitalité et avec élégance : la première regardait le baronnet, et la seconde sa femme. Sir Georges tenait à avoir toujours sa maison remplie de ses amis et de ses connaissances ; et lady Middleton à ce que sa maison fût citée comme celle de tout le comté qui était montée sur le meilleur ton. La société leur était nécessaire à tous deux, quoique leur manière de recevoir fût très différente ; ils avaient cependant un grand rapport dans le manque total de talens et de moyens pour employer leur temps dans la retraite. Sir Georges n’était qu’un bon vivant et un habile chasseur, et sa femme une belle dame et une mère faible, sans autre occupation que d’arranger avec élégance ses chambres et sa personne, et de gâter ses enfans d’un bout de l’année à l’autre. Les plaisirs de sir Georges étaient plus variés : tantôt il chassait le renard ; tantôt il tuait du gibier pour sa table et celle de ses amis ; tantôt il recevait du monde chez lui ; tantôt il allait en chercher ailleurs. Jamais ils n’étaient seuls en famille, et ce mouvement continuel du grand monde avait l’avantage d’entretenir la bonne humeur du mari, de développer les talens de la femme pour une bonne tenue de maison, et de cacher leur ignorance et le rétrécissement de leurs idées. Lady Middleton était contente au possible lorsqu’on vantait l’ordonnance de sa table, la recherche de ses meubles, et la jolie figure de ses enfans ; elle ne demandait pas d’autre jouissance. Il fallait de plus à sir Georges que la compagnie qu’il rassemblait s’amusât beaucoup, ou du moins en eût l’air ; plus son salon était rempli de jeunes gens bien gais, plus on y faisait de bruit, plus il était content. C’était une bénédiction pour toute la jeunesse du voisinage, à laquelle il ne cessait de donner et de procurer des plaisirs. Pendant l’été il arrangeait continuellement de charmantes parties de campagne, des haltes de chasse dans ses bois, des promenades nombreuses à cheval, en phaëton, et dès que l’hiver arrivait, les bals étaient assez fréquens chez lui pour satisfaire les danseurs les plus intrépides, à la tête desquels il était encore avec l’ardeur et la gaîté de vingt ans. L’arrivée d’une nouvelle famille dans les environs lui causait toujours une grande joie, s’il y avait surtout des jeunes gens en âge d’augmenter le nombre de ses convives, en sorte qu’il fut enchanté sous tous les rapports des nouveaux habitans de sa jolie chaumière. Trois charmantes jeunes filles, simples, naturelles, n’ayant aucune prétention, aucune affectation ; une mère bonne, indulgente, qui n’avait pas de plus grands plaisirs que ceux de ses enfans : c’était vraiment une acquisition précieuse. Elles avaient encore pour lui un mérite de plus, celui d’avoir été malheureuses par le changement subit de leur situation. Son bon cœur trouvait une satisfaction réelle en établissant ses cousines près de lui, et en leur rendant la vie assez douce pour qu’elles n’eussent aucun regret de leur opulence passée. Elles auront, pensait-il, une aussi bonne table et plus d’amusement qu’elles n’en avaient dans leur grand château pendant la vie de leur oncle, et sans doute elles trouveront qu’un joyeux cousin vaut encore mieux.

Dès qu’il les vit de sa fenêtre arriver à Barton-Park, il courut au-devant d’elles pour les introduire dans sa demeure, où il les reçut avec sa bonhomie et sa gaîté ordinaires, en leur disant qu’il espérait qu’elles y viendraient presque tous les jours. « Je n’ai qu’un chagrin, leur dit-il, en les conduisant au salon, c’est de ne pas avoir pu donner de jeunesse aujourd’hui à mes petites cousines ; on aurait pu danser un peu dans la soirée, et à votre âge cela fait toujours plaisir. J’ai couru ce matin chez plusieurs de mes voisins dans l’espoir d’avoir un nombreux rassemblement, et mon malheur a voulu qu’ils fussent tous engagés ; vous voudrez bien m’excuser cette fois, cela n’arrivera plus je vous le promets. Vous trouverez donc seulement aujourd’hui un gentilhomme de mes intimes amis, qui passe quelque temps au Parc, mais qui n’est malheureusement ni bien jeune, ni bien gai. J’ai vu le moment où nous n’aurions absolument que lui, heureusement madame Jennings, la mère de ma femme est arrivée il y a une heure pour passer quelque temps avec nous, et celle-là est aussi gaie, aussi animée, aussi agréable que si elle n’avait que dix-huit ans. Ainsi j’espère que mes jeunes cousines ne s’ennuieront pas trop. Madame Dashwood trouvera là une bonne maman avec qui elle pourra s’entretenir, et demain tout ira mieux et nous serons plus nombreux. » Elles l’assurèrent toutes les trois qu’elles étaient enchantées qu’il n’y eût pas plus de monde, et qu’elles n’en désiraient pas davantage.

Madame Jennings, la mère de lady Middleton, était une femme entre deux âges, avec assez d’embonpoint, aussi gaie que son gendre, parlant beaucoup, et ayant l’air si contente, si heureuse, si amicale, qu’on était d’abord avec elle aussi à son aise qu’avec une ancienne connaissance ; sa manière était un peu commune, et contrastait plaisamment avec celle de sa fille. Elle se mit d’abord sur le ton de la plaisanterie avec les jeunes Dashwood ; elle leur parla d’amour, de mariage, leur demanda si elles avaient laissé leur cœur à Sussex, et prétendait les avoir vues rougir.

Maria souffrait pour sa sœur, et la regardait de manière à l’embarrasser beaucoup plus que les railleries de madame Jennings.

Le colonel Brandon, l’ami de sir Georges, ne lui ressemblait pas plus que lady Middleton ne ressemblait à sa mère. Il était grave et silencieux ; sa figure n’avait rien de déplaisant, malgré l’opinion de Maria, qui lui trouvait, disait-elle, toute la mine d’un vieux célibataire ; il n’avait cependant que trente-cinq ans, mais c’est être vieux en effet pour une fille de dix-huit ans. D’ailleurs le soleil de l’Inde, où il avait séjourné long-temps et fait la guerre, avait bruni son teint, ce qui avec sa gravité lui donnait l’air plus âgé. Mais sans être beau, sa physionomie avait quelque chose de sensible, qui le rendait intéressant, et toute sa manière avait de la noblesse. Il plut beaucoup à Elinor, quoiqu’il fît peu d’attention à elle, et qu’il regardât souvent Maria, dont la figure était en effet plus frappante. Il parla fort peu, mais son silence même et sa gravité étaient plus agréables aux dames Dashwood, que les plaisanteries un peu trop familières de madame Jennings, la joie un peu trop bruyante de son gendre, et la froide insipidité de lady Middleton, qui n’était occupée que du service de sa table. Ses idées prirent un instant un autre cours par l’entrée bruyante de ses quatre enfans, qui se jetèrent tous à-la-fois sur elle, déchirèrent sa robe, se disputèrent, pleurèrent, firent un tapage affreux, et occupèrent à eux seuls la compagnie pendant le temps qu’ils en firent partie. À défaut d’autres amusemens, leur père joua avec eux, et l’on n’eut un peu de repos que lorsque l’heure de leur coucher arriva.

Dans la soirée on découvrit que Maria était musicienne et on la pria de se mettre au piano ; l’instrument fut ouvert, et chacun l’entoura en préparant d’avance ses éloges. On la pria de chanter, ce qu’elle fit très-bien, et à la requête de sir Georges, elle chanta à livre ouvert un épithalame dont on avait composé la musique et les paroles pour son mariage, et qui depuis lors était resté dans la même position sur le piano. Lady Middleton raconta que le jour de ses noces, elle avait donné un beau concert très bien exécuté ; sa mère ajouta qu’elle avait beaucoup de talent, et que c’était grand dommage qu’elle l’eût négligé. Lady Middleton répondit d’un ton glacé, qu’elle aimait la musique avec passion, mais qu’une maîtresse de maison, une mère de famille, n’avait plus un seul moment à y donner.

Le jeu de Maria fut extrêmement applaudi, mais sir Georges exprimait son admiration si haut et frappait si fort des mains, même pendant le chant, qu’à peine on pouvait l’entendre. Lady Middleton lui imposait silence, s’étonnait qu’on pût dire un mot quand on entendait une musique aussi délicieuse qui captivait toute son attention et demandait ensuite à Maria un air qu’elle venait de finir, sans que lady Middleton l’eût remarqué. Madame Jennings aussi fut très-vive dans ses applaudissemens ; mais on voyait que sans s’y entendre du tout elle était vraiment amusée et contente et qu’elle voulait encourager la jeune musicienne. Le colonel Brandon seul fit peu d’éloges, mais il avait l’air ému et touché. Maria le remarqua au son de sa voix, lorsqu’il lui fit un léger compliment, et lui en sut plus de gré que s’il avait exprimé, comme les autres, un ravissement exagéré et sans goût ni connaissance de l’art. Elle vit qu’il aimait réellement la musique pour la musique elle-même, et s’il n’y mettait pas l’enthousiasme qui pouvait répondre au sien, elle n’en accusa que son âge. Il sent encore, disait-elle à sa sœur, le charme d’une bonne musique, mais il n’en est plus transporté comme on l’est dans la jeunesse ; et c’est tout simple, on se calme avec les années, et moi-même si j’arrive une fois à trente cinq ans, je deviendrai peut-être plus raisonnable, mais il y a encore bien du temps jusqu’à ce que j’aie atteint et l’âge et la froideur du bon colonel Brandon.


CHAPITRE VIII.

Madame Jennings était veuve d’un homme qui avait fait une grande fortune dans le commerce ; elle en avait eu un ample douaire, et deux filles riches et jolies, qui furent bientôt mariées. Elle venait de marier la cadette depuis quelques mois, et n’avait plus rien à faire que de marier le reste du monde : car selon elle, il n’y avait de bonheur sur la terre que dans un bon mariage. D’après cette opinion, et la bonté de son cœur, elle n’était occupée qu’à projeter des noces entre les jeunes gens de sa connaissance ; elle y mettait un zèle et une activité extrêmes, et faisait tout ce qui dépendait d’elle, pour amener, disait-elle, les choses à bien. Elle avait une habileté remarquable pour découvrir les attachemens réciproques, même avant ceux qui devaient les éprouver ; elle avait plus d’une fois pris la rougeur de la vanité pour celle de l’amour, en disant à l’oreille d’une jeune personne, que monsieur un tel, avait une ardente passion pour elle, qu’elle en était sûre, etc., etc. Le jour même de son arrivée, en suivant les regards du colonel Brandon, et en l’examinant pendant que Maria chantait, elle eut le prompt discernement de découvrir qu’il en était passionnément amoureux. Le second jour la confirma dans cette idée. Il ne lui parlait point et la regardait souvent ; signe certain d’amour : il ne louait pas son chant, mais il écoutait avec attention ; signe d’amour. Une fois elle avait entendu un soupir étouffé, elle en était sûre, et alors il n’y eut plus le moindre doute. Ce sera, dit-elle, un charmant mariage des deux côtés, car il est riche et elle est belle. Depuis que madame Jennings avait appris à connaître le colonel chez son gendre, elle avait un vif désir de le marier, et dès qu’elle voyait une jeune fille, elle avait envie de lui procurer un bon mari. Elle trouvait ici une double jouissance, pour elle-même dans le plaisir de railler le colonel quand il était au Park, et Maria quand elle allait à la chaumière. Le colonel répondait peu de chose, peut-être était-il flatté, peut-être indifférent ; mais Maria ne comprit pas d’abord ce que madame Jennings voulait dire, et quand enfin cette dernière se fut expliquée plus clairement, elle ne savait si elle devait rire de cette absurdité ou se mettre en colère de ce qui lui paraissait une impertinence, non pas pour elle ; il lui était assez égal d’avoir fait ou non la conquête du vieux colonel : mais elle trouvait mauvais qu’on ne respectât pas son âge, et croyait que les railleries de madame Jennings ne pouvaient porter que sur lui. Ce n’est peut-être pas la faute de ce bon colonel s’il n’est pas marié, disait-elle à sa mère et à sa sœur, et c’est bien mal à madame Jennings de se moquer ainsi de lui.

Madame Dashwood qui n’avait que cinq ans de plus que le colonel, ne le trouvait pas aussi vieux qu’il le paraissait à la jeune imagination de sa fille ; elle voulut justifier au moins madame Jennings de l’intention de jeter du ridicule sur son âge.

— Mais au moins, maman, dit Maria, vous ne pouvez nier l’absurdité de cette accusation, et si ce n’est pas méchanceté, c’est du moins profonde bêtise. Le colonel Brandon est peut-être un peu moins âgé que madame Jennings, mais il est assez vieux pour être mon père ; et même en supposant qu’un homme puisse encore être amoureux à son âge, ce n’est du moins pas le colonel qui a l’air si grave, si sérieux, et qui sent déjà les infirmités de la vieillesse.

— Les infirmités ! s’écria Elinor ! prenez-vous cela, Maria ? le colonel Brandon infirme ! Je peux aisément supposer qu’il vous paraisse plus vieux qu’à ma mère, mais non pas que vous le trouviez infirme ; il a l’air de la meilleure santé.

— Ne l’avez-vous pas entendu se plaindre hier de rhumatisme ? N’est-ce pas la maladie la plus commune aux vieillards ? N’a-t-il pas dit qu’il voulait mettre une veste de flanelle ? et la flanelle ne vous présente-t-elle pas l’idée de la vieillesse et de tous les maux qui en sont la suite ? Pour moi, je le vois d’abord avec la veste de flanelle, la crampe, la goutte, les douleurs, le rhumatisme, et tout ce qui s’en suit.

— S’il s’était plaint d’un violent accès de fièvre, Maria, vous auriez trouvé au contraire que cela lui aurait ôté bien des années. Convenez qu’il y a quelque chose de très-intéressant dans un accès de fièvre ? Ces yeux brillans, ces joues colorées, ce mouvement accéléré du pouls vous plairaient beaucoup plus qu’un léger rhumatisme à l’épaule, dont le colonel se plaignait hier par un jour froid et humide.

Maria sourit d’abord de ce badinage, puis tomba dans la rêverie ; un instant après elle demanda à sa sœur un livre que celle-ci avait dans sa chambre. Elinor sortit pour aller le chercher ; dès qu’elle fut dehors, Maria s’approcha vivement de sa mère. J’ai pris ce prétexte de renvoyer Elinor, lui dit-elle, pour vous parler d’une crainte qui m’a saisie tout-à-coup quand elle a parlé de fièvre. Je suis sûre qu’Edward Ferrars est très-malade, ne le pensez-vous pas aussi ? Voici quinze jours que nous sommes ici, et il n’y a pas encore paru : rien autre chose qu’une maladie sérieuse ne peut expliquer ce retard. Qu’est-ce qui pourrait le retenir à Norland quand Elinor est ici ? Je ne comprends pas qu’elle ne soit pas aussi malade d’inquiétude.

— Aviez-vous donc quelque idée qu’il dût venir aussitôt, répondit madame Dashwood ? Je ne le croyais pas, bien au contraire ; si j’avais eu sur lui quelque inquiétude, ç’aurait été plutôt en me rappelant qu’il n’avait pas eu beaucoup d’empressement à accepter mon invitation quand je le priai de venir nous voir. Est-ce donc qu’Elinor l’attendait déjà ?

— Nous n’en avons point parlé, maman, mais il me semble que cela va sans dire.

— Moi, je crois, ma fille, que vous vous trompez ; je lui parlai hier de quelques petites réparations à faire à la chambre destinée aux visiteurs ; elle observa que rien ne pressait, et que de long-temps cette chambre ne serait occupée.

— C’est bien singulier, dit Maria ! Quelle peut être leur idée ! au reste toute leur conduite est inexplicable d’un bout à l’autre. Si vous aviez vu la froideur de leur dernier adieu, si vous aviez entendu comme leur entretien était simple et presque languissant la dernière soirée. Edward ne mit aucune distinction dans ses adieux entre Elinor et moi ; c’étaient pour toutes deux les bons souhaits d’un frère affectionné, et rien, rien de plus pour elle. Quelquefois je les laissais exprès, croyant peut-être qu’ils étaient gênés par ma présence ; eh bien ! croiriez-vous qu’il restât près d’elle ? Il sortait avec moi, ou immédiatement après. Et Elinor ! elle ne pleurait pas même autant que moi en quittant Norland, et actuellement elle a tout-à-fait l’air consolée. La voit-on abattue, mélancolique ? Cherche-t-elle à éviter la société ? Parait-elle seulement distraite ou rêveuse ? Non, maman, je ne sais plus qu’en penser, elle déroute toutes mes notions sur l’amour.

— Et les miennes aussi, dit madame Dashwood ; mais Elinor est si sage, si raisonnable, que nous ne pouvons pas nous permettre de la condamner.


CHAPITRE IX.

La famille Dashwood était actuellement tout-à fait établie à Barton, et s’y trouvait mieux de jour en jour. Leur habitation simple et commode, leur petit jardin, tout ce qui les entourait leur était devenu familier ; et leurs occupations journalières, qui avaient tant d’attrait pour ces jeunes personnes à Norland, avant la mort de leur bon père, et qui depuis ce triste événement avaient perdu plus de la moitié de leur charme, se retrouvaient en entier dans cette demeure. Elles n’éprouvaient que des sentimens doux et consolans, et la mère et les trois filles ne cessaient de se féliciter de leur changement de demeure. Sir Georges Middleton venait les visiter tous les matins, et n’ayant pas l’habitude de voir sa femme occupée à rien d’agréable ou d’utile, il ne pouvait assez s’étonner de les trouver toujours à travailler ou à étudier. Elles n’avaient presque pas d’autres visites que la sienne ; car malgré ses sollicitations réitérées de leur faire faire connaissance avec tout son voisinage, en leur disant que son équipage serait toujours à leur service, l’esprit indépendant de madame Dashwood s’y était absolument refusé, et l’avait emporté même sur son désir de l’amusement de ses filles. Elle déclara positivement qu’elle ne verrait que les personnes chez qui elle pourrait aller à pied en se promenant. Le nombre de celles-là était fort borné, et même la maison la plus rapprochée de la chaumière, après le park, ne leur offrait pas de ressource de société. Dans une de leurs excursions du matin, les jeunes filles avaient découvert, environ à un mille et demi de la chaumière, dans l’étroite et charmante vallée d’Altenham, qui suivait celle de Barton, un ancien et respectable château, qui en leur rappelant celui de Norland, intéressa leur imagination, et piqua leur curiosité. Elles s’informèrent à qui il appartenait ; elles apprirent avec regret que c’était à une dame âgée, d’un très-excellent caractère, nommée madame Smith, mais malheureusement trop infirme pour être en société, qu’elle ne sortait jamais de chez elle, et n’y recevait personne.

Toute la contrée abondait en promenades délicieuses et variées. La vallée offrait dans les jours de chaleur des ombrages frais, et de presque toutes les fenêtres de la maison, l’on voyait des collines qui invitaient d’aller respirer sur leur sommet un air pur et vivifiant, et d’aller admirer les plus beaux points de vue. Il avait plu pendant deux jours, et les habitantes de la chaumière avaient été retenues chez elle. Dans la matinée du troisième jour, le temps était encore douteux, mais Maria, ennuyée de la retraite, voulut faire une promenade : on apercevait quelques rayons de soleil à travers des nuages pluvieux. Madame Dashwood et Elinor refusèrent de l’accompagner ; l’une préféra ses livres, et l’autre, ses pinceaux, au danger d’être mouillées. Maria persista, assura que le temps serait parfait au haut de la colline, et prenant sous le bras sa petite sœur Emma, toujours en train de courir, elles prirent le chemin de la colline la plus rapprochée. Elles la montèrent avec gaîté, riant de la peur de leur maman et de leur sœur Elinor, se félicitant d’avoir eu plus de courage, admirant comme le ciel devenait bleu, comme l’herbe et le feuillage étaient verts et rafraîchis, comme un air agréable soufflait autour d’elles. Non, disait Maria, il n’y a point au monde de félicité supérieure ! Emma, si tu le veux, nous nous promènerons au moins pendant deux heures.

De tout mon cœur, dit la petite, et je plains bien Elinor et maman de n’être pas avec nous.

Ainsi s’encourageant l’une l’autre, elles poursuivirent leur route, quoique le ciel commençât de s’obscurcir, et le vent d’être plus fort, quand soudainement les nuages réunis au-dessus de leur tête fondirent en eau, et qu’une averse de grosse pluie tomba sur elles.

Surprises et chagrines, elles s’arrêtèrent ; pas un arbre, pas un abri ! Elles étaient alors au-dessus de la colline, et la maison la plus rapprochée était leur chaumière. Nous serons bientôt en bas, dit Emma en prenant sa course ; on descend bien plus vîte qu’on ne monte : viens, Maria, prenons le sentier qui mène directement devant notre porte. Maria s’élance aussi, et dans leur robe blanche, descendant aussi rapidement, elles devaient ressembler, à quelque distance, aux boules de neige qui commencent les avalanches. Maria était sur le point d’atteindre sa sœur, lorsqu’un faux pas sur cette pente rapide et glissante la fait tomber. Emma la voit à terre, entend son cri, mais involontairement entraînée par la vitesse de sa course, il lui est impossible de s’arrêter pour aller à son secours. Elle arrive au bas de la colline en sûreté, et court dans la maison, pour que leur domestique vienne soutenir sa sœur, si par malheur elle ne peut pas marcher seule.

Un gentilhomme avec un fusil et deux chiens qui le suivaient avait passé sur la colline, et se trouvait à vingt pas de Maria quand son accident lui arriva ; il jeta son fusil, et courut pour lui aider à se relever. Elle-même l’avait essayé, mais son pied s’était trouvé engagé, et elle s’était donné une telle entorse, qu’il lui fût impossible de rester debout. Elle venait de retomber encore, et paraissait souffrir beaucoup, quand le chasseur arriva près d’elle. Il lui offrit ses services ; mais voyant que sa modestie refusait ce que sa situation rendait nécessaire, il l’enleva dans ses bras sans qu’elle pût s’en défendre, et d’un pas sûr et ferme, quoique très prompt, il la porta au bas de la colline. La porte de leur jardin n’était qu’à quelques pas ; Emma l’avait laissée ouverte : il y entra, le traversa rapidement, et suivant immédiatement Emma qui venait d’arriver et qui ouvrait la porte de la chambre, il y porta Maria, et ne la quitta que quand il l’eût placée dans un fauteuil.

Elinor et sa mère se levèrent en grande surprise lorsqu’ils entrèrent, elles ne comprenaient rien à ce qu’elles voyaient. Emma et le beau jeune homme (car il était jeune et beau) parlaient à la fois : la douleur de Maria et la confusion de la manière dont elle avait été amenée lui imposaient silence. Madame Dashwood fit taire Emma, et l’ange gardien de Maria (car il ressemblait vraiment à un ange), en demandant excuse de la manière dont il s’était introduit, raconta ce qui en était la cause, avec tant de grâce et de sensibilité, que l’admiration déjà excitée par une figure d’une beauté remarquable, redoubla encore par le son de sa voix et par son expression. Quand il aurait été vieux, laid et d’une figure commune, la reconnaissance de madame Dashwood aurait été la même pour le service rendu à son enfant chéri, mais l’influence de la jeunesse, de la beauté, de l’élégance, donna un intérêt de plus à cette action, et réveilla tous ses sentimens.

Elle le remercia mille et mille fois, et avec cette douceur, cette politesse qui régnaient dans toutes ses manières, elle l’invita de s’asseoir ; mais il s’y refusa absolument étant très-mouillé, et pensant que la malade avait besoin de soins, que sa présence retardait peut-être. Il prit congé de ces dames ; madame Dashwood n’insista pas, mais le pria de lui faire au moins connaître à qui elle avait cette obligation. Il répondit que son nom était Willoughby, et sa demeure actuelle le château d’Altenham, qu’il espérait qu’on voudrait lui permettre de venir le lendemain s’informer du pied foulé de mademoiselle Dashwood ; ce qui lui fut accordé avec plaisir. Il partit alors, et, pour se rendre encore plus intéressant, par des torrens de pluie.

Aussitôt que le pied de Maria fut pansé, et même en le soignant, l’entretien ne tarit pas sur lui ; c’était à laquelle admirerait le plus sa figure mâle et d’une beauté peu commune, la grâce et la noblesse de son maintien, le choix de ses expressions, sa galanterie chevaleresque avec Maria, que ses sœurs plaisantèrent un peu sur son embarras en se voyant enlevée par un être qu’à sa beauté elle aurait pu prendre pour le chasseur Endémion ou pour Adonis. Elle l’avait beaucoup moins regardé que les autres ; émue, interdite et de sa chute et de la manière dont elle était revenue chez elle, elle cachait avec sa main, sur laquelle elle s’appuyait, la rougeur de ses joues ; mais cependant elle l’avait assez vu pour joindre ses éloges à ceux de sa famille, avec ce feu, cette vivacité qui embellissaient tous ses discours. Elle avoua que c’était précisément là l’idéal qu’elle s’était toujours formé d’un héros de roman, et dans son action quand il l’avait emportée si promptement sans lui donner, ni se donner à lui-même le temps de la réflexion, il y avait une rapidité de pensée qui lui plaisait extrêmement. Chaque circonstance qui lui était relative était intéressante ; son nom était bon, sa résidence dans leur village favori, des chiens remarquablement beaux aussi dans leur espèce, et qui l’avaient accompagné jusque dans le salon, lui paraissaient très-attachés, parce que sans doute il était bon pour eux ; enfin Maria trouva bientôt, qu’une veste de chasse était le costume qui seyait le mieux à un jeune homme. Son imagination était occupée, ses réflexions agréables, son cœur doucement agité, et la douleur de son entorse à peine sentie.

Sir Georges vint à la chaumière dès que le premier intervalle de beau temps lui permit de sortir ; il apprit l’accident de Maria qui, avant qu’on eût achevé de le lui raconter, lui demanda vivement s’il connaissait un gentilhomme du nom de Willoughby, demeurant à Altenham.

Willoughby ! s’écria-t-il, quoi, ce cher garçon est ici ! C’est une bonne nouvelle ; j’irai à Altenham demain, et je l’inviterai à dîner pour jeudi.

— Vous le connaissez donc beaucoup, dit madame Dashwood ?

— Si je le connais ! bien sûrement ; il vient à Altenham toutes les années.

— Et quelle opinion avez-vous de lui, sir Georges ?

— La meilleure du monde ; un excellent garçon, je vous assure. Il chasse bien, il danse à merveille, et il n’y a pas en Angleterre un homme qui monte à cheval plus hardiment.

Et c’est là tout ce que vous avez à dire de lui, s’écria Maria indignée ? Sa personne et ses manières sont, il est vrai, au-dessus de tout éloge, il n’y a qu’à le voir un moment ; mais quel est son caractère quand on le connaît plus intimement ? Quels sont ses goûts, ses talens son génie ? Aime-t-il la littérature, les beaux-arts, la bonne compagnie ?

Sir Georges parut embarrassé. Sur mon ame, dit-il, je ne puis pas vous répondre un mot sur tout cela ; mais je puis vous dire qu’il est un agréable et bon camarade, et qu’il a les plus jolies petites chiennes d’arrêt que j’aie vues de ma vie. Les avait-il avec lui aujourd’hui ? Elles sont noires, le museau et les pattes marqués de feu, une tache blanche au poitrail ; deux charmantes petites bêtes, sur mon honneur.

Il avait des chiens qui sautaient beaucoup autour de lui, dit Maria ; mais elle n’avait pas plus remarqué leur manteau et leur espèce, que sir Georges le génie et le caractère de leur maître.

Mais qui est-il ? dit Elinor. D’où est-ce qu’il vient ? A-t-il une maison à Altenham ?

Sur ce point sir Georges pouvait mieux répondre. Il leur dit que M. Willoughby n’avait aucune propriété dans le comté, qu’il demeurait au château d’Altenham, chez la vieille dame Smith, qui était sa grande tante, et dont il devait hériter. Oui, oui, miss Elinor, c’est une bonne capture à faire, je puis vous l’assurer ; et outre cet héritage, qui ne lui manquera pas, car il fait bien sa cour à la vieille dame, il possède déjà une très-jolie terre en Sommerset-Shire, et si j’étais à votre place je ne le céderais pas à ma sœur cadette, en dépit de ses roulades en bas des collines. Que diable ! mademoiselle Maria ne peut pas espérer de garder pour elle seule tous nos beaux garçons ; le colonel Brandon sera jaloux, si vous n’y prenez garde.

Je ne crois pas, dit madame Dashwood, avec un aimable sourire, que M. Willoughby soit en danger d’être capturé comme vous dites, par l’une ou l’autre de mes filles ; elles n’ont pas été élevées à cet emploi dans leur enfance, et n’y entendent rien. Vos beaux garçons, de même que les riches peuvent être fort tranquilles avec nous ; je suis charmée cependant d’apprendre par ce que vous dites, que ce bon jeune homme est estimable et bien né, et qu’on peut le recevoir.

Oui, oui, reprend sir Georges, c’est un très-bon et très aimable garçon. L’automne dernier à un petit bal au Park, je me rappelle qu’il dansa depuis huit heures du soir jusqu’à quatre heures du matin, sans s’asseoir une seule fois.

— Vraiment, dit Maria avec ses charmans yeux étincelans, et sans paraître fatigué !

— Lui ! Pas du tout ; à huit heures du matin il était à cheval pour la chasse.

— Eh bien ! dit Maria, j’aime cela ; un jeune homme doit être ainsi. Quoiqu’il fasse, il doit y être entièrement, sans se lasser, sans se rebuter. Je suis sûre qu’il ferait de même pour tout, pour ses affaires, pour ses devoirs.

— Quant à cela je l’ignore, dit sir Georges ; mais ce que je vois clairement, c’est qu’il a fait votre conquête, miss Maria, et que le pauvre Brandon n’a plus qu’à se retirer.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, dit Maria avec un peu de fierté, je déteste cette expression de conquête ; je ne songe point à faire des conquêtes, je vous assure, et personne n’a fait la mienne.

Sir Georges éclata de rire. Que vous le vouliez, ou non, vous en ferez, lui dit-il, et quelqu’un une fois fera la vôtre. Je vois ce qui va arriver, je vois très-bien ; et il s’en alla en répétant : Heureux Willoughby ! Pauvre Brandon !


CHAPITRE X.

L’ange gardien de Maria (comme Emma appelait avec plus d’élégance que de précision M. Willoughby) arriva de bonne heure le matin suivant. Il fut reçu par madame Dashwood avec plus que de la politesse ; elle y mit une forte nuance d’affabilité, et sa reconnaissance, et le témoignage que sir Georges lui avait rendu, se réunissaient en sa faveur. De son côté il put s’assurer pendant cette visite de tout le mérite de la famille dans laquelle le hasard l’avait introduit. Manières nobles, esprit, bonté, affection mutuelle ; tout s’y trouvait réuni. Quant à leurs charmes personnels, il n’avait pas eu besoin d’une seconde visite pour en être convaincu, et c’est ici le moment de tracer en peu de mots le portrait de la mère et des trois sœurs.

Madame Dashwood avait été charmante, sans être ce qu’on appelle une beauté. C’était une brune, claire, des yeux bruns, des traits qui n’avaient d’abord rien de remarquable, mais dont chacun avait son attrait particulier, et cet accord qui fait le charme d’une physionomie. La sienne était très mobile ; tout ce qui se passait dans son ame s’y peignait à l’instant. Ses yeux étaient pleins d’expression, et son sourire annonçait la bienveillance et la bonté. Sa taille était moyenne et bien prise ; à quarante ans elle avait conservé cet avantage et elle marchait aussi bien, aussi légèrement que ses filles. En la voyant de loin on l’aurait prise pour leur sœur ; mais de près on s’apercevait que ce visage agréable encore, était flétri par des impressions vives, et que ses yeux, un peu éteints, avaient versé bien des larmes.

Elinor avait les cheveux, les cils, les sourcils de la même teinte que ceux de sa mère, c’est-à-dire, châtains bruns, mais elle avait ainsi que son père, les yeux d’un beau bleu foncé, et son regard était plein de douceur et de sensibilité ; une belle peau, peu colorée sans pâleur, et tous les traits réguliers. Elle était petite, et sa figure pleine de grâce était remarquablement jolie ; tous ses mouvemens étaient doux et moëlleux.

Maria était beaucoup plus frappante de beauté, quoique ses traits ne fussent pas aussi corrects que ceux de sa sœur ; mais sa physionomie était plus animée. Elle était grande, élancée, tous les détails charmans ; le port et le mouvement de sa tête avaient quelque chose d’enchanteur. Ses cheveux étaient noirs ainsi que ses yeux, dans lesquels brillaient une vie, une intelligence telle qu’un seul de ses regards disait toute sa pensée et pénétrait au fond de l’âme. Son teint était assez brun, mais plus coloré que celui d’Elinor, et sa peau unie, transparente, lui donnait un éclat singulier. Son sourire, qui ressemblait à celui de sa mère, avait une expression de finesse et en même-temps de bonté, qui le rendait irrésistible. Son front ombragé à demi par ses cheveux et ses sourcils d’ébène était parfait. Il était impossible de la voir sans s’écrier : Ah ! quelle est belle ! quelle charmante créature !

Emma à treize ans promettait d’être aussi bien jolie à dix-huit ; elle était blonde et très-blanche, gaie, vive, légère, naïve, une figure spirituelle et gracieuse ; c’était une délicieuse enfant.

Telles étaient les quatre femmes au milieu desquelles se trouvait le beau Willoughby ; ses yeux allaient de l’une à l’autre, mais s’attachèrent bientôt tout-à-fait sur Maria. La veille, sa souffrance et plus encore son embarras l’avaient empêchée de paraître à son avantage, à peine avait-elle osé regarder celui qui venait de la porter dans ses bras ; mais ce jour-ci rassurée par l’accueil qu’il recevait de sa mère, par sa propre reconnaissance, par ce qu’elle avait appris de lui, elle reprit sa vivacité, son aisance naturelle. Elle lui parla, elle l’écouta, et put bientôt se convaincre par elle-même qu’il avait l’usage du monde, le ton parfait, qu’il unissait la politesse à la franchise, la douceur à la vivacité ; et quand elle l’entendit déclarer qu’il aimait la musique avec passion, alors ses beaux yeux brillèrent de tout leur éclat, et il put y lire la permission de profiter du voisinage et de revenir souvent sans avoir besoin de prétexte.

Avec Maria il n’y avait qu’à nommer un de ses amusemens favoris pour la faire parler avec enthousiasme ; elle ne pouvait pas rester froide et silencieuse, et ne mettait ni timidité, ni réserve dans ses discussions, qu’elle savait rendre très-intéressantes. Dès qu’elle eût découvert que Willoughby avait les mêmes goûts, et que leur passion de musique et de danse était mutuelle, leur entretien s’anima, et ils se trouvèrent penser sur tous les points exactement à l’unisson, porter les mêmes jugemens sur les compositeurs, sur les différentes danses, et ce sujet fut long-temps inépuisable.

Encouragée par ces rapports à pousser plus loin son examen, elle parla de littérature et de ses auteurs favoris, et retrouva encore la même sympathie. Leur goût était exactement semblable : Les mêmes livres, les mêmes passages les avaient frappés, ou s’il y avait quelque légère différence, si quelque objection s’élevait, c’était seulement pour que Maria pût déployer son éloquence irrésistible. Il aurait fallu qu’un jeune homme de vingt-cinq ans fût bien insensible, pour ne pas céder à la force des argumens sortis d’une aussi belle bouche, et accompagnés d’un regard qui portait la conviction au cœur. Willoughby finissait par acquiescer à toutes ses décisions, partager son enthousiasme, et long-temps avant la fin de la visite, ils conversaient avec la familiarité d’une ancienne connaissance.

Fort bien, Maria, dit Elinor, aussitôt qu’il les eut laissées, pour une matinée vous êtes bien avancée dans vos découvertes sur notre nouveau voisin. Vous avez déjà pénétré son opinion sur toutes les matières importantes ; vous savez ce qu’il pense de Shakespear, de Cowper, de Scott ; vous êtes certaine qu’il apprécie ces auteurs comme il le doit, qu’il sent comme vous leurs beautés ; vous avez reçu l’assurance de son admiration pour Pope, pour Milton : mais si notre connaissance avec M. Willoughby doit se prolonger, je suis un peu en peine de vos entretiens. À la manière dont vous y allez dès le premier jour, vous aurez bientôt épuisé tous les sujets ; une visite suffira pour lui faire expliquer ses sentimens sur la peinture, une autre sur l’amour et le mariage, et vous n’aurez plus rien à lui demander.

Elinor, s’écria Maria, êtes-vous sincère, êtes-vous juste ? Croyez-vous donc mes idées si bornées ? mais non, j’entends ce que vous voulez dire ; ma grave Elinor, ma raisonnable sœur trouve que j’ai été trop à mon aise, trop franche, trop heureuse ! j’ai manqué, sans doute, au décorum, j’ai été ouverte et sincère quand je devais être réservée, maussade, ennuyeuse et hypocrite. Si je n’avais parlé à M. Willoughby que du temps, des chemins, de la vue, et que je n’eusse ouvert la bouche que toutes les dix minutes, ce reproche m’aurait été épargné.

Mon cher amour, dit madame Dashwood, vous ne devez pas être fâchée contre Elinor ; c’est un badinage. Je la gronderais moi-même si elle était capable de mal interpréter votre entretien avec notre nouvel ami : vous avez été tous les deux, très-aimables. Maria fut adoucie, et donna la main à sa mère et à sa sœur. Willoughby de son côté prouva tout le prix qu’il attachait aux bontés de la famille Dashwood, en venant les réclamer chaque jour, et souvent deux fois par jour. Son prétexte fut d’abord de s’informer de l’accident de Maria, mais avant même que son pied fût guéri, il n’avait plus besoin de prétexte, et il était reçu comme un intime ami aurait pu l’être. Maria fut obligée d’être quelques jours sans marcher ; cette contrainte lui eût été insupportable avant sa chute, à présent elle aurait voulu prolonger son mal, pour ne point sortir et avoir toujours Willoughby à côté d’elle. Chaque jour, chaque instant il lui paraissait plus aimable. Beaucoup de connaissances et d’esprit, avec si peu de prétentions ; une imagination si vive et si brillante ; une répartie si prompte ; tant de feu dans ses expressions et de sensibilité dans son cœur ; cette exaltation qui colore tous les objets, et joint à tous ces avantages une figure si belle, si noble, une physionomie à-la-fois animée et régulière, et un son de voix, enchanteur, etc. etc. : voilà ce que Maria trouvait et répétait en allant toujours en crescendo d’éloges. Peut-être son pinceau était-il un peu trop flatteur, mais il est sûr que ce jeune homme paraissait à tous égards formé pour lui plaire et l’attacher, et remplissait à merveille cette destination. Sa société devint peu-à-peu absolument nécessaire au bonheur de Maria et à son existence. Ils lisaient, ils parlaient, ils chantaient ensemble ; son talent pour la musique égalait presque celui de Maria, et il déclamait les beaux vers de Cowper, avec cette chaleur, ce sentiment de la belle poésie, qui manquait si totalement au pauvre Edward Ferrars.

Madame Dashwood qui ne voyait que par les yeux de sa chère Maria, qui la trouvait parfaite en tout point, aimait celui qu’elle aimait et qui avait tant de rapports avec elle ; la sage Elinor même le trouvait très-séduisant, mais ne pouvait s’empêcher de blâmer en lui, ainsi que dans sa sœur, cette franchise excessive, ou plutôt cette imprudence qui leur faisaient dire tout ce qu’ils pensaient sur chaque sujet, sans aucune attention aux personnes et aux circonstances. Peu importait à Willoughby de blesser ou de contredire l’opinion des autres, pourvu qu’il flattât celle de l’objet d’une préférence qu’il déclarait et prouvait hautement, en n’ayant d’attention que pour Maria, en ne voyant qu’elle seule au milieu du cercle le plus nombreux. Elinor trouvait à cette conduite un manque de délicatesse pour celle qu’il préférait et de politesse pour les autres, qu’elle ne pouvait pas approuver en dépit de tout ce que Maria pouvait dire pour l’excuser.

Elle commençait à s’apercevoir, la pauvre Maria, qu’elle avait eu tort à dix-huit ans de désespérer de trouver un homme qui réalisât ses idées de perfection ; Willoughby lui paraissait tout ce que son imagination pouvait créer de plus accompli. C’était sans doute son bon ange qui l’avait amené là au moment de sa chute ; la sympathie avait agi sur tous deux au même instant ; avant la création du monde, ils étaient destinés à se rencontrer, à s’aimer, à s’unir pour la vie ; leur mariage était écrit au ciel de tout temps ; ce rapport inouï dans leurs opinions, leurs goûts, leurs sentimens en était la preuve, et toute sa conduite lui assurait qu’il y pensait sérieusement.

Madame Dashwood aussi, avant que quinze jours se fussent écoulés, pensa exactement comme sa fille ; mais peut-être un peu plus qu’elle aux richesses dont sir Georges lui avait parlé, et secrètement elle se félicitait d’avoir obtenu du sort deux gendres tels qu’Edward Ferrars et Willoughby.

La préférence du colonel Brandon pour Maria, qui avait été sitôt découverte par ses amis, fut remarquée par Elinor quand tous les autres cessèrent d’y faire attention. On ne remarqua plus que son heureux rival, et madame Jennings voyant bien positivement qu’il n’y avait nul espoir de mariage avec le colonel, l’abandonna complètement, et dit qu’elle s’était trompée pour la première fois de sa vie, que le colonel Brandon ne songeait pas à Maria, qu’il était en effet trop âgé pour elle, que le jeune et charmant Willoughby lui convenait beaucoup mieux, et qu’ils étaient faits l’un pour l’autre.

Elinor pensait tout autrement sur le colonel. Elle découvrit seulement alors que son attachement pour Maria n’était que trop réel. Le redoublement de sa tristesse, une émotion pénible qu’il cherchait à cacher, et qui perçait malgré lui quand Maria causait avec Willoughby ; tout confirmait à Elinor qu’il était très-amoureux et très-malheureux. Quel espoir pouvait avoir un homme de trente cinq ans, sombre et silencieux, opposé à un amant de dix ans plus jeune et vingt fois plus séduisant ? elle sentait bien que ce dernier convenait mieux à Maria sous tous les rapports, mais elle ne pouvait s’empêcher de plaindre du fond du cœur le colonel, et de désirer qu’il pût retrouver son indifférence, puisque son amour ne pouvait avoir aucun succès. Elle l’aimait ; et malgré sa gravité et sa réserve, il lui inspirait un grand intérêt. Ses manières quoique sérieuses étaient douces, et cette réserve paraissait plutôt être la suite de quelque peine ; que la disposition naturelle de son caractère. Sir Georges avait insinué quelques mots qui justifiaient ses soupçons, qu’il avait été malheureux, et d’après cela il lui inspirait du respect et de la compassion. Peut-être que cette estime et cette tendre pitié s’augmentèrent par la légèreté avec laquelle Maria et Willoughby parlaient de lui : parce qu’il n’était ni jeune ni brillant, ils paraissaient décidés à ne lui trouver aucun mérite.

Le colonel Brandon, disait un jour Willoughby, est précisément de cette espèce d’homme dont chacun dit du bien et que personne ne recherche ; on est, dit-on enchanté de le voir, et on n’a rien à lui dire.

— C’est exactement ce que je pense de lui, s’écria Maria. Ne vous en vantez pas dit Elinor, car c’est une grande injustice. Il est aimé et hautement estimé par tous les individus de la famille du Park, qui sont charmés de l’avoir chez eux, et moi je ne le vois jamais sans désirer de causer avec lui.

— Votre protection, mademoiselle, dit Willoughby, prouve certainement en sa faveur ; mais quant à l’estime des habitans du Park, vous me permettrez de la prendre plutôt comme un reproche. Celui qui rechercherait l’approbation de lady Middleton et de madame Jennings, ne trouverait que l’indifférence de toutes les autres femmes.

— Mais peut-être, dit Elinor, que votre critique, et celle de Maria, contrebalanceraient le suffrage de lady Middleton et de sa mère : si leur éloge est une censure, votre censure est peut-être un éloge ; elles ne sont pas plus incapables de discerner le vrai mérite, que vous êtes injustes et prévenus.

— Je ne reconnais pas votre douceur ordinaire à ce reproche, dit Maria ; le désir de défendre votre protégé, vous, rend un peu méchante avec nous.

— N’êtes-vous pas bien aise, Maria, que je sache défendre mes amis ! Mon protégé (comme vous l’appelez) est à-la-fois sensible et raisonnable, ce qui a toujours eu un grand attrait pour moi ; oui, Maria, même dans un homme entre trente et quarante. Il a très-bien vu le monde, il a voyagé avec fruit, il a lu, il a réfléchi. Je l’ai trouvé très en état de m’instruire sur plusieurs objets ; il a toujours répondu à mes questions avec la politesse et la complaisance d’un homme bien né et instruit sans pédanterie.

— Oui, oui, s’écria Maria légèrement, il vous a appris que le soleil des grandes Indes était brûlant, et que les mousquites y sont insupportables.

— Il me l’aurait dit, sans doute, si je le lui avais demandé ; mes questions n’ont pas eu pour objet ce que je sais déjà.

— Peut être, dit Willoughby, qu’il a été en état de vous parler des Nababs, des différentes castes, des palanquins, des éléphans, des femmes de toutes couleurs ; c’est un entretien très-touchant, très-intéressant et très instructif.

— Il n’est du moins pas méchant, dit Elinor. Mais je vous en prie, M. Willoughby, qu’est-ce que vous a fait le colonel Brandon, et pourquoi lui donnez-vous des ridicules ?

— Moi ! en aucune manière ; j’ai beaucoup de considération pour lui, je vous assure ; je le regarde comme un homme très-respectable, qui ne fait de mal à personne, qui a plus d’argent qu’il n’en peut dépenser, plus de temps qu’il n’en peut employer, et plus d’années qu’il ne voudrait.

— Ajoutez à ce portrait, dit Maria, qu’il n’a ni génie, ni goût, ni esprit ; que son imagination n’a rien de brillant, ses sentimens point de chaleur, et sa voix point d’expression.

— Vous décidez ses imperfections en masse avec tant de vivacité, dit Elinor, que tout ce que je pourrais dire paraîtrait insipide et froid, comme il vous paraît lui-même ; je dirai donc seulement qu’il est bon, sensible, indulgent, que son esprit est assez orné pour n’avoir nul besoin de briller en dépréciant l’esprit des autres, et que son cœur ne le lui permettrait pas.

— Ah ! miss Dashwood, s’écria Willoughby, vous en usez mal avec moi ; vous tâchez de me désarmer par la raison, mais vous n’y réussirez pas. J’ai trois grands motifs de haïr le colonel Brandon, contre lesquels vous n’avez rien à dire : il m’a menacé de la pluie un jour que je désirais le beau temps ; il a trouvé des défauts dans mon nouveau caricle, et je n’ai pu le persuader d’acheter ma jument brune. Vous conviendrez que voilà des griefs impardonnables. Je veux bien convenir avec vous cependant qu’à tout autre égard, son caractère est irréprochable ; mais en faveur de cet aveu, accordez-moi de rire quelquefois un peu en parlant de lui avec mademoiselle Maria.


CHAPITRE XI.

Lorsque mesdames Dashwood vinrent s’établir dans ce qu’on appelait (improprement il est vrai) une chaumière, elles ne s’attendaient guère qu’elles y trouveraient presque les plaisirs de la ville, ou du moins assez d’engagemens et de visites pour qu’il leur restât trop peu de temps à donner à des occupations sérieuses ; c’est cependant ce qu’il leur arriva. Dès que Maria fut rétablie, les plans d’amusement de sir Georges commencèrent avec une grande activité. Des bals à la maison du Park, des parties sur l’eau, des courses à cheval ou en caricle, se succédèrent sans interruption. Un très-beau mois d’octobre favorisait les promenades du matin ; on revenait dîner chez lady Middleton, et la danse, le jeu, la musique remplissaient les soirées. Willoughby ne manquait pas l’occasion de s’y rencontrer, et l’aisance, la familiarité que sir Georges établissait dans ses parties étaient exactement calculées pour augmenter l’inclination réciproque qui s’établissait entre lui et Maria, pour leur faire remarquer encore davantage leur perfections mutuelles, le rapport de leurs goûts et de leurs talens, et la préférence décidée qu’ils s’accordaient l’un à l’autre. Elinor n’était pas du tout surprise de leur attachement ; elle aurait voulu seulement qu’ils l’eussent un peu moins manifesté, et deux ou trois fois elle usa doucement de ses droits réunis de sœur aînée et d’amie pour adresser à ce sujet quelques tendres exhortations à Maria et lui faire sentir la nécessité de prendre de l’empire sur elle-même. Mais Maria détestait, abhorrait la dissimulation ; elle la regardait comme une fausseté impardonnable, et cacher des sentimens qui n’avaient rien en eux-mêmes de condamnable, lui paraissait non-seulement un effort inutile, mais une ridicule prétention de la raison opposée à l’élévation des sentimens. Willoughby pensait de même, et leur conduite à tout égard montrait clairement leur opinion. Quand il était présent, elle n’avait des yeux que pour lui ; tout ce qu’il faisait était juste ; tout ce qu’il disait était charmant. Si dans la soirée on jouait aux cartes, elle ne s’intéressait qu’à son jeu ; si on dansait, il était son partner pour toute la soirée, et s’ils étaient obligés de se séparer une ou deux contredanses, ils tâchaient au moins d’être près l’un de l’autre. Lorsqu’on ne dansait pas ils étaient toujours et toujours à causer dans un coin du salon ; si on se promenait c’était lui qui la conduisait dans son caricle. Une telle conduite excitait comme on le comprend les railleries de toute la société, mais ils s’en embarrassaient fort peu, et cherchaient plutôt à les provoquer.

Madame Dashwood au lieu de gronder sa fille comme elle l’aurait dû, et de la retenir au moins par l’obéissance, puisque la raison n’avait pas de prise sur elle, partageait tous ses sentimens avec une chaleur presque égale à celle de Maria. Elle avait un de ces cœurs qui n’ont point d’âge et ne vieillissent jamais. Tout cela lui paraissait la conséquence très-naturelle d’une forte inclination entre deux jeunes gens vifs et sensibles qui se rendaient mutuellement justice. Au lieu de retenir Maria, elle renchérissait sur l’éloge de Willoughby ; elle le comparait à feu son époux, et sa fille à elle-même dans le temps de leurs amours. Ah ! comme c’était pour Maria le temps du bonheur ! Qu’on se rappelle le charme d’une première passion, de ce sentiment si nouveau, si ardent qui s’empare de l’âme entière, et celle de Maria était formée pour l’éprouver dans toute sa force. Aussi s’attacha-t-elle à Willoughby mille fois davantage qu’à sa propre existence. Elle le voyait à chaque instant sans remords, sans contrainte, puisque c’était sous les yeux de sa mère, qui l’approuvait, et que toutes les deux trouvaient de jour en jour de nouveaux motifs de l’aimer davantage. Norland et Sussex, et toute sa vie passée étaient effacés de sa mémoire ; elle n’existait plus qu’en Devonshire, et pour son adoré Willoughby.

La pauvre Elinor n’était pas aussi heureuse ; son cœur ne goûtait pas le même bonheur. Il était encore à Norland, et rien autour d’elle ne pouvait remplacer ce qu’elle y avait laissé. Ce n’était assurément ni lady Middleton, ni madame Jennings qui pouvaient la dédommager des entretiens dont elle gardait un si tendre souvenir. La dernière, il est vrai, était une excellente femme, mais une parleuse éternelle ; et comme au premier instant Elinor était devenue sa favorite, c’était toujours à elle qu’elle adressait ses discours. Elle lui avait déjà raconté son histoire cinq ou six fois ; Elinor savait toutes les particularités de son mariage et de celui de ses filles, tous les détails de la maladie de monsieur Jennings, tout ce que le pauvre cher homme lui avait dit en mourant, etc. Lady Middleton plaisait mieux à Elinor, mais elle eut bientôt remarqué qu’elle ne parlait pas, parce qu’elle n’avait rien à dire, et que ce calme, qui d’abord allait assez bien à sa belle physionomie et lui donnait un grand air de décence et de retenue, n’était qu’un manque total d’idées et de sentimens. On restait toujours avec elle au même point ; et depuis sa première visite à la chaumière, toujours également froide et polie, leur liaison ne s’était pas avancée d’une ligne. Elle disait aujourd’hui ce qu’elle avait dit hier, et presque dans les mêmes termes ; son insipidité était invariable, son humeur était toujours la même. Quoiqu’elle ne s’opposât point aux parties de son mari, qu’elle veillât à ce que tout fût dans les règles, et que ses deux plus grands enfans fussent toujours avec elle, elle ne paraissait y prendre aucun plaisir, mais aussi n’en recevoir aucune peine. Elle ne s’ennuyait ni ne s’amusait ; il lui était égal d’être là ou ailleurs ; elle était avec son mari et sa mère, de même qu’avec les étrangers, et sa présence ajoutait si peu de chose à la société, qu’on aurait oublié qu’elle était là, si des enfans bruyans et gâtés n’avaient pas été autour d’elle. Ce n’était donc pas une ressource pour Elinor, et de toutes leurs nouvelles connaissances, le colonel Brandon était le seul qui excitât en elle l’intérêt de l’amitié, et avec qui elle pût s’entretenir avec plaisir. Willoughby lui était indifférent. Elle le trouvait assez aimable ; mais il l’était rarement pour elle ; toutes ses attentions, tous ses propos s’adressaient à Maria. Cette dernière laissait, il est vrai, le colonel Brandon entièrement à sa sœur. Il trouvait sans doute dans l’aimable entretien d’Elinor quelque consolation de la parfaite indifférence de celle qui, malgré lui, occupait son cœur et sa pensée ; mais cette indifférence redoublait sa tristesse habituelle, et sa conversation n’était rien moins que gaie. Elinor le plaignait sincèrement, d’autant qu’elle avait lieu de croire que ce n’était pas la première fois qu’il était malheureux en amour. Un soir, pendant que tous les autres dansaient, ils voulurent se reposer, et s’assirent à côté l’un de l’autre. Les yeux du colonel étaient fixés sur Maria, qui dansait avec Willoughby. Il dit avec un triste sourire : votre sœur, à ce qu’on m’assure, n’approuve pas les seconds attachemens ; elle pense qu’on ne doit aimer qu’une fois.

— Oui, répliqua Elinor, ses opinions sont un peu romanesques.

— Ou plutôt, à ce que j’imagine, elle croit qu’un second attachement ne peut pas exister.

— Je crois que c’est-là son idée ; mais comment ne réfléchit-elle pas sur le caractère de notre bon père qui s’est marié deux fois par inclination. Elle est encore bien jeune, et se fait des illusions ; dans quelques années ses opinions seront établies sur des bases plus réelles : alors il sera plus aisé de les définir et de les justifier ; à présent je lui en laisse le soin.

— Oui, dit le colonel, c’est probablement ce qui arrivera ; cependant il y a quelque chose de si aimable dans les préjugés d’un jeune cœur, qu’on est presque fâché du moment où il y renonce pour adopter les opinions générales.

— Je ne puis être de votre avis, dit Elinor ; il y a des inconvéniens dans la manière de voir et de sentir de Maria que tous les charmes de l’enthousiasme et de l’ignorance du monde ne peuvent compenser. Son système a le funeste effet de nourrir son esprit de chimères qui l’égarent, et qui la rendront malheureuse quand la triste réalité les dissipera. Plus de vraie connaissance du monde lui serait à ce que je crois bien avantageuse.

Le colonel resta un moment en silence, puis il reprit avec un peu d’émotion dans la voix : est-ce que votre sœur ne fait aucune distinction dans ses objections contre un second attachement ? Est-ce que ceux qui ont été malheureux dans un premier choix, ou par l’inconstance de son objet, ou par l’entraînement des circonstances doivent rester indifférens tout le reste de leur vie !

— Je vous assure, colonel, répondit Elinor, que je ne connais pas son systême en détail, je sais seulement que je ne lui ai jamais entendu admettre qu’un second amour pût être pardonnable.

— Ainsi, dit-il, il faudrait un changement total dans ses idées… Mais non, non, je ne le désire pas. Quand les idées romanesques d’un jeune esprit sont forcées de s’évanouir, combien souvent sont elles remplacées par des principes trop communs hélas ! dans le monde, et trop dangereux. J’en parle d’après l’expérience. J’ai connu une jeune dame qui ressemblait extrêmement à votre sœur en tout point ; même chaleur de cœur ; même vivacité d’esprit ; elle pensait et jugeait comme elle, et par un changement forcé, par une série de circonstances malheureuses… Ici il s’arrêta soudainement, comme s’il avait pensé qu’il en disait trop, et donna lieu ainsi à des conjectures, qui sans cela ne seraient jamais entrées dans la tête d’Elinor. Cette dame n’aurait nullement excité ses soupçons, mais le trouble visible du colonel, son interruption convainquit mademoiselle Dashwood que ce qui la concernait était un triste secret, et de là elle fut conduite naturellement à croire que l’émotion du colonel en parlant d’elle était relative à un tendre souvenir. Elle se tut, et ne lui fit aucune question. Avec Maria cela n’aurait pas fini ainsi : l’histoire entière se serait achevée dans son active imagination, si elle n’avait pu en obtenir la confidence, comme la plus mélancolique histoire d’un amour malheureux.


CHAPITRE XII.

Elinor et Maria se promenaient ensemble le matin suivant ; la dernière confia à sa sœur quelque chose, qui, malgré toutes les preuves qu’elle avait de l’imprudence de Maria et de son manque de raison, la surprit par l’excès de son extravagance.

Maria lui apprit avec un transport de joie, que Willoughby lui avait fait présent d’un cheval ; c’était une jument charmante qu’il avait élevée lui-même à Haute-Combe, sa campagne de Sommerset-Shire, et qui était exactement un cheval de femme, doux, sage, vif et d’une bonne hauteur. Sans considérer qu’il n’entrait pas dans le plan de sa mère d’avoir des chevaux, que si elle y consentait en faveur de ce don, il faudrait en acheter un autre pour un domestique, puis engager un palefrenier pour en avoir soin, et après tout cela bâtir une écurie pour le loger, elle avait accepté cet inconcevable présent sans hésiter, et le dit à sa sœur avec ravissement. Il compte, ajouta-t-elle, envoyer un de ces jours son jokey en Sommerset-Shire pour la chercher, et quand elle sera arrivée, nous la monterons tous les jours, escortées par Willoughby ; nous irons tour-à-tour, vous et moi, car, ma chère Elinor, vous en userez tout comme moi. Imaginer le délice de galoper dans cette plaine, de grimper à cheval ces collines.

Elinor souffrait de faire évanouir ce songe de félicite ; il le fallait cependant. Elle rassembla son courage, et tâcha de lui faire comprendre avec tendresse et raison qu’elle devait y renoncer. Maria ne voulait d’abord rien entendre ; elle avait réponse à tout ; elle était sûre que sa maman n’y ferait nulle objection ; un domestique de plus serait une bagatelle ; tout cheval serait bon pour lui, il en emprunterait au Park, et pour écurie le plus simple hangar serait suffisant. Alors Elinor essaya d’élever quelques doutes sur l’inconvenance d’accepter un présent d’un jeune homme, qu’elle connaissait aussi peu. C’en était trop, et les yeux noirs de Maria brillèrent d’indignation.

Vous vous trompez, Elinor, dit-elle vivement, en supposant que je connaisse peu Willoughby ; il n’y a pas longtemps il est vrai que je le vois, mais je le connais plus que qui que ce soit au monde, excepté vous et maman. Ce n’est ni le temps, ni l’occasion qui déterminent les liaisons du cœur ; c’est uniquement la sympathie, une disposition réciproque qui entraîne irrésistiblement. Dix ans sont quelquefois insuffisans pour connaître à fond quelqu’un qu’on voit tous les jours ; et avec d’autres, dix jours, dix heures mêmes sont plus que suffisantes. Tenez, par exemple, je croirais plutôt me rendre coupable d’imprudence en acceptant un cheval de mon frère que de Willoughby. Je connais très-peu John, quoique nous ayons vécu ensemble des années ; mais sur Willoughby mon jugement est formé, et je le connais comme moi-même.

Elinor crut qu’il était plus sage de ne plus dire un mot sur un sujet qui tenait si fort à cœur à sa sœur ; elle la connaissait assez pour savoir que là dessus elle n’entendrait pas raison, et s’affermirait encore plus dans son idée ; il lui restait d’ailleurs un moyen plus sûr de réussir. Maria chérissait sa mère, et dès qu’Elinor lui eut représenté que madame Dashwood ferait des sacrifices et s’imposerait à elle-même des privations pour que sa fille chérie eût ce plaisir, elle y renonça à l’instant, et promit de ne pas même tenter la bonté de sa mère et de ne pas lui parler de cette offre, qu’elle refuserait elle-même positivement la première fois qu’elle verrait Willoughby.

Elle fut fidèle à sa parole, et quand Willoughby vint à la chaumière le même jour, Elinor (à sa grande satisfaction) entendit Maria lui exprimer à voix basse tout son regret de ne pouvoir accepter le cheval qu’il voulait lui donner. Elle lui dit les motifs qui lui avaient fait changer d’avis, et avec assez de fermeté pour qu’il n’essayât pas de les détruire ; son chagrin cependant fut très-apparent, et après l’avoir exprimé avec vivacité, il ajouta aussi à voix basse : Eh bien ! Maria, ce cheval est encore à vous, quoique vous ne puissiez pas vous en servir à présent. Je vous le garderai jusqu’à ce que vous vouliez le réclamer ; quand vous quitterez Barton pour vous établir dans une plus grande maison, ma Reine Mab (c’est son nom), vous y recevra.

C’est tout ce que put entendre Elinor ; et de la manière dont ces mots furent prononcés, en nommant Maria par son nom de baptême, elle jugea leur intimité tout-à-fait décidée, d’un commun accord. De ce moment elle ne douta pas qu’ils ne fussent engagés l’un à l’autre pour se marier incessamment, et n’eut pas d’autre surprise, connaissant leur franchise à tous deux, que de l’apprendre par hasard.

Emma lui raconta quelque chose le jour suivant qui la confirma tout-à-fait dans cette idée. Willoughby passa toute la journée avec elles ; pendant que madame Dashwood et Elinor s’habillaient, Emma resta seule au salon avec lui et Maria, et la petite fine mouche, sans avoir l’air de les regarder, faisait des observations, qu’elle communiqua ainsi à sa sœur aînée. — Ô Elinor ! j’ai un grand secret à vous dire sur Maria ; je suis sûre qu’elle se mariera bientôt avec M. Willoughby.

— Vous avez dit ainsi, Emma, depuis le premier jour que vous l’avez rencontré sur la colline, et il n’y avait pas une semaine qu’il était reçu chez nous que vous étiez certaine que Maria portait son portrait au cou, et quand vous avez un jour tiré malicieusement par derrière le cordon qui l’attachait, c’était… la miniature de notre vieux bon oncle que vous avez mise au jour.

— Oui, c’est vrai ; mais à présent c’est tout autre chose ; je suis sûre qu’ils vont bientôt se marier, car il a dans son portefeuille une grosse boucle des cheveux de Maria.

— Prenez garde, Emma, c’est peut-être les cheveux de quelque grande tante, de madame Smith.

— Non, non, vous dis-je, c’est bien de Maria ; j’en suis bien sûre, car je les lui ai vu couper. Hier, quand vous et maman sortîtes de la chambre, il s’approcha tout près d’elle sur le dos de sa chaise ; et ils parlèrent ensemble si bas que je ne pouvais rien entendre, mais il me semblait qu’il lui demandait quelque chose. Elle secouait ainsi la tête, comme pour dire non : mais en même temps elle sourit en le regardant, comme pour dire oui. Alors il prit des ciseaux et coupa une longue boucle de ses cheveux, de ceux qui retombaient sur sa nuque ; il les baisa plus de vingt fois, et les enveloppant dans une feuille de papier, il les cacha dans son portefeuille. Qu’avez-vous à dire à présent, mademoiselle Elinor ? n’est-il pas vrai qu’ils sont engagés ?

Il fallut bien croire Emma, et d’autant plus facilement que son rapport était à l’unisson de ce qu’elle voyait chaque jour ; mais la sagacité de la petite ne s’exerçait pas toujours sur Maria, et la prudente Elinor n’en fut pas à l’abri. La bonne madame Jennings dont le plus grand plaisir était de railler et d’embarrasser les jeunes filles par des questions d’amour, et de découvrir le secret de leur cœur, attaqua la petite Emma sur le compte de sa sœur aînée. Il était impossible, dit-elle, qu’étant aussi jolie, elle n’eût pas un amoureux, et elle avait la plus grande curiosité de savoir son nom.

La petite rougit, et se tournant vers sa sœur : puis-je le nommer, lui dit-elle ? Tout le monde éclata de rire ; Elinor même essaya de rire aussi, mais ce fut un effort pénible. Elle était convaincue qu’Emma n’avait et ne pouvait avoir en vue qu’Edward Ferrars, dont elle n’aurait pu entendre le nom sans une émotion qui aurait excité les railleries de madame Jennings.

Maria sentit vivement aussi ce que sa sœur devait souffrir, mais elle augmenta plutôt que de diminuer son trouble. Elle rougit beaucoup aussi et dit en colère à Emma : Rappelez-vous, Emma, que quelles que soient vos conjectures, vous n’avez pas le droit de les repéter.

— Je n’ai point de conjectures, répondit la petite ; c’est vous, Maria, qui m’avez appris le nom de l’amoureux d’Elinor.

Les éclats de rire recommencèrent. Emma fut vivement pressée de dire ce nom ; elle s’en défendit : Non, non, Madame, voyez comme Maria est fâchée ; non, je ne veux pas le dire, mais je sais bien qui c’est, et où il est.

— Oh ! pour ce dernier point, mon enfant, j’en sais autant que vous, dit M. Jennings, c’est à Norland, j’en suis sûre… Je parie que c’est le curé de la paroisse !

— Non, non, pas du tout, ce n’est point un curé, je vous assure.

— Non ! et bien qu’est-il donc ? militaire sans doute.

— Encore moins, il n’est rien du tout… que l’amoureux d’Elinor.

— Emma, dit Maria en colère, vous savez fort bien que tout cela est une invention de votre part, et que cette personne n’est rien sans doute, puisqu’elle n’existe pas.

— Ah mon Dieu ! s’écria Emma, il est donc mort dernièrement, car je sais fort bien qu’il existait, et que les premières lettres de son nom étaient un E et une F.

Elinor s’était un peu éloignée sous quelque prétexte, mais elle entendait tout et elle était au supplice. Pour la première fois lady Middleton lui parut très-aimable en observant qu’il pleuvait beaucoup, et ramenant l’attention de chacun sur le temps et les nuages. C’était moins pour obliger Elinor que pour faire cesser un entretien qui l’ennuyait ; mais le colonel Brandon saisit cette idée, parla de la pluie avec milady, puis de la gentillesse de la petite Sélina, puis de la bonté du thé, puis de l’élégance du service, et l’amour d’Elinor fut oublié. Mais il ne lui fut pas facile de se remettre de son trouble, et jamais elle n’avait mieux senti combien ce nom l’intéressait.

Dans le cours de la soirée sir Georges proposa une partie de campagne pour le lendemain ; il s’agissait d’aller voir une très-belle terre à douze mille de Barton, appartenant à un beau-frère du colonel Brandon. Il était absent, et il avait laissé les ordres les plus stricts pour que personne n’entrât chez lui que ceux que le colonel amènerait. Sir Georges vantait excessivement toutes les beautés de cette maison et des jardins, et sans doute il pouvait en parler, car depuis dix ans, il y conduisait au moins deux fois, chaque été les hôtes qu’il avait chez lui. Il y avait entr’autres une immense pièce d’eau et une grande chaloupe qui devait former un des plus grands amusemens de la journée. On y porterait des viandes froides, des vins ; on irait en calèche ouverte, en phaéton, en caricle, et chaque chose fut arrangée pour en faire une vraie partie de plaisir.

Quelques personnes de la compagnie pensaient différemment ; la saison était trop avancée, et le temps trop humide pour aller chercher le plaisir aussi loin ; il avait plu tous les jours pendant la quinzaine ; madame Dashwood était déjà très-enrhumée, et à la prière instante d’Elinor, elle consentit à n’en pas être et à rester chez elle.


CHAPITRE XIII.

La partie projetée tourna très différemment de ce qu’on avait imaginé ; les uns y voyaient un plaisir parfait, quelques-uns de l’ennui, d’autres de la fatigue. Il n’y eut rien de tout cela ; elle manqua au moment où on s’y attendait le moins.

À dix heures toute la société était au Parc, où on devait déjeûner amplement avant le départ. Sir Georges ne se possédait pas de joie. Il avait plu toute la nuit, mais le temps s’était éclairci sur le matin, les nuages se dispersaient à l’horizon, et le soleil paraissait. Nous aurons un temps de Dieu, disait-il, et vous verrez Whitwell dans toute sa gloire. Tout le monde était en train et de bonne humeur ; on était décidé à s’amuser quoiqu’il arrivât, et l’on se montait en gaîté.

Pendant le déjeûner on apporta les lettres. Il y en avait une pour le colonel Brandon ; il la prit, regarda l’adresse, pâlit et quitta immédiatement la chambre.

— Qu’est-ce qui arrive à Brandon, dit sir Georges !

Personne ne répondit.

— J’espère qu’il n’a pas reçu de mauvaises nouvelles, dit lady Middleton ; mais il faut que ce soit quelque chose de bien extraordinaire pour laisser ma table de déjeûner si brusquement.

Dans moins de cinq minutes il rentra.

— Point de mauvaises nouvelles j’espère, lui dit madame Jennings, au moment où il ouvrit la porte.

— Non, madame, aucune ; je vous remercie de votre intérêt.

— Très-vif en vérité. Est-ce d’Avignon ! j’espère que votre sœur n’est pas plus malade !

— Non, madame, ma lettre est de Londres, et c’est simplement une lettre d’affaires.

— Mais comment se fait-il que la seule écriture vous ait autant troublé ? Venez, venez à côté de moi, cher colonel, racontez-moi ce que c’est ; quelque chose d’intéressant pour vous, j’en suis sûre.

— Ma chère maman, dit lady Middleton, laissez de grâce le colonel achever son déjeûner. Voilà votre tasse, colonel. Il la prit et la but rapidement sans s’asseoir.

— Peut-être est-ce pour vous dire que votre cousine Fanny se marie ? est-ce cela, dit madame Jennings ?

— Non, madame pas du tout.

— Eh bien donc ! je sais ce que c’est, et qui vous écrit, colonel ; j’espère qu’elle se porte bien.

— Qui ? madame, dit le colonel en rougissant un peu.

— Oh vous savez très-bien de qui je veux parler.

Le colonel impatienté ne répondit pas ; il s’adressa à lady Middleton. — Je suis très-fâché, milady, lui dit-il, d’avoir reçu cette lettre ce matin ; elle m’oblige à partir de suite pour Londres.

— Pour Londres ! s’écria madame Jennings : quelle folie, et que peut-on avoir à faire à Londres dans cette saison.

— C’est moi qui perd le plus, dit-il, en étant forcé de quitter une société aussi agréable ; mais ce qui me chagrine surtout, c’est que je crains de faire manquer la partie de ce matin, et que ma présence ne soit absolument nécessaire pour être admis à Withwell.

Tout le monde fut consterné.

— Mais si vous écriviez un billet à la concierge, M. Brandon, dit vivement Maria, ne serait-ce pas suffisant ?

— Je crains que non mademoiselle.

— Il faut absolument que vous veniez avec nous, s’écria sir Georges ; il n’y a point d’affaire plus importante au monde que de ne pas déranger une partie sur le point de commencer. Renvoyez votre départ pour la ville à demain, Brandon ; voilà tout.

— Je voudrais que cela me fût possible, dit-il avec fermeté ; mais je ne puis retarder mon départ d’un jour.

— Si vous vouliez seulement nous dire de quoi il est question, dit madame Jennings, et nous conter votre affaire, nous déciderions si elle est si pressée ou si vous pouvez rester.

— Vous ne perdrez que cinq ou six heures, dit Willoughby, si vous vouliez seulement différer jusqu’à notre retour.

— Je ne puis pas perdre seulement une heure, répondit le colonel.

Elinor entendit Willoughby qui disait à voix basse à Maria : – Il est de ces gens maussades qui ne peuvent supporter une partie de plaisir ; il avait peur de s’enrhumer ou d’être mouillé, j’en suis sûr, et il a inventé cela pour faire manquer celle-ci. Je voudrais parier cinquante guinées que cette lettre est de sa main.

— Je n’en doute pas, dit Maria.

— Il n’y a pas moyen de vous persuader, dit sir Georges, quand une fois vous avez mis quelque chose dans votre tête ; je sais cela depuis long-temps : voyez cependant combien vous nous contrariez.

Le colonel répéta encore tout son chagrin d’en être la cause, mais déclara que son départ était inévitable.

— Eh bien donc ! quand vous reverra-t-on ?

— Bientôt j’espère, ajouta lady Middleton, et nous remettrons la partie de Withwell à votre retour ; j’aurai le temps de tout mieux arranger.

— Vous êtes très obligeante, madame, mais mon retour est si incertain, que je n’ose prendre aucun engagement.

— Je vous déclare, dit sir Georges, que si vous n’êtes pas ici à la fin de la semaine, je vais vous chercher.

— Oui, oui, sir Georges, faites cela, s’écria madame Jennings ; vous saurez alors ce que c’est que cette affaire, et vous me le direz.

On vint avertir le colonel que son cheval était prêt. — Vous n’allez pas à cheval jusqu’en ville, dit sir Georges ?

— Non : seulement jusqu’à la première poste.

— Eh bien ! je vous souhaite un bon voyage, entêté que vous êtes ; allons un effort de complaisance ; renvoyez ce cheval.

— Je vous jure que cela n’est pas en mon pouvoir.

Il prit congé de toute la compagnie, qui lui rendit son salut avec humeur, à l’exception d’Elinor qui n’avait pas dit un mot pour le retenir, et qui le salua avec affection. — N’y a-t-il aucune chance, mademoiselle Elinor, lui dit-il, de vous voir à Londres cet hiver avec votre sœur ?

— Je crains qu’il n’y en ait point.

— Je vous dis donc adieu pour plus long-temps que je ne voudrais, dit-il avec émotion. Il lui prit la main qu’il serra doucement, et fit un simple salut à Maria. Madame Jennings voulait encore le retenir pour lui faire dire son secret ; mais il lui souhaita le bonjour, et quitta la chambre avec sir Georges.

Les plaintes, les regrets, les lamentations, les reproches, les sarcasmes, les conjectures, que la politesse avaient retenus, éclatèrent à la fois dès qu’ils furent sortis, lorsque madame Jennings fit taire tout le monde en disant : Je crois que j’ai deviné l’importante affaire qui nous a tous rendus si malheureux.

— Quoi donc ? chère dame, qu’est-ce que vous croyez ? dites-vite, s’écria chacun.

— Je suis sûre que c’est pour miss Williams.

— Et qui est miss Williams, demanda Maria ?

— Quoi ! vous ne connaissez pas miss Williams ! vous en avez au moins entendu parler ?

— Pas du tout, je vous jure.

— Eh bien ! miss Williams, dit-elle avec un sourire fin, est une proche parente du colonel, très proche en vérité ; je ne veux pas dire en toute lettre à quel degré pour ne pas blesser les oreilles des jeunes dames ; et baissant un peu la voix, elle dit à Elinor : c’est sa fille naturelle.

— Vraiment ! vous me surprenez.

— Oui, comme je vous le dis, et le colonel l’aime comme ses yeux ; je suis sûre qu’il lui laissera toute sa fortune.

Sir Georges rentra, et se joignit de grand cœur au regret général ; mais il finit par observer que puisqu’on était rassemblé, il fallait au moins faire tous ensemble quelque chose qui serait peut-être aussi divertissant. Après quelques consultations, on convint qu’on irait courir de côté et d’autre, suivant sa fantaisie, pendant quelques heures, puis qu’on reviendrait dîner au Parc. Lady Middleton trouva que c’était beaucoup plus convenable que de dîner en plein air. Elinor fut du même avis par d’autres motifs. Les voitures furent ordonnées ; l’élégant caricle de Willoughby fut prêt le premier. On comprend qu’il devait conduire Maria, et jamais celle-ci n’avait paru plus heureuse qu’en se plaçant à côté de lui ; et vraiment c’était le plus beau couple qu’il fût possible de voir. Ils partirent comme l’éclair et furent bientôt hors de vue, et on n’entendit plus parler d’eux jusqu’au retour général. Ils étaient partis les premiers, ils revinrent les derniers. Tous deux paraissaient enchantés de leur promenade dont ils ne donnèrent aucun détail ; ils dirent seulement que pour rouler plus vite, ils étaient restés dans la plaine. Les autres, pour jouir de la vue, s’étaient promenés sur les hauteurs.

Sir Georges avait décidé que pour se consoler du départ du colonel, on s’amuserait toute la journée, et qu’on danserait après dîner. Il y avait, outre la compagnie ordinaire, toute la nombreuse famille Carey de Nerrton. On était vingt personnes à table, ce que sir Georges remarqua avec grand plaisir. Willoughby prit sa place accoutumée entre Elinor et Maria. Il n’y avait pas long-temps qu’ils étaient assis, lorsque madame Jennings se penchant entre Elinor et Willoughby, prit le bras de Maria, et lui dit, assez haut pour être entendue de tous deux : Je sais où vous êtes allés ce matin, miss Maria ; je l’ai découvert malgré tous vos beaux mystères. Maria rougit et dit vivement : Où donc, Madame ?

— Ne saviez-vous pas, dit Willoughby, que nous nous étions promenés dans mon caricle ?

— Oui, oui, Monsieur, je le savais bien, mais j’étais decidée de savoir aussi où ce caricle vous avait menés, et je le sais. J’espère, miss Maria, que votre future maison est de votre goût ? Elle est à mon gré une des plus grandes et des plus belles que je connaisse, et quand je viendrai vous voir, j’espère que je la trouverai bien arrangée et meublée de neuf. Les meubles actuels sont trop antiques, n’est-ce pas ? c’est la seule chose à quoi j’aie trouvé à redire quand j’y fus il y a six ans, et vous ne les aurez pas trouvés en meilleur état ce matin.

Maria se détourna en grande confusion. Madame Jennings rit aux éclats, et conta ensuite à Elinor qu’elle avait chargé sa femme-de-chambre Betty, adroite autant que gentille, de savoir du jockey de M. Willoughby où son maître avait conduit miss Dashwood, et qu’ainsi elle avait appris positivement qu’il l’avait menée au château d’Altenham, et qu’ils avaient passé toute la matinée à se promener dans la maison et dans les jardins.

Elinor pouvait à peine le croire ; il lui semblait également inouï à M. Willoughby de l’avoir proposé et à Maria d’avoir consenti d’aller dans la maison où vivait une femme respectable, qu’elle ne connaissait point, et chez qui elle ne pouvait être admise.

Aussitôt qu’on fut sorti de table, elle prit sa sœur à part et le lui demanda, et à sa grande surprise, elle trouva que tout ce que madame Jennings avait dit était exactement vrai. Maria était tout-à-fait revenue de son premier moment de trouble, et se fâcha presque de ce que sa sœur en doutait.

— Qu’est-ce qui vous étonne donc, Elinor, lui dit-elle ? pourquoi serais-je pas allée voir Altenham, puisque j’en avais une si bonne occasion ? ne vous ai-je pas entendue dire vous-même que vous en auriez grande envie ? — Oui, Maria, mais j’aurais attendu que madame Smith n’y fût plus ou voulût m’y recevoir, et je n’y serais surtout pas allée seule avec M. Willoughby.

— M. Willoughby est cependant la seule personne qui ait quelque droit de m’y introduire, et qui puisse me montrer en détail la maison et les jardins. Son caricle ne contient que deux places, et je ne pouvais avoir personne avec moi. Je vous assure, Elinor, que dans toute ma vie je n’ai passé une plus délicieuse matinée.

— Il est fâcheux, reprit doucement Elinor, que le plaisir et la convenance n’aillent pas toujours ensemble.

— Au contraire, Elinor, cela vaut beaucoup mieux, et ce que vous dites est la plus forte preuve en ma faveur. Si j’avais blessé le moins du monde les convenances ou la décence, j’en aurais eu le sentiment : vous m’accorderez j’espère qu’on sent toujours quelque chose de pénible quand on fait ce qui n’est pas bien, et avec cette conviction je vous assure que je n’aurais eu nul plaisir.

— Mais, ma chère Maria, dit Elinor avec une extrême tendresse, ne pensez-vous pas aussi qu’un sentiment plus vif encore peut aveugler ? vous vous êtes déjà trop exposée peut-être à de malicieuses remarques ; ne commencez-vous pas à vous douter que vous y avez peut-être donné lieu, et votre promenade peut les augmenter ? Madame Jennings……

— Madame Jennings et ses sottes railleries, interrompit Maria, me sont très-indifférentes ; tout le monde, et vous-même Elinor, vous y êtes sans cesse exposés ; je n’attache pas plus de prix à sa censure qu’à son approbation. Je n’ai point du tout le sentiment d’avoir fait quelque chose de mal en me promenant dans les jardins de madame Smith, ou en voyant sa maison ; elle doit un jour appartenir à M. Willoughby, et…

— Lors même qu’elle devrait aussi vous appartenir, dit Elinor, cela ne justifie point ce que vous avez fait.

Maria rougit beaucoup, mais plutôt de plaisir que de peine, et après quelques minutes de silence elle passa un bras autour de sa sœur, et lui dit avec son charmant sourire : peut-être, Elinor, ai-je fait une étourderie en allant à Altenham, pardonnez-la moi, je ne puis m’en repentir, M. Willoughby avait la passion de me le montrer, et c’est une charmante habitation je vous assure : il y a surtout un petit salon au premier étage, précisément comme il le faut pour un établissement de tous les jours. Lorsqu’il sera meublé avec élégance, il sera délicieux ; il est situé à l’angle de la maison, et il y a deux vues différentes, d’un côté sur le boulingrin, et au-delà sur un beau grand bois ; de l’autre côté c’est l’église et le village, et derrière, cette belle colline que nous avons si souvent admirée. Encore n’ai-je pas vu le salon à son avantage, les meubles sont si antiques ! mais, comme dit Willoughby, avec quelques centaines de guinées nous en ferons… on peut en faire la plus charmante chambre d’été de toute l’Angleterre.

Ainsi finit le sermon d’Elinor ; elle ne dit plus rien, et Maria allait continuer sa description d’Altenham avec le même feu, quand elles furent appelées pour la danse. C’était Willoughby ; elle lui donna la main, et dansa toute la soirée avec lui sans se rappeler un mot de ce que lui avait dit sa sœur.


CHAPITRE XIV.

Le départ soudain du colonel Brandon et la fermeté qu’il avait mise à en cacher la cause, excitèrent la plus vive curiosité chez madame Jennings, et pendant trois ou quatre jours elle en fut occupée au point, que la course de Maria avec Willoughby fut tout-à-fait mise de côté. Elle avait deviné juste ; elle était contente et n’y pensait plus. Elle était trop bonne pour se plaire à tourmenter ces pauvres jeunes gens, qui s’aimaient comme on doit s’aimer à leur âge, qui rivalisaient tous deux en beauté : rien de plus naturel, et il n’y avait rien à dire. Mais ce colonel que peut-il lui être arrivé ? Elle errait de conjecture en conjecture ; c’était sûrement quelque chose de très-fâcheux ; elle avait vu cela sur son visage ; et la voilà à penser à toutes les espèces de maux et de malheurs qui pouvaient tomber sur lui. Pauvre cher homme ! j’en suis vraiment effrayée ! c’est peut-être une affaire dangereuse, une banqueroute, que sais-je ! il est possible qu’à ce moment il soit entièrement ruiné. Sa belle terre de Delafort n’a jamais rendu plus de deux mille louis par an, et son frère lui a laissé beaucoup de dettes, je sais cela positivement ; mais que ne donnerais-je pas pour savoir à présent la vérité et le vrai but de ce voyage à Londres, si pressé qu’il ne peut le retarder d’une heure ? Peut-être que cela regarde miss Williams, et en rassemblant toutes les circonstances, je sais que c’est cela même. Il rougit quand je la nommai ; ne l’avez-vous pas remarqué ? moi j’étais en face de lui, je le regardais au blanc des yeux, et je ne me trompe pas. Peut-être est-elle malade à Londres, peut-être morte ; rien dans le monde de plus vraisemblable ; j’ai une idée qu’elle est très délicate. Je parie tout au monde que cette lettre regardait miss Williams. Non, non, ce n’est pas une banqueroute ; il est trop prudent et trop sage ! À moins, quoiqu’il en dise, que ce ne soit sa sœur qui le demande à Avignon ; il est très bon frère, et cela expliquerait cette grande presse. Enfin à la bonne heure ! qu’est-ce que cela me fait à moi ? quoique ce soit, on le saura pourtant un jour. Je souhaite de tout mon cœur d’apprendre qu’il soit hors de peine et qu’il ait une bonne femme par-dessus le marché.

C’était à Elinor que madame Jennings adressait toutes ces conjectures, en s’étonnant beaucoup qu’elle ne partageât pas son inquiétude. Elinor s’intéressait infiniment au colonel, mais elle ne voyait aucune raison de s’alarmer pour lui ; elle était d’ailleurs trop occupée des amours de sa sœur et de Willoughby, et de l’extraordinaire silence que tous les deux gardaient sur leur projet de mariage, pour s’inquiéter d’autre chose. Elle ne savait comment expliquer ce mystère, incompatible avec leur caractère à tous les deux, tandis qu’ils n’en mettaient pas même assez dans leur inclination réciproque. Pourquoi ne pas s’ouvrir entièrement soit à elle, soit à madame Dashwood ? Cette dernière ne se conduisait pas de manière à faire craindre un refus à Willoughby, qu’elle comblait d’amitiés comme s’il eût déjà été son beau-fils ; et quand toute sa conduite disait qu’il aspirait à le devenir, pourquoi continuait-il à se taire ? Elinor ne pouvait l’imaginer.

Elle comprenait bien cependant qu’il était possible que quoique Willoughby fût très amoureux de Maria il ne fût pas le maître de l’épouser immédiatement ; il était indépendant, il est vrai, mais tant que madame Smith vivrait, il n’était pas assez riche pour s’établir. Sa terre de Haute-Combe ne lui rapportait, d’après sir Georges, que six ou sept cents pièces par an, qui lui suffisaient à peine pour sa vie de garçon, et souvent il s’était plaint devant elles de sa pauvreté. Malgré cela il était singulier qu’avec l’extrême franchise dont il faisait profession, et que Maria mettait sans cesse à la tête de toutes les vertus, il ne leur échappât jamais un mot ni à l’un ni à l’autre sur un projet d’union qu’ils formaient bien certainement. Mais étaient-ils réellement engagés ensemble ? Toute leur conduite l’affirmait et surtout cette course à Altenham ; cependant quelquefois une espèce de doute traversait l’esprit d’Elinor et l’empêchait d’avoir une explication avec sa sœur. Si vive, si sensible, si peu raisonnable, lui pardonnerait-elle l’ombre d’un doute sur celui qu’elle aimait si passionnément ? souvent aussi Elinor reprenait en lui une entière confiance. Toute sa conduite était si franche, si ouverte, qu’il croyait peut-être n’avoir pas besoin de s’expliquer plus clairement. Il était avec Maria le plus tendre et le plus attentif des amans, et avec sa mère et ses sœurs, le fils et le frère le plus affectionné ; il avait l’air de les regarder toutes comme ses parentes et la chaumière comme sa maison. Il y passait bien plus de temps qu’à Altenham, et lorsqu’il n’y avait pas d’engagement général au Parc, il y restait des jours entiers à côté de Maria, son chien favori couché à ses pieds, lisant, faisant de la musique comme s’il eût fait déja partie de la famille.

Une soirée particulièrement, environ une semaine après le départ du colonel, son cœur sembla s’ouvrir avec plus d’abandon et d’attachement pour tous les objets qui l’entouraient. Il était comme à l’ordinaire seul avec la mère et les trois sœurs, quand madame Dashwood parla de ses projets d’agrandir et d’embellir la maison le printemps suivant. Aussitôt il rejeta cette idée avec beaucoup de feu et de sentiment, comme ne pouvant supporter la pensée d’aucun changement dans un lieu qui lui était si cher tel qu’il était, et qui lui paraissait parfait. « Quoi ! s’écria-t-il, embellir cette chère demeure ! non, non, je n’y consentirai jamais ; pas une pierre ne doit être ajoutée à ces murs, pas un coin ne doit être changé, si vous avez le moindre égard à mes sentimens. »

Madame Daswood sourit et lui tendit la main en silence, mais avec l’air attendri. Ne soyez pas alarmé, mon cher Willoughby, dit Elinor gaîment ; maman fait beaucoup de projets ; cela ne coûte rien, mais il n’en est pas de même de l’exécution, et nous ne serons jamais assez riches pour bâtir. J’en suis charmé, s’écria-t-il ; puissiez-vous toujours être pauvres, si vous ne savez pas mieux employer vos richesses.

— Bien obligée du souhait, Willoughby, dit madame Dashwood ; mais soyez assuré que je sacrifierais sans peine tous mes projets d’embellissement à ce touchant sentiment d’affection locale que vous venez d’exprimer. Fiez-vous à moi là-dessus ; quelque riche que je devienne, je ne dépenserai pas mon argent d’une manière qui vous serait aussi pénible. Mais êtes-vous réellement assez attaché à cette maison pour n’y voir aucun défaut ? — Aucun je vous le jure, dit-il, avec feu ; je vous dirai plus, je la regarde comme le seul endroit sur la terre qui me donne l’idée du parfait bonheur domestique, et si j’étais, moi, assez riche pour bâtir, je jetterais bas ma grande maison de Haute-Combe, pour la rebâtir exactement sur le plan de votre chaumière.

— Sans oublier cet étroit et sombre escalier, et la cuisine qui fume ? dit Elinor.

— Oui, sans rien oublier ; exactement comme ceci ; les petits inconvéniens mêmes : ils tiennent aussi à des souvenirs, et la moindre variation m’avertirait que ce n’est pas la chaumière de Barton. Oh ! je pourrais peut-être alors être aussi heureux à Haute-Combe que je l’ai été ici !

— J’espère, reprit Elinor, que même avec le désavantage d’un grand escalier et d’un beau salon, vous trouverez aussi le bonheur dans votre maison.

— Il y a certainement, dit Willoughby, des circonstances qui pourraient aussi me la rendre bien chère ; mais cette demeure-ci aura toujours des droits sur mon affection qu’aucune autre ne peut avoir.

Oh ! qui rendra l’expression de plaisir, de bonheur, de tendresse, de passion qui se peignit alors dans les yeux de madame Dashwood et de Maria ; c’étaient l’amour maternel et l’autre amour dans toute leur force. Toutes les deux regardèrent l’aimable enthousiaste de la chaumière, de manière à lui dire qu’on l’avait entendu.

— Combien de fois ai-je souhaité, ajouta-t-il, quand je venais à Altenham que cette charmante demeure fût habitée. Jamais dans mes promenades je n’ai passé devant sans admirer sa situation, sans regretter que personne n’y vécût. Avec quel plaisir j’appris en arrivant cette année chez madame Smith, que ce vœu était exaucé ! J’éprouvai une satisfaction, un tel intérêt pour cet événement qui m’était si étranger, que je ne puis l’expliquer que comme un pressentiment du bonheur qui m’attendait ; ne le pensez-vous pas aussi Maria, dit-il, un peu plus bas en se penchant de son côté, et continuant plus haut, il dit vivement : et vous voudriez gâter cette demeure, madame Dashwood ; vous voudriez lui ôter le charme de sa simplicité, et ce cher petit salon, où notre connaissance a commencé, où j’apportai Maria dans mes bras, où j’ai passé au milieu de vous tous tant d’heures délicieuses ; vous voudriez le dégrader, en faire une allée où tout le monde passerait pour entrer dans un salon plus grand, plus beau peut-être, mais qui n’aurait jamais pour moi le prix de celui-ci, où tout parle à mon cœur, où on est si bien, si agréablement établi.

Madame Dashwvood lui promit encore que rien n’y serait changé.

— Vous êtes la meilleure des femmes et des mères, lui dit-il, en serrant sa main entre les siennes ; cette promesse commence déjà à me rendre heureux. Étendez la plus loin (le cœur d’Elinor battit), dites moi que non-seulement votre maison restera toujours la même, mais que j’y trouverai toute ma vie cette affection, cette bonté avec laquelle vous m’avez reçu, et qui m’a rendu cette demeure si chère.

Il n’en dit pas davantage. Elinor aurait voulu quelques mots de plus ; mais Maria avait l’air si contente qu’elle le fut aussi. Madame Dashwood lui fit la promesse qu’il demandait, et la conduite de Willoughby pendant toute cette soirée, témoigna son affection et son bonheur.

Venez dîner demain avec nous, mon cher Willoughby, lui dit madame Dashwood, quand il sortit, sans cela nous ne nous verrions pas de la journée ; nous voulons aller au Park faire une visite à lady Middleton, mais nous reviendrons de bonne heure. Il l’accepta et promit d’être chez elles avant quatre heures le lendemain.


CHAPITRE XV.

Madame Dashwood et deux de ses filles, l’aînée et la cadette, partirent après déjeûner pour leur visite projetée au Park ; Maria s’excusa d’en être sous quelque léger prétexte d’occupation. Sa mère présuma que Willoughby avait à lui parler et lui avait promis de venir pendant leur absence ; elle le trouva très naturel au point où ils en étaient, et ne fit nulle objection. Ai-je deviné, dit madame Dashwood à Elinor en riant, lorsqu’à leur retour, environ sur les trois heures, elles trouvèrent en effet le caricle du jeune homme devant la porte de la chaumière avec son domestique. Elle se hâta d’entrer avec gaîté, et croyait aussi trouver les jeunes amoureux bien contens ; mais à peine eût-elle ouvert la porte du passage qui conduisait au petit salon, qu’à sa surprise, elle en vit sortir Maria qui paraissait dans une grande affliction. Son mouchoir couvrait ses yeux et on entendait des sanglots : sans faire aucune attention à sa mère et à ses sœurs, elle traversa rapidement l’allée et monta l’escalier. Surprises et alarmées, elles entrèrent dans la chambre qu’elle venait de quitter, dans laquelle elles trouvèrent Willoughby assis près du feu, la tête appuyée contre le chambranle de la cheminée, et leur tournant le dos. Il se leva quand il les entendit entrer ; et sa contenance abattue et ses yeux aussi pleins de larmes, témoignèrent assez qu’il partageait fortement l’affliction de Maria.

— Qu’est-ce qu’a ma fille, dit vivement madame Dashwood en entrant ? lui serait-il arrivé quelque accident ?

— J’espère que non, madame, dit Willoughby, en essayant de sourire ; c’est moi plutôt qui dois m’attendre à être malade, car j’éprouve la plus cruelle contrariété.

— Vous, monsieur, quoi donc !

— Oui, madame, cruelle en vérité. Je ne puis avoir l’honneur de dîner avec vous. Madame Smith use du pouvoir des riches sur un pauvre diable de cousin ; elle m’envoie à Londres pour une affaire pressée. J’ai reçu mes dépêches et pris congé d’Altenham, et je suis venu, madame, m’excuser auprès de vous, et vous faire mes adieux.

— À Londres ! vous allez à Londres ce matin !

— Dans ce moment.

— C’est précisément comme le colonel Brandon, dit Emma ; mais au moins M. Willoughby ne fait pas manquer une partie de plaisir en allant à Londres.

— C’est moi qui perds tout le mien, reprit-il en soupirant, tout mon bonheur.

— Pour peu de temps, j’espère, dit madame Dashwood, mais peu c’est quelquefois beaucoup. Faites bien vîte les affaires de madame Smith, et revenez plus vite encore auprès de vos amis. Quand peut-on espérer de vous revoir ? Il rougit et répondit avec embarras : Vous êtes trop bonne, madame, mais je n’ai aucun espoir… Je ne crois pas revenir en Devonshire cette année ; l’année prochaine peut-être… Je ne fais à madame Smith qu’une visite dans l’année.

— Est-ce que madame Smith est votre seule amie, dit madame Dashwood avec un sourire mélé de reproche et d’amitié ; est-ce qu’Altenham est la seule maison en Devonshire où vous soyez sûr d’être bien reçu ? Est-ce chez moi, cher Willoughby, que vous attendrez une invitation ?

Sa rougeur augmenta, des larmes remplirent de nouveau ses yeux, et la tête baissée sans regarder madame Dashwood, il lui dit seulement : Vous êtes trop bonne.

Madame Dashwood surprise, regarda Elinor, et vit dans ses yeux qu’elle ne l’était pas moins. Pour quelques momens tout le monde garda le silence ; madame Dashwood le rompit la première.

Je vous répète encore, mon jeune ami, lui dit-elle, qu’en tous temps vous serez le bien-venu à la chaumière de Barton ; je ne vous presse plus d’y revenir immédiatement, c’est à vous seul de juger de ce qui peut plaire ou déplaire à madame Smith. Sur ce point je ne veux pas plus douter de votre jugement que de votre inclination. Dites-moi seulement que nous nous reverrons le plutôt que vous le pourrez.

Mes engagemens sont pour le moment si nombreux, madame, et d’une telle nature, que je… je n’ose me flatter… Je ne puis dire… Il s’arrêta, et tout témoignait son embarras et sa confusion.

Madame Dashwood était trop étonnée pour pouvoir parler. Un autre silence suivit ; il fut cette fois rompu par Willoughby, qui dit avec une gaîté forcée. Allons il faut partir, il faut s’arracher de cette chère chaumière. C’est une folie de prolonger son tourment en restant plus long-temps dans des lieux qu’on regrette et avec une société dont on ne peut plus jouir. Adieu ! il fit un salut de la main, sortit promptement. Elles le virent de la fenêtre monter lestement dans son caricle, et dans une minute il fut hors de vue.

Madame Dashwood ne put prononcer que ce seul mot : ma pauvre Maria ! Et sortit aussi, en faisant signe de la main à ses deux filles de ne pas le suivre. L’inquiétude d’Elinor était égale au moins à celle de sa mère, et peut-être même plus profonde. Tous ses doutes sur les sentimens ou plutôt sur les intentions de Willoughby revinrent à-la-fois dans son esprit. Cet inconcevable départ, ses adieux bien plus inconcevables encore, son embarras, son affectation de gaîté, la manière marquée dont il avait repoussé l’invitation amicale de sa mère ; toute sa conduite, en un mot, si différente de la veille et de lui-même, la confondait d’étonnement. Ne sachant que penser, elle eut l’idée que quelque querelle d’amant avait eu lieu entre sa sœur et lui ; la tristesse avec laquelle Maria avait quitté la chambre avant son départ, et le laissant seul, pouvait autoriser l’idée d’une brouillerie. Mais d’un autre côté, quand elle se rappelait avec quelle passion Maria l’aimait, adoptait à l’instant toutes ses idées, ne voyait, ne pensait que d’après lui, une querelle lui semblait presque impossible.

— Mais enfin, quelque fût le motif et les particularités de leur séparation, l’affliction de sa sœur était indubitable, et elle pensait avec la plus tendre compassion au violent chagrin auquel Maria se livrait par sentiment, et qu’elle regardait même comme un devoir. Elle aurait voulu tout de suite aller auprès d’elle pour essayer de l’adoucir ; mais sa mère y était sans doute et y réussirait mieux encore, leurs âmes étant tout-à-fait à l’unisson. Elle attendit son retour avec impatience ; elle ne revint qu’au bout d’une demi-heure, et quoique ses yeux fussent rouges sa physionomie était plus sereine.

— Vous avez vu Maria, maman, lui dit Elinor, comment est-elle !

— Je ne l’ai pas vue ; elle est enfermée dans sa chambre ; elle pleure, et m’a conjurée de la laisser seule quelque temps. Pauvre enfant ! ses larmes sont bien naturelles ; laissons passer ce premier moment sans la tourmenter d’inutiles consolations.

— Elinor ne répondit rien ; elle aurait voulu que les larmes de sa sœur se fussent séchées sur le sein de sa mère, qu’elle eût ouvert sa porte. Elles prirent leurs ouvrages, et s’assirent en silence. Emma sortit pour prendre ses leçons par l’ordre de sa mère. Notre cher Willoughby est déjà à quelques milles de Barton, dit madame Dashwood après quelques minutes, et Dieu sait, Elinor, comme il voyage tristement. Elinor étouffait, elle avait besoin qu’un mot de sa mère l’encourageât à ouvrir son cœur. Tout cela est bien étrange, répondit-elle ! s’en aller si subitement ; ce départ a l’air d’un mauvais songe. Aujourd’hui à quelques milles de nous, et hier il était là à cette place, si heureux, si gai, si affectionné, comme s’il devait y passer sa vie, et actuellement il part sans projet de retour, sans savoir s’il nous reverra, et il nous quitte d’une manière si singulière, avec un embarras si marqué ! Il faut qu’il soit arrivé depuis hier quelque chose qu’il n’a pas voulu dire ; il n’était plus le franc, le tendre Willoughby d’hier. Vous avez sûrement senti cette différence tout comme moi, maman ! Peut-être se sont-ils querellés. Sur quoi ! je ne puis le concevoir, ni cependant expliquer autrement son peu d’empressement d’accepter votre invitation.

— Ce n’est pas l’inclination qui lui manquait, Elinor ; je l’ai vu bien clairement. Il ne dépendait pas de lui de l’accepter. Au premier moment je trouvais toutes ses manières aussi singulières que vous les trouvez vous-même ; mais je viens d’y réfléchir avec calme, et je puis vous assurer que je le comprends à merveille et que je puis tout expliquer.

— Vous le pouvez, maman !

— Oui, ma fille ; je me suis tout expliqué à moi-même de la manière la plus satisfaisante ; mais vous, Elinor, qui doutez toujours de l’amour, vous ne serez pas satisfaite : je vous prie cependant de ne pas me dire un mot contre ma confiance en Willoughby ; elle est entière et complète. Je suis donc persuadée que madame Smith, qu’il a un si grand intérêt à ménager, soupçonne son attachement pour Maria et le désapprouve, peut-être parce qu’elle a d’autres vues sur lui. Elle a donc désiré de l’éloigner, et elle a inventé quelque affaire pressée pour lui faire quitter le voisinage de Barton. Voilà je crois ce qui est arrivé. Il n’a sans doute pas encore osé lui avouer ses engagemens avec Maria, et il est obligé, bien à contre cœur, de lui obéir pour le moment et de quitter quelque temps le Devonshire. Vous me direz, je le sais, que cela peut être ou ne pas être ; mais je ne veux écouter aucun doute, à moins que vous ne puissiez m’expliquer la chose d’une manière aussi satisfaisante. À présent, Elinor, qu’avez-vous à dire ?

— Rien, ma mère ; vous aviez prévu ma réponse ; ce que vous croyez peut être vrai, peut être faux : nous n’en savons rien, mais lequel des deux que ce soit mes inquiétudes sont les mêmes.

— Fille insensible ! dit madame Dashwood avec un peu de dépit, vous voulez croire le mal plutôt que le bien ; vous préférez voir Willoughby coupable et votre sœur à jamais malheureuse, plutôt que d’admettre ce qui peut le justifier. Il a pris congé de nous, dites-vous avec moins d’affection qu’à l’ordinaire : n’accordez-vous donc, rien au chagrin qui l’oppressait ? Le pauvre garçon ne savait ce qu’il disait ni ce qu’il nous entendait dire seulement ; à mes yeux la singularité de sa conduite dans cet instant est plutôt une preuve de son amour et de sa sincérité.

— De son amour peut-être, dit Elinor ; je connais peu les effets de l’amour, mais de sa sincérité !! Ah ! ma mère ne pensez-vous pas qu’un entier aveu de son amour, des difficultés qui se présentaient pour le moment, et de ses intentions de les surmonter, nous l’aurait encore mieux prouvée. Sans doute il est des cas où le secret est nécessaire ; mais encore je ne puis m’empêcher d’être surprise que lui, Willoughby en ait été capable. Peut-être en effet est-il obligé de cacher ses engagemens avec ma sœur (si du moins ils sont engagés) à madame Smith, mais je ne vois aucune raison pour nous les cacher à nous.

— Pour les cacher, Elinor ! ai-je bien entendu ? est-ce bien vous qui reprochez de la dissimulation à Willoughby et à Maria, quand chaque jour, chaque instant vos regards leur reprochaient de n’en avoir pas assez ?

— Je ne manque pas de preuves de leur amour, maman, mais bien de leurs engagemens.

— Je suis aussi sûre de l’un que de l’autre.

— Alors je me tais et je suis contente ; mais pardon : j’ai cru que ni l’un ni l’autre ne vous en avaient parlé.

— Ni l’un ni l’autre, il est vrai ; mais qu’ai-je besoin de paroles quand les actions parlent si ouvertement ? Est-ce que toute la conduite de Willoughby avec Maria, et avec nous toutes, n’a pas prouvé positivement qu’il l’aimait et la considérait comme sa future compagne, et nous, comme ses parentes de cœur et de choix ? N’a-t-il pas demandé tous les jours mon consentement par ses regards, ses attentions, son tendre respect ? Ne le lui ai-je pas donné tacitement en souffrant ses assiduités auprès de ma fille ? Ô mon Elinor, comment pouvez-vous douter qu’ils ne soient solennellement engagés l’un à l’autre par des promesses positives ? Comment pouvez-vous supposer que Willoughby, persuadé de l’amour de votre sœur, comme il doit l’être, pourrait la quitter, et pour long-temps peut-être, sans s’assurer de la retrouver un jour pour la vie ? Pourquoi penserions-nous mal d’un homme que nous avons tant de motifs d’aimer, quoique nous ne le connaissions pas depuis long-temps ? Il n’est pas étranger ici ; et qui nous a dit un seul mot à son désavantage ? Vous voyez comme il est aimé de mon cousin sir Georges, qui s’intéresse assez à nous pour nous avoir averties s’il y avait quelque chose à dire contre lui. Au contraire ne cherche-t-il pas toujours dans ses parties à le rapprocher de Maria ? Non, non, je n’ai aucun doute, aucune crainte ; il reviendra j’en suis convaincue. En attendant, Elinor, je vous prie de ne pas déchirer davantage le cœur de votre pauvre sœur en ayant l’air de douter de lui. La pauvre enfant aura bien assez de peine à supporter son absence.

— Je me tairai avec elle, maman, et je désire de tout mon cœur de m’être trompée ; j’aime Willoughby, et un soupçon sur son intégrité ne peut pas vous être plus pénible qu’à moi. S’il nous écrit, si une correspondance s’établit entre lui et ma sœur, je n’aurai plus aucun doute.

— Vraiment, vous accordez cela ! quand vous les verrez devant l’autel, vous vous douterez alors qu’ils vont se marier.

Elles furent interrompues par l’entrée d’Emma. Elinor put réfléchir sur leur entretien ; elle voulait aller tâcher d’être admise auprès de sa sœur ; mais madame Dashwood l’en empêcha. Il fallait, disait-elle, laisser au moins cette matinée à son affliction, après quoi l’espoir de l’avenir la calmerait.

Elles ne la virent donc qu’au moment du dîner. Maria entra dans la chambre à manger sans dire une parole ; ses yeux étaient rouges et humides ; elle semblait retenir ses larmes avec difficulté ; elle évitait les regards, et ne pouvait ni parler ni manger. Après quelques momens sa mère lui pressa tendrement la main. Maria voulut lever les yeux sur elle, mais ils se tournèrent sur la place que Willoughby aurait occupée ; son faible courage l’abandonna ; elle fondit en larmes, et quitta la chambre.

Elle rentra un quart-d’heure après ; mais l’oppression de son cœur continua de même toute la soirée. Elle était sans pouvoir sur elle-même, parce qu’elle ne voulait même pas commander à son affliction ; la plus légère mention de ce qui pouvait avoir quelque rapport à Willoughby, la décomposait entièrement, et quoique sa mère et ses sœurs eussent la plus tendre attention de ne rien lui dire qui pût renouveler sa douleur, il aurait fallu ne pas parler du tout pour l’éviter. Elle avait tellement identifié sa vie, ses pensées, ses actions avec Willoughby, qu’on ne pouvait parler de rien qui n’y eût quelque rapport.


CHAPITRE XVI.

Maria se serait trouvée impardonnable si elle eût été capable de fermer l’œil la première nuit après le départ de Willoughby. Elle aurait été honteuse le matin de se présenter à sa famille avec un teint reposé, et n’ayant pas autant besoin de repos qu’avant de se mettre au lit ; mais il n’y avait point de danger qu’elle eût le tort de dormir dans cette circonstance. Elle ne ferma pas l’œil de toute la nuit, et en passa une grande partie dans les larmes. Elle se leva avec un grand mal de tête, toujours incapable de parler, ne prenant de nourriture que ce qu’il fallait pour ne pas mourir de faim, donnant par là beaucoup de chagrin à sa mère et à ses sœurs, et rejetant toutes leurs consolations. Maria sans doute était très sensible, mais n’avait pas l’ombre de raison.

Quand elle avait fini de déjeûner ou de voir déjeûner, elle allait se promener seule, errait dans le village d’Altenham ou sur la colline où elle avait rencontré Willoughby, se nourrissait des souvenirs de son bonheur passé, et pleurait amèrement sur son malheur actuel. Voilà quel était le principal emploi de ses matinées, et les soirées se passaient à-peu-près de même, à rêver, appuyée sur sa main, ou ses regards attachés sur la colline. Quelque-fois elle allait à son piano, et jouait tous les airs que Willoughby aimait, où leurs voix avaient été si souvent réunies ; elle suivait chaque ligne de musique qu’il avait écrite pour elle, jusqu’à ce que son cœur fût près de se rompre ; elle passait ainsi tous les jours des heures entières devant son piano, chantant et pleurant alternativement, sa voix souvent totalement arrêtée par ses sanglots. Dans ses lectures aussi bien que dans sa musique, elle ne cherchait que ce qui pouvait nourrir son chagrin et ses regrets ; elle ne lisait rien que ce qu’ils avaient lu ensemble, et le moindre passage relatif à sa situation, renouvelait et augmentait sa douleur.

Une telle violence d’affliction ne pouvait pas, il est vrai, durer toujours au même point ; au bout de quelques jours, sans s’affaiblir, elle se calma et devint une profonde mélancolie. Mais ses occupations, ses promenades solitaires, ses méditations furent les mêmes et produisaient encore des effusions de larmes.

Aucune lettre de Willoughby n’arriva, et Maria ne paraissait point en attendre. Sa mère était surprise, et Elinor inquiète, mais madame Dashwood trouvait toujours des explications pour tout ce qui pouvait accuser Willoughby d’indifférence. — Rappelez-vous, Elinor, dit-elle, combien souvent sir Georges va prendre lui-même nos lettres à la poste et nous les apporte ; Willoughby devant qui il nous les a souvent remises, le sait très bien. Nous avons supposé vous et moi que le secret était peut-être nécessaire, et peut-il y en avoir dans leur correspondance si elle passe par les mains de sir Georges, qui connaît sans doute l’écriture de son jeune ami.

Elinor en convint, et tâcha d’y trouver un motif suffisant pour expliquer son silence. Mais il y avait un moyen si simple, si naturel de savoir exactement le fond de cette affaire et s’ils étaient engagés ensemble ou non, qu’elle ne pût s’empêcher de le suggérer à sa mère.

— Pourquoi, maman, lui dit-elle, ne le demandez-vous pas à Maria ? de la part d’une mère si tendre, si indulgente, cette question ne peut pas l’offenser : elle est le résultat naturel de votre affection pour Maria. Elle est par caractère franche, candide, disposée à la confiance, et sur-tout avec vous particulièrement.

— C’est précisément pour cela que je ne voudrais pour rien au monde, répondit madame Dashwood, lui faire une telle question. Supposons qu’il soit possible (ce que je ne crois pas), qu’ils ne soient pas engagés et qu’elle ait des doutes sur lui, combien cela n’ajouterait-il pas à sa douleur d’être forcée d’en convenir ? Je ne mériterais pas sa confiance, si je voulais l’obliger à confesser ce qu’elle voudrait peut-être qui fût ignoré de tout le monde. Je connais le cœur de Maria, je sais combien elle m’aime, et que je serai la première à savoir ce qui la touche, quand elle pourra me le dire. Ou elle n’a aucun doute sur la constance de Willoughby, alors je dois être tranquille ; ou elle en a, et il serait affreux pour elle de me le dire. Je ne tenterai jamais de forcer la confiance de personne, et moins encore celle de mon enfant, à qui le devoir fait une loi de ne pas me la refuser, lors même qu’elle le voudrait.

Elinor trouvait que cette générosité était poussée trop loin avec une fille aussi jeune, et qui avait un tel besoin de guide et de conseil ; elle le dit à sa mère, mais ce fut en vain. Le sens commun, la prudence, la raison, tout cédait le pas chez madame Dashwood à une délicatesse romanesque et à son faible pour Maria.

Il se passa bien des jours avant que le nom même de Willoughby fût prononcé devant Maria par quelqu’un de sa famille. Sir Georges et madame Jennings n’étaient pas aussi discrets, et la firent souffrir doublement plus d’une fois par leurs sarcasmes sur sa tristesse. Mais un jour madame Dashwood prit par hasard un volume de Shakespear, et s’écria sans y penser : Ah ! c’est Hamlet, que nous n’avions pas fini, notre cher Willoughby avait commencé à nous le lire, j’attendais son retour pour l’acheter, mais comme il se passera peut-être des mois avant qu’il revienne…

Des mois ! s’écria Maria avec l’accent de la terreur, le ciel m’en préserve ; non, non, des semaines tout au plus.

Madame Dashwood fut fâchée de ce qui lui était échappé ; Elinor au contraire en fut charmée ; la réponse de Maria montrait une confiance entière en Willoughby et une connaissance de ses intentions.

Un matin, environ douze ou quinze jours après son départ, Elinor obtint de Maria de se promener avec elle comme elles faisaient précédemment avant que le chagrin lui fît préférer de se promener seule. Elle évitait avec soin la compagnie de ses sœurs ; si elles allaient sur les collines, elle s’échappait dans la plaine, et grimpait bien vite les collines lorsqu’elle les voyait descendre. Il était donc très difficile de la trouver ; mais Elinor, qui blâmait ce goût de solitude, fit si bien que Maria n’osa pas l’éviter. Elles se promenèrent au travers de la vallée, appuyées amicalement l’une sur l’autre, mais se parlant peu. Maria aimait mieux rester à ses pensées, et Elinor contente d’avoir obtenu qu’elle l’accompagnât, ne voulait rien exiger de plus. Elles arrivèrent insensiblement à l’entrée de la vallée, où la contrée était plus ouverte et présentait une vue plus étendue ; elles s’arrêtèrent à la contempler, leurs promenades ne les ayant point encore conduites à cette place. Au-devant d’elles se dessinait au loin la route de Londres, qui par ses sinuosités faisait un effet agréable dans le paysage.

Elles en firent la remarque ensemble, Elinor avec admiration, Maria avec un redoublement de tristesse, c’était celle que Willoughby avait traversée et qui conduisait à Londres.

Au milieu des objets de cette scène, elles en découvrirent un qui paraissait animé ; peu d’instants après elles distinguèrent un homme à cheval, suivi d’un domestique, qui s’avançait de leur côté ; elles le virent ensuite plus distinctement, mais sans pouvoir cependant le reconnaître. Les yeux de Maria étaient attachés sur lui, et sur chacun de ses traits ; on voyait son émotion qui s’augmentait à mesure que le cavalier approchait. Enfin levant ses mains jointes au ciel : elle s’écria tout-à-coup avec ravissement, c’est lui, c’est bien lui, je le reconnais ; qui serait-ce que mon Willoughby ! et quittant le bras de sa sœur elle courut à sa rencontre. Elinor la suivit plus doucement, en lui criant : Arrêtez, Maria, que faites-vous ? Vous vous trompez, ce n’est point Willoughby ; ce cavalier n’est pas aussi grand, il n’a pas du tout sa tournure.

C’est lui, c’est bien lui, disait Maria en courant, j’en suis sûre ; c’est la couleur de ses cheveux, c’est son habit, son cheval. Ah ! je le savais bien qu’il ne tarderait pas à revenir : elle doubla le pas. Elinor convaincue que ce n’était pas Willoughby, effrayée de voir sa sœur courir ainsi au-devant d’un étranger, marcha plus vite aussi pour la joindre et l’arrêter. Elles furent bientôt à trente pas du gentilhomme à cheval ; Maria s’arrête enfin, regarde encore, se sent près de défaillir en voyant alors clairement qu’elle s’est trompée, que ce n’est pas son ami, et se retournant brusquement, elle court en arrière aussi vite qu’elle est venue. Elinor au contraire s’arrête, en conjurant Maria de le faire aussi. Une autre voix presque aussi bien connue que celle de Willoughby le lui demande aussi. Elle se retourne avec surprise, et voit tout près d’elle Edward Ferrars.

C’était la seule personne au monde à qui dans ce moment elle pût pardonner de n’être pas Willoughby, le seul qui pût obtenir une parole d’elle ; aussi s’efforça-t-elle de sourire en lui souhaitant la bien-venue, et le bonheur de sa sœur lui fit oublier un instant son désapointement[2].

Il descendit de son cheval qu’il remit à son domestique, et revint avec les deux sœurs à Barton-Chaumière où il venait leur faire une visite. Elles lui témoignèrent leur plaisir de le revoir, principalement Maria qui mit plus de chaleur dans sa réception qu’Elinor. La conduite de cette dernière dans un moment aussi intéressant que le retour de celui qu’elle aimait aurait étrangement surpris Maria, si elle n’avait pas été une continuation de son inconcevable froideur, quand elle l’avait quitté à Norland. Edward l’étonnait plus encore, elle savait comment Elinor était prudente et réservée ; mais un homme, un amoureux aussi glacé lui paraissait un être contre nature ; elle ne pouvait en revenir, et vraiment sans être aussi vive, aussi sensible que Maria, on pouvait en être surpris. Passé le premier instant, où il avait témoigné un peu d’émotion en les retrouvant, rien dans sa manière n’annonçait ses sentimens pour Elinor ; il ne la distinguait par aucune marque d’affection ; à peine paraissait-il sensible au plaisir de la revoir ; à peine ses regards se portaient-ils sur elle. Il était plutôt triste que content, il ne parlait que lorsqu’il était obligé de répondre à leurs questions. Maria l’examinait avec une surprise qui s’augmentait à chaque instant ; il était cependant à-peu-près tel qu’il avait toujours été, mais Willoughby avait tout fait oublier à Maria ; elle pensait que tous les amoureux devaient être comme lui. L’extrême contraste de la conduite d’Edward la révolta, et ne daignant plus s’occuper de lui, elle retomba dans le cours habituel de ses pensées.

Après un court silence qui succéda à la surprise et aux premières questions, Maria demanda à Edward s’il venait directement de Londres.

— Non, répondit-il avec un peu de confusion, il y a environ quinze jours que je suis en Devonshire.

— En Devonshire quinze jours ! répéta Maria surprise comme on peut le penser qu’il eût été quinze jours dans le voisinage d’Elinor sans chercher à la voir. Il répondit avec un air très peiné qu’il avait passé ce temps là près de Plymouth avec quelques amis.

— Avez-vous été dernièrement à Norland, demanda Elinor ?

— Il y a environ un mois. Votre frère et ma sœur étaient fort bien.

— Et ce cher Norland, dit Maria, comment est-il à présent, bien beau n’est-ce pas ?

— Je suppose, dit Elinor, que votre cher Norland est comme il l’est toujours à la fin de l’automne, les bois et les sentiers couverts de feuilles mortes.

— Oh ! s’écria Maria, avec quelles ravissantes sensations je voyais tomber ces feuilles ! quelles délices, quand je me promenais, de les voir tourbillonner autour de moi, emportées par le vent ou entraînées dans le ruisseau ! Quel sentiment de douce mélancolie m’inspiraient ces arbres défeuillés, cet air sombre d’automne, ces feuilles jaunes et flétries qui résonnaient sous mes pas. Actuellement personne ne les admire, personne ne les regarde, on les dédaigne, et on se hâte de les ôter.

— Tout le monde, dit Elinor, n’a pas la même passion que vous pour les feuilles mortes.

— Non, il est vrai, mes sentimens sont rarement partagés et compris. Mais quelquefois ils l’ont été, dit-elle avec un profond soupir ! il suffit d’un seul être qui sente comme moi… Elle se tut et tomba pour quelques instans dans une profonde rêverie. Elle en sortit tout-à-coup, et reprenant toute sa vivacité : Arrêtez-vous, Edward, dit-elle, regardez et restez calme si vous le pouvez. Voilà la vallée de Barton, plus loin la délicieuse vallée d’Altenham ; regardez ces collines, ce mouvement de terrain, avez-vous jamais rien vu qui soit égal à ceci ? à gauche, c’est le parc de Barton, au milieu de ses bois et de ses plantations ; et là, derrière cette colline qui s’élève et se dessine avec tant de grâce, est notre chaumière.

— C’est une belle contrée, dit tranquillement Edward, mais ces fonds doivent être bien boueux en hiver ?

— Grand Dieu ! comment pouvez-vous penser à la boue avec de tels objets sous vos yeux ?

— C’est, dit-il en souriant, parce que je vois au milieu de ces objets, un chemin étroit et impraticable.

— Quel étrange homme vous êtes, dit-elle avec un mouvement d’indignation.

— Avez-vous, reprit-il, un agréable voisinage ? les Middleton sont-ils aimables ?

— Rien moins que cela, dit Maria, et à cet égard nous ne pouvons pas être plus mal placées.

Maria, s’écria Elinor, comment pouvez-vous parler ainsi ? c’est une famille très respectable, M. Ferrars, qui se conduit avec nous de la manière la plus amicale. Avez-vous donc oublié, Maria, combien de jours agréables nous leur devons ?

— Non, dit Maria à voix basse, ni combien de pénibles momens.

Elinor n’eut pas l’air de l’entendre, et dirigea toute son attention sur leur ami, tâchant de cacher son trouble intérieur en soutenant la conversation sur tous les objets qui se présentaient à son esprit. Sa froideur, sa réserve la mortifiaient intérieurement au moins autant que Maria ; elle était blessée, presque en colère, mais résolue de régler sa conduite avec lui plutôt sur le passé que sur le présent. Pour ne pas troubler le plaisir que cette visite ferait à sa mère, elle évita avec soin de montrer aucune apparence de chagrin ou de ressentiment, et le traita amicalement comme elle pensait qu’il devait l’être, vu leurs relations de famille.


CHAPITRE XVII.

Madame Dashwood ne fut pas du tout surprise en voyant entrer Edward. Dans son opinion rien n’était plus naturel que sa visite à Barton, elle l’était bien plus qu’il n’y fût pas encore venu ; aussi le reçut-elle avec de telles expressions de joie et d’amitié, que sa réserve et sa froideur ne purent tenir contre un tel accueil. Elles avaient déjà diminué avant d’entrer dans la maison, la manière toute naturelle d’Elinor, l’avait un peu ranimé ; celle de madame Dashwood si bonne, si amicale, le mit entièrement à son aise, Elle était si parfaitement, aimable, qu’un homme ne pouvait être amoureux de l’une de ses filles, sans l’être aussi de la mère ; et il n’eut pas causé une demi-heure avec elle, qu’Elinor eut la satisfaction de le voir aussi bien à son gré qu’elle l’avait toujours vu. Son affection pour toute la famille se réveilla en entier, ainsi que son tendre intérêt pour leur bonheur. Il n’était pas gai cependant, un poids semblait peser sur son cœur ; il fit l’éloge de leur habitation, il admira la vue, il fut attentif, bon, aimable, mais il avait un fond de tristesse qu’elles remarquèrent toutes. Madame Dashwood l’attribua à quelque manque de libéralité de sa mère, et s’indigna intérieurement contre les parens avares. Quelles sont à présent les vues de madame Ferrars sur vous, Edward, lui dit-elle, lorsqu’après dîner ils causaient autour du feu ; devez-vous encore être un grand orateur en dépit de vous-même ?

— Non, madame, ma mère est à présent convaincue que je n’ai pas plus de talens que d’inclination pour la politique.

— Mais comment donc deviendrez-vous célèbre ? car il faut absolument qu’on parle de vous dans le monde pour satisfaire votre famille ; et mon cher Edward, il faut vous rendre justice, n’ayant aucun goût de dépense, aucun désir d’obtenir une place, aucune envie de briller et de faire parade de votre savoir, cela vous sera difficile.

— Vous dites très vrai, madame, je n’ai comme vous le dites aucun désir d’être distingué, et j’ai toutes les raisons possibles d’espérer que je ne le serai jamais. Grâce au ciel, on ne peut pas m’obliger d’avoir du génie et de l’éloquence !

— Vous en auriez autant et plus que beaucoup de gens qui s’en vantent, si vous vouliez vous mettre en avant, mais vous n’avez point d’ambition et tous vos désirs sont modérés.

— Comme ceux de tout le monde, madame ; je désire autant que qui que ce soit d’être parfaitement heureux, mais je veux l’être à ma manière, et chacun, je crois, en dit autant. Ni la richesse ni les grandeurs ne peuvent faire mon bonheur.

— Je le crois bien, dit Maria, qu’est-ce que la richesse et les grandeurs ont à démêler avec le bonheur ?

— Les grandeurs fort peu, dit Elinor, mais l’argent beaucoup plus.

— Elinor, est-ce bien vous qui dites cela ? s’écria Maria ? l’argent ne peut donner le bonheur qu’à ceux qui n’ont pas d’autres moyens d’être heureux. Tout ce qui est au-dessus du nécessaire est inutile, et ne peut donner aucune satisfaction réelle.

— Peut-être, dit en souriant Elinor, nous arriverons au même point ; votre nécessaire et ma richesse seront je crois à-peu-près semblables ; voyons à combien fixez-vous votre nécessaire ?

— À dix-huit cents ou deux mille pièces de revenu, pas plus que cela.

— Elinor rit : deux mille pièces de revenu ! je me croirais trop riche avec mille.

— Et cependant deux mille sont un revenu très borné, dit Maria ; une famille de gens comme il faut ne peut pas s’entretenir à moins. Je suis sûre qu’il n’y a nulle extravagance dans ma demande ; ce qu’il faut de domestiques, une voiture, un caricle, un train de chasse n’exigent pas moins.

— Elinor sourit encore, en la voyant décrire d’avance sa vie de Haute-Combe.

— Un train de chasse ! dit Edward, au nom du ciel pourquoi voulez-vous en avoir un ? êtes-vous devenue la Diane de ces bois ?

— Maria rougit ; non… je ne chasse pas… mais…

— Ah ! j’entends, le possesseur de vos deux mille guinées peut être un chasseur.

— Je voudrais, dit Emma, qu’une bonne fée nous rendît toutes bien riches.

— Et moi aussi, s’écria Maria, avec ses yeux brillans de plaisir, en pensant avec qui elle partagerait ses richesses.

— J’accepte aussi le don de la fée, dit Elinor, avec la même pensée secrète.

— Ah ! que nous serions heureuses, dit la petite Emma en frappant les mains de joie ; mais je ne sais pas à quoi j’emploierais mon argent !

— Pour moi, dit la bonne maman, je ne sais ce que je ferais d’une grande fortune, si mes enfans étaient toutes riches sans mon secours.

— Votre cœur, maman, dit Elinor, trouverait assez d’enfans pour qui vous seriez la bonne fée ; et puis les embellissemens de notre chaumière.

— Moi, dit Edward, je vous vois, mesdames, établies dans une des plus belles places de Londres. Ah ! quel heureux jour pour les libraires, les magasins de musique, de gravures. Vous, miss Elinor, vous vous feriez d’abord un cabinet des plus beaux tableaux ; pour Maria, il n’y aurait pas assez de bonne musique à Londres, elle ferait arriver toute celle d’Italie, ses livres, et les fameux poètes ; elle achetterait les éditions entières, pour qu’elles ne tombassent pas en des mains indignes… Pardon, Maria, je n’ai pas, comme vous le voyez, oublié nos anciennes disputes.

— J’aime tout ce qui me rappelle le passé, Edward, lui dit-elle ; que ce soit gai ou mélancolique, vous ne m’offenserez jamais en me le rappelant. Vous avez raison d’ailleurs en supposant que j’achetterais beaucoup de livres et de musique ; mais ma fortune cependant ne serait pas toute employée à cet usage, je vous assure.

— Vous en donneriez une partie, je parie, à l’auteur qui prendrait la défense de votre maxime favorite, et qui prouverait qu’on ne peut aimer qu’une fois en la vie ; car votre opinion n’est pas changée, je suppose.

— Moins que jamais ; à mon âge les opinions sont fixées.

— Maria, dit Elinor, est ferme dans ses principes, comme vous le voyez, elle n’a pas du tout changé.

— Seulement, dit Edward, je la trouve un peu plus grave.

— Je puis vous faire le même reproche, dit-elle, vous n’êtes pas trop gai vous-même.

— Pourquoi pensez-vous cela, répondit-il en étouffant un soupir ? la gaîté n’a jamais fait partie de mon caractère.

— Ni de celui de Maria, dit Elinor ; elle sent très vivement, et s’exprime de même ; quand un sujet l’anime, elle en parle avec feu ; mais le plus souvent, elle n’est pas réellement disposée à la gaîté.

— Je crois que vous avez raison, dit Edward. Cependant elle passera toujours pour une jeune personne très-vive et très-animée.

— On se trompe bien souvent, reprit Elinor, en jugeant le caractère ou l’esprit de ceux que l’on ne voit que dans le monde ; on est quelquefois entraîné, ou par ce qu’on dit soi-même, ou par ce qu’on entend dire aux autres. Maria est très franche, et se laisse aller à dire tout ce qui lui passe dans la tête sans se donner le tems de réfléchir ; c’est là notre querelle habituelle. Quelquefois, avec un cœur excellent, elle dit des choses qui feraient douter de sa bonté ; et moi qui sais comme elle est bonne dans le fond, je n’aime pas à la voir mal jugée.

— Maria embrassa sa sœur et lui dit : il me suffit que vous et tous ceux que j’aime me rendent justice. L’opinion de ceux qui me sont indifférens m’est aussi très indifférente. Je suis sûre, Edward, que vous êtes de mon avis, car vous ne vous donnez pas grand peine non plus pour paraître aimable envers ceux dont vous ne vous souciez pas.

— J’en conviens, répondit-il, et je m’en blâme ; je suis tout-à-fait dans le fond de l’avis de votre sœur. Cette politesse générale, qui rend si agréable en société, est bien préférable à votre franchise et à ma maussaderie ; je le sens ; mais il ne dépend pas de moi d’être autrement ; je suis si ridiculement timide, que cela me rend souvent négligent et presque impoli, quoique je n’aie jamais l’intention d’offenser personne. Je crois que j’étais destiné par la nature à la vie simple et retirée ; tant je suis mal à mon aise dans le grand monde.

— Maria ne peut pas donner sa timidité pour excuse, dit Elinor.

— Elle connaît trop bien ses avantages pour être timide, répliqua Edward, la timidité est toujours l’effet du sentiment de son infériorité. Si je pouvais me persuader que mes manières sont aisées et gracieuses je ne serais pas timide.

— Vous seriez toujours réservé, dit Maria, et c’est encore pis.

— Réservé ! Maria, dit-il, qu’entendez-vous par là ?

— Caché, mystérieux, si vous l’aimez mieux, renfermant vos sentimens en vous-même.

— Je ne vous entends pas davantage, dit-il en rougissant ; caché, mystérieux, en quelle manière ? qu’ai-je donc à confier ?… pouvez-vous supposer……

— Je ne suppose rien, monsieur, dit Maria dédaigneusement.

L’émotion d’Edward n’échappa point à Elinor ; elle en fut surprise, mais s’efforça de rire de cette attaque. Ne connaissez-vous pas assez ma sœur, lui dit-elle pour comprendre ce qu’elle vient de dire ? Ne savez-vous pas qu’elle appelle être réservé, lorsqu’on n’est pas toujours dans l’enthousiasme et le ravissement ?

Edward ne répondit rien ; mais il redevint sérieux, occupé, et resta quelque temps absorbé dans ses pensées.


CHAPITRE XVIII.

Elinor vit avec une grande inquiétude l’abattement de son ami ; sa visite ne put lui procurer une satisfaction complète, puisque lui-même ne paraissait pas en éprouver. Il était évident qu’il avait une peine secrète au fond de l’âme ; elle aurait voulu du moins voir aussi clairement qu’il conservait pour elle cette tendre affection qu’elle croyait lui avoir inspirée. Mais actuellement rien ne lui paraissait plus incertain ; et l’extrême réserve de ses manières contredisait un jour ce qu’un regard plus animé, une inflexion de voix plus tendre lui avaient fait espérer la veille.

Il les joignit elle et Maria le lendemain au déjeûner avant que les deux autres dames fussent descendues. Maria persuadée que plus il était silencieux, en général plus il désirait d’être seul avec Elinor, les quitta sous quelque prétexte. Mais avant qu’elle fût à la moitié des escaliers, elle entendit ouvrir la porte de la chambre ; curieuse elle se retourna, et à son grand étonnement elle vit Edward prêt à sortir de la maison ; elle ne put retenir un cri de surprise ! Bon Dieu ; où allez-vous donc, lui cria-t-elle ?

— Comme vous n’êtes pas encore rassemblées pour le déjeûner, je vais voir mes chevaux au village, et je reviendrai bientôt. Maria leva les yeux au ciel et rentra près d’Elinor ; elle la trouva debout devant la fenêtre. Si Maria l’eût bien regardée, peut-être aurait-elle surpris quelques larmes dans ses yeux, mais elles rentrèrent bientôt en-dedans, et le déjeûner fut préparé comme à l’ordinaire.

Edward revint avec assez d’admiration de la contrée, pour se raccommoder un peu avec Maria ; dans sa course au village, il avait vu plusieurs parties de la vallée à leur avantage, et le village lui-même situé plus haut que la chaumière présentait un point de vue qui l’avait enchanté. C’était un de ces sujets de conversation qui électrisait toujours Maria. Elle commença à décrire avec feu sa propre admiration, et à dépeindre avec un détail minutieux chaque objet qui l’avait particulièrement frappée, quand Edward l’interrompit. — N’allez, pas trop loin, Maria, lui dit-il, rappelez-vous que je n’entends rien au pittoresque, et que je vous ai souvent blessée malgré moi, par mon ignorance de ce qu’il faut admirer. Je suis très capable d’appeler montueuse et pénible une colline que je devrais nommer hardie et majestueuse ; raboteux ce qui doit être irrégulier, ou d’oublier qu’un lointain que je ne vois pas, est voilé par une brume. Il faudrait apprendre la langue de l’enthousiasme, et j’avoue que je l’ignore. Soyez contente de l’admiration que je puis donner ; je trouve que c’est un très beau pays. Les collines sont bien découpées, les bois me semblent pleins de beaux arbres ; les vallées sont agréablement situées, embellies de riches prairies, et de plusieurs jolies fermes répandues çà et là. Il répond exactement à toutes mes idées d’un beau pays, parce qu’il unit la beauté avec l’utilité, et j’ose dire aussi qu’il est très pittoresque, puisque vous l’admirez ; je puis croire aisément qu’il est plein de rocs mousseux, de bosquets épais, de petits ruisseaux murmurans ; mais tout cela est perdu pour moi. Vous savez que je n’ai rien de pittoresque dans mes goûts.

— Je crains que ce ne soit que trop vrai, dit Maria, mais pourquoi voulez-vous vous en glorifier ?

— J’ai peur, dit Elinor, que pour éviter un genre d’affectation, Edward ne tombe dans un autre. Parce qu’il a vu quelques personnes prétendre à l’admiration de la belle nature bien au-dessus de ce qu’elles sentaient, dégoûté de cette prétention, il donne dans l’excès contraire, et il affecte plus d’indifférence pour ces objets qu’il n’en a réellement.

— Je n’ai je vous assure nulle prétention à l’indifférence pour les vraies beautés de la nature ; je les aime et je les admire, mais non pas peut-être d’après les règles pittoresques ; je préfère un bel arbre bien grand, bien droit, bien formé à un vieux tronc tordu, penché, rabougri, couvert de plantes parasites, j’ai plus de plaisir à voir une ferme en bon état, qu’à voir une ruine ou une vieille tour.

Maria regarda Edward avec mépris, et sa sœur avec compassion. La conversation tomba. Maria demeura pensive et silencieuse, jusqu’à ce qu’un nouvel objet réveillât son attention. Elle était assise près d’Edward, et celui-ci en prenant sa tasse de thé, passa sa main si directement devant elle, qu’elle ne put s’empêcher de remarquer à son doigt un anneau avec une natte de cheveux.

— Je ne vous ai jamais vu porter de bague, Edward, lui dit-elle, montrez-moi celle-là ; sont-ce des cheveux de Fanny ? Je me rappelle qu’elle vous en avait promis ; ses cheveux me paraissaient plus foncés, ce n’est pas d’elle.

Maria comme à son ordinaire avait parlé sans réfléchir, mais quand elle vit combien elle avait fait de peine à Edward, elle fut plus fâchée que lui-même de son étourderie. Il rougit jusqu’au blanc des yeux, jeta un regard rapide sur Elinor, et dit enfin : oui, ce sont des cheveux de ma sœur ; le travail change toujours les nuances.

Elinor avait rencontré son regard, il pénétra au fond de son ame, ce seul regard, lui avait dit que ces cheveux étaient les siens ; Maria en était tout aussi persuadée. La seule différence c’est qu’elle croyait que c’était un don d’Elinor ; et que celle-ci qui savait en conscience qu’elle ne lui avait point donné de ses cheveux, crut qu’il s’en était procuré par quelque moyen inconnu, ou qu’il les avait coupés par derrière sans qu’elle s’en fût aperçue, lorsqu’elle avait quitté Norland. La couleur était bien la même, et la rougeur et le regard d’Edward avaient porté dans son cœur cette douce conviction. Elle était bien loin de lui en vouloir, et n’ayant plus l’air d’y faire attention, elle parla d’autre chose. L’embarras d’Edward dura quelque temps, et finit par une tristesse encore plus marquée, et qui dura la matinée entière.

Maria se reprocha vivement ce qui lui était échappé ; elle aurait été plus indulgente pour elle-même, si elle avait pu savoir combien peu sa sœur était offensée, et le plaisir secret qu’elle lui avait procuré.

Dans le milieu du jour on eut la visite de sir Georges et de madame Jennings, qui ayant entendu dire qu’un gentilhomme était arrivé à la Chaumière, venaient savoir qui c’était. Avec le secours de sa belle-mère, sir Georges ne fut pas long-temps à découvrir que le nom d’Edward Ferrars commençait par un E. et un F., et que c’était là l’amoureux d’Elinor, dont la petite Emma avait parlé. Cette découverte aurait valu beaucoup de railleries à la pauvre Elinor, si la présence d’Edward qu’ils connaissaient aussi peu, ne les avait pas retenus. Mais ni les coups-d’œils significatifs, ni les sourires malins ne lui furent épargnés. Sir Georges ne venait jamais chez les Dashwood sans les inviter à prendre le thé au Parc dans la soirée ou à dîner le lendemain. Cette fois en l’honneur du nouveau venu, qu’il était fier de contribuer à amuser ; l’invitation fut pour le soir et pour le lendemain.

— Venez tous prendre le thé avec nous ce soir, dit-il, nous sommes tout-à-fait seuls, mais demain nous avons beaucoup de monde, et il faut absolument dîner au Parc.

Madame Jenning les pressa d’accepter. On dansera dans la soirée, dit-elle, et cela doit tenter miss Maria.

— Danser ! s’écria-t-elle, impossible ; qui peut penser à danser !

— Qui ! vous même, ma belle, et la petite Emma, et les Carey, et les Whitalers. Comment, ma chère, vous pensez de bonne foi que personne ne peut danser, parce que quelqu’un… que je ne nomme pas est parti !

— Je voudrais de toute mon ame, dit sir Georges, que Willoughby fût encore avec nous.

Ces mots et la rougeur de Maria donnèrent de nouveaux soupçons à Edward. Qui donc est ce Willoughby, demanda-t-il à voix basse à Elinor, près de qui il était assis ? Elle le lui dit en peu de mots ; mais la contenance et la physionomie de Maria parlaient plus clairement. Edward en vit assez pour comprendre ce qui en était, et quand les visiteurs furent partis, il s’approcha d’elle et lui dit à demi voix : J’ai deviné ; dois-je vous dire ce que j’ai deviné ?

— Quoi donc ?… Qu’entendez-vous ?

— Dois-je le dire ?

— Certainement.

— Eh bien, j’ai deviné que M. Willoughby chasse.

— Maria fut surprise et confuse, cependant elle ne put s’empêcher de rire de sa douce et fine raillerie, et après un moment de silence, elle lui dit : Oh Edward ! comment pouvez-vous… Mais le temps viendra où j’oserai… Je suis sûre que vous l’aimerez.

— Je n’en doute pas, répondit-il avec amitié. Cet aveu naïf de Maria l’avait touché ; il croyait qu’il y avait une plaisanterie établie sur elle et sur Willoughby sans conséquence, et que Maria s’en défendrait, ou plaisanterait elle-même. Mais elle avait répondu tout autrement qu’il ne s’y attendait ; et il sentit que c’était plus sérieux qu’il ne l’avait cru.


CHAPITRE XIX.

Edward passa une semaine à la chaumière, il fut vivement pressé par madame Dashwood d’y rester plus long-temps ; mais on aurait dit qu’il était décidé à se mortifier lui-même, il prit tout-à-coup la résolution de quitter ses amis au moment où il sentait le plus le bonheur de les revoir. Son humeur dans les derniers jours, quoique toujours inégale était cependant beaucoup plus agréable. Il paraissait chaque jour plus content de l’habitation et des environs ; il ne parlait jamais de son départ qu’avec un soupir ; il avouait que rien ne le rappelait ailleurs ; il était même incertain où il irait en les quittant, mais cependant il voulait partir. Jamais, disait-il, aucune semaine de sa vie ne lui avait paru plus courte ; jamais il n’avait été plus complètement heureux ! Ses paroles, ses regards, des attentions légères, mais qui de sa part disaient beaucoup, tout devait rassurer Elinor sur ses sentimens ; mais cependant sa conduite devait la surprendre. Libre de prolonger son séjour auprès d’elle, pourquoi cette obstination de partir ? Il n’avait aucun plaisir à Norland, il détestait Londres, et il voulait aller à Norland ou à Londres. Il appréciait leurs bontés, leur amitié au-delà de tout ; son plus grand bonheur était d’en jouir, et cependant il voulait les quitter à la fin de la semaine malgré elles et malgré lui, et sans avoir rien à faire qui fût un obstacle à leurs désirs mutuels.

Mais Elinor n’était ni susceptible ni défiante, elle mit sur le compte de madame Ferrars tout ce qui l’étonnait dans la conduite de son fils. Il était heureux qu’Edward eût une mère dont le caractère lui était si peu connu qu’il pouvait servir d’excuse pour tout ce qui paraissait étrange dans la manière d’être d’Edward. Sa réserve, sa froideur, ses inégalités, son départ, tout fut mis sur le compte de cette mère. Elle en estima davantage son ami de ne pas lui résister ouvertement, et d’attendre en silence le moment où il serait le maître de déclarer ses sentimens et ses intentions. Elle ne craignait pas de grandes difficultés de la part d’une famille déjà alliée à la sienne ; elle aurait bien sûrement l’appui de son frère, et sa belle-sœur même n’oserait pas faire autrement que son mari. Edward était assez riche pour n’écouter que le choix de son cœur en se donnant une compagne, lorsqu’à tout autre égard ce choix était honorable. Si madame Ferrars avait l’air de s’y opposer, c’était moins par rapport à elle que pour tenir son fils dans sa dépendance tant qu’elle en avait le droit ; et sans doute il jugeait plus sage et plus prudent de ne pas la heurter encore, de temporiser avec elle, et par sa condescendance actuelle de mériter la sienne quand le moment serait arrivé. Ainsi rassurée sur sa conduite, Elinor chercha et trouva la consolation de son départ dans le souvenir de chaque preuve de son affection, de chaque regard pendant cette semaine si vîte écoulée, et surtout de cet anneau qu’il portait à son doigt, et qui plus que le reste encore l’assurait de sa constance. Quand il lui serait resté quelques doutes, ils se seraient tous évanouis au moment de son départ. Il était l’image vivante de la tristesse et des regrets ; à peine pouvait-il retenir ses larmes ; il ne pouvait cacher combien son cœur était oppressé. Maria fut enfin contente de lui, et lui exprima aussi à sa manière animée ses regrets de le voir partir. Elinor avait assez à faire à garder bonne contenance, et madame Dashwood essayait de remonter un peu son futur gendre. Vous êtes mélancolique, mon cher Edward, lui disait-elle ; sans doute il est toujours triste de se séparer de ses amis, mais il n’y a d’ailleurs nulle circonstance affligeante, vous pouvez revenir quand vous le voudrez, et nous désirons tous que ce soit bientôt, n’est-ce pas, Elinor ?… Vous êtes à tout égard un heureux jeune homme, il ne vous manque qu’un peu de patience, ou si vous voulez lui donner un nom plus doux, de l’espoir. Votre mère vous gêne peut-être un peu dans ce moment ; mais enfin celui de votre indépendance, viendra bientôt. Madame Ferrars assurera votre bonheur, c’est son devoir, et sans doute sa volonté.

— Je ne suis pas né pour le bonheur, dit-il en secouant la tête tristement.

C’était le moment du départ, sa tristesse augmenta la peine que chacune en ressentait, et laissa surtout une forte impression dans l’âme d’Elinor ; mais elle était déterminée à la surmonter. Elle employa toutes les forces dont elle était capable à cacher ce qu’elle souffrait ; elle n’adopta pas la méthode dont Maria s’était servie avec tant de succès, dans une occasion semblable, pour augmenter et fixer son chagrin, par le silence, la solitude, l’oisiveté. Dès qu’Edward fut parti, Elinor se mit à son dessin, et employa utilement et agréablement la journée, sans chercher à parler de lui, et sans éviter d’en parler, prenant intérêt à tout ce qui se disait. Si par cette sage conduite elle ne diminua pas ses peines, elle prévint au moins qu’elles ne s’augmentassent inutilement, et sa mère et ses sœurs n’eurent aucune inquiétude sur son compte. Sans se séparer de sa famille, sans les quitter pour se promener seule, sans passer ses nuits blanches, Elinor trouvait encore fort bien le temps de s’occuper d’Edward et de sa conduite, avec les variations de la disposition de son âme, avec tendresse, pitié, blâme, approbation, confiance, doute, etc., etc. Elle pouvait commander à ses actions, à sa manière extérieure, mais non pas à ses pensées ; et le passé et le futur se présentaient successivement à son imagination. Maria qui pouvait à peine lui pardonner le calme avec lequel elle supportait l’absence d’Edward, et qui l’attribuait à une sorte d’apathie de caractère qui la rendait incapable d’éprouver une forte passion, aurait été bien étonnée si elle avait pu lire dans le cœur de sa sœur, de le trouver rempli d’un sentiment pour le moins aussi vif, et peut-être plus tendre que le sien pour Willoughby.

Peu de jours après le départ d’Edward, Elinor était seule dans le salon, devant sa table à dessiner, et plongée dans ses rêveries, lorsqu’elle en fut tirée par un bruit de voix dans la petite cour verte ; elle leva les yeux vers la fenêtre, et vit beaucoup de monde près de la porte. C’était sir Georges, sa femme, sa belle-mère, mais il y avait de plus un monsieur et une dame qu’elle ne connaissait point. Elle était assise près de la fenêtre, et dès que sir Georges l’eut aperçue, il laissa les autres frapper à la porte, et traversant le gazon, il l’obligea d’ouvrir la fenêtre pour lui parler, quoique la distance entre la fenêtre et la porte fût si petite qu’il était impossible qu’ils ne fussent pas entendus.

— Eh bien ! dit-il, je vous amène une visite qui vous fera plaisir j’en suis sûr : devinez qui.

— Je ne le puis… Mais chut, on nous entendra.

— À la bonne heure ; c’est seulement mon beau-frère et ma belle-sœur Palmer. Madame Jennings a, comme vous savez, marié sa fille cadette il y a six mois à M. Palmer, très aimable jeune homme comme vous verrez. Charlotte est très jolie, je vous assure : avancez un peu la tête vous pourrez la voir.

Comme Elinor était certaine de la voir tout à son aise dans quelques minutes, sans faire une impolitesse, elle n’avança point.

— Où est Maria, dit sir Georges, s’est-elle sauvée quand elle nous a vus ? Son piano est ouvert. Depuis que quelqu’un que je sais bien n’est plus là, elle ne peut souffrir personne.

— Non, je vous assure, j’étais seule, je crois qu’elle se promène.

Ils furent joints par madame Jennings, qui n’eut pas la patience d’attendre qu’on eût ouvert la porte pour causer avec sa chère Elinor. Eh bon jour ! chère enfant, comment vous portez-vous ? Un peu triste, je présume, c’est tout simple ; et votre mère et vos sœurs ? C’est mal à elles de vous laisser ainsi à vos regrets ; mais nous voici pour vous distraire. Je vous amène ma fille cadette et mon fils Palmer ; vous en serez charmée. Ce n’est pas pour la vanter, mais c’est un vrai bijou que ma Charlotte ! Ils sont arrivés hier soir au moment où nous les attendions le moins. Nous étions à prendre le thé, j’entends le bruit d’un carrosse ; jamais il ne m’entra dans l’esprit que ce fût mes enfans ; je pensais que c’était le colonel Brandon qui revenait ; je dis à sir Georges, j’entends une voiture, je parie que c’est Brandon. Il faudra bien qu’il nous conte ce qu’il est allé faire à Londres. Sir Georges se lève et…

Elinor fut obligée de lui tourner le dos au milieu de son intéressante histoire, pour recevoir le reste de la compagnie. Lady Middleton présenta sa sœur et son beau-frère. Madame Dashwood et Emma descendirent en même-temps, et tout le monde s’assit. On se regarda mutuellement avec curiosité, on dit quelques lieux communs. Madame Jennings rentra avec sir Georges et continua son histoire.

Madame Charlotte Palmer était de quelques années plus jeune que lady Middleton, et totalement différente et pour la figure et pour les manières, quoiqu’elle fût dans le fond tout aussi insipide, mais dans un autre genre ; ce qui prouve que l’insipidité même peut varier. Elle était petite et grasse, son teint était beau, tous ses traits jolis et gracieux, et une expression de gaîté et de consentement ne l’abandonnait jamais. Sa figure n’avait ni la noblesse, ni la beauté de celle de sa sœur, mais elle était beaucoup plus prévenante. Elle entra en souriant, elle sourit tout le temps de sa visite, excepté quand elle riait, et sourit encore en s’en allant.

Son mari formait avec elle un parfait contraste. C’était un homme de vingt-cinq à vingt-six ans, d’une assez belle figure ; aussi grand et mince qu’elle était courte et ronde, aussi brun qu’elle était blanche, aussi grave et sérieux qu’elle était gaie et riante, aussi important qu’elle était affable : enfin au physique et au moral c’étaient deux êtres d’une nature différente. Il entra dans la chambre d’un air assez dédaigneux, salua légèrement les dames, sans dire un seul mot s’assit auprès d’une table, jeta un regard rapide sur elles et sur l’appartement, prit un papier nouvelle qui était sur la table, et le parcourut tout le temps de la visite.

Madame Palmer au contraire fut à peine assise, que son admiration pour tout ce qu’elle voyait éclata. Ah ! mesdames, quelle délicieuse habitation ! que ce salon est commode et bien arrangé ! Voyez, maman, combien tout ceci est embelli depuis que je ne l’ai vu. J’ai toujours trouvé le site délicieux ; mais vous en avez fait tout ce qu’il y a de plus charmant. Vous ne m’aviez pas dit, ma sœur, avec quel goût tout ceci est arrangé. Ah ! combien j’aimerais avoir une maison comme celle-ci ! Cela n’est-il pas possible, mon cher amour ?

M. Palmer ne répondit rien, et ne leva pas les yeux de dessus le papier qu’il tenait.

— C’est à vous que je parle, mon amour. (Même silence) M. Palmer ne veut pas m’entendre, dit-elle en riant ; cela lui arrive souvent. Il est si drôle quelquefois, M. Palmer ; c’est qu’il a beaucoup, beaucoup d’esprit, et il est absorbé dans ses pensées : elle rit encore. Madame Dashwood les regarda tous deux d’un air étonné.

Madame Jennings de son côté achevait l’histoire de sa surprise de la veille et ne la finit que lorsqu’il n’y eut plus rien à dire. Madame Palmer rit aux éclats de l’étonnement qu’on avait eu au Parc, en les voyant arriver ; et lady Middleton prit sur elle de dire bien froidement, que c’était une agréable surprise.

— Vous pouvez penser combien j’étais charmée de les voir, reprit madame Jennings, mais, ajouta-t-elle en se penchant vers Elinor, j’étais fâchée qu’ils eussent fait un si long voyage, car ils sont venus de Londres tout d’une traite, et… une jeune mariée… Vous comprenez… il y avait du danger dans sa situation. Je voulais au moins qu’elle se reposât tout le jour ; mais retenez ces jeunes femmes ! Elle a absolument voulu venir avec nous, elle languissait de vous voir.

Madame Palmer rit, baissa les yeux, dit que ce qui faisait plaisir n’était jamais dangereux.

— Elle n’entend rien encore à cela, reprit sa mère ; une première grossesse… Vous comprenez. Elle doit je pense accoucher en février.

Lady Middleton excédée d’une conversation aussi triviale, l’interrompit pour demander à M. Palmer, s’il y avait quelque chose de nouveau dans les papiers.

— Rien du tout, madame, ennuyeux à périr ; et il continua de les lire.

— Ah, je vois venir la belle Maria, dit sir Georges ; je vous conseille de cesser votre lecture, Palmer, si vous voulez voir une des plus belles personnes que vous ayez jamais vues. Il alla au-devant d’elle dans l’entrée, la prit par la main et la fit entrer. À peine eût-elle paru que madame Jennings lui demanda si elle venait d’Altenham. Madame Palmer éclata de rire à cette question, et prouva par-là qu’elle la comprenait. M. Palmer se leva, la regarda pendant quelques minutes, puis se rassit et reprit son papier nouvelle. Madame Palmer ne se rassit pas, elle alla examiner les dessins qui garnissaient les murs et son déluge d’admiration recommença. Ah ! que c’est beau ! que c’est délicieux ! Regardez donc, maman, je n’ai jamais rien vu de si charmant ; je serais toute une journée à les regarder. Après en avoir vu un ou deux, elle se rassit, sans penser qu’il y en avait encore une douzaine.

Bientôt après lady Middleton donna le signal du départ. Alors M. Palmer se leva d’un air important, posa le papier, étendit les bras en bâillant, et regarda avec distraction autour de lui.

— Avez-vous dormi, mon amour, lui dit sa femme en riant ? On dirait que vous vous réveillez.

Il ne fit aucune réponse et après avoir examiné la chambre ; il observa judicieusement qu’elle était trop basse et que le plafond était voûté : ce sont les seuls mots qu’il prononça ; il salua comme en entrant, et sortit avec les autres.

Sir Georges avait été très pressant pour que les habitantes de la Chaumière vinssent passer toute la journée le lendemain au Parc. Madame Dashwood avait là-dessus sa petite fierté, et ne se souciait pas de dîner au Parc plus souvent qu’on ne dinait à la Chaumière ; elle refusa donc absolument pour elle, et laissa ses filles maîtresses de faire ce qui leur ferait plaisir. Mais elles n’avaient plus de curiosité de voir rire madame Palmer, bâiller son mari, et d’entendre les éternelles histoires de madame Jennings ; elles essayèrent aussi de s’en dispenser. Le temps était incertain ; elles ne voulaient pas quitter leur mère. Sir Georges avait réponse à tout, et ne voulut entendre aucune excuse. Miss Emma resterait ; il enverrait son carosse. Mesdames Jennings et Palmer se joignirent à ses supplications ; lady Middleton même les pressa de venir. Ils avaient tous l’air de craindre également de rester en famille. Elles furent obligées de céder.

— Ils sont persécutans, dit Maria, lorsqu’ils furent partis. Le loyer de la Chaumière est bas, mais en vérité, nous payons trop cher encore s’il faut aller amuser tous ceux qui viennent chez eux, ou leur mener tous ceux qui viennent chez nous. Ils pourraient avoir telles visites que vous seriez bien aise de voir, dit Elinor, et nous ne pouvons reconnaître leurs bontés pour nous que par notre complaisance.


CHAPITRE XX.

Le lendemain il pleuvait des torrens ; Elinor et Maria espéraient que ce temps les dispenserait du dîner du Parc ; mais de très bonne heure arriva l’équipage de sir Georges ; il fallut bien aller. Toutes les deux auraient mieux aimé rester à leurs occupations et à leurs pensées habituelles.

À peine furent-elles entrées au salon, que la petite madame Palmer, aussi joyeuse que la veille, vint à elles les bras ouverts comme si elles eussent été amies intimes, et riant aux éclats : elle leur exprima de sa manière affable et triviale, sa joie de les revoir. Elle s’assit entr’elles deux, et leur prenant à chacune une main : Que je suis enchantée que vous soyez venues, leur dit-elle ; j’en désespérais quand j’ai vu ce temps, et puis j’ai pensé que c’était une raison de plus pour ne pas rester seules chez soi à regarder tomber la pluie. À votre âge le temps ne fait rien quand il s’agit de s’amuser, et nous nous amuserons beaucoup. Il aurait été bien cruel que vous ne fussiez pas venues, car nous repartons demain à ce que M. Palmer vient de me dire ; je croyais rester au moins quatre jours, et j’en étais charmée. Je ne me doutais pas de ce voyage ci ; M. Palmer me dit tout-à-coup l’autre matin : Charlotte, je vais à Barton, voulez vous y venir ? Il est si drôle M. Palmer, jamais il ne me dit rien qu’au moment même. Ce matin il m’a dit en se levant : Charlotte, nous repartons demain. Vous ne sauriez croire combien il est enchanté d’avoir fait votre connaissance ; moi, je suis désolée de vous quitter déjà, mais nous nous retrouverons cet hiver à Londres. (Et sa désolation s’exprima par un éclat de rire).

Mesdemoiselles Dashwood lui dirent qu’elles n’iraient sûrement pas à la ville.

Ne pas venir à la ville ! Rester à la campagne après Noël ! Mais c’est impossible, il faut absolument y venir ; je vous arrêterai une charmante maison tout près de la nôtre en Hanovre Square, je vous servirai de chaperon partout où vous voudrez aller quand votre maman voudra rester ; vous savez que les femmes mariées ont ce privilège : et un éclat de rire suivit cette remarque.

Elles la remercièrent et répétèrent leur intention positive de ne point aller à Londres.

M. Palmer entra avec sa mine importante et renfrognée. Ah ! mon amour, lui dit sa femme, venez vous joindre à moi pour persuader à ces dames d’aller cet hiver à Londres ; on ne peut rien vous refuser.

Son amour ne fit aucune réponse, salua légèrement ; puis allant à la fenêtre, il regarda les nuages en étendant les bras et bâillant. Quel horrible temps, dit-il, il fait paraître tout insupportable ! La pluie à cet excès est aussi ennuyeuse en-dedans qu’en dehors : Aussi pour quoi diable ! sir Georges n’a-t-il pas un billard dans sa maison ? que veut-il qu’on fasse chez lui quand il pleut ? À quoi veut-il qu’on s’amuse ? Combien peu de gens savent s’arranger chez eux. Sir Georges est aussi désagréable que le temps. Il s’enfonça dans un fauteuil avec l’air de très mauvaise humeur.

Le reste de la compagnie entra. Je crains, mademoiselle Maria, lui dit sir Georges, que vous n’ayez pas pu faire aujourd’hui votre pélerinage à Altenham.

Elle prit un air de dignité et ne répondit rien.

— Ah ne soyez pas si mystérieuse avec nous, chère Maria, dit madame Palmer, nous savons tout je vous assure, et j’admire votre bon goût, car il est très bel homme, notre terre n’est pas très loin de la sienne, pas plus de neuf milles, je crois.

— Beaucoup plus de trente, dit son mari.

— Oh bien c’est à-peu-près de même. Je n’ai jamais vu sa maison, mais on dit qu’elle est très jolie.

— C’est la plus laide et la plus abominable maison que j’aie vue en ma vie, dit monsieur Palmer.

Maria garda le silence, mais toute sa contenance trahissait l’intérêt qu’elle prenait à cet entretien.

— Mon amour, dit madame Palmer en riant, vous êtes en humeur de contredire aujourd’hui.

— Aujourd’hui comme toujours, répondit-il, quand on dit devant moi des bêtises ou des faussetés.

Charlotte éclata de rire. Il était impossible d’avoir une gaîté plus soutenue, d’être plus décidée en dépit de tout de se trouver parfaitement heureuse ; l’indifférence étudiée de son mari, son insolence, son mécontentement, son dédain ne lui donnaient aucun chagrin : plus il était dur avec elle, plus elle riait de bon cœur.

— M. Palmer est si plaisant, disait-elle à voix basse à Elinor, il est toujours de mauvaise humeur.

Certainement il ne se montrait pas d’une manière aimable ; mais sous cette apparence rude et grossière, Elinor, dont le tact était parfait pour démêler le fond des caractères, crut remarquer par plusieurs petites observations qu’il n’était ni aussi rude, ni aussi mal élevé qu’il voulait le paraître. Son caractère s’était peut-être aigri en découvrant, après quelques mois de mariage, qu’il était enchaîné pour la vie avec une femme assez jolie, très bonne enfant, mais n’ayant pas une idée, et niaise dans toute l’étendue du terme. Son rire éternel finissait par l’impatienter à ne pouvoir le cacher. Il avait de plus cet amour-propre qu’on retrouve chez plusieurs hommes, et souvent même à côté de l’esprit, quoiqu’il n’en soit pas une preuve, et qui lui persuadait qu’il était très supérieur à la plupart de ceux qu’il rencontrait. Sa supériorité sur sa femme était trop décidée pour qu’on pût la contester. Il s’accoutuma bientôt à l’étendre sur tous ceux qu’il voyait ; et c’est là ce qui produisait cet air de dédain et d’ennui de tout, qu’il portait dans le monde. Il croyait se distinguer par là des autres hommes, et c’était son plus ardent désir. Mais Elinor n’en fut pas moins convaincue que s’il pouvait consentir à se laisser aller à son naturel, il pourrait être fort aimable. Elle sentit déjà qu’elle préférait l’inégalité de son humeur, qui n’était pas sans originalité, à la bonne humeur de sa femme, à ses éclats de rire sans sujet qui revenaient à chaque instant, à son ton commun, et à son manque total d’esprit et de tact.

— Oh ! mes chères miss Dashwood, leur dit-elle après quelques momens, il me vient une charmante pensée ; il faut absolument que vous veniez passer quelque temps chez moi à Cleveland aux fêtes de Noël. Vous savez bien, ma chère Maria, que nous sommes voisins de Haute-Combe ; cela sera délicieux ! vous y serez si heureuses, et moi aussi de vous y voir. Mon amour, ne désirez-vous pas beaucoup d’avoir les dames Dashwood à Cleveland ?

— Certainement, répliqua-t-il d’un ton ironique, je n’avais pas d’autres vues en venant à Barton.

— Vous voyez à présent, dit Charlotte, que M. Palmer compte sur vous, ainsi vous ne pouvez refuser.

Toutes les deux prouvèrent qu’elles le pouvaient, et refusèrent décidément.

Charlotte en parut très surprise. Je ne comprends pas, dit-elle, qu’on puisse refuser quelque chose à M. Palmer. Ne le trouvez-vous pas l’homme du monde le plus aimable, dit-elle bas à Elinor ? il est quelquefois des jours entiers sans me parler ; mais avec vous ce ne sera pas ainsi. Vous lui plaisez beaucoup, je vous assure ; et il sera tout-à-fait de mauvaise humeur si vous ne venez pas à Cleveland. Je ne comprends pas quelle objection vous pouvez faire. Une seule, dit Elinor, c’est que cela ne se peut pas ; et pour éviter de nouvelles persécutions, elle changea de sujet. Elle avait envie de savoir quelques particularités sur Willoughby, sur son caractère, sur son genre de vie. Madame Palmer étant sa voisine de campagne, et aimant beaucoup à causer, pouvait lui donner des détails qui l’intéresseraient relativement à Maria. Elle lui demanda donc si M. Willoughby venait souvent à Cleveland, et s’ils le connaissaient particulièrement.

— Ô mon Dieu, oui ! je le connais extrêmement, dit madame Palmer ; il est vrai que je ne lui ai jamais parlé, mais je suis sûre que je le reconnaîtrais entre mille : il est si beau ! je l’ai rencontré quelquefois à Londres ; je me suis aussi trouvée une fois ici quand il était à Altenham. Ah ! non, je me rappelle que c’était maman qui l’avait vu et qui m’en a parlé. Nous l’aurions sûrement vu très-souvent à Cleveland ; mais il vient très-peu à Haute-Combe, je crois ; et puis M. Palmer ne lui a jamais fait de visite, parce qu’il est de l’opposition. Vous voyez que je le connais très bien, et je sais bien aussi pourquoi vous vous informez de lui ; c’est qu’il doit épouser votre sœur ; j’en suis transportée de joie, elle sera ma voisine, et nous nous verrons tous les jours.

— Je vous assure, dit Elinor, que vous en savez plus que moi là-dessus. Qui donc vous a parlé de ce projet de mariage ?

— Qui ? tout le monde ; je n’ai pas entendu autre chose en passant à Londres.

— À Londres ! c’est impossible, ma chère dame.

— Sur mon honneur, rien n’est plus vrai. Je rencontrai le colonel Brandon lundi matin, à Bendstreet, comme nous allions partir, et il me le dit positivement.

— Vous me surprenez beaucoup. Le colonel Brandon vous l’a dit ! sûrement vous vous êtes trompée. Lors même que ce serait vrai, je ne puis croire que le colonel Brandon l’ait dit à quelqu’un qui n’y prenait nul intérêt.

— Mais je vous assure qu’il me l’a dit : tenez, je vais vous conter tout ce qui s’est passé à cette occasion. Quand nous nous rencontrâmes, il nous aborda, et nous commençâmes à parler de notre voyage à Barton et de choses et d’autres ; enfin je lui dis : maman m’écrit, colonel, qu’il y a une nouvelle famille à la Chaumière, des demoiselles excessivement jolies, je dis ainsi en vérité, et que la plus jolie des trois doit épouser M. Willoughby de Haute-Combe. Est-ce vrai, je vous en prie, colonel ? vous devez le savoir puisque vous avez été dernièrement en Devonshire.

— Et qu’est-ce que vous répondit le colonel ?

— Oh ! rien, presque rien ; mais il devint rouge, et puis pâle. J’ai bien vu cela ; c’est comme s’il avait dit que c’était bien vrai et de ce moment j’en ai été certaine. Comme ce sera délicieux ! ce mariage aura-t-il lieu bientôt ?

Elinor dédaigna de répondre. M. Brandon se portait bien, j’espère, dit-elle après un instant de silence.

— Oh ! oui, très-bien, et il était si plein de vos mérites, que je ne sais ce qu’il ne m’a pas dit de vous.

Je suis bien flattée de son suffrage ; il me paraît un excellent homme, et il me plaît beaucoup.

— Et à moi aussi, je vous assure ; c’est un charmant homme que le colonel Brandon. C’est seulement grand dommage qu’il soit si sombre et si ennuyeux. Maman dit qu’il était aussi amoureux de votre sœur ; moi je ne puis le croire, il est si grave ; je ne l’ai jamais vu amoureux de personne.

— Est-ce que M. Willoughby est répandu dans la bonne société de Sommerset-Shire, dit encore Elinor ?

— Oh oui ! très répandu : je ne crois pas cependant que beaucoupde gens le connaissent ; Haute-Combe est si loin et il y est si peu ; mais on le trouve très-agréable, je vous assure ; personne n’est plus aimé que lui de toutes les femmes ; vous pouvez le dire à votre sœur. Elle est bien heureuse d’avoir fait sa connaissance ; il est si riche ! Au reste elle est très-belle aussi, et rien n’est trop beau pour elle. Cependant, je vous assure que je vous trouve, moi, presque aussi jolie qu’elle, et M. Palmer aussi ; car il disait hier au soir qu’il ne pouvait pas vous distinguer. Quant à moi je vous admire beaucoup toutes deux ; je suis charmée d’avoir fait votre connaissance, et j’espère vous revoir souvent. Il me vient une charmante pensée ; il faut à présent que vous épousiez le colonel Brandon : ne le voulez-vous pas ? cela peut fort bien aller à présent.

Elinor ne put s’empêcher de rire. Pourquoi à présent demanda-t-elle ?

— Pourquoi ? ah ! je sais bien pourquoi je dis cela, et je veux bien vous le dire ; c’est qu’à présent je suis mariée : voyez, c’est l’intime ami de mon beau-frère. Sir Georges et maman s’étaient mis dans la tête qu’il devait m’épouser ; ma sœur aussi le désirait beaucoup ; c’était une affaire arrangée. Mais le colonel n’en parla point ; sans quoi on nous aurait mariés immédiatement. Maman dit cependant que j’étais trop jeune ; et aussitôt après M. Palmer me fit la cour, et je l’aime beaucoup mieux ; il est si drôle M. Palmer, c’est justement le mari qu’il me fallait pour être heureuse.

Elinor cessa l’entretien sans avoir rien appris de ce qu’elle voulait savoir, et fatiguée de tout ce qu’elle avait entendu.

RAISON
ET
SENSIBILITÉ.


RAISON


ET


SENSIBILITÉ,


OU


LES DEUX MANIÈRES D’AIMER.


traduit librement de l’anglais,


PAR


Mme  ISABELLE DE MONTOLIEU.




TOME SECOND.



À PARIS,


CHEZ ARTHUS-BERTRAND, LIBRAIRE,
RUE HAUTEFEUILLE, n°. 23.

1815.

CHAPITRE XXI.

Les Palmer repartirent le jour suivant ; et la famille de Barton-Park et celle de Barton-Chaumière, restèrent seules chacune chez soi, à la grande satisfaction de la dernière. Mais ce ne fut pas pour long-temps. Ces dames avaient à peine eu celui d’oublier la joyeuse madame Palmer et son rude amour, et de réfléchir à la différence d’humeur de ce couple, (ce qui ne se trouve au reste que trop souvent dans le mariage) que sir Georges et madame Jennings leur procurèrent matière à d’autres observations.

Il leur était impossible de ne pas chercher une société nouvelle ; et pour se désennuyer dans leur solitude, ils firent un matin une excursion à Exeter ; ils rencontrèrent là par hasard deux parentes éloignées de madame Jennings ; mais ce fut assez pour que sir Georges les invitât tout de suite à venir passer quelque temps au Parc. Extrêmement flattées d’être appelées cousines par un baronnet et de faire la connaissance de leur illustre parente, lady Middleton, elles n’eurent rien de plus pressé que d’accepter l’invitation pour le lendemain, et de laisser les amis obscurs chez qui elles logeaient.

Lady Middleton fut au désespoir, au retour de son mari, d’apprendre qu’elle allait avoir chez elle, à sa table, dans son élégant salon, deux provinciales qu’elle ne connaissait point, qui sans doute seraient gauches, mal mises et qui auraient mauvaise tournure. En vain son mari et sa mère la rassuraient et lui disaient que mesdemoiselles Stéeles étaient deux charmantes personnes. Elle se défiait de leur goût, et tremblait de les voir arriver. Ce titre de cousine qui n’était point du bon ton, et qu’elles lui donneraient sans doute à tout propos la faisait frémir. Mais qu’y faire ? elles étaient invitées, elles avaient accepté, il fallait bien les recevoir ; lady Middleton s’y résigna. Elle connaissait trop bien l’usage pour manquer à la politesse ; mais elle se promit seulement d’y joindre toute la dignité et la froideur convenable ; elle fut d’ailleurs un peu consolée en apprenant que mesdemoiselles Stéeles étaient jeunes encore et qu’on pouvait au moins les faire danser et les lier avec mesdemoiselles Dashwood, qui ne lui plaisaient pas infiniment.

Elles arrivèrent ; et lady Middleton en fut beaucoup plus contente qu’elle ne se l’était imaginé. Leur toilette n’était pas trop éloignée de la mode ; leur abord fut très poli sans trop d’empressement ; et le terrible mot de cousine ne sortit pas de leur bouche. En échange celui de milady fut souvent répété, avec des extases sans fin sur le goût de ses appartemens, sur la beauté des meubles. Quand ce vint au tour des enfans ce fut un enchantement dont on ne peut se faire d’idée. Jamais elles n’avaient vu d’aussi charmantes petites créatures ; c’étaient vraiment de petits anges. Enfin le hasard les servit si bien pour prendre lady Middleton par ses faibles, qu’avant une heure elle avait fait réparation entière aux protégées de sa mère et de son mari à qui elle déclara que c’étaient les deux plus charmantes jeunes filles qu’il y eût au monde, et les remercia de les avoir invitées. L’éloge et l’hyperbole étaient si rares dans sa bouche, que sir Georges en fut aussi fier que si cela l’eût regardé lui-même, et que, pressé de faire parade de ses aimables cousines et de son discernement, il partit à l’instant pour la Chaumière. Il fallait, toute affaire cessante, apprendre à mesdemoiselles Dashwood l’arrivée des deux plus charmantes filles qu’il y eût au monde. Dans sa joie de l’approbation de sa femme, il menait ses parentes mêmes avant les siennes propres. Elinor sourit à cet éloge qui allait toujours en croissant. — Venez, venez, disait-il ; il faut que vous veniez tout de suite ; vous serez enchantées, ravies ! elles ont gagné le cœur de lady Middleton au premier moment ; ce sera de même avec vous, vous verrez. Lucy, la cadette, qui est très-belle, est aussi gaie qu’agréable ! mes enfans sont déjà autour d’elle comme autour de leur maman. Elles ont rempli leur voiture de joujoux et de bonbons. N’est-ce pas une charmante attention ? elles languissent de vous voir, et vous êtes proches parentes ; elles sont les cousines de ma femme, et vous, les miennes. On leur a dit à Exeter, que vous étiez aussi les plus belles personnes du monde. Je le leur ai confirmé, et j’ai dit bien d’autres choses encore, en sorte qu’elles meurent d’impatience de se lier avec vous… Vous riez, Elinor.

— Oui, sir Georges, j’admire le hasard étonnant qui rassemble à Barton les cinq plus belles personnes de l’univers.

— Eh bien ! vous verrez si je mens, et si ce n’est pas comme je vous le dis. Venez donc, vous regretterez ensuite tous les momens où vous n’aurez pas été ensemble.

Tout ce qu’il put obtenir, ce fut la promesse d’aller le lendemain faire visite aux nouvelles venues. Il s’en alla surpris de cette indifférence. Tout autre que lui aurait soupçonné, qu’elle avait pour motif la rivalité de perfections ; mais sir Georges n’imaginait jamais le mal, et n’en eut pas l’idée. De retour chez lui, il vanta ses cousines aux demoiselles Stéeles avec le même feu, en sorte que chacune d’elles devait s’attendre à voir des êtres parfaits. Mais Elinor qui connaissait l’optimisme du baronnet et son enchantement pour les nouvelles connaissances, rabattait beaucoup de ses éloges, et Maria ne s’en occupait point.

Quand elles arrivèrent le lendemain au Parc pour faire leur visite, sir Georges les présenta les unes aux autres avec la même emphase qu’il avait mise à leurs éloges ; et l’on comprend qu’elles s’examinèrent avec attention.

L’aînée des demoiselles Stéeles, miss Anna, avait près de trente ans, assez d’embonpoint, un de ces visages insignifians qui n’expriment rien du tout, et de qui on n’a rien à dire ni en bien ni en mal. Lucy, le prodige de beauté de sir Georges, était en effet très jolie ; ses traits étaient réguliers, son regard, perçant. Elle avait dans sa tournure quelque chose qui n’était ni de la grâce ni de l’élégance, mais qui la faisait remarquer. Leur abord fut très-poli. Avec lady Middleton c’était plus que de la politesse, c’étaient des attentions recherchées, de la souplesse, une flatterie adroite, quoique continuelle, et qui persuada à Elinor qu’elles ne manquaient pas d’une sorte d’esprit. Elles parlaient avec ravissement des enfans, de leur beauté, de leur intelligence ; elles jouaient avec eux, supportaient tous leurs caprices, répondaient sans se lasser à leurs questions importunes ; avec milady elles admiraient l’arrangement de la maison, la bonté des mets, le goût de sa parure, lui demandaient des patrons de ses broderies, des modèles de ses chiffons, lui offraient de lui aider dans ses ouvrages, ou de faire mille bagatelles pour amuser les enfans. Lady Middleton écoutait complaisamment toutes ces flatteries, et trouvait ses nouvelles cousines toujours plus aimables et d’une affection inépuisable. Les enfans en général tourmentent à proportion de ce qu’on les gâte ; et ceux qui s’occupent sans cesse d’eux et qui cèdent à toutes leurs fantaisies, en sont les premières victimes. Mais les demoiselles Stéeles souffraient tout avec une patience qui leur gagna en entier le cœur de la faible mère. Les rubans de leur ceinture dénoués, leurs cheveux défaits, leurs boucles d’oreilles tordues, leurs bracelets décrochés, toutes leurs bagues tirées de leurs doigts et roulant sur le plancher, leur corbeille d’ouvrage renversée, leurs ciseaux perdus ; tout cela était charmant. Ils avaient une activité adorable, une grâce parfaite dans leurs petits mouvemens. On les laissait grimper sur les genoux, chiffonner les robes ; tout était délicieux ! La maman applaudissait par un sourire, et ne s’étonnait que de l’apathie de mesdemoiselles Dashwood qui ne prenaient nulle part à ces jeux. Pour l’ordinaire elles caressaient les enfans, mais sans s’en laisser tourmenter. Ce jour-là les nouvelles venues s’en emparèrent tellement, et les rendirent si insupportables qu’elles se tinrent prudemment à l’écart.

Georges est très-gentil, très-animé aujourd’hui, dit lady Middleton en voyant son fils aîné prendre le mouchoir de mademoiselle Anna et le jeter par la fenêtre ; c’est un petit malicieux. Williams sera votre petit amoureux, miss Lucy, je vois cela. L’enfant lui pinçait le bras à lui faire un noir ; il eut un baiser pour récompense de la souffrante Lucy. Et ma chère petite Selina, dit cette dernière, en prenant sur ses genoux une petite fille de trois ans, l’idole de sa mère, et par conséquent la plus méchante. Elle resta par hasard sans bouger pendant deux minutes. Charmante enfant ! est-elle toujours si douce, si tranquille ? c’est un modèle de sagesse. Malheureusement en l’embrassant, une des épingles de Lucy toucha le cou de la petite, et ce modèle de sagesse fit de tels cris et donna des coups si violens de sa petite main sur celle de Lucy, qu’elle fut obligée de la mettre à terre ; mais elle s’y mit aussi à côté d’elle, et la couvrait de baisers en jetant la coupable épingle, et en demandant mille et mille pardons à l’enfant et à sa mère, qui avait couru chercher de l’eau, et qui bassinait la plaie, qu’à peine on pouvait voir, pendant que Lucy, toujours à genoux, donnait à la petite des morceaux de sucre l’un après l’autre. Mais l’enfant voyant ce que lui procuraient ses cris, n’avait garde de se taire ; au contraire elle les redoublait et battait tout le monde avec un de ses petits poings fermés : l’autre était plein de morceaux de sucre. Ses frères voulurent lui en prendre, ils eurent chacun un bon coup de pied. Enfin rien ne pouvant l’appaiser, sa mère se rappela que sa chère petite Selina qui souffrait sûrement beaucoup, aimait passionnément la marmelade d’abricot ; et l’enfant à ce mot ayant cessé ses cris une seconde, elle lui en promit et l’emporta pour lui donner de cet excellent remède. Ses frères qui espéraient en avoir leur part, la suivirent, quoique leur mère leur ordonnât de rester ; et pour quelques momens les jeunes dames furent tranquilles. Charmante petite créature, dit miss Anna, cet accident aurait pu être affreux !

— Je ne crois pas qu’il y ait danger de mort, dit Maria en souriant ironiquement ; elle en reviendra.

— Je ne me consolerai jamais d’avoir été la cause de cet accident, dit Lucy ; une enfant si aimable, et que sa mère aime si passionnément ! Quelle femme enchanteresse que lady Middleton ! si belle, si élégante et si sensible ! ne le trouvez-vous pas, mademoiselle ?

Maria garda le silence ; il lui était impossible de dire ce qu’elle ne pensait pas. Elinor toujours prête à réparer ses impolitesses, loua les grâces et l’air noble de lady Middleton.

— Et sir Georges, dit l’aînée ; quel homme aimable ! je le crois plein d’esprit ; du moins il en annonce beaucoup.

— c’est le meilleur des hommes, dit Elinor, toujours de bonne humeur, excellent mari, bon père, bon ami.

— Et quelle charmante petite famille ! je n’ai jamais vu de plus beaux enfans. On comprend facilement l’excessive tendresse de leur mère pour ces angéliques petites créatures. On pourrait peut-être les trouver un peu gâtés, un peu turbulens ; mais j’aime les enfans pleins de vie et de feu ; je ne puis les supporter timides et tranquilles ; aussi j’adore ceux-ci.

— c’est ce qui m’a paru, dit Elinor, et je vous trouve heureuse d’avoir ce goût à Barton.

On se tut sur ce sujet. Après une pause, mademoiselle Stéeles l’aînée demanda brusquement à Elinor : Aimez-vous le Devonshire ? Je suppose que vous avez bien regretté Sussex.

Un peu surprise de la familiarité de cette question, Elinor répondit seulement, oui, mademoiselle.

— Je comprends cela ; Norland est une magnifique habitation, et passer de là dans une chaumière, c’est assez triste.

— Une chaumière telle que celle où notre parent sir Georges Middleton a bien voulu nous placer, ne donne lieu à aucun regret, dit vivement Maria.

Lucy lança à sa sœur un regard terrassant et se hâta de dire que dans tout ce que sir Georges et milady arrangeaient, on reconnaissait leur goût ; mais qu’ils leur avaient dit que Norland était une des plus belles campagnes de l’Angleterre.

— Elle est très-belle en effet, dit Elinor, mais je crois qu’il y en a de plus belles encore, et il n’y a que peu ou point de chaumière comme la nôtre.

— Mais aussi pourquoi lui donner ce nom, dit miss Anna, cela présente une idée ?…

— Ne voyez-vous pas, ma sœur, dit Lucy, que c’est un nom de fantaisie, un nom romanesque ?

Anna se tut humblement ; puis elle reprit bientôt ainsi : Aviez-vous des elégans à Sussex ? Je suppose qu’ici ils sont assez rares, et quant à moi je trouve que rien n’embellit plus un séjour que d’y voir beaucoup d’élégans. Cela anime la vie ; ne le trouvez-vous pas aussi ? Encore un regard de Lucy fit baisser les yeux à sa sœur. Qu’est-ce que vous voulez dire, Anna ? et sur quoi pensez-vous qu’il n’y ait pas de jeunes gens très-bien à tout égard en Devonshire comme à Sussex ?

— Je sais bien, Lucy, qu’il y a de très-jolis garçons à Exeter, dit Anna ; mais ils ne sont pas reçus ici ; et je craignais que les demoiselles Dashwood ne s’ennuyassent à Barton si elles n’en voient point ; c’est pourquoi je leur demandais si elles en voyaient beaucoup à Norland. Je voudrais par exemple qu’elles pussent rencontrer M. Rose d’Exeter, le clerc de M. Simpson, vous savez bien, Lucy ; c’est un beau jeune homme celui-là, et tout à-fait élégant. Je pense que si votre frère vous ressemble, il devait être charmant avant d’être marié, et il était si riche ! c’était un merveilleux, n’est-ce pas, un véritable élégant ? j’aurais bien voulu le rencontrer.

— Je ne puis en vérité vous répondre là-dessus, dit Elinor ; je ne comprends pas parfaitement ce que vous entendez par un merveilleux. Tout ce que je puis vous dire, c’est que si mon frère en était un avant son mariage, il l’est encore, car il n’est pas du tout changé.

— Ah mon Dieu, quelle idée ! un homme marié élégant ! je ne puis me représenter cela. Les hommes mariés me sont à moi très-indifférens.

— Mais, Anna, lui dit sa sœur, n’avez-vous rien autre chose à dire que de parler des jeunes gens et des élégans ? Mesdemoiselles Dashwood vont croire que vous n’avez rien autre chose dans l’esprit. Alors changeant de propos elle parla de chiffons, de modes, et d’autres objets aussi intéressans.

Les deux plus charmantes personnes du monde étaient jugées dans l’esprit d’Elinor et de Maria. La commune familiarité de l’aînée et son mauvais ton, la mirent entièrement de côté. La cadette était mieux certainement ; mais comme Elinor n’était ni aveuglée par sa beauté, ni prévenue par son regard, elle ne trouva rien à côté de cela qui fût en rapport avec elle et qui pût lui plaire. Elles quittèrent donc la maison sans désirer de les mieux connaître.

Il n’en était pas ainsi chez mesdemoiselles Stéeles. Elles arrivaient d’Exeter, décidées à trouver tout parfait à Barton ; et les maîtres, et la maison, et les enfans, et les chevaux, et les chiens, et les meubles, et les belles cousines : tout était l’objet des éloges les plus outrés. Il était difficile d’exagérer sur mesdemoiselles Dashwood ; aussi furent-elles déclarées les personnes les plus belles, les plus élégantes, les plus accomplies en tout point qu’il fût possible de voir, et celles dont elles désiraient le plus passionnément faire des intimes amies. Sir Georges ne le désirait pas moins, et fit tout ce qui dépendait de lui pour former cette liaison. Elinor vit qu’elle ne pouvait s’y refuser tout-à-fait ; et qu’il fallait au moins se soumettre à être assises à côté les unes des autres quelques heures dans la journée ; Sir Georges n’en demandait pas plus : dans ses idées d’amitié, il suffisait de se voir en société, et de causer ou de danser ensemble pour être intimes amies. De son côté pour accélérer cette intimité, il confia aux demoiselles Stéeles tout ce qu’il savait ou supposait de la situation des dames de la Chaumière. Et dès leur troisième rencontre, mademoiselle Stéeles l’aînée félicita Elinor sur ce que sa sœur avait fait la conquête du beau, de l’élégant Willoughby. Il est sûr, lui dit-elle, que c’est une chose très-agréable que de se marier jeune avec un si bel homme ; car on m’assure qu’il est vraiment d’une figure remarquable, que c’est un véritable élégant ; et votre sœur est bien heureuse. J’espère que vous trouverez aussi bientôt un bon parti, car il n’est point agréable, je vous assure, de voir passer ses cadettes avant soi : mais peut-être votre choix est-il déjà fait en secret. Elinor se sentit rougir ; elle ne pouvait pas se flatter que sir Georges fut plus discret dans ses soupçons et dans ses conjectures sur elle que sur sa sœur ; il la plaisantait même de préférence depuis la visite d’Edward. Il n’avait jamais dîné ensemble sans qu’il bût à la lettre F. depuis le commencement du dîner jusqu’à la fin, en regardant Elinor. Dès que les miss Stéeles eurent entendu cette plaisanterie, elles furent très-curieuses d’en savoir davantage, et tourmentèrent sir Georges pour qu’il leur dît en entier le nom de l’heureux mortel au sujet duquel il raillait Elinor ; il se fit peu presser, et il eut autant de plaisir à le dire que miss Anna à l’entendre.

— Son nom est Ferrars, dit-il à demi voix ; mais je vous en prie n’en parlez pas, c’est encore un secret.

— Ferrars ! répéta Anna, est-il possible ? Le jeune Ferrars, le frère de votre belle-sœur, miss Elinor, est donc l’heureux mortel dont parle sir Georges ; eh bien ! j’en suis charmée pour plusieurs raisons : c’est un très-agréable jeune homme, je le connais très-bien, c’est un élégant. Cette dénomination ne convenait nullement à Edward, mais c’était le mot favori d’Anna pour parler d’un jeune homme du bon ton. Elinor émue de l’entendre nommer comme son amant avoué, fit peu d’attention à ce mot ; elle fut plus surprise d’entendre Lucy dire assez aigrement à sa sœur, qu’elle contrariait sans cesse. Comment pouvez-vous dire, Anna, que nous le connaissons très-bien ? nous l’avons vu par hasard une fois ou deux chez mon oncle, et ce n’est pas le connaître ? vous savez fort bien que je ne connais pas du tout messieurs Ferrars.

— Elinor écoutait avec attention : Qui était cet oncle ? où demeurait-il ? comment Edward le connaissait-il ? Elle aurait voulu que l’entretien continuât, sans pourtant s’y joindre elle-même ; mais on ne dit rien de plus, et pour la première fois elle trouva madame Jennings bien peu curieuse ou bien discrète. La manière dont Lucy avait parlé d’Edward l’avait frappée et lui donnait l’idée qu’elle savait ou croyait savoir quelque chose à son désavantage. Sa curiosité ne fut point satisfaite, le nom de M. Ferrars ne fut plus prononcé ni par les deux sœurs ni par sir Georges.


CHAPITRE XXII.

Maria ne pouvait avoir la moindre indulgence pour des personnes aussi communes, aussi peu instruites, et qui n’avaient avec elle aucune espèce de rapport d’esprit et de goût ; elle les écoutait à peine, ne leur parlait jamais, et par sa froideur soutenue leur ôta bientôt tout espoir de liaison. Elles se retournèrent entièrement du côté d’Elinor, plus affable et plus honnête, et qui l’était plus encore pour réparer les torts de Maria. Lucy principalement parut s’attacher véritablement à elle, cherchait toutes les occasions de s’en rapprocher, de l’engager dans des conversations particulières, enfin de lui témoigner une amitié à laquelle un bon cœur, tel que celui d’Elinor n’est jamais insensible. Lucy Stéeles d’ailleurs ne manquait pas d’une sorte d’esprit naturel ; ses remarques étaient souvent justes et amusantes, et pour une demi-heure elle pouvait être une compagne assez agréable ; mais elle n’avait aucune des ressources que donne une bonne éducation. Elle était ignorante autant qu’on peut l’être ; toute sa littérature se bornait à quelques mauvais romans ; elle ne pouvait parler sur aucun sujet un peu relevé, et malgré tous ses efforts pour paraître à son avantage, et se mettre autant que possible au niveau d’Elinor, qui tâchait de son côté de se mettre au sien, il y avait trop de distance entr’elles, pour que mademoiselle Dashwood pût jamais en faire une amie. Le manque d’éducation et de connaissances n’aurait pas été peut être un obstacle insurmontable ; un bon cœur, un caractère aimable lui auraient bien vite fait pardonner son ignorance, mais Elinor eut bientôt remarqué chez Lucy un manque de délicatesse, de sincérité, et de cette rectitude de principes qui sont la première base d’une intime liaison. Il lui fut impossible alors de trouver quelque plaisir dans la société d’une personne qui joignait la fausseté à l’ignorance, dont le manque d’instruction rendait l’entretien insipide, et qui par ses basses adulations pour les habitans du Parc, dont elle se moquait ensuite avec Elinor, ôtait à celle ci toute espèce de confiance dans l’amitié qu’elle lui témoignait. Elle aurait voulu en conséquence l’éloigner un peu plus, mais Lucy mettait tant de zèle et d’activité à se rapprocher d’elle, que cela n’était pas facile.

Un jour Lucy l’avait accompagnée du Parc à la Chaumière ; elles étaient seules, et après quelques momens d’hésitation, Lucy dit à Elinor : vous allez trouver ma question bizarre ; dites-moi, je vous en prie si vous connaissez particulièrement la mère de votre belle sœur, madame Ferrars ? Elinor trouva en effet la question extraordinaire, et, sa contenance l’exprima, en répondant qu’elle n’avait jamais vu madame Ferrars.

— En vérité, dit Lucy, c’est étonnant ! je pensais que vous l’aviez vue au moins quelquefois à Norland, et que vous pourriez me donner quelques détails sur sa manière, sur sa tournure, sur son caractère.

— Non, répondit Elinor, en s’efforçant de cacher son opinion réelle sur la mère d’Edward, et n’ayant aucune envie de satisfaire ce qui lui paraissait une impertinente curiosité, non, je ne sais rien d’elle.

— Je vois, lui dit Lucy, en la regardant attentivement, que vous me trouvez très-étrange de vous questionner ainsi sur cette dame ; mais peut être ai-je mes raisons. Je voudrais pouvoir vous les dire, cependant, j’espère que vous me rendrez la justice de croire que ce n’est point une sotte curiosité.

Elinor répondit quelques mots polis. Elles se promenèrent quelques minutes, en gardant le silence. Il fut rompu par Lucy qui renouvela l’entretien, en disant avec hésitation : Je ne puis supporter que vous me soupçonniez d’être une curieuse impertinente ; tout, tout au monde plutôt que d’être mal jugée par une personne dont j’ai une si haute opinion. Et comme je suis sûre de n’avoir rien à risquer en me confiant entièrement à vous, je m’y décide. Je serais charmée aussi d’avoir votre avis sur la manière dont je dois me conduire dans une situation très délicate, très critique ; je suis très fâchée que vous ne connaissiez pas madame Ferrars.

— J’en suis fâchée aussi, dit Elinor, toujours plus étonnée, si mon opinion sur elle pouvait vous être de quelque utilité ; mais je ne puis le comprendre. Je n’ai jamais entendu dire que vous eussiez la moindre relation avec cette famille, et je suis, je l’avoue, un peu surprise de votre excessive curiosité sur le caractère de cette dame.

— Votre surprise est très naturelle, reprit Lucy, et je ne dois pas m’en étonner, mais elle cesserait bientôt si j’osais tout vous dire. Madame Ferrars ne m’est certainement rien à présent, mais le temps peut venir… et… cela dépend d’elle, où nos relations seront très intimes : elle baissa les jeux avec l’air d’une aimable confusion, mais les releva bientôt sur Elinor, pour observer l’effet de sa demi confidence.

— Bon Dieu, s’écria Elinor, que voulez-vous dire ? Êtes-vous engagée avec M. Robert Ferrars ? Elle ne pouvait imaginer autre chose, mais elle n’était pas du tout flattée de l’idée d’avoir Lucy Stéeles pour belle-sœur.

— Non, répliqua Lucy, non pas à Robert Ferrars, que je n’ai jamais vu, mais… à son frère aîné ; et en disant cela son regard perçant était attaché sur Elinor, comme pour lire au fond de son âme.

Qu’est-ce qu’Elinor sentit dans ce moment ! Une surprise qui aurait été aussi pénible que violente, si une incrédulité presque complète ne l’avait pas suivie. Elle regarda Lucy dans un silencieux étonnement, incapable de deviner le motif d’une telle confidence, et quoiqu’elle eût pâli et qu’elle se sentît très émue, elle n’eût aucune crainte de s’évanouir ou d’avoir une attaque de nerfs, et persista dans sa défiance de la véracité de Lucy. Je vois et je comprends votre surprise, lui dit cette dernière, car vous ne pouviez en avoir aucune idée. Jamais il ne m’est échappé un seul mot ni avec vous ni avec personne, qui ait pu trahir notre secret ; il a été si fidèlement gardé par moi que pas un seul de mes parens ni de mes amis, excepté Anna, ne peut s’en douter, et jamais je ne vous l’aurais confié, si je n’avais pas eu la certitude de votre discrétion, et si je n’avais pas été entraînée par la crainte que mes questions sur madame Ferrars ne vous parussent aussi trop ridicules. Quant à M. Ferrars, je ne crains nullement qu’il soit fâché de ma confiance envers une personne qu’il estime autant ; je connais la haute opinion qu’il a de toute votre famille, et je sais qu’il vous regarde vous et Maria comme des sœurs… Elle s’arrêta… Elinor aussi garda quelque temps le silence ; son étonnement était trop grand pour pouvoir lui répondre ; mais enfin elle s’efforça de parler et de parler tranquillement, et dit avec assez de calme : Puis-je vous demander si votre engagement existe depuis longtemps ?

— Oh oui ! bien long-temps ; il y a quatre ans.

— Quatre ans !

— Oui, j’étais bien jeune alors, et c’est mon excuse.

— Je ne me suis pas doutée, dit Elinor, que vous le connussiez jusqu’à l’autre jour que votre sœur en parla.

— Oui, la pauvre Anna ; je tremble toujours dès qu’elle ouvre la bouche. Notre connaissance est cependant de vieille date, elle a commencé lorsqu’il était près de Plymouth sous les soins de mon oncle.

— De votre oncle !

— Oui, M. Pratt, son tuteur, chez qui sa mère l’avait placé. Est-ce qu’il ne vous a jamais parlé de M. Pratt ?

— Oui, je me le rappelle, répondit Elinor, avec une force d’esprit qui s’augmentait ainsi que son émotion.

— Il a vécu près de cinq ans chez mon oncle, à Longstaple, près de Plymouth, depuis quinze ans jusqu’à vingt ; c’est là où notre connaissance a commencé. Ma sœur et moi nous étions souvent chez notre oncle ; notre engagement s’est formé une année après qu’il fût hors de tutelle, et il avait alors vingt-un ans. Il en a vingt-cinq à présent, et nous ne sommes pas plus avancés, parce que quoiqu’il soit majeur et que son engagement soit valable, il dépend entièrement, de sa mère pour la fortune. Sans doute j’eus tort de consentir à ce qu’il s’engageât sans l’aveu et l’approbation de sa mère, mais j’étais trop jeune et je l’aimais trop pour être aussi prudente que je l’aurais dû. Quoique vous ne le connaissiez pas aussi bien que moi, miss Elinor, vous l’avez vu assez souvent pour convenir qu’il a tout ce qu’il faut pour attacher sincèrement une femme qui préfère les qualités de l’âme et de l’esprit aux avantages frivoles.

— Certainement, dit Elinor, sans réflexion et entraînée par la vérité de cette assertion ; mais cette vérité même renouvela ses doutes sur la sincérité de Lucy, et sa confiance en l’honneur et l’amour d’Edward. Engagée avec M. Ferrars, reprit-elle, je vous avoue que je suis tellement surprise de ce que vous me dites que… je vous demande mille pardons, mais il y a sûrement quelque erreur de nom ; nous ne parlons sûrement pas du même M. Ferrars.

— Nous ne pouvons parler d’un autre, dit Lucy en souriant. M. Edward Ferrars, le fils aîné de madame Ferrars de Park-street, le frère de votre belle-sœur madame Fanny Dashwood : voilà celui que j’entends, et vous m’accorderez je pense, que je ne puis pas me tromper sur le nom de celui de qui mon bonheur dépend.

— Il est étrange, dit Elinor, que je ne l’aie jamais entendu parler ni de vous ni de votre sœur.

— Mais non ! pas du tout ! si vous considérez notre position, rien n’est moins étrange. Notre premier soin à tous deux était de cacher entièrement notre secret ; vous ne connaissiez ni moi ni ma famille, il n’avait donc aucune occasion de me nommer devant vous. Il avait surtout un extrême effroi que sa sœur n’eût quelque soupçon ; il valait mieux laisser ignorer et mon nom et mon existence, jusqu’à ce qu’elle fût tout-à-fait liée à la sienne.

La sécurité d’Elinor commença à diminuer, mais non pas son empire sur elle-même.

— Vous êtes donc engagée avec lui depuis quatre ans, dit Elinor d’une voix assez ferme.

— Oui ; et le ciel sait combien nous attendrons encore ! Ce pauvre Edward ! Il est près de perdre patience. Sortant alors de sa poche une petite boite à portrait, elle ajouta : Pour prévenir tout soupçon d’erreur, et vous prouver que c’est bien votre ami Edward que j’aime et dont je suis aimée, ayez la bonté de regarder cette miniature ; sans doute elle lui fait tort, mais il est cependant très reconnaissable ; il me l’a donnée il y a environ trois ans. Elle la mit en parlant entre les mains d’Elinor, qui ne put alors conserver de doute sur la véracité de Lucy, c’était bien Edward ; c’étaient ses traits si bien gravés dans son cœur et dans son souvenir. Elle le rendit en étouffant un profond soupir, et en convenant de la ressemblance.

— Je n’ai jamais pu, continua Lucy, lui donner le mien en retour, ce qui me chagrine beaucoup, car il le désire passionnément ; mais je suis décidée à présent à saisir la première occasion de me faire peindre pour lui. Vous qui peignez si bien, chère Elinor, si sous le prétexte de le faire pour vous même, vous étiez assez bonne.

— Je ne me suis jamais appliquée à la ressemblance, dit Elinor ; mais vous trouverez sûrement d’autres moyens, et vous en avez tout-à-fait le droit.

Elles marchèrent quelque temps en silence. Lucy parla la première.

— Je ne doute pas, lui dit-elle, de votre fidélité à garder un secret dont vous devez sentir toute l’importance. Nous serions perdus si sa mère venait à l’apprendre ; elle ne consentira jamais volontairement à cette union ; je n’ai ni rang ni fortune, et je la crois très haute et fort avare.

— Je n’ai certainement pas cherché votre confiance, répondit Elinor, et vous me rendez justice en croyant que je ne la trahirai pas. Votre secret est en sûreté avec moi ; mais pardon si je vous exprime ma surprise d’une confidence inutile. Vous auriez dû sentir que de me le dire n’ajoutait rien à cette sûreté, et vous ne connaissez pas depuis assez long-temps la belle-sœur de madame John Dashwood pour être parfaitement sûre qu’elle ne soit pas indiscrète. À présent je puis vous rassurer, mais je ne le pouvais pas avant de le savoir. En disant cela elle regardait fixement Lucy, espérant de découvrir quelque chose dans son regard, peut-être la fausseté d’une grande partie de ce qu’elle avait dit ; mais sa physionomie ne changea pas du tout ; elle serra doucement la main d’Elinor. — Je crains, lui dit-elle, que vous ne trouviez que j’aie pris avec vous une trop grande liberté, en vous confiant ma situation ; je ne vous connais pas depuis long-temps, il est vrai, pas du moins personnellement ; car je connaissais parfaitement et vous et toute votre famille depuis bien des années par tout ce que m’en avait dit Edward. Aussi dès le premier instant où je vous ai vue, il m’a semblé que je voyais une ancienne connaissance ; et puis, pensez, comme je suis malheureuse. Je n’ai pas une amie à qui je puisse demander des conseils ; Anna est la seule personne qui sache ma position, et vous avez pu vous apercevoir qu’elle n’a aucun jugement. Elle m’est plutôt à charge qu’utile, et me met continuellement en crainte sur notre secret. J’eus une affreuse émotion l’autre jour quand sir Georges nomma Edward ; je crus qu’elle allait tout dire. En vérité, je m’étonne que je vive encore après tout ce que j’ai souffert pour lui pendant ces quatre années ! Toujours en suspens, en crainte, en incertitude. Le voyant si rarement, nous nous rencontrons à peine deux fois l’année ; je ne comprends pas que mon cœur ne se soit pas brisé. Ici elle mit son mouchoir sur ses yeux ; mais Elinor à l’ordinaire si bonne, si compâtissante, ne se sentit pas la moindre pitié.

— Quelque fois, continua Lucy, je pense qu’il vaudrait mieux pour tous deux rompre entièrement ; mais je n’en ai pas le courage. Je ne puis supporter la pensée de le rendre si malheureux et je sais que cette idée seule aurait cet effet ; d’ailleurs il m’est si cher à moi-même ! Je ne crois pas que cela me soit possible… Quelle est là-dessus votre pensée, mademoiselle Dashwood ? qu’est-ce que vous feriez à ma place ? Et toujours ce regard perçant était attaché sur elle.

— Pardonnez-moi de grâce, répondit Elinor ; il m’est impossible de vous donner de conseils dans de telles circonstances. Votre propre jugement doit vous diriger.

— Il est sûr, dit Lucy, après quelques minutes, que sa mère ne l’abandonnera jamais entièrement. Elle est si riche que même en diminuant sa fortune de moitié, il lui resterait encore de quoi vivre, et pourvu que je vive avec lui, le plus ou le moins m’est bien égal. Mais le pauvre Edward se désole de ce que rien ne se décide ; ne l’avez-vous pas trouvé bien triste quand il est venu ici ? Il était si abattu, si malheureux quand il me quitta à Longstaple, que je tremblais que vous ne le crussiez très-malade.

— Venait-il de chez votre oncle quand il nous a fait visite ?

— Oh oui, sans doute ! Il a passé quinze jours avec nous ; avez vous cru qu’il venait de la ville ?

— Non, répliqua Elinor, toujours plus frappée des preuves de la véracité de Lucy ; je me souviens qu’il nous a dit qu’il avait passé quinze jours avec des amis près de Plymouth ; elle se rappela aussi sa propre surprise dans le temps, de ce qu’il ne parlait plus de ses amis, et semblait même éviter de prononcer leur nom.

— Avez-vous remarqué son abattement, dit Lucy ?

— Oui en vérité, principalement à son arrivée.

— Je l’avais supplié cependant de surmonter sa douleur, de peur de vous donner des soupçons ; mais il était si triste de ne pouvoir passer plus de quinze jours avec nous, et il me voyait si affectée ! Pauvre Edward ! Je crains qu’il ne soit encore dans le même état. Ses lettres sont tout-à-fait mélancoliques ; j’en ai reçu une de lui la veille de mon départ d’Exeter : Elle la tira d’un porte-feuille, et négligemment laissa voir l’adresse à Elinor. Vous connaissez sûrement sa main, lui dit elle ; son écriture est charmante, mais elle n’est pas aussi soignée qu’à l’ordinaire. Il était fatigué, car le papier est complètement rempli. Elinor vit que c’était bien de la main d’Edward, et ne put plus conserver de doutes. Le portrait pouvait avoir été obtenu par quelque hasard ; mais une correspondance suivie était une preuve positive de leur attachement. Aucune autre raison ne pouvait l’autoriser. Pendant quelques momens elle fut sur le point de se trahir ; son cœur battait avec violence, elle pouvait à peine marcher. Mais elle combattit avec tant de force contre son sentiment, que le succès fut prompt et complet, et que même le regard perçant de sa compagne, ne put pénétrer dans son intérieur.

— Nous écrire continuellement l’un à l’autre, dit Lucy en renfermant sa lettre, est le seul moyen, de nous consoler dans nos longues séparations. Moi cependant j’en ai un autre dans son portrait ; mais le pauvre Edward en est privé. Il dit que s’il avait le mien il serait moins malheureux. Je lui ai du moins donné dernièrement une boucle de mes cheveux renfermée dans le cristal d’une bague : c’est un dédommagement ; mais non pas tel qu’un portrait. N’avez-vous fait aucune attention à cet anneau ? Le portait-il à Barton ?

— Oui, dit Elinor d’une voix ferme avec laquelle elle cherchait à cacher une émotion et une souffrance telles qu’elle n’en avait point encore éprouvée. Elle était à-la-fois désolée, blessée, mortifiée, confondue ; elle éprouvait tout ce qu’il y a de plus cruel et de plus déchirant.

Heureusement elles arrivèrent à la Chaumière ; et la conversation finit. Après s’être reposée quelques minutes, mademoiselle Stéeles retourna au Parc ; et la malheureuse Elinor fut en liberté de se livrer à ses tristes réflexions.


CHAPITRE XXIII.

Quelque peu de confiance qu’eût en général Elinor dans la véracité de Lucy, il lui était impossible de la suspecter dans cette occasion, ni de comprendre quel motif aurait pu l’engager d’inventer cette histoire. Il y avait non-seulement des probabilités, mais des preuves ; et rien ne contredisait Lucy, excepté son propre désir. Leur liaison presqu’au sortir de l’enfance dans la maison de M. Pratt ; et la visite d’Edward près de Plymouth ; et sa mélancolie, et l’inégalité de sa conduite avec Elinor ; et la grande connaissance que mesdemoiselles Stéeles avaient de Norland, et de toutes les relations de la famille Dashwood, ce qui l’avait souvent surprise ; et le portrait, et la lettre, et l’anneau : tout cela lui fournissait des preuves si convaincantes, que sa raison ne pouvait se refuser à la croire. Au premier moment, lorsqu’elle fut forcée d’admettre la parfaite vérité de tout ce que Lucy venait de lui dire, son ressentiment contre Edward, son indignation d’avoir été trompée l’emportèrent même sur sa douleur. Mais bientôt d’autres idées, d’autres considérations s’élevèrent. Edward avait-il eu l’intention de la tromper ? avait-il feint avec elle un sentiment qu’il n’avait pas ? Son cœur était-il de moitié dans ses engagemens avec Lucy ? Non ; et s’ils ont été une fois dictés par un amour de jeunesse, elle ne peut croire que cet amour existe encore à présent. elle a trop bien vu que c’était elle qu’il aimait pour n’en être pas convaincue. Un homme peut tromper avec de fausses paroles ; Edward n’a pas prononcé le mot d’amour à Elinor ; mais tout chez lui l’a prouvé, et son trouble, et ses regards, et le son tremblant de sa voix, et ses attentions si soutenues. Non, ce n’est point une erreur ; ni son cœur ni son amour-propre ne l’ont égarée. Sa mère, ses sœurs, Fanny, tout ce qui l’entourait à Norland s’en est aperçu. Certainement elle est aimée ; et cette persuasion console son cœur, calme ses peines et la dispose à pardonner. Il était blâmable cependant, hautement blâmable d’être resté à Norland lorsqu’il sentit qu’il l’aimait plus qu’il ne devait l’aimer. À cet égard elle ne pouvait le justifier ; mais s’il lui avait fait du mal par cette imprudence, combien ne s’en était-il pas fait davantage à lui-même ! La situation d’Elinor était triste sans doute, mais celle d’Edward était sans espoir. Elle était bien malheureuse dans ce moment, mais la raison guérirait peut-être la plaie de son cœur ; tandis qu’Edward en détachant le sien de la femme à qui il était engagé, s’était privé lui-même de tout espoir de bonheur. Elle retrouverait sa tranquillité, mais lui serait pour la vie livré à l’infortune. Pouvait-il espérer d’être heureux avec une femme telle que Lucy Stéeles ? À présent que le bandeau de l’amour était levé, même en mettant son inclination pour Elinor hors de la question, pouvait-il avec sa loyauté, sa délicatesse, son esprit cultivé être heureux avec une compagne ignorante, artificieuse, sans éducation, vaine, flatteuse, intéressée ? À dis-huit et dix-neuf ans il est si facile à un homme d’être entraîné par la beauté, par les prévenances d’une jeune fille qui peut-être cherchait à l’attirer, et d’être aveuglé sur ses défauts. Mais les quatre années suivantes, pendant lesquelles il avait acquis chaque jour plus de connaissances, plus d’expérience, une raison plus éclairée, devaient avoir ouvert ses yeux sur les vices de caractère de cette jeune personne, augmentés sans doute par la pauvre société où elle avait vécu, par un goût vif de plaisir et de frivolité, qui peut-être lui avait ôté cette simplicité de la première jeunesse, qui donne un caractère si intéressant à une jolie figure. Si, comme Elinor devait le croire d’après les insinuations de sa belle-sœur, il y avait des difficultés du côté de la mère d’Edward pour l’épouser, combien en trouverait-il davantage lorsqu’il serait question d’une personne qui lui est aussi inférieure en naissance, en bonne éducation, et probablement même en fortune ? Ces difficultés, il est vrai, ne devaient pas l’effrayer beaucoup ; mais quel triste sort que d’attendre peut-être sa liberté du mécontentement de sa mère et de son opposition à ses volontés.

Ces pensées, ces réflexions qui se succédaient les unes aux autres augmentèrent beaucoup sa tristesse. Elle pleura sur lui plus que sur elle même. Soutenue par la conviction de n’avoir rien fait pour mériter son malheur, et consolée par la croyance qu’Edward était encore digne de son estime, elle espéra qu’elle pourrait actuellement supporter ce cruel chagrin avec courage, et prendre assez de force sur elle-même pour le cacher à sa mère et à sa sœur. Elle en était si capable que, deux heures après avoir perdu pour jamais tout espoir d’être unie à celui qu’elle aimait si tendrement, elle parut à dîner avec un tel calme qu’on n’aurait jamais soupçonné, en la voyant à côté de la mélancolique Maria, que c’était elle qui était séparée pour toujours de l’objet de son amour, et que Maria convaincue de posséder en entier les affections de celui qu’elle aimait, espérait le voir arriver d’un moment à l’autre.

La nécessité de cacher à sa famille l’important secret que Lucy lui avait confié, fut un motif de plus pour elle de s’exercer à cacher en même temps le sien. Ce fut aussi une consolation de leur épargner ce qui leur aurait sûrement donné beaucoup d’affliction, et, à elle-même celle d’entendre blâmer Edward. Elles ne l’aimaient pas comme elle. Il n’aurait pas trouvé autant d’indulgence ; et prendre son parti, le défendre avait bien aussi son danger. Elle voulait chercher peu-à-peu à s’en détacher, au lieu de nourrir son sentiment ; elle savait qu’elle ne trouverait auprès d’elles ni conseil, ni aide pour une peine de cette nature. Leur chagrin, leur colère ajouteraient à son malheur ; et son courage ne pourrait que s’affaiblir. Elle était plus forte seule ; sa propre raison la servait mieux ; et sa fermeté se soutint si bien qu’on n’aperçut pas chez elle le moindre changement, et qu’elle fut invariablement aussi gaie, aussi sereine en apparence, quoique ses regrets et sa douleur intérieure fussent chaque jour plus poignants.

Mais plus elle avait souffert de sa première conversation avec Lucy, plus elle désirait connaître mieux en détail les particularités de leurs engagemens, découvrir ce que Lucy sentait réellement au fond de son cœur, si son amour pour Edward était vraiment tendre et sincère, et s’il y avait pour lui quelque chance de bonheur dans cette union. Alors elle aurait moins souffert. Elle voulait aussi prouver à Lucy par sa promptitude à parler d’Edward la première avec calme, qu’elle ne le regardait que comme un ami. Elle craignait que son agitation involontaire dans leur entretien du matin n’eût découvert en entier à Lucy ce qui jusqu’alors avait du moins été incertain. Il lui paraissait tout-à-fait probable que Lucy fût jalouse d’elle. Sans doute Edward lui avait parlé d’Elinor avec éloge, avec intérêt ; Lucy elle-même en était convenue. Les railleries de sir Georges sur les lettres initiales de son nom, devaient aussi avoir éveillé les soupçons ; et d’ailleurs Elinor était elle-même trop sûre d’être aimée d’Edward pour ne pas l’être de la jalousie de Lucy dont la confiance était une preuve. Quel autre motif donner pour excuser la révélation d’un secret important, et jusqu’alors si bien gardé, que celui de lui apprendre que Lucy avait des droits plus anciens et plus sacrés, et de l’engager à éviter à l’avenir la société d’Edward. Il était facile à Elinor de comprendre les intentions de sa rivale. Mais décidée comme elle l’était à se conduire d’après les principes que l’honneur et la délicatesse lui dictaient, elle résolut de combattre son affection pour Edward, de le voir aussi peu qu’il lui serait possible. Elle ne pouvait se refuser la consolation de tâcher de convaincre Lucy que ce sacrifice lui coûtait peu, et qu’elle ne regardait M. Ferrars que comme un ami de la famille. Elle ne pouvait plus rien entendre qui lui fit plus de peine que ce qu’elle avait déjà entendu ; elle n’aurait plus l’émotion de la surprise, et elle se croyait sûre d’apprendre sans trop d’agitation ce qu’elle ignorait encore.

Mais il lui fut impossible de satisfaire immédiatement sa curiosité ; quoique Lucy fût aussi bien disposée à parler encore qu’elle-même l’était à l’entendre. Une suite de mauvais temps empêcha de se promener, et quoiqu’elles se vissent tous les jours soit au Parc soit à la Chaumière, c’était au salon en présence de tout le monde. Elles n’avaient aucun prétexte pour se retirer à l’écart ; sir Georges ne l’aurait pas permis, à peine tolérait-il quelques momens de conversation générale. On se réunissait pour manger et rire ensemble, pour jouer aux cartes, danser, chanter, faire du bruit et des folies.

On s’était déjà rencontré plusieurs fois de cette manière, sans qu’Elinor eût la moindre occasion d’engager avec Lucy un entretien particulier, quand sir Georges vint un matin à la Chaumière, et demanda aux dames Dashwood comme une charité de venir dîner avec lady Middleton. Il était obligé pour une affaire d’aller à Exeter, et lorsqu’il n’était pas là, tout languissait au Parc, et ces dames couraient le risque de mourir d’ennui. Elinor espérant trouver plus de moyens d’arriver à son but et de causer avec Lucy dans l’absence de sir Georges, accepta d’abord l’invitation. Madame Dashwood aimait toujours mieux rester chez elle avec ses livres et sa petite Emma ; et Maria qui aurait préféré rester aussi dans sa romanesque solitude, ne put refuser d’accompagner sa sœur aînée.

Elles allèrent donc au Parc, et lady Middleton fut heureusement préservée de l’effrayante solitude qui la menaçait. L’insipidité de cette journée fut telle que mesdemoiselles Dashwood l’avaient prévu. Comme il n’y avait rien pour l’amour et le mariage, madame Jennings fut plus silencieuse qu’à l’ordinaire, et mesdemoiselles Stéeles encore plus prodigues de flatteries. Les enfans vinrent au dessert faire leur tapage accoutumé, et pendant qu’ils furent là, Lucy s’en occupa toute seule. Ils restèrent jusqu’après le thé, qui fut remplacé par la table de jeu. Elinor commençait à désespérer d’être un instant seule avec Lucy. On proposa un jeu général, et toutes les dames se levèrent pour se placer autour de la table.

— Je suis charmée, dit lady Middleton à Lucy, que vous ne finissiez pas le panier de ma pauvre petite Selina cette soirée ; vous seriez fatiguée en travaillant à ce petit filigramme à la lumière. La chère petite pleurera peut-être un peu demain matin lorsqu’elle ne le trouvera pas fini ; mais nous lui donnerons quelqu’autre chose et j’espère qu’elle se consolera. Ce mot était assez pour faire sentir à l’humble cousine ce que la faible mère attendait d’elle ; aussi répondit-elle à l’instant : vous vous trompez, milady ; pour rien dans le monde, je ne manquerai de parole à ma chère petite amie. J’attendais avec impatience que tout le monde fût au jeu pour me mettre à l’ouvrage ; je ne voudrais pas chagriner mon doux petit ange pour tous les plaisirs possibles. Il n’y en a pas de plus vif pour moi que de travailler pour elle ; et j’ai résolu de finir ce soir son panier.

— Vous êtes trop bonne, chère Lucy : sonnez, je vous prie pour qu’on vous donne des lumières ; ménagez vos yeux, je vous en conjure. Combien ma petite fille sera contente ! je lui ai dit que je ne croyais pas qu’il fût fini ; et elle m’a répondu en secouant sa petite tête, que je ne savais ce que je disais, et que sa chère Lucy lui ferait sûrement son panier.

Lucy courut auprès de la table d’ouvrage avec vivacité et gaîté, comme si le plus grand bonheur de sa vie eût été de faire un panier de filigramme pour une enfant gâtée.

Lady Middleton proposa alors de faire un wisk. Personne ne fit d’objection que Maria, qui avec son impolitesse ordinaire demanda qu’on voulût bien l’excuser. Milady, dit-elle, sait que je déteste le jeu ; je préfère si vous le permettez toucher du piano ; et sans attendre la réponse, sans aucune cérémonie, elle alla s’asseoir devant l’instrument. Lady Middleton leva les yeux au ciel comme pour le remercier de ce qu’elle était plus polie et mieux élevée que Maria. Elinor avait espéré de pouvoir se dispenser de jouer pour causer avec Lucy ; le refus de sa sœur la contrariait donc plus que personne, et cependant elle chercha à l’excuser auprès de lady Middleton. Ma sœur, lui dit-elle, ne sait pas résister quand elle vient au Parc au plaisir de jouer sur votre piano ; c’est le meilleur, dit-elle, qu’elle ait jamais rencontré ; et lady Middleton enchantée d’avoir le meilleur des pianos, fut tout-à-fait remise.

On n’était plus que quatre pour la partie. Elinor allait se soumettre à son sort ; lorsque Lucy s’écria tout-à-coup : ah ! comme je suis fâchée que mademoiselle Emma ne soit pas ici ; elle m’aurait aidée à rouler le papier. Je crains fort que malgré mon désir, je ne puisse pas achever ce soir mon panier.

— Si je n’étais pas obligée de jouer, dit Elinor, je m’offrirais bien volontiers pour cet ouvrage, d’autant plus que j’aurais désiré apprendre de vous à faire ces jolis paniers.

— Eh bien, ma chère, nous vous laisserons libre, dit lady Middleton, qui tremblait que sa petite Selina n’eût pas tout ce dont elle avait envie. N’est-ce pas, mesdames, nous jouerons fort bien nous trois, en laissant un jeu découvert ? Puisque vous voulez bien aider à Lucy, ma chère Elinor, Selina en sera fort reconnaissante. Je n’aime pas à la faire pleurer ; cela dérange sa jolie physionomie… Ne le trouvez-vous pas ?

Les choses s’arrangèrent ainsi : la partie à trois commença gaîment. Maria touchait son piano comme si elle eût été seule dans le salon. La table d’ouvrage était assez éloignée pour qu’Elinor pût espérer de n’être pas entendue ; les deux belles rivales s’assirent donc à côté l’une de l’autre dans la plus touchante harmonie pour travailler ensemble au panier de Sélina.


CHAPITRE XXIV.

Elinor rassembla toutes ses forces et commença ainsi : Je ne méditerais pas la confiance dont vous m’avez honorée, mademoiselle, si je n’avais aucun désir de la conserver, et si je ne m’intéressais à vous. Je ne vous fais donc nulle excuse de reprendre l’entretien de l’autre jour.

— Je vous remercie, dit vivement Lucy, de m’en parler la première ; vous me mettez tout-à-fait à mon aise. Je craignais de vous avoir offensée, et je n’osais plus entamer un sujet qui ne peut avoir beaucoup d’intérêt pour vous.

— M’offenser ! dit Elinor ; comment pouvez-vous le supposer ? Jamais ce ne fut mon intention de vous donner cette idée. Quel motif auriez-vous pu avoir pour cette confiance qui ne fut pas peu honorable et peu flatteuse pour moi ?

— Et cependant, je vous assure, reprit Lucy, (ses petits yeux plus perçans que jamais fixés sur Elinor) je vous assure qu’il m’a semblé que vous l’aviez reçue avec une froideur, un déplaisir qui me fit un vrai chagrin. Vous aviez l’air fâchée contre moi ; et je m’étais vivement reproché de vous avoir ennuyée de mes affaires ; mais je suis enchantée de trouver que cette crainte était imaginaire et que je n’ai pas encouru votre blâme. Si vous saviez quelle consolation j’éprouve à vous ouvrir mon cœur, à pouvoir vous parler de ce qui m’occupe sans cesse ! je connais assez votre bonté pour être sûre de votre indulgence.

— Je comprends très-bien, dit Elinor, le plaisir qu’on trouve à parler de ce qu’on aime, et soyez assurée que vous n’aurez jamais sujet de vous en repentir. Votre situation est malheureuse ; vous semblez entourée de difficultés, et vous avez besoin de votre mutuelle affection pour la supporter. M. Ferrars à ce que je crois dépend entièrement de sa mère.

— Il a seulement deux mille pièces à lui. Ce serait une folie de se marier avec cela ; quoique de mon côté je renoncerais à la fortune de sa mère sans un soupir. Je suis accoutumée à vivre sur un mince revenu, et je supporterais même la pauvreté avec lui, mais je l’aime trop pour vouloir le priver de tout ce que sa mère fera pour lui, si elle le marie à son gré. Il nous faut donc attendre, et peut-être plusieurs années encore. Avec tout autre homme qu’avec Edward ce délai serait inquiétant, mais je me repose entièrement sur son amour et sur sa constance.

— Cette conviction est tout pour vous, et sans doute M. Ferrars attend la même chose de vous. Si la constance de l’un des deux s’était démentie, comme il n’est que trop souvent arrivé, l’autre aurait été bien à plaindre.

Lucy la regarda encore de manière à la déconcerter, si Elinor n’avait pas rassemblé d’avance toutes ses forces pour que sa contenance ne pût donner aucun soupçon. — L’amour d’Edward, dit Lucy, a été mis à de grandes épreuves par de bien longues absences depuis notre engagement, et il les a si bien soutenues, que je serais impardonnable d’en douter un instant ; je puis affirmer qu’il ne m’a jamais donné une minute d’alarme ou d’inquiétude. Elinor sourit et soupira à cette assertion ; Lucy n’eut pas l’air de s’en apercevoir, et continua. Je suis jalouse par caractère, dit-elle, et nos différentes situations, lui vivant dans le grand monde et moi si retirée, et nos continuelles séparations auraient pu facilement réveiller ma jalousie. La plus légère altération dans sa conduite avec moi, une tristesse dont je n’aurais pu deviner la cause, ou s’il avait parlé d’une femme avec plus d’intérêt que de toutes les autres, ou si je l’avais vu moins heureux que de coutume à Longstaple, tout cela m’aurait d’abord mise sur le chemin de la vérité, et je suis sûre qu’il lui serait impossible de me tromper.

Elinor garda encore quelques instans le silence ; elle se rappelait confusément toutes les preuves d’une affection tendre et sincère qu’elle avait remarquées chez Edward ; enfin elle se surmonta autant qu’il lui fût possible. – Quels sont donc vos projets ? lui dit-elle, n’en avez-vous point d’autres que celui d’attendre la mort de madame Ferrars ? Ce serait une extrémité bien triste et bien cruelle ! Ou bien son fils est-il décidé à se soumettre à l’ennui de plusieurs années d’attente, et à vous envelopper dans le malheur et dans les désagrémens qui en seront la suite inévitable, plutôt que de courir le risque de déplaire à sa mère en lui avouant la vérité ? peut-être aussi que son courroux céderait au temps, à l’amour maternel, aux bons procédés, à la tendresse de sa belle-fille.

— Oh, si nous pouvions en être sûrs ! mais non, madame Ferrars est orgueilleuse, intéressée, opiniâtre, et dans le premier moment de sa colère donnerait tout à son fils Robert qui est son favori ; et cette seule idée m’effraie pour Edward au point de ne pouvoir me déterminer à prendre un parti décisif.

— Mais je trouve que dans cette occasion, Lucy, vous vous oubliez trop vous-même ; votre désintéressement passe les bornes de la raison.

Lucy chercha encore à lire avec son regard pénétrant, jusqu’au fond de l’âme d’Elinor, et il y eut un grand moment de silence.

— Connaissez-vous M. Robert Ferrars ? demanda Elinor.

— Non, du tout ; je ne l’ai jamais vu, mais je le crois bien différent de son frère ; avec une plus belle figure, qu’il ne songe qu’à parer, c’est un petit maître, un élégant dans toute la force du terme.

— Ici Maria finit une des parties de son concerto, et Anna Stéeles entendit cette dernière phrase. Un petit maître, un élegant, dit-elle ! tout en faisant leur panier, ces dames se font leurs confidences, elles parlent de leurs amoureux.

— Je puis répondre pour Elinor, dit madame Jennings en éclatant de rire, et vous dire que vous vous trompez ; son amoureux loin d’être un petit maître, est le jeune homme le plus simple, le plus modeste, le plus réservé que j’aie vu de ma vie. Pour Lucy, je ne connais pas le sien, mais à en juger par ses yeux, je crois qu’il lui en faut un plus gentil, plus empressé, plus éveillé, n’est-ce pas ?

— Eh bien ! madame, vous fous trompez aussi, reprit Anna ; je puis assurer que l’amoureux de Lucy ressemble en tout point à celui de miss Elinor.

— Elinor se sentit rougir en dépit d’elle-même. Lucy mordit ses lèvres, et regarda sa sœur à la faire rentrer en terre. Le jeu recommença, le piano aussi et les deux rivales après un peu de silence recommencèrent leur entretien. Ce fut Lucy qui rapprochant sa chaise de celle d’Elinor, lui dit à demi voix.

— Je vais donc, chère miss Dashwood, puisque vous êtes assez bonne pour y prendre quelque intérêt, vous dire le plan que j’ai formé depuis quelque temps ; j’espère qu’Edward l’approuvera, et je désire d’autant plus de vous en parler que vous pourrez nous servir. J’ose tout attendre de votre amitié pour lui et de votre bonté pour moi, et voici ce que c’est. Vous connaissez assez Edward pour avoir remarqué que dans le choix d’une vocation, son goût aurait été pour l’église, et que si sa mère l’avait permis, il aurait préféré cet état à tout autre. Mon plan actuel serait donc qu’il se décidât à entrer dans les ordres, et à se faire consacrer aussitôt qu’il pourrait ; alors j’ose être sûre que vous useriez de tout votre pouvoir sur votre frère pour lui persuader de lui donner le bénéfice de sa terre de Norland, qu’on dit très-considérable. Le plus grand obstacle à notre mariage serait levé ; nous aurions assez pour vivre en attendant la chance du reste.

— Je serais heureuse, dit Elinor, de pouvoir donner à M. Ferrars des preuves de mon estime et de mon amitié, mais je ne vois pas en vérité que vous ayez besoin de moi dans cette occasion, je vous serais tout-à-fait inutile. M. Ferrars est frère de madame John Dashwood, et sa recommandation vaudra mieux que la mienne auprès de son mari.

— Mais madame John n’approuverait pas plus que sa mère, que son frère entrât dans les ordres et m’épousât.

— Alors je soupçonne que ma recommandation aurait peu de poids.

Il y eût un assez long silence ; Lucy le rompit par un profond soupir. Je crois, dit-elle, oui je crois que ce qu’il y aurait de plus sage serait de finir cette affaire en rompant d’un mutuel accord notre engagement. Nous sommes de tous les côtés si entourés de difficultés, que quoique cette rupture nous rendit bien malheureux pour le moment, nous serions peut être plus heureux tous les deux par la suite… Qu’en pensez-vous, miss Dashwood, ne voulez-vous pas me donner votre avis ?

— Non, répondit Elinor avec un sourire qui cachait l’agitation de son cœur, non ; sur un tel sujet cela ne m’est pas possible ; vous savez très-bien que mon opinion n’aurait aucun poids sur vous, à moins qu’elle ne fut conforme à vos désirs.

— En vérité vous me faites tort, dit Lucy d’un ton de dignité ; je ne connais personne dont j’estime autant le suffrage et dont le jugement me paraisse aussi sûr que le vôtre. Je crois de bonne foi que si vous me disiez : je vous conseille de rompre tout engagement avec Edward Ferrars, vous en serez tous les deux plus heureux, oui, je crois que je me déciderais à les rompre immédiatement avec lui.

Elinor était si convaincue du contraire qu’elle rougit de la fausseté de la future femme d’Edward. « Ce compliment, dit-elle, augmenterait mon effroi de vous dire mon opinion, si j’en avais une. Vous élevez beaucoup trop mon influence. Le pouvoir de désunir deux amans si tendrement attachés l’un à l’autre, est beaucoup trop grand pour une personne indifférente.

— c’est parce que vous êtes absolument étrangère à cette affaire, dit Lucy d’un ton un peu piqué, que votre opinion aurait sur moi beaucoup d’influence et pourrait me décider ; si on pouvait supposer que vous eussiez là-dedans le moindre intérêt personnel, elle n’aurait plus aucun poids.

Elinor crut plus sage de ne rien répondre ; elle se trouvait entraînée par cet entretien dans une espèce de réserve qui lui semblait toucher à la dissimulation avec une personne qui n’en avait point pour elle. D’ailleurs elle n’en avait que trop appris, et se promit bien de ne plus renouveler cette pénible et inutile confidence : elle parla de leur ouvrage, de quelques autres sujets indifférens, après lesquels Lucy lui demanda du ton de la plus tendre amitié, si elles comptaient passer une partie de l’hiver à Londres.

— Certainement non, dit Elinor.

— J’en suis très-fâchée, reprit Lucy pendant que ses yeux brillaient de plaisir, j’aurais été si heureuse de vous y rencontrer. Mais je suis sûre que vous y viendrez ; votre frère et votre belle-sœur vous inviteront sûrement chez eux.

— Il ne me sera pas possible d’accepter leur invitation.

— Combien c’est malheureux pour moi ! je m’étais réjouie d’avance de vous y retrouver. Anna et moi nous comptons y aller à la fin de janvier chez des parens à qui nous l’avons promis depuis bien des années ; mais moi j’y vais seulement pour voir Edward qui doit y être en février, sans cet espoir Londres n’aurait aucun attrait pour moi. Ici l’entretien confidentiel fut interrompu ; Elinor fut demandée auprès de la table à jeu pour la décision d’un coup ; et lady Middleton ayant envie de voir faire le joli panier de sa petite Sélina, pria Elinor de prendre sa place, ce qu’elle accepta avec plaisir. Elle n’avait plus rien à dire à Lucy, de qui elle n’avait pas pris une idée plus avantageuse ; elle avait au contraire une persuasion plus positive encore, et bien douloureuse, qu’Edward ne pouvait pas aimer la femme qu’il avait promis d’épouser, et qu’il n’avait aucune chance de bonheur dans une union avec une personne sans aucun rapport avec lui, qui serait repoussée de toute sa famille, et qui avait assez peu de délicatesse pour vouloir, malgré cela, forcer un homme à tenir ses engagemens, quand elle paraissait elle-même persuadée qu’il serait malheureux.

De ce moment elle ne chercha plus les confidences de Lucy ; mais cette dernière ne laissait échapper aucune occasion de les continuer, de lui parler de son bonheur quand elle avait reçu une lettre d’Edward. Quand Elinor ne pouvait les éviter, elle les recevait avec une tranquillité et un calme apparent sans faire de réflexions, sans allonger un entretien dangereux pour elle-même et inutile à Lucy, dont elle trouvait chaque jour le caractère moins agréable.

La visite de mesdemoiselles Stéeles chez leurs parens de Barton-Park se prolongea bien au-delà du temps qu’on leur avait d’abord demandé. Leur faveur croissait au point qu’on ne pouvait penser à se séparer. Sélina jetait les hauts cris quand Lucy feignait de vouloir la quitter, et sa maman lui demandait alors en grâce de rester ; en sorte que malgré leurs nombreux engagemens à Exeter, elles restèrent au Parc plus de deux mois, et y passèrent les fêtes de Noël, que sir Georges rendit aussi brillantes et aussi animées qu’il lui fut possible.


CHAPITRE XXV.

Madame Jennings s’attachait tous les jours davantage aux habitans de la Chaumière et surtout à Elinor. La parfaite bonté du caractère de cette femme, l’amitié qu’elle leur témoignait si franchement, leur faisaient oublier ses petits défauts, si légers en comparaison de ses excellentes qualités. Madame Dashwood qui voyait en elle la meilleure, la plus indulgente des mères, lui pardonnait bien volontiers son ton un peu trop trivial et ses manières un peu vulgaires ; Emma s’amusait de sa franche et grosse gaîté ; Elinor toujours bonne, toujours simple, indulgente par caractère, disposée à la bienveillance et à trouver que les qualités du cœur valent bien celles de l’esprit, aimait beaucoup la bonne Jennings, et ne s’apercevait presque plus de ce qui lui manquait : mais Maria, la sensible, la délicate Maria ne pouvait s’accoutumer à son langage, à ses manières, et tout en convenant cependant qu’elle avait assez de chaleur dans les sentimens, et de complaisance pour ceux des jeunes gens, elle ajoutait toujours. Quel dommage que son esprit et son goût n’y répondent pas ! et fuyait sa société autant qu’il lui était possible.

Aux approches de la fin de l’année, madame Jennings commença à tourner ses pensées vers Londres, et à désirer d’y retourner. Après la mort de son mari, qui s’était enrichi dans le commerce, elle quitta la cité et prit une très-élégante maison près de Portman-Square. Ses filles avaient épousé l’une un baronnet, l’autre un bon gentilhomme ; elle passait toute la belle saison chez l’une ou chez l’autre, et l’hiver les réunissait à la ville. Cette année elle avait prolongé son séjour à Barton en faveur du voisinage ; mais lors qu’enfin elle se fut décidée à partir, elle demanda un jour aux demoiselles Dashwood de l’accompagner à Londres et d’y demeurer quelque temps avec elle, en les assurant avec sa cordialité accoutumée, qu’elle ne pouvait plus se passer de leur société. Maria rougit de plaisir à cette invitation, et ses yeux s’animèrent. Elinor n’y fit nulle attention, et croyant que sa sœur pensait là-dessus comme elle, elle exprima sa reconnaissance à madame Jennings en l’accompagnant d’un refus positif. Le motif qu’elle alléguait était leur résolution décidée de ne point quitter leur mère, et surtout pendant l’hiver.

Madame Jennings parut surprise et répéta son invitation, en les pressant vivement de l’accepter. Vous comprenez bien, jeunes filles, dit-elle, que j’ai déjà demandé l’avis de la maman, il est tout-à-fait conforme au mien. Elle est charmée que vous alliez un peu respirer l’air de Londres ; ainsi c’est tout arrangé, et j’ai mis dans mon cœur de vous avoir chez moi. Vous ne me gênerez pas du tout ; ma maison est assez grande à présent, que j’ai marié Charlotte, et quant au voyage, j’envoie Betti la première par le coche pour nous recevoir. Nous pouvons très-bien tenir trois dans ma chaise ; une fois en ville, tout ira de soi-même. Si vous me trouvez trop vieille, si vous vous ennuyez chez moi ou dans ma société, vous pourrez toujours aller avec l’une de mes filles. Vous voyez comme je les ai bien mariées ; si je n’en fais pas autant de vous ce ne sera pas ma faute, et peut-être avant la fin de l’hiver le serez-vous toutes les deux.

— J’ai un soupçon, dit sir Georges, que si on consulte mademoiselle Maria, elle n’aura aucune objection contre ce projet ; mais sa sœur aînée sera plus difficile à gagner. Ai-je deviné miss Maria ? je parie que oui.

— Et vous avez raison, dit-elle avec sa franchise ordinaire, oui, je l’avoue, je serai parfaitement contente d’aller à Londres cet hiver ; ce serait un si grand bonheur pour moi, qu’à peine puis-je l’exprimer. C’est vous dire, chère dame, que votre invitation vous assure pour jamais ma plus tendre reconnaissance.

Elinor entendit très-bien ce que sa sœur voulait dire et ce qui l’attirait si puissamment à Londres. Elle devait y trouver Willoughby ; que fallait-il de plus ? Elinor aimait Maria trop tendrement pour pouvoir se résoudre à l’affliger en mettant trop d’obstacles à ce qu’elle désirait avec tant d’ardeur ; pressée donc de nouveau par madame Jennings, elle se contenta cette fois de s’en remettre à la décision de leur mère, qui par bonté pour ses filles, disait-elle, avait cédé à l’envie de leur procurer un plaisir, mais qui souffrirait certainement de se séparer d’elles. À peine eut-elle achevé cette phrase, que Maria reprit la parole avec plus de vivacité encore que la première fois en s’écriant : Ah, mon Dieu ! ma sœur, croyez vous réellement que notre départ lui serait si pénible ? alors il n’y faut pas songer. Ma bonne, ma tendre mère ! non, non, nous ne devons pas la quitter, si notre absence la chagrine, si elle est moins heureuse, moins bien soignée. Ah ! non, non, rien au monde ne pourrait me forcer à la laisser ; n’est-ce pas, Elinor, il n’en est plus question.

Elinor embrassa tendrement sa sœur, et reconnut là cette chaleur de sentiment qui l’entraînait également d’un côté ou d’un autre suivant l’avis de son cœur, mais elle n’osa pas se flatter qu’elle persistât long-temps dans cette sage résolution. En effet, lorsqu’elles rentrèrent chez elles, elles trouvèrent leur bonne maman transportée de l’idée de ce voyage et des plaisirs que ses filles auraient à Londres ; et sans doute aussi son orgueil maternel était flatté, en pensant combien elles seraient admirées. Maria reprit bien vite alors son envie de partir, dès qu’elle se crut sûre de ne plus chagriner sa mère ; et dès que celle-ci vit combien sa fille chérie le désirait, elle devint plus pressante et finit par l’ordonner positivement. Elle ne voulut entendre aucune objection, insista pour le départ, et détailla avec sa vivacité ordinaire, tous les avantages qui devaient en résulter.

C’est précisément, disait-elle, ce que je souhaitais le plus au monde, sans oser le demander à cette bonne madame Jennings, mais les cœurs de mère s’entendent ; et le sien a deviné mon désir. Emma a été un peu trop dissipée cet été ; son éducation, en a souffert. Seule avec elle, je m’en occuperai uniquement, je lui donnerai des leçons. Nous lirons ; nous ferons de la musique ensemble ; et lorsque vous reviendrez, vous serez, j’en suis sûre, surprises de ses progrès. J’ai aussi un petit plan de quelques réparations dans vos chambres, qui se feront sans inconvénient pendant votre absence ; et je suis charmée que vous ayez l’occasion de voir et de connaître les manières et les amusemens de la bonne compagnie de Londres, où peut-être votre goût et vos talens se perfectionneront. Vous entendrez de la musique excellente, Maria. Vous verrez des collections de superbes tableaux, Elinor, et ce qui vaut mieux encore vous retrouverez là votre frère ; et, quels que soient ses torts, ou plutôt ceux de sa femme, quand je songe qu’il est le fils de mon cher Henri, je ne puis supporter que vous soyez si entièrement étrangers les uns aux autres. Vous n’avez pas l’air aussi contente que je le voudrais, ma chère Elinor.

— Je l’avoue, maman ; dit-elle ; quoique votre extrême bonté pour nous vous fasse lever tous les obstacles à ce voyage, j’en vois encore un cependant qui me paraît presque insurmontable.

Maria fit un mouvement de dépit et baissa la tête d’un air boudeur.

— Eh quoi donc ? dit madame Dashwood, qu’est-ce que ma prudente Elinor trouve à redire à ce plan ? Quel formidable obstacle sa raison va-t-elle mettre en avant ? Je vous prie au moins de ne pas dire un mot sur la dépense ; je pourvoirai à tout ce qu’il faudra ; et les filles de M. Henri Dashwood, paraîtront dans le monde comme elles doivent y paraître ; Allons, parlez sage Elinor, dit-elle avec son charmant sourire, quelles sont vos objections ?

— Mon objection, ma mère, me coûterait à dire, si ce n’était pas absolument entre nous. J’aime madame Jennings de tout mon cœur ; j’ai la meilleure opinion d’elle et de son caractère ; je sais que nous pouvons compter sur des soins vraiment maternels. Mais son ton, et peut-être ses relations de société ne sont pas ce que vous désirez pour vos filles. Elle ne peut ni nous protéger ni nous donner aucune considération dans le monde ; et mon frère lui-même trouvera mauvais peut-être, ou du moins ma belle-sœur, que nous demeurions chez elle.

— C’est vrai à quelques égards, répliqua sa mère ; mais vous serez très peu dans sa société, et vous paraîtrez toujours en public avec lady Middleton. D’ailleurs madame Jennings est riche, tient une bonne maison, est belle-mère d’un baronnet ; il n’en faut pas davantage à Fanny, et même à John, pour la trouver de très bonne compagnie.

— Si Elinor est effrayée d’aller à Londres avec madame Jennings, dit Maria, elle peut rester ici. Moi, je n’ai point de tels scrupules, et il m’en coûtera peu de me mettre au-dessus de cet inconvénient avec une personne aussi bonne, aussi obligeante.

Elinor ne put s’empêcher de sourire en pensant combien elle avait eu de peine à persuader Maria d’être seulement polie avec cette femme qu’elle avait déclarée, dès le premier abord, être la personne la plus commune et la plus ennuyeuse qu’elle eût jamais rencontrée. Son indulgence actuelle était une si forte preuve de son envie de rejoindre Willoughby, que, malgré toute la répugnance qu’Elinor avait pour ce voyage, vu qu’elle pouvait y rencontrer Edward, elle résolut de ne pas abandonner à elle-même une jeune personne aussi passionnée, et la pauvre madame Jennings au soin de veiller sur elle et à l’ennui de n’avoir pas même l’agrément de sa société ; car elle était convaincue que Maria passerait seule dans sa chambre tous les momens où elle ne serait pas avec Willoughby, pour penser à lui en liberté. Elle se décida donc à être du voyage, d’autant plus qu’elle se rappela que Lucy lui avait dit qu’Edward ne serait à la ville qu’au mois de février, et qu’elle espérait être alors de retour à la Chaumière.

— Allons c’est donc arrangé, dit madame Dashwood ; vous y irez toutes deux, et vous verrez ; que vous vous amuserez extrêmement à Londres, surtout en y étant ensembles. Elinor principalement y trouvera un grand avantage, en ayant l’occasion de faire la connaissance de la famille de sa belle-sœur et de voir madame Ferrars.

Elinor rougit ; elle avait eu souvent le désir de prévenir sa mère de l’état des choses, pour que le coup fût moins frappant quand elle apprendrait la vérité ; mais c’était le secret de Lucy, qu’elle ne pouvait pas trahir. Elle se contenta donc de dire avec beaucoup de calme : J’aime Edward Ferrars, et je serai toujours charmée de le voir ; mais quant au reste de sa famille, il m’est complètement indifférent de les connaître ou non.

Madame Dashwood sourit et ne dit rien. Maria leva les yeux au ciel avec l’air de l’étonnement et du scandale. La chose étant décidée, madame Jennings reçut dans la journée les remercîmens de la mère et l’acceptation de ses filles, qui la mit dans une grande joie ; elle donna toutes les assurances imaginables des soins qu’elle en aurait, ce dont madame Dashwood n’avait aucun doute. Sir Georges aussi fut enchanté, c’étaient deux personnes de plus pour ses dîners, ses bals et ses assemblées. Lady Middleton leur dit en termes choisis et civils qu’elle serait charmée de les retrouver à Londres. Les deux miss Stéeles, et surtout Lucy, assurèrent que cette nouvelle les rendait tout-à-fait heureuses.

Elinor prit enfin son parti de ce voyage ; quoique très-raisonnable, elle n’était pas insensible au plaisir de voir Londres pour la première fois. D’ailleurs sa mère en était si contente, et sa sœur si transportée de joie, qu’elle ne put se défendre de partager leur plaisir. Maria n’était plus pensive, plus soupirante, plus mélancolique ; elle reprit toute sa gaîté, tout son enthousiasme, et redevint plus belle, plus brillante qu’elle ne l’avait jamais été. Elle attendait le moment de partir avec une grande impatience, et, quand le jour si désiré arriva, quand il fallut dire adieu à sa mère, son cœur parut près de se rompre ; elle était baignée de larmes, et dans cet instant elle aurait volontiers consenti à rester, quitte à en pleurer tout le reste de l’hiver. Madame Dashwood était aussi très-affectée. Elinor fut la seule qui par son courage adoucit le chagrin de la séparation, en répétant combien elle serait courte, et en parlant du jour du retour.

C’étaient les premiers jours de janvier. Les Middleton devaient suivre dans une semaine ; et les chères cousines Stéeles rester avec eux au Parc, jusqu’au jour du départ.


CHAPITRE XXVI.

La prudente Elinor ne pouvait pas se trouver dans l’équipage de madame Jennings, commençant un voyage sous sa protection et devant vivre chez elle, sans s’étonner beaucoup de cette situation. Une si courte connaissance, tant de différence dans leurs âges, dans leurs manières, dans leur état, lui auraient paru des objections insurmontables. Mais ces objections avaient cédé sans la moindre difficulté à la passion de sa sœur, au désir de sa mère. La bonne Elinor en dépit de ses réflexions et de ses doutes sur la constance de Willoughby, ne pouvait pas être témoin, du ravissement de Maria, de l’espoir du bonheur qui brillait dans ses yeux, sans se rappeler douloureusement combien son sort était différent, et que tout espoir, tout bonheur étaient anéantis pour elle. Il ne lui restait pas même le doute. Elle excusait d’autant plus volontiers Maria, qu’elle sentait combien ce voyage aurait eu aussi de charmes pour elle, s’il avait été animé par la même perspective ; elle était aussi bien aise d’accompagner sa sœur, ou pour partager son bonheur si son Willoughby était fidèle et lui offrait sa main, ou pour adoucir ses peines dans le cas contraire. La chose serait bientôt décidée ; suivant les apparences il était à Londres, puisque Maria était si pressée de s’y rendre. Elinor qui n’avait plus d’autre objet en vue et qui prenait un si vif intérêt au bonheur de sa sœur, était bien décidée à tâcher d’acquérir toutes les lumières possibles sur le vrai caractère d’un homme qui avait autant d’influence sur sa sœur et de surveiller sa conduite avec tout le zèle de l’amitié. Si le résultat de ses observations n’était pas favorable à Willoughby, elle voulait à tout prix éclairer sa sœur sur les dangers de son attachement ; si au contraire elle l’en jugeait digne, elle voulait se préserver elle-même de faire des comparaisons, et d’envier son sort, et pouvoir se livrer entièrement à la satisfaction de la voir heureuse.

Leur voyage dura trois jours. La conduite de Maria pendant ce temps là fut la preuve de ce que madame Jennings pouvait attendre d’elle, si elles avaient été en tête à tête. Dans ses regards animés brillaient, il est vrai, la joie et l’espérance ; mais toute entière à ses sentimens, à ses pensées, plongée dans ses tendres méditations, elle n’ouvrait la bouche que pour s’informer de la distance où on était de Londres, dire au cocher d’aller plus vite, ou s’extasier sur quelques points de vue romantiques, et ne s’adressait alors qu’à sa sœur. En échange, Elinor prit le parti d’être polie pour deux, et de tâcher à force d’attentions que madame Jennings ne remarquât pas la conduite de sa sœur ; elle causait avec elle, riait avec elle, écoutait des histoires triviales cent fois répétées ; et madame Jennings de son côté leur témoignait à toutes deux toute la bonté imaginable, était en continuelle sollicitude pour leur bien-être et leur plaisir, consultait leurs goûts pour commander leur dîner aux auberges, et ne se fâchait contre Maria que lorsqu’elle se refusait à le dire ou qu’elle ne mangeait pas.

Elles arrivèrent à la ville le troisième jour, à quatre heures de l’après-midi, charmées de sortir de leur voiture où elles étaient fort sérrées, et de se reposer auprès d’un bon feu.

La maison était belle ; les appartemens meublés avec élégance ; tout annonçait le bien-être d’une riche veuve. Mesdemoiselles Dashwood furent mises en possession des chambres que lady Middleton et madame Palmer occupaient avant leur mariage. Elles étaient encore ornées de paysages brodés en soie, en chenille, preuve parlante de la bonne éducation qu’elles avaient reçue dans les meilleures pensions de Londres. Comme l’heure du dîner de madame Jennings était fixée à sept, Elinor voulut employer cet intervalle à écrire à sa mère, et s’assit pour cet effet devant une table. Maria vint bientôt la joindre et se plaça vis-à-vis d’elle, en prenant aussi une feuille de papier et en choisissant une plume.

— J’écris à maman, lui dit Elinor, qui avait déjà commencé ; ne feriez-vous pas mieux, Maria, de différer votre lettre d’un jour ou deux ?

— Je ne veux pas écrire à la Chaumière, dit Maria ; et commençant très-vîte comme pour éviter les questions. Elinor n’en fit point, persuadée sans qu’elle l’eût demandé, qu’elle écrivait à Willoughby, et concluant de-là que quelque mystérieuse que fût leur correspondance, elle existait certainement, et que Maria était sûre de ses intentions, et vraisemblablement engagée avec lui. Cette idée qui traversa rapidement sa pensée lui fit un grand plaisir et anima son style. Elle voulut le faire partager à sa bonne mère. «  Maria, lui dit-elle, vous écrira par le premier courrier, et vous dira sans doute combien elle est heureuse, » etc., etc., etc. Sa lettre se remplissait des détails de leur voyage et de leur arrivée, etc. Celle de Maria qui n’était qu’un billet fut bientôt finie, pliée et cachetée. Elinor jeta un regard sur l’adresse et distingua un grand W, qui ne lui laissa plus de doute. Maria sonna, et pria le laquais qui vint de porter cette lettre à la petite poste ; elle continua à être très-animée ; mais c’était plutôt de l’agitation que de la gaîté, et cette agitation s’augmentait graduellement. Elle pût à peine manger quelque chose, et, quand elles furent rentrées dans le salon, elle n’écoutait pas même ce qu’on disait, n’était attentive qu’au roulement des carrosses et courait sans cesse du coin du feu à celui de la fenêtre, où elle resta enfin debout, pour voir tout ce qui se passait dans la rue. Elinor était charmée que madame Jennings occupée ailleurs, n’en fût pas témoin.

L’heure du thé les réunit. Maria était alors dans un état d’émotion presque douloureux à force d’être vif. Chaque coup de marteau dans les maisons voisines la faisait rougir et pâlir, lorsqu’elle voyait qu’elle s’était trompée. Enfin un beaucoup plus fort fut l’annonce d’une visite. Aucune autre personne que celle à qui elle avait écrit ne pouvait savoir encore leur arrivée. Elinor ne douta pas qu’on ne vînt annoncer M. Willoughby ; et Maria s’approcha de la porte par un mouvement involontaire, l’ouvrit, écouta au-dessus de l’escalier et entendit une voix d’homme demander si mesdames Dashwood étaient au logis ; elle rentra dans un trouble qui tenait presque du délire, et s’approchant d’Elinor, elle lui dit en se jetant dans ses bras : Oh ! c’est lui, c’est bien lui ! Elinor lui avait à peine dit : Au nom du ciel ! chère Maria, calmez-vous,… que la porte s’ouvre, et… le colonel Brandon paraît. Maria au désespoir, sort de la chambre, même sans le saluer. Il la suivit des yeux avec un étonnement douloureux ; mais se remettant promptement, il s’approcha d’Elinor, et lui souhaita le bonjour, ayant l’air content de la revoir. Elinor était fâchée sans doute du désapointement de sa sœur ; mais elle l’était encore plus de son impolitesse pour un homme aussi estimable. Il était cruel pour lui d’être reçu de cette manière par une femme à qui il était si tendrement attaché. Elle espéra que peut-être il n’y avait pas fait attention ; mais à peine l’eût-elle salué avec l’air de l’amitié, qu’il lui demanda d’une voix altérée si mademoiselle Maria était malade.

— Oui, monsieur, lui dit-elle, en saisissant cette idée, elle est sujète à des vertiges ; et la fatigue du voyage a augmenté cette disposition : c’est sans doute ce qui l’a obligée à sortir. Il l’écouta avec la plus grande attention, tomba dans une sorte de rêverie dont il sortit tout-à-coup en parlant à Elinor de leur séjour à Londres, du plaisir qu’il avait eu à l’apprendre, et en lui donnant des nouvelles de madame Dashwood, d’Emma, de ses amis du Parc.

Ils continuèrent à s’entretenir en apparence avec calme, mais tous les deux occupés de tout autre chose que de leur conversation. Elinor mourrait d’envie de lui demander si Willoughby était à Londres ; mais elle craignait d’augmenter sa peine, en lui parlant de son rival ; enfin pour amener peut-être l’entretien sur ce sujet, elle lui demanda si lui-même avait toujours habité Londres depuis qu’il avait quitté Barton-Park.

— Oui, répliqua-t-il, avec quelque embarras, presque toujours ; j’ai été deux ou trois fois à Delafort pour peu de jours ; mais bien malgré moi, je vous assure, je n’ai pu retourner au Parc.

La manière de répondre triste, embarrassée, rappela à Elinor le moment de son départ et toutes les conjectures de madame Jennings. Elle craignait d’avoir témoigné une curiosité indiscrète, et se tut.

Madame Jennings entra, et salua le colonel avec sa gaîté accoutumée. — Je suis enchantée de vous voir, cher colonel, et bien fâchée de ne m’être pas trouvée là quand vous êtes entré ; j’avais comme vous comprenez mille choses à faire et à ranger chez moi, après une si longue absence ; mais à présent je puis sortir de mon salon quand je voudrai, on ne le trouvera pas vide, et personne ne s’apercevra que la vieille maman Jennings n’est pas là. N’est-ce pas, colonel, que j’ai fait de jolies recrues ? Mais, je vous en conjure, comment avez-vous appris que nous étions à la ville ; je n’ai pas encore vu une âme ?

— J’ai eu le plaisir de l’apprendre chez madame Palmer où j’ai dîné.

— Ah ! ah ! chez ma Charlotte : donnez m’en bien vite des nouvelles. Aurai-je bientôt un petit fils ?

— Madame Palmer est très-bien ; et je suis chargé de vous dire qu’elle viendra sûrement vous voir demain.

— Je l’espère. Où donc est Maria ? Vous ne l’avez pas vue encore, colonel ? Ne suis-je pas bonne de vous l’avoir amenée ? Mais comment vous arrangerez vous avec M. Willoughby ? J’ai grand peur pour vous, colonel. Ah ! la charmante chose que d’être jeune et belle ! J’ai été jeune aussi, et si je n’étais pas belle comme Maria, ni jolie comme Elinor, je n’en ai pas moins eu un bon mari qui m’aimait de tout son cœur. Qu’aurais-je pu avoir de mieux avec la plus grande beauté ? Si seulement il vivait encore ! Voici huit ans que je le pleure : (et sa physionomie épanouie de joie comme à l’ordinaire, prit une expression un peu moins animée, ses yeux brillans de gaîté s’humectèrent.) Allons, allons ne parlons plus de cela, c’est inutile, les larmes ne me le rendront pas, parlons plutôt des vivans. Vous êtes-vous bien amusé, colonel, depuis que vous nous avez quittés si cruellement à Barton ? Eh bien ! après avoir bien crié contre vous, on prit son parti de votre absence, et on s’amusa tout autant : demandez à mademoiselle Maria si elle s’en aperçut. Je devinai à l’instant où elle était allée avec son beau conducteur ; mais pour votre affaire si pressante, je n’ai que des conjectures : à présent, que tout est fini, dites-moi ce que c’était. Point de secrets entre amis.

Il répondit avec sa douceur et sa politesse accoutumées, mais sans satisfaire en rien sa curiosité. Elinor se mit à préparer le thé. Madame Jennings fit appeler Maria qui fut obligée de paraître. Elle salua le colonel avec une profonde tristesse et une parfaite indifférence. Il devint peu-à-peu tout aussi triste et aussi absorbé qu’elle, et malgré les persécutions de madame Jennings pour qu’il passât la soirée avec ces dames, il s’en alla immédiatement après le thé.

Aucune autre visite ne se présenta. L’abattement de Maria augmentait à mesure qu’elle perdait l’espoir ; et de très-bonne heure chacune alla se coucher.

Maria se leva le lendemain rayonnante d’espérance ; son désappointement de la veille était oublié. Il était impossible que cette journée ne fût pas plus heureuse. Le déjeûner était presque fini quand madame Palmer entra en riant aux éclats, et pouvant à peine dire et répéter combien elle était contente de revoir sa bonne mère et ses chères amies. Elle était à-la-fois surprise de leur arrivée, en colère de ce qu’elles avaient refusé son invitation, bien aise qu’elles eussent accepté celle de sa mère. Et M. Palmer, ajouta-t-elle, comme il s’impatiente de vous voir ! Il n’a jamais voulu venir, quoi qu’il n’eût rien autre chose à faire ; mais il était de mauvaise humeur, il est toujours si drôle, M. Palmer.

Après une heure ou deux passées à causer sans rien dire, à rire sans sujets, à parler de plusieurs individus dont les demoiselles Dashwood ne connaissaient pas le nom, madame Palmer leur proposa de les mener dans quelques magasins pour faire leurs emplettes. Maria aurait préféré de rester ; mais enfin désirant aussi d’acheter quelques parures, espérant faire quelque heureuse rencontre, elle se laissa entraîner. Partout où elles allèrent, son unique occupation fut de veiller à la porte des magasins où elles entraient sur tout ce qui passait dans la rue. Ses yeux étaient sans cesse en activité, attachés sur les trottoirs, et pénétraient au fond des voitures ; et quand elle était forcée de venir donner son opinion sur quelque objet de mode, c’était avec une telle distraction, qu’il était facile de voir qu’elle pensait à toute autre chose. Les couleurs de son teint variaient à chaque instant. Sa sœur souffrait presqu’autant qu’elle de la voir dans cette agitation, On ne put obtenir son avis sur aucune emplète ; rien ne lui plaisait, rien n’attirait son attention. Elle ne témoignait qu’une extrême impatience de retourner à la maison. Elinor qui voyait à regret sa sœur se donner en spectacle, aurait aussi désiré la ramener ; mais il n’était pas facile de l’obtenir de madame Jennings et de sa fille. La première causait avec tous les marchands, s’informait des modes, des nouvelles, etc. ; l’autre se faisait tout montrer, essayait tout, admirait tout, n’achetait rien et riait sans cesse. Il était donc assez tard lorsqu’elles rentrèrent au logis. Maria courut à perdre haleine ; et quand Elinor entra, elle la trouva avec un mélange de dépit de ce que Willoughby n’était pas venu, et de plaisir de ne l’avoir pas manqué.

— Est-ce qu’il n’est venu aucune lettre pour moi ? dit-elle au laquais qui apportait les papiers. — Non, madame. — En êtes-vous sûr ? informez-vous s’il n’est venu personne me demander. Il ressortit, et revint bientôt en disant : non, madame, personne. C’est cruel, c’est étonnant, dit-elle à voix basse en retournant vers la fenêtre. Elinor la regarda avec inquiétude. Oh ma mère ! pensait-elle ? combien vous avez eu tort de permettre un engagement de cœur entre une fille si jeune et si passionnée et un jeune homme si peu connu et si mystérieux. — Chère Maria, dit-elle à sa sœur, vous êtes mal à votre aise, je le vois, et je le comprends.

— Pas du tout, dit Maria en s’efforçant de sourire, je n’éprouve qu’une impatience très-naturelle en vérité ; mais je n’ai pas le moindre doute, et je serais très-blessée qu’on me témoignât la moindre défiance sur un ami que j’estime autant que j’aime, et qui m’expliquera sûrement aujourd’hui ce qui m’étonne sans me fâcher. Elinor se tut ; qu’aurait-elle pu dire ? mais elle se promit si Willoughby ne paraissait pas de quelques jours de représenter à sa mère la nécessité de parler à Maria.

Madame Palmer et une amie intime de madame Jennings, qu’elle avait rencontrée, vinrent dîner et passer la soirée avec elles. La complaisante Elinor consentit à faire un wisk avec ces dames. Maria ne savait aucun jeu, et n’était pas complaisante. Sa soirée, bien plus pénible que celle de sa sœur, s’écoula dans le trouble, l’anxiété, et le tourment d’une attente sans cesse trompée. Elle essaya de lire, mais sans le pouvoir ; son ouvrage de broderie n’eut pas plus de succès. Elle rêva au coin du feu, se promena, de la porte à la fenêtre, soupira beaucoup, et fit bien pitié à sa sœur.


CHAPITRE XXVII.

Si le temps continue d’être aussi beau pour la saison, dit madame Jennings en déjeûnant, sir Georges ne quittera pas encore Barton ; il lui en coûterait trop de perdre un jour de chasse.

— Ah ! c’est vrai, s’écria Maria avec gaîté, et en courant à la fenêtre pour examiner le temps, je n’y avais pas pensé. Ces beaux jours d’hiver doivent inviter tous les chasseurs à rester à la campagne. Cette idée releva ses esprits et lui rendit tout son espoir. Willoughby chasseur déterminé, n’était sûrement pas à Londres ; il n’avait pas reçu sa lettre. Son absence, son silence étaient expliqués ; et tous les nuages élevés dans l’âme de Maria furent dissipés. Madame Jennings avait eu là une heureuse idée.

— Il est sûr, dit Maria en s’asseyant à la table du déjeûner, et en prenant une tartine qu’elle mangea avec appétit, il est sûr qu’il fait un délicieux temps de chasse ; comme ils doivent être heureux ! mais j’espère cependant… je crois, veux-je dire, qu’il ne durera pas long-temps ; dans cette saison, c’est impossible. Nous aurons bientôt de la neige, de la gelée, qui rappellera tous les chasseurs et tout le monde en ville. Cette extrême douceur de temps ne peut pas durer ; dans un jour ou deux peut-être il y aura du changement : voyez comme le jour est clair ! il peut geler cette nuit, et demain…

— Et dans peu de jours nous aurons sir Georges et lady Middleton, dit Elinor pour détourner l’attention de madame Jennings. Actuellement, pensait-elle, je suis sûre que Maria écrira à Haute-Combe par le courrier de ce soir.

Écrivit-elle en effet ? c’est ce qu’il fut impossible de découvrir. Mais elle continua d’être de très-bonne humeur ; heureuse de penser que Willoughby était à la chasse, plus heureuse encore d’espérer qu’il arriverait bientôt.

La matinée se passa en course chez des marchands, ou à laisser des cartes chez les connaissances de madame Jennings pour les informer de son retour en ville. Maria qui n’avait plus la crainte de manquer Willoughby en sortant, ou l’espoir de le rencontrer dehors, alla où l’on voulut et fut assez bonne enfant. Mais sa principale occupation était d’observer la direction du vent et les variations de l’atmosphère. Ne trouvez-vous pas qu’il fait beaucoup plus froid qu’hier, Elinor, lui disait-elle ? cela augmente sensiblement ; je suis sûre qu’il gêlera cette nuit, et… Elle se taisait ; mais Elinor achevait intérieurement sa phrase, et les chasseurs rentreront en ville. Elle était en même temps amusée et peinée de cette vivacité de sentiment qui faisait passer tour-à-tour sa sœur du désespoir à la joie, et rapporter tout à l’unique objet dont elle était occupée.

Quelques jours se passèrent sans gelée et sans Willoughby ; et Maria les trouva longs et ennuyeux. Ni elle ni Elinor ne pouvaient cependant se plaindre en aucune manière de leur genre de vie chez madame Jennings ; il était tout autre qu’Elinor ne l’avait imaginé. La maison située dans le beau quartier de Berkeley-Street était montée sur un grand ton d’élégance et d’aisance. À l’exception de quelques vieilles connaissances de la cité, dont lady Middleton n’avait pu obtenir l’expulsion, toute la société de madame Jennings était très-distinguée. Elle présenta ses jeunes amies de manière à leur attirer mille politesses. La figure très-remarquable de Maria, les grâces d’Elinor, leur gagnèrent bientôt l’admiration et l’amitié de tous ceux à qui madame Jennings les présentait. Mais dans les premiers temps de leur séjour à Londres leurs plaisirs se bornèrent à quelques rassemblemens peu nombreux, soit chez madame Jennings, soit ailleurs, où Elinor faisait tous les soirs un grave wisk, tandis que Maria s’ennuyait à la mort, en comptant les jours et les heures, en soupirant après les frimats qui devaient lui ramener son ami.

Le colonel Brandon ayant reçu une invitation de madame Jennings pour tous les jours, n’en laissait point passer sans venir prendre le thé avec ces dames, lorsqu’elles restaient à la maison. Il regardait Maria ; il parlait à Elinor, qui le trouvait chaque jour plus aimable et plus intéressant, et qui voyait avec un vrai chagrin que son amour pour Maria, loin de diminuer le moins du monde, augmentait visiblement. Il lui parlait peu ; mais ses regards ne l’abandonnaient pas ; il suivait tous les mouvemens de cette figure si belle, si expressive, paraissait au ciel lorsqu’elle lui adressait la parole, et tombait dans une sombre mélancolie, quand elle ne lui parlait pas.

Environ une semaine après leur arrivée en ville, en rentrant un matin après une promenade en voiture, elles trouvèrent une carte sur la table avec le nom de Willoughby. Maria la saisit avec une émotion qui fit craindre à sa sœur qu’elle ne se trouvât mal ; Bon Dieu, s’écria-t-elle, quel bonheur, il est enfin à Londres ! Mais quel chagrin qu’il soit venu pendant notre absence ! et que je suis fâchée que nous soyons sorties ce matin ! Des larmes remplirent ses beaux yeux. Elinor très-touchée, lui dit, qu’il reviendrait sûrement le lendemain. J’en suis sûre à présent, dit Maria en pressant contre son cœur la précieuse carte. Madame Jennings entra ; elle s’échappa en emportant avec elle la carte et le nom qui lui annonçait un bonheur si passionnément désiré. Elinor fut contente et de la joie de Maria et de pouvoir enfin étudier Willoughby. Mais Maria reprit toutes ses agitations à un plus haut degré ; elle n’eut plus un instant de tranquillité. L’attente de voir d’un instant à l’autre entrer cet être adoré, la rendait incapable de tout. Elle ne parlait ni n’écoutait plus, et dès le lendemain, elle refusa positivement, sur un léger prétexte, d’accompagner madame Jennings et sa sœur à la promenade accoutumée du matin. Elinor n’insista pas et n’osa refuser à madame Jennings d’aller avec elle ; mais malgré tous ses efforts elle fut presque d’aussi mauvaise compagnie que l’aurait été sa sœur. Elle ne pouvait détourner ses pensées de la visite de Willoughby, dont elle n’avait aucun doute ; elle voyait, elle sentait l’émotion de Maria, et regrettait de n’être pas avec elle pour la soutenir, et pour juger avec plus de calme les dispositions de Willoughby.

À son retour qu’elle pressa autant qu’il lui fut possible, elle vit au premier regard qu’elle jeta sur sa sœur, que Willoughby n’était pas venu. Maria était l’image parlante d’un abattement tout près du désespoir. Elinor la regardait avec la plus tendre compassion, lorsque le laquais entra en tenant un billet. Maria courut au devant de lui, l’arracha de ses mains, en disant vivement : Pour moi ! est-ce qu’on attend ?

— Non, madame, c’est pour ma maîtresse. Elle avait déjà lu l’adresse et jeté le billet avec dépit sur la table. — Pour Madame Jennings, et rien pour moi ! c’est désespérant en vérité, c’est pour en mourir.

— Vous attendiez donc une lettre ? dit Elinor, incapable de garder plus long-temps le silence. Maria ne répondit rien ; ses yeux étaient pleins de larmes.

— Vous n’avez aucune confiance en moi, chère Maria, continua Elinor après une courte pause.

— Ce reproche est singulier de votre part, Elinor, vous qui n’avez de confiance en personne.

— Moi ! répondit Elinor avec quelque embarras, je n’ai rien à confier.

— Ni moi, sans doute, répondit Maria avec énergie ; nos situations sont donc tout-à-fait semblables. Nous n’avons rien à nous dire l’une à l’autre, vous parce que vous cachez tout, moi parce que je ne cache rien. Mais quand vous me donnerez l’exemple d’une confiance plus particulière, alors je le suivrai. Elinor se tut en étouffant un soupir ; qu’aurait-elle pu dire ? Le secret qui oppressait son cœur n’était pas le sien ; elle ne pouvait le trahir ; et pourquoi parler d’un homme qu’elle voulait oublier, d’un sentiment dont elle voulait triompher. Mais elle sentit qu’elle ne pouvait pas dans de telles circonstances exiger la confiance de Maria.

Madame Jennings entra, ouvrit son billet et le lut tout haut. Il était de sa fille lady Marie Middleton qui lui annonçait leur arrivée à Londres le soir précédent, et la priait ainsi que ses belles cousines de venir passer la soirée chez elle. Les occupations de sir Georges, et de son côté un peu de rhume, les empêchaient de venir à Berkeley-Street. L’invitation fut acceptée ; mais quand l’heure d’y aller arriva, Elinor eut beaucoup de peine à persuader à Maria qu’elle ne pouvait honnêtement s’en dispenser. Willoughby n’avait point paru, n’avait point écrit ; et le tourment d’une attente continuelle et toujours trompée, avait tellement irrité les nerfs de cette pauvre jeune fille, qu’elle assurait, sans en dire la cause, n’être pas en état de sortir. Mais un motif plus fort de rester au logis, était la crainte de manquer encore la visite tant désirée. Madame Jennings vint de nouveau au secours d’Elinor par ses sages réflexions. — Il faut bien que vous veniez, Maria, lui dit-elle, car je parie que sir Georges, aura rassemblé tous les amis de Barton-Park. Maria rougit et courut chercher son schall.

Elles furent reçues à Conduit-Street, comme elles l’étaient au Parc, avec l’élégante cérémonie et la froide politesse de lady Middleton, et avec la bruyante cordialité et la bonne humeur de sir Georges. Soyez les bien-venues, mes belles voisines, dit-il en leur serrant la main, j’ai invité pour ce soir une douzaine de couples de jeunes gens. J’aurai deux violons, et nous nous amuserons. Ce n’était pas trop l’avis de ma femme ; mais le mien a prévalu, et je pense que vous serez de mon parti. J’ai bien couru ce matin pour arranger cela. À Londres, c’est plus difficile qu’à Barton ; il y a plus de monde, mais aussi plus de plaisirs.

En effet lady Middleton, quoiqu’elle aimât la danse, aimais mieux encore une belle représentation ; elle trouvait qu’à la campagne un bal impromptu pouvait passer ; mais à Londres elle craignait de compromettre sa réputation d’élégance, lorsque l’on saurait que l’on avait dansé chez lady Middleton avec deux violons seulement et une simple collation.

M. et madame Palmer étaient de la partie. Mesdemoiselles Dashwood n’avaient point vu le premier depuis leur arrivée, non plus que sa belle-mère, qu’il traitait avec une indifférence mal déguisée sous un air de dignité et d’importance. Il les salua légèrement lorsqu’elles entrèrent, sans avancer d’un pas et sans les regarder, pendant que sa femme les étouffait de caresses, et riait aux éclats de ce que son cher amour n’avait pas l’air de les reconnaître. — Ce sont Mesdemoiselles Dashwood, M. Palmer. Il fit comme s’il ne l’entendait pas… — M. Palmer, c’est ma mère. Eh bien ! voyez comme il est drôle, il est dans ses humeurs de ne pas m’écouter.

Maria en faisait bien autant. En entrant elle parcourut le salon d’un regard ; il n’y était pas, et pour elle il n’y avait personne. Elle s’assit tristement dans un coin, également mal disposée pour avoir du plaisir ou pour en donner. Il y avait environ une heure qu’ils étaient rassemblés, lorsque M. Palmer sortant de sa rêverie, s’avança en bâillant auprès d’Elinor, exprima sa surprise de la voir en ville, quoique ce fût chez lui que le colonel Brandon eût appris leur arrivée. D’honneur, je croyais que vous passiez tout l’hiver en Devonshire.

— Vraiment, dit Elinor en riant.

— Quand y retournez-vous ?

— Je l’ignore. Les violons arrivèrent ; la conversation finit ; on se prépara à danser. Jamais Maria n’avait été si peu en train. Enfin cette mortelle soirée finit, sans avoir encore vu Willoughby. Je n’ai de ma vie été plus fatiguée, dit Maria en entrant dans la voiture ; le parquet n’a point d’élasticité.

— Ne cherchez pas chicane à ce pauvre parquet, dit en riant madame Jennings ; vous l’auriez trouvé assez bon si vous l’aviez parcouru avec quelqu’un que je ne veux pas nommer ; vous ne seriez alors pas du tout fatiguée. À dire vrai, ce n’est pas trop honnête à lui de ne pas venir danser avec vous, quand il était invité.

— Invité ! s’écria Maria, il était invité !

— Oui, ma fille me l’a dit, et sir Georges aussi, qui l’a rencontré ce matin, et l’a fort pressé de venir.

Maria ne dit plus rien, mais sa contenance annonçait combien elle était blessée. Elinor l’était aussi, et résolut d’écrire à sa mère le matin suivant, d’éveiller ses craintes sur la santé de Maria, et de l’engager à exiger sa confiance. Elle fut confirmée dans cette résolution en s’apercevant le lendemain après déjeûner que Maria écrivait à Willoughby. Car à qui d’autre qu’à lui pouvait-elle écrire ?

Avant dîner madame Jennings sortit pour quelques affaires. Elinor commença sa lettre. Maria trop inquiète pour lire, trop agitée pour travailler, allait d’une fenêtre à l’autre, ou se promenait dans la chambre les bras croisés, ou assise devant le feu dans une attitude mélancolique.

Elinor fut très-pressante dans ses supplications à leur mère ; elle lui racontait tout ce qui s’était passé depuis leur arrivée, ses soupçons sur l’inconstance de Willoughby, et la conjurait au nom de ses devoirs de mère et de sa tendresse pour Maria, d’exiger d’elle un aveu positif de sa situation.

Sa lettre était à peine finie, qu’un coup de marteau annonça une visite. Maria fatiguée d’espérer, se hâta de sortir pour ne pas entendre annoncer une autre personne que Willoughby. Un regard amical sur Elinor fut interprêté par cette dernière comme une prière muette de la faire demander si c’était lui. Ce n’était pas lui ; c’était encore le bon colonel Brandon. Il paraissait plus triste qu’à l’ordinaire. Après avoir exprimé à Elinor sa satisfaction de la trouver seule, comme s’il avait quelque chose de particulier à lui dire, il s’assit à côté d’elle en silence, et comme oppressé de ses pensées. Elinor persuadée qu’il avait quelque chose à lui communiquer qui concernait sa sœur, attendait impatiemment qu’il commençât. Ce n’était pas la première fois qu’elle avait cette conviction. Souvent déjà, quand Maria sortait ou restait rêveuse dans un coin du salon, le colonel s’approchait d’Elinor, lui disait avec l’air du plus grand intérêt : mademoiselle Maria n’est pas bien aujourd’hui, ou bien : Votre sœur est bien absorbée… Il s’arrêtait, il hésitait. Elle voyait dans son regard qu’il avait quelque chose à dire de plus, qu’il n’osait pas prononcer. Cette fois après quelques instans d’hésitation, après s’être levé et rassis, il lui demanda d’une voix tremblante quand il pourrait la féliciter de l’acquisition d’un frère. Elinor n’était pas préparée à cette question, et n’ayant pas de réponse prête, elle fut obligée de dire, comme on dit toujours ; je n’entends pas… je ne comprends pas… parlez-vous de mon frère John ! Sont-ils arrivés !…

Il essaya de sourire et répliqua avec une espèce d’effort : Vous ne voulez pas me comprendre. J’entends… les engagemens de votre sœur avec M. Willoughby de Haute-Combe,… Ils sont connus généralement ; et j’ai cru…

— Ils ne peuvent être connus, dit Elinor, puisque la famille les ignore.

Il parut très-surpris. — Je vous demande mille pardons, dit-il ; je crains à présent que mes questions n’aient été très-indiscrètes ; mais je ne pouvais imaginer qu’il y eût du mystère, puisqu’ils correspondent ouvertement, et que tout le monde parle de leur mariage.

— Tout le monde en parle dites-vous ! vous me surprenez toujours davantage. Dites-moi, je vous en prie, par qui vous en avez été informé.

— Par plusieurs personnes. Il y en a que vous ne connaissez pas, d’autres avec qui vous êtes très-liée, comme par exemple madame Jennings, les Palmer, les Middleton. Malgré cela, je ne l’aurais pas cru, parce qu’on cherche toujours à douter de ce que l’on craint, mais l’autre matin en entrant ici, je vis accidentellement une lettre entre les mains du domestique, qui ne cherchait pas à la cacher. Elle était adressée à M. Willoughby et de l’écriture de votre sœur. Je vous ai demandé si elle se mariait, mais j’en étais déjà convaincu. Est-ce que tout est conclu définitivement ? ne me reste-t-il aucun espoir ? Mais non, lors même qu’il y aurait des obstacles insurmontables, je n’ai aucun droit, aucune chance de jamais succéder… De grâce excusez-moi, bonne Elinor ; j’en dis trop sans doute et j’ai grand tort, mais je sais à peine ce que je dis et je me confie entièrement en votre prudence. Dites-moi que tout est arrangé quoiqu’il faille encore garder le secret quelque temps, Ah ! combien j’ai besoin d’être sûr que mon malheur soit décidé, de ne plus rester en suspens, et d’employer toutes les forces de mon ame à me guérir d’un sentiment inutile et coupable !

Ces paroles incohérentes, cet aveu positif de son amour pour Maria, affectèrent beaucoup Elinor, au point même de l’empêcher de parler ; et, quand elle se sentit un peu remise, il succéda à ce trouble un extrême embarras de répondre convenablement. L’état réel des choses entre sa sœur et M. Willoughby lui était trop peu connu pour qu’elle ne craignît pas de la compromettre en disant trop ou trop peu. Cependant, comme elle était convaincue de l’affection de sa sœur pour Willoughby, qui ne laissait aucun espoir au colonel quelque fût l’événement, étant bien aise d’ailleurs d’épargner à Maria le blâme auquel elle donnait lieu si souvent, elle jugea plus prudent d’en avouer davantage qu’elle n’en croyait elle-même : elle lui dit donc que quoi qu’elle n’eût jamais été informée par eux-mêmes des termes où ils en étaient, elle n’avait aucun doute de leur affection mutuelle, et qu’elle n’était pas surprise d’apprendre leur correspondance.

Le colonel l’écouta avec une silencieuse attention, et, quand elle eut cessé de parler, il se leva et dit avec une voix émue : Je souhaite à votre sœur tous les bonheurs imaginables. Puisse-t-elle, puisse Willoughby mériter la félicité qui leur est destinée ! Il la salua de la main, leva les yeux au ciel avec l’expression la plus douloureuse, et partit.

Elinor resta triste et pensive. Cet entretien loin de lui avoir apporté quelque consolation, laissait un poids sur son cœur. Ses espérances du mariage de sa sœur s’étaient, il est vrai, renouvelées ; mais serait-elle heureuse ? Les vœux du colonel avaient quelque chose de sombre ; il semblait en douter. Le malheur de cet homme intéressant l’affligeait aussi. Elle déplorait la fatalité qui l’avait entraîné dans un amour sans espoir ; et cette conformité dans leur situation redoublait encore l’intérêt qu’il lui inspirait. Pauvre Brandon ! s’écriait-elle ; et son cœur oppressé disait ainsi : Pauvre Elinor ! Elle ne savait plus ce qu’elle devait désirer, et, sur quelque objet qu’elle arrêtât sa pensée, c’était avec un sentiment douloureux.


CHAPITRE XXVIII.

Trois ou quatre jours s’écoulèrent sans qu’Elinor eût à regretter d’avoir averti sa mère. Willoughby ne vint, ni n’écrivit. L’inquiétude de Maria se calma peu-à-peu, et fut remplacée par un abattement, un découragement complets. Elle restait, des heures entières assise à la même place, presque sans mouvement, ne faisant plus nulle attention aux coups de marteau ni à ceux qui entraient, ni à ce qu’on disait autour d’elle ; elle aurait oublié de manger, de s’habiller, de se coucher, de se lever, si Elinor n’y avait pas pensé pour elle, et ne l’eût pas avertie absolument de tout ce qu’il fallait faire ; alors sans dire oui ou non, elle faisait machinalement ce que lui disait sa sœur ; elle sortait ou restait avec une égale indifférence, et sans avoir jamais une expression de plaisir ou d’espoir. Sur la fin de la semaine, elles étaient engagées dans une grande assemblée où lady Middleton devait les conduire. Madame Palmer très-avancée dans sa grossesse était indisposée ; et sa mère restait auprès d’elle ; elle avait prié ses jeunes amies de ne pas manquer à cet engagement. Elinor désirait aussi faire sortir Maria de son apathie ; et cette réunion chez une femme très-riche et très à la mode, devait être fort belle. Comme à l’ordinaire la triste Maria ne se mit en peine de rien, se laissa parer par sa sœur, sans même se regarder au miroir, s’assit dans le salon jusqu’au moment de l’arrivée de lady Middleton, penchée sur sa main sans ouvrir la bouche, perdue dans ses pensées, et sans paraître s’apercevoir de la présence d’Elinor ; quand on l’avertit que lady Middleton les attendait dans sa voiture, elle tressaillit, comme si elle n’eût attendu personne.

Après avoir eu assez de peine à s’approcher de la maison où se tenait l’assemblée, à cause de la foule des équipages qui obstruaient la rue, elles firent leur introduction dans un salon splendide, très-illuminé, et si rempli de monde, qu’on pouvait à peine respirer, et que la chaleur était insupportable. Lady Middleton les amena auprès de la dame qui les avait invitées. Elles la saluèrent, et il leur fut permis de se mêler dans la foule et de prendre leur part de la presse et de la chaleur, que leur arrivée augmentait encore. Après quelques momens employés à se promener avec grand peine d’un coin du salon à l’autre, lady Middleton arrangea une partie de cassino qui était son jeu favori. Mesdemoiselles Dashwood préférèrent ne pas jouer, et s’assirent à peu de distance de la table de jeu. Maria retomba dans ses sombres rêveries ; Elinor s’amusait à regarder cette quantité d’individus qui se rassemblaient avec l’espoir du plaisir, et qui plus ou moins avaient tous l’air ennuyé et fatigué. En promenant ses regards de côté et d’autre, ils tombèrent sur un objet qui lui donna une forte émotion… c’était Willoughby debout devant une jeune personne mise dans toute la recherche de la mode, et avec qui il tenait une conversation très-animée. Dans un mouvement ses yeux rencontrèrent ceux d’Elinor ; il la salua, mais sans faire un pas pour se rapprocher d’elle et de Maria, qu’il voyait aussi très-bien ; il continua à parler à la jeune dame. Involontairement Elinor se tourna vers sa sœur pour la prévenir, si elle ne l’avait pas encore vu, de peur qu’elle ne se donnât en spectacle ; mais c’était trop tard, elle venait de l’apercevoir. Toute sa physionomie exprimait un bonheur qui tenait presque du délire. — c’est lui ! s’écria-t-elle en se levant pour courir à lui, si sa sœur ne l’avait pas retenue. Bon Dieu ! il est là ; dit-elle à Elinor, il est là ; oh ! s’il pouvait me voir ! Pourquoi ne me regarde-t-il pas ? Pourquoi m’empêchez-vous d’aller lui parler ? Oh ! laissez moi aller.

— Je vous en prie, dit Elinor à voix basse, soyez plus calme ; ne trahissez pas ainsi vos sentimens devant tout le monde ; est-ce à vous, Maria, à faire un seul pas ? Laissez le venir. Peut-être il ne vous a pas vue encore.

Être calme et dans un tel moment, ah ! c’était bien plus qu’elle ne pouvait l’espérer de Maria. Aussi voyant qu’elle l’écoutait à peine, elle lui serra tendrement la main : Pour l’amour de moi, Maria, lui dit-elle, rasseyez-vous ; si vous m’aimez je vous en demande cette preuve. Maria se rassit à l’instant même, en lui rendant son serrement de main, mais avec un mouvement convulsif ; elle avait un tremblement général ; ses joues et ses lèvres étaient pâles comme la mort et tous ses traits étaient altérés.

Enfin Willoughby après les avoir regardées encore toutes deux, s’approcha lentement. Alors Maria prononça son nom ; ses yeux se ranimèrent ; et un faible sourire parut sur ses lèvres. Il s’avança, et s’adressa plutôt à Elinor qu’à Maria sans regarder cette dernière ; il cherchait visiblement à éviter son regard ; il s’informa de madame Dashwood, de mademoiselle Emma, demanda s’il y avait long-temps qu’elles étaient à la ville. Toute la présence d’esprit d’Elinor l’avait abandonnée. Elle était incapable de prononcer une parole, et s’attendait que Maria allait tomber sans connaissance. Celle-ci reprit au contraire toute sa vivacité ; un rouge vif colora ses joues ; et d’une voix très-altérée, elle dit : Bon Dieu ! Willoughby, est-ce bien vous ? Que vous ai-je fait ? N’avez-vous pas reçu ma lettre ? Ne voulez-vous pas me regarder, me parler ? n’avez-vous rien à me dire ? Elinor examinait avec soin la physionomie et la contenance de Willoughby pendant que Maria lui parlait. Il changea plusieurs fois de couleur et paraissait évidemment très-mal à son aise ; il faisait des efforts inouïs pour paraître tranquille ; il y parvint et répondit avec politesse : J’ai eu l’honneur, mesdames, de me présenter chez vous jeudi passé ; j’ai beaucoup regretté de n’avoir pas eu le bonheur de vous rencontrer à la maison, non plus que madame Jennings. Vous avez trouvé ma carte, j’espère.

— Mais avez-vous reçu mes billets ? s’écria Maria dans la plus grande anxiété. Il y a entre nous quelque erreur, j’en suis sûre, quelque terrible erreur ! Quelle peut-être-la cause de cette inconcevable froideur ? Willoughby, pour l’amour du ciel, dites-le moi, expliquez vous.

— Pour l’amour du ciel, parlez plus bas, dit Elinor qui était sur les épines qu’on ne l’entendît, ou plutôt taisez-vous, ce n’est pas le moment.

Ce conseil ne pouvait regarder Willoughby, qui ne répondait pas un mot. Il pâlit et reprit sa contenance embarrassée. Elinor jeta les yeux sur la jeune dame à qui il avait parlé précédemment ; elle rencontra un regard inquiet, curieux, impératif. Willoughby le vit aussi ; alors se retournant vers Maria, il lui dit à demi-voix : Oui, mademoiselle, j’ai eu le plaisir de recevoir la nouvelle de votre arrivée à Londres, avec bien de la reconnaissance ; et les saluant toutes deux assez légèrement, il alla rejoindre sa société.

Maria qui s’était levée pour lui parler, fut obligée de se rasseoir, si pâle, si tremblante, qu’Elinor s’attendait à chaque instant à la voir s’évanouir. Elle avait dans son sac un flacon de sel qu’elle lui donna, en se penchant vers elle pour empêcher qu’elle ne fût remarquée. Allez auprès de lui, chère Elinor, dit Maria dès qu’elle put articuler un mot ; je ne puis me soutenir ; mais vous, vous qui êtes si bonne, allez, exigez de lui de venir me parler, me dire un seul mot, un seul. Je ne puis rester ainsi, je ne puis avoir un instant de paix jusqu’à ce qu’il m’ait expliqué… Quelque affreux malentendu, quelque calomnie… Oh ! qu’il vienne, qu’il parle, ou je meurs.

— C’est impossible, chère Maria, dit Elinor, tout-à-fait impossible ! Il n’est pas seul ; nous ne pouvons nous expliquer ici. Quelques heures de patience ; attendez seulement à demain.

Si l’émotion de Maria ne l’avait pas retenue forcément sur son siége, jamais sa sœur n’aurait pu l’obtenir ; mais heureusement après quelques minutes elle vit Willoughby sortir par la porte d’entrée ; elle le dit à Maria. Jusqu’alors l’excès de son agitation, et le désir et l’espoir de lui parler avaient retenu ses larmes ; mais lorsqu’elle sut qu’il avait quitté la salle, elle sentit qu’elle allait ou se trouver mal ou fondre en larmes ; elle supplia sa sœur d’aller prier lady Middleton de la ramener en Berkeley-street ; elle ne pouvait pas, lui dit-elle, rester une seule heure de plus.

Quoique lady Middleton fût au milieu d’un robers, elle était trop polie pour ne pas quitter sa partie au moment où elle apprit que Maria n’était pas bien ; elle remit son jeu à une amie, et partit dès qu’on put avoir le carrosse. Elinor prit pour prétexte que la chaleur avait incommodé Maria. Celle-ci ne dit pas un mot ; ce ne fut qu’à des soupirs qu’on s’apercevait qu’elle était là. À leur arrivée à la maison, Elinor apprit avec plaisir que madame Jennings n’était pas encore rentrée ; elle se hâta de conduire Maria dans leur chambre ; elle la déshabilla, la mit au lit, lui donna quelques calmans pour ses nerfs qui étaient très-attaqués, ne lui fit ni question, ni reproche, et à sa prière la laissa seule, Elle alla au salon attendre le retour de madame Jennings, et eut tout le loisir de méditer sur ce qui venait de se passer.

Elle ne pouvait plus douter qu’il n’y eût quelque espèce d’engagement entre sa sœur et Willoughby, et il lui paraissait tout aussi positif que ce dernier avait changé, et voulait rompre. Sa conduite ne pouvait avoir pour excuse aucune erreur, aucun malentendu, puisqu’il avouait avoir reçu ses lettres. Rien autre chose qu’un changement total dans ses sentimens ou dans ses intentions ne pouvait l’expliquer. L’indignation d’Elinor contre lui aurait été à son comble, si elle n’avait pas été témoin de son extrême embarras, de sa rougeur, de sa pâleur : ce qui prouvait au moins qu’il reconnaissait ses torts, et empêchait qu’on le crût un homme sans principes de morale et d’humanité, qui aurait cherché à gagner l’affection d’une pauvre jeune fille, sans amour et sans une intention honorable. Bonne Elinor ! elle ignorait encore combien un tel caractère est commun dans le grand monde ! combien d’hommes vraiment cruels se font un jeu d’inspirer un sentiment qu’ils ne partagent pas, de blesser à mort un cœur innocent et sensible, et d’assimiler ainsi, dans leurs plaisirs criminels, l’imprudente jeune fille qui les écoute, au gibier qu’ils poursuivent, et qu’ils blessent ou tuent sans remords. Elinor n’avait pas cette idée de Willoughby ; elle se rappelait cet air de franchise et de bonté qui dès le premier moment les avait toutes captivées ; elle voyait encore ses regards pleins d’amour sur Maria, et ses paroles si tendres, si pleines d’un sentiment honnête, vrai, délicat, lorsqu’il conjurait madame Dashwood de ne rien changer à la Chaumière. Non, non, Willoughby, ne peut les avoir trompées ; il aimait passionnément Maria ; elle n’a là-dessus aucun doute. Mais l’absence peut avoir affaibli cet amour ; un autre objet peut l’avoir entraîné. Peut-être aussi est-il forcé d’agir comme il le fait par quelque circonstance impérieuse. Il lui en coûte au moins beaucoup ; elle l’a vu dans chacun de ses traits ; et l’excellente Elinor dans son désir de le trouver moins coupable, lui savait presque gré d’avoir le courage d’éviter sa sœur s’il ne l’aimait plus, et de ne pas chercher à entretenir un sentiment inutile. Mais pour le moment Maria n’en était pas moins très-malheureuse ! Elinor ne pouvait penser sans le plus profond chagrin à l’effet que cette rencontre si désirée et si cruelle devait avoir sur un caractère aussi peu modéré et qui s’abandonnait avec tant de violence à toutes les impressions. Sa propre situation gagnait à présent dans la comparaison ; elle était aussi séparée pour toujours d’Edward, mais elle pouvait encore l’estimer entièrement, elle pouvait au moins se croire encore aimée tendrement comme une amie. Puisqu’un autre titre lui était interdit, celui-là et l’idée de pouvoir encore être quelque chose pour lui, consolaient un peu son cœur ; mais toutes les circonstances agravaient le sort de Maria, et plus que tout encore son caractère. Une immédiate et complète rupture avec Willoughby devait avoir lieu, et comment la soutiendrait-elle ?

Lorsqu’elle rentra dans leur appartement, Maria était assoupie ou feignait de l’être. Elinor se jeta toute habillée sur son lit, laissant la porte de communication ouverte pour voler à son secours au moindre bruit. La nuit fut passablement tranquille. Elinor lasse de réfléchir s’était endormie, lorsqu’elle fut réveillée par des sanglots. Le jour d’une sombre matinée de janvier commençait à poindre ; elle se leva promptement et passa dans la chambre de Maria ; elle la trouva levée aussi, à moitié habillée, à genoux, dans l’embrâsure de la fenêtre pour avoir plus de clarté, et devant un siége sur lequel elle écrivait, aussi vîte qu’un déluge de larmes qui coulaient sur son papier pouvait le lui permettre. Elinor la considéra quelque temps en silence avec le cœur déchiré ; puis elle lui dit avec l’accent le plus tendre : Chère Maria, combien je m’afflige de vous voir dans cet état. Le temps du mystère est passé, ne voulez-vous pas me confier…

— Non, non, Elinor, répondit-elle, ne demandez rien en ce moment : bientôt vous saurez tout. Elle continua d’écrire et de pleurer avec une telle violence, qu’elle était souvent obligée de poser sa plume pour se livrer à l’excès de son chagrin. Elinor s’était assise à quelque distance, et si sa douleur était plus concentrée, elle n’en était pas moins vive. Ces mots : Bientôt vous saurez tout, la glaçaient de terreur. Grand Dieu que lui restait-il encore à apprendre ! Cependant ses craintes étaient vagues, obscures, incertaines, ne portaient pas sur la conduite de Maria ; Elinor avait elle-même l’âme trop pure pour concevoir une pareille idée ; elle connaissait d’ailleurs trop bien la noblesse du caractère de Maria, ses sentimens élevés, son enthousiasme de la vertu pour imaginer même un instant qu’elle eût pu les oublier.

Lorsque Maria eût fini sa lettre, elle sonna pour que la fille de la maison vînt allumer le feu. Pendant ce temps-là elle acheva de s’habiller, cacheta sa lettre et la lui remit pour l’envoyer à l’instant à son adresse, puis vint s’asseoir sur le sopha à côté d’Elinor, et la tête enfoncée sur un des coussins, recommença à s’abandonner à son désespoir. Elinor fit tout ce qui dépendait d’elle pour la tranquilliser, la calmer, ne se permit aucune question, et lui dit seulement qu’elle ne désirait de savoir le détail de ses peines que pour les adoucir. Mais lorsque Maria pouvait parler, c’était pour la conjurer de ne lui rien demander encore, et véritablement ses nerfs étaient dans un tel état d’irritabilité, qu’elle n’aurait pas pu avoir une conversation suivie. Je vous fais un mal affreux, chère Elinor, lui dit-elle ; il vaut mieux nous séparer jusqu’à ce qu’il me soit possible… Ma tête… mes yeux, j’ai besoin d’un peu d’air. Elle ouvrit la fenêtre, y resta quelque temps, sortit de la chambre, rentra, ressortit encore ; elle était dans une agitation qui ne lui permettait pas de rester en place, mais ce mouvement parut la calmer assez pour pouvoir descendre avec Elinor, lorsqu’on vint les avertir pour le déjeûner.


CHAPITRE XXIX.

Elle descendit donc appuyée sur le bras de sa sœur, s’assit à la table du déjeûner, mais n’essaya pas même de boire ni de manger la moindre chose ; toute l’attention d’Elinor était employée, non à la plaindre ou à la presser, mais à détourner entièrement sur elle-même celle de madame Jennings. Comme le déjeûner était le repas favori de la maîtresse de la maison, il durait long-temps ; quand il fut fini elles s’assirent autour d’une table d’ouvrage. Elinor montrait le sien à madame Jennings et lui expliquait quelque chose ; Maria travaillait pour avoir un prétexte de baisser les yeux et de se taire, lorsque le domestique entra et lui remit une lettre. Elle s’en saisit vivement, regarda l’adresse, devint pâle comme la mort, et se hâta de sortir de la chambre. Elinor comprit de qui elle était, comme si elle avait vu la signature, et fut si émue qu’elle craignit de ne pouvoir le cacher à madame Jennings. La bonne dame vit seulement que Maria avait reçu une lettre de Willoughby, et l’en plaisanta, mais comme elle était très-occupée à mesurer des aiguillées de laine pour le morceau de tapisserie qu’elle brodait, elle ne s’aperçut pas du trouble d’Elinor. Aussitôt que Maria fut sortie, elle dit en riant : En vérité, chère Elinor, je n’ai encore vu de ma vie une tête de jeune fille aussi complètement tournée que celle de Maria ; la pauvre enfant se meurt d’amour ! Si elle n’en devient pas folle tout-à-fait, elle sera bien heureuse. J’espère qu’on ne la fera pas attendre trop long-temps, car il est vraiment triste de la voir ainsi rêveuse, mélancolique, et ayant l’air si abattu. Dites-moi, je vous en prie, quand le mariage aura lieu, et pourquoi Willoughby ne vient pas ici tous les jours pour l’égayer ? A-t-il peur de moi ? Il a tort, j’aime beaucoup les jeunes gens bien amoureux, quand le mariage doit suivre, et il serait le bien venu.

Jamais Elinor n’avait été moins en train de causer que dans ce moment, mais la question était trop directe pour n’y pas répondre ; elle essaya donc de sourire. Avez-vous donc réellement, madame, lui dit-elle, une sérieuse persuasion que ma sœur est engagée avec M. Willoughby ? J’ai toujours cru que vous plaisantiez, mais une question si positive n’est plus, un badinage, et il faut aussi que j’y réponde sérieusement, et que je vous assure que rien au monde ne me surprendrait plus que ce mariage, et qu’il n’en est pas question.

— Fi donc ! Miss Dashwood, dit toujours en riant madame Jennings, comment pouvez-vous parler ainsi ! Est-ce que nous n’avons pas tous vus que leur mariage était arrêté ? N’avons-nous pas été témoins de la naissance de leur passion au premier moment où ils se sont rencontrés et de ses progrès ? Ne les ai-je pas vus à Barton, chaque jour et tous les jours ensemble, du consentement de madame Dashwood, qui traitait déjà Willoughby comme un fils. Allons, allons, vous ne me ferez pas croire qu’elle se fût conduite ainsi, si elle n’avait pas été sûre de son fait. J’aime l’amour moi, dans le cœur des jeunes gens, c’est de leur âge ; mais j’aurais bien voulu voir que sir Georges et M. Palmer eussent affiché ainsi mes filles, avant d’avoir dit en toutes lettres : Nous voulons les épouser. Non, non cela n’est pas possible ! Et quand je demandai à votre maman de vous emmener avec moi, c’est précisément, me dit-elle, ce que je désirais le plus au monde que mes filles apprissent à connaître le genre de vie de Londres avant leur mariage, qui ne peut tarder. Et le jour du départ elle me dit : Je vous recommande ma chère Maria. Elinor est assez prudente pour que je n’en sois pas en peine ; mais je vous prie, madame Jennings, d’aider à Maria dans ses emplètes ; je veux bien qu’elle s’achète tout ce qui sera nécessaire, et j’y pourvoirai, mais non pas tout ce qui lui passera par la tête. N’est-il pas positif qu’elle entendait les emplètes de noce ? Et à présent vous allez me nier qu’il soit question de mariage ; parce que vous êtes mystérieuse pour vous-même, vous croyez que personne n’a ni d’yeux ni d’oreilles ; mais quant à moi j’en suis si sûre que je l’ai dit à tout le monde, et Charlotte en a fait de même.

— En vérité, madame, dit Elinor très-sérieusement, vous êtes dans l’erreur. Vous avez mal fait de répandre une chose dont vous n’aviez pas une assurance positive ; vous en conviendrez vous-même, quoique vous ne vouliez pas me croire à présent.

Madame Jennings rit encore, appela Elinor, une petite mystérieuse, etc. Mais Elinor n’était pas d’humeur de plaisanter, et très-impatiente d’ailleurs de savoir ce que Willoughby avait écrit, elle se tut et sortit. En ouvrant la porte de la chambre de Maria, elle la vit couchée à demi sur son lit dans l’agonie de la douleur, tenant une lettre ouverte et deux ou trois autres autour d’elle. Elinor s’approcha sans parler, s’assit sur le lit, prit la main de sa sœur, la baisa plusieurs fois avec la plus tendre affection, et en versant elle-même des larmes presque aussi abondantes que celles de Maria.

Cette dernière quoiqu’incapable de parler semblait sentir parfaitement la tendresse de cette conduite. Elle pressait la main d’Elinor contre ce pauvre cœur déchiré, comme pour en adoucir la blessure. Après quelque temps ainsi passé dans une affliction mutuelle, elle mit la lettre qu’elle tenait entre les mains d’Elinor, et couvrant son visage de son mouchoir, jeta presque des cris de désespoir. Elinor qui pensait qu’un chagrin aussi violent devait avoir son explosion, et que sa sœur souffrirait bien davantage en tâchant de le réprimer, si même cela lui était possible, la laissa s’y livrer, et ouvrant vivement la lettre de Willoughby, lut ce qui suit.

Mademoiselle,

« Je viens de recevoir dans ce moment la lettre dont vous avez bien voulu m’honorer, et dont je vous témoigne toute ma reconnaissance. Je suis consterné d’apprendre qu’il y ait eu quelque chose hier au soir dans ma conduite avec vous qui n’ait pas mérité votre approbation, quoiqu’il me soit impossible de découvrir en quoi j’ai eu le malheur de vous déplaire ; je vous en demande mille pardons, et je vous assure que c’était absolument sans intention. Je n’ai jamais pensé à mon séjour en Devonshire, et à ma connaissance avec votre famille sans le plus grand plaisir, et j’ose me flatter que ce léger malentendu n’y portera nulle atteinte. Mon estime pour toutes les dames Dashwood est très-sincère, mais si j’ai été assez malheureux pour avoir donné lieu de croire à quelques sentimens plus vifs ou particuliers, je me reprocherais beaucoup d’avoir peut-être témoigné trop vivement cette estime. Vous serez bien convaincue, mademoiselle, qu’il m’était impossible d’aller au-delà quand vous apprendrez que depuis long-temps mes affections étaient engagées ailleurs, et que dans quelques semaines ma main suivra le don de mon cœur.

« C’est avec grand regret que j’obéis à vos ordres en vous rendant toutes les lettres dont vous m’avez honoré, et la boucle de vos beaux cheveux que vous aviez bien voulu me donner avec tant de complaisance.

« Je suis, mademoiselle, avec une parfaite estime, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

James Willoughby ».

Il est facile de comprendre avec quelle profonde indignation, Elinor lut cette étrange lettre, écrite avec cette froideur, cette dureté à celle dont il connaissait si bien les qualités distinguées et l’excessive sensibilité, que cependant il blessait si cruellement. Oh ! combien son intérêt, sa tendre pitié redoubla pour son innocente Maria, qui n’avait à se reprocher que des imprudences presque autorisées par sa mère et la noble confiance d’un cœur trop tendre et trop crédule, dont elle était si punie. En commençant à lire cette lettre, Elinor était déjà bien convaincue qu’elle contenait l’aveu de l’inconstance de Willoughby ; mais jamais jamais elle ne l’aurait soupçonné capable d’un tel manque de délicatesse, et de toute espèce de procédés et de sensibilité en écrivant une lettre aussi cruelle, une lettre qui non-seulement n’exprimait aucun regret, aucun aveu d’inconstance ou d’obstacles insurmontables, mais par laquelle il niait même d’avoir eu pour sa victime aucune espèce d’affection, une lettre enfin dont chaque ligne était une insulte, et prouvait combien celui qui l’avait écrite était méprisable. Elle resta quelque temps dans un muet étonnement et ne pouvant à peine en croire ses yeux. Elle la relut encore, et encore, et chaque lecture ne servait qu’à augmenter sa haine contre cet homme. L’amertume de ce sentiment était telle qu’elle n’osait essayer de parler de peur d’enfoncer encore plus avant le poignard dans le cœur de la pauvre Maria. Elle regardait cependant comme un bonheur qu’elle eût échappé à l’horreur d’être liée pour la vie à un homme sans principes, sans honneur, sans délicatesse, enfin tel qu’il lui paraissait, le plus faux et le plus dur des hommes ; mais ce n’était pas le moment de le faire sentir à Maria. Ses méditations sur le contenu de cette lettre, et sur l’insensibilité et la fausseté de celui qui l’avait écrite, la conduisirent naturellement à réfléchir sur le caractère d’autres personnes qui sans être peut-être aussi dépravées que Willoughby, ne pouvaient non plus que rendre malheureux ceux à qui elles seraient liées pour la vie. Lucy Stéeles vint se placer dans son imagination pas très-loin de Willoughby ; elle oublia quelques instans les peines de sa sœur pour s’occuper des siennes, ou plutôt elles se confondirent et formèrent une masse de pensées douloureuses qui l’absorbèrent tellement qu’elle ne songea pas à lire les trois autres lettres que Maria avait posées sur ses genoux, et qui sans doute étaient celles que Willoughby lui avait renvoyées. Les sanglots de Maria avaient cessé, mais elle avait encore la tête dans les coussins, elle était encore incapable de parler et d’entendre. Elinor perdue dans ses réflexions ne savait pas elle-même combien il y avait de temps qu’elle était là, quand elle entendit rouler un carosse devant la porte. Elle regarda à la fenêtre pour savoir qui pouvait venir de si bonne heure ; c’était la voiture de madame Jennings, avec qui elle devait sortir. Décidée à ne pas quitter Maria, quoique sans espoir de la soulager, elle courut s’excuser auprès de leur bonne hôtesse, en lui disant que sa sœur était indisposée. Madame Jennings l’approuva, sortit seule ; et bien vîte Elinor retourna près de Maria, Elle la trouva essayant de se lever, mais ses jambes tremblantes ne pouvaient la soutenir, et sa sœur vint fort à propos pour l’empêcher de tomber sur le plancher, ce qui n’aurait pas été étonnant depuis plusieurs jours, elle ne mangeait presque rien, et ses nuits se passaient sans sommeil. Beaucoup de faiblesse et de vertige en étaient la suite inévitable. Jusqu’alors elle avait été soutenue par la fièvre de l’attente et de l’espérance ; tout était fini pour elle, plus d’attente, plus d’espoir, même de revoir celui qui remplissait encore en entier son cœur ; elle succombait sous le poids du chagrin. Un mal de tête violent, des crispations d’estomac, et plusieurs faiblesses alarmèrent Elinor. Elle eut recours à tout ce qu’elle put imaginer pour la remettre et la ranimer, elle y parvint avec peine. Maria reprit ses sens, et put lui témoigner combien elle était touchée de sa bonté. Pauvre Elinor, lui dit-elle, combien je vous rends malheureuse, combien de peine je vous donne !

— Je voudrais seulement, lui répondit Elinor, savoir comment je pourrais vous donner quelques consolations.

Ce mot était trop pour Maria ; mais quelle que chose qu’Elinor eût pu lui dire il en eût été de même. Ah ! non, non, dit-elle, plus de consolation pour moi ! je suis trop malheureuse ! et sa voix s’éteignit de nouveau dans les sanglots et les larmes. Elinor ne pouvait presque plus supporter de la voir dans cet état.

— Tâchez de vous calmer, chère Maria, lui dit-elle, si vous ne voulez pas vous tuer vous-même et tous ceux qui vous aiment. Pensez à votre mère, pensez combien vos souffrances l’affligeraient. Pour elle vous trouverez des forces dans votre cœur.

— Je ne le puis, je ne le puis, s’écria Maria ; laissez-moi, si je vous tourmente, laissez-moi, haïssez moi, abandonnez-moi, mais ne me torturez pas en exigeant l’impossible. Oh ! combien il est facile à ceux qui n’ont aucune peine personnelle de parler de force et de courage. Heureuse ! mille fois heureuse Elinor ! vous ne pouvez avoir aucune idée de ce que je souffre.

— Vous me nommez heureuse, Maria, ah ! si vous saviez…

Maria la regarda avec un tel effroi, qu’elle se hâta d’ajouter. — Si vous saviez combien je sens votre douleur ! Pouvez-vous me croire heureuse quand je vous vois aussi souffrante !

— Pardonnez-moi, oh ! pardonnez-moi, lui dit Maria en jetant ses bras autour du cou de sa sœur ; je connais votre cœur, je sais qu’il souffre pour moi, mais je voulais dire que vous seriez sûrement heureuse une fois. Edward vous aime, il n’a jamais aimé que vous seule au monde. Ah ! qu’est-ce qu’un tel bonheur ne peut pas compenser, et rien ne peut vous l’ôter.

— Rien, Maria ! Mille, mille circonstances peuvent le détruire à jamais.

— Non, non, non, s’écria Maria avec véhémence, il vous aime, vous serez à lui pour la vie ; le malheur ne peut vous atteindre.

— Le malheur, chère Maria, va presque toujours à la suite de la vie ; et je ne puis avoir aucun plaisir tant que je vous verrai dans cet état.

— Et jamais vous ne me verrez autrement ; mon malheur durera autant que moi. Oh ! puissions-nous bientôt finir ensemble !

— Vous ne devez pas parler ainsi, Maria. N’avez-vous donc point d’amis ? L’amour est-il tout pour vous ? Est-ce que vous ne voyez autour de vous nulle consolation ? Pensez, Maria, que vous auriez souffert mille fois plus encore si vous aviez quelque chose à vous reprocher de vraiment repréhensible, si seulement cet homme faux et cruel s’était amusé à prolonger votre erreur, à ne dévoiler son odieux caractère qu’après vous avoir entraînée dans une suite d’imprudences. Chaque jour de confiance en sa foi, en son honneur, augmentait le danger, et aurait rendu le coup plus cruel, lorsqu’il aurait enfin, comme aujourd’hui, rompu ses engagemens, et trahi ses sermens et sa foi.

— Ses sermens, ses engagemens, dit Maria, que voulez-vous dire, Elinor ? il ne m’a point fait de serment, il n’y avait entre nous nul engagement.

— Bon Dieu ! nul engagement s’écria Elinor.

— Non, non, s’écria aussi Maria, il n’est pas aussi indigne, aussi méprisable que vous paraissez le croire ; il n’a du moins trahi nul serment ; il n’a pas manqué de foi. Et au milieu de sa douleur une expression de joie brilla dans ses yeux, en pouvant justifier celui qu’elle adorait encore.

— Mais du moins il vous a dit qu’il vous aimait.

— Oui… non… jamais entièrement. Vous l’avez vu, vous l’avez entendu. Jamais il ne m’a parlé plus clairement, plus positivement en particulier que devant vous et ma mère. Tout dans sa conduite me le prouvait ; mais sa bouche ne me l’a pas prononcé. C’est moi, moi seule qui me suis trompée ; et jamais il ne m’a aimée ! Un nouveau déluge de larmes suivit cette déchirante pensée.

— Cependant vous lui aviez écrit ; vous saviez par lui sans doute que vous le trouveriez à Londres ?

— Il me dit en me quittant qu’il y serait, s’il vivait encore, dans les premiers jours de janvier. Ah ! pouvais-je croire, pouvais-je penser que celui qui supposait que la douleur de se séparer de moi pouvait le faire mourir, ne m’avait jamais aimée ! Il me dit qu’il ne m’écrirait pas de peur que sir Georges ne vît ses lettres, mais il me donna son adresse. Je n’ai pas osé lui écrire de la Chaumière, puisque nos lettres partaient du Parc, mais je lui écrivis d’ici à l’instant de mon arrivée. Oh ! Elinor, pouvais-je faire autrement ? Les voilà mes lettres, méprisées, ah Dieu, Dieu ! elle cacha encore son visage sur le coussin. Elinor prit les trois lettres, et lut ce qui suit.

Berkeley-Stréet, janvier.

« Comme vous allez être surpris, mon cher Willoughby ! et laissez-moi me flatter que ce n’est pas seulement de la surprise que vous éprouverez, en apprenant que je suis à Londres. Une invitation de la bonne madame Jennings était un bonheur auquel je n’ai pas pu résister, non plus qu’à vous l’apprendre à l’instant même de mon arrivée. Je suis bien sûre que si mon billet vous parvient à temps, vous viendrez dès ce soir et que vous partagerez mon impatience ; du moins je vous verrai bien sûrement demain ; et croyez qu’à Londres comme à la Chaumière vous trouverez toujours une fidèle et tendre amie. »

M. D.

Son second billet avait été écrit le lendemain du petit bal des Middleton, et contenait ce qui suit :

« Je ne puis vous exprimer mon chagrin de vous avoir manqué avant hier, lorsque j’ai trouvé votre carte au retour d’une promenade ; mais enfin vous êtes à la ville et vous savez où je suis. Mais pourquoi n’ai-je pas reçu un seul mot de vous en réponse au billet que je vous ai écrit il y a huit jours, au moment de mon arrivée ? D’une heure à l’autre, d’un instant à l’autre, j’espérais vous voir entrer ou du moins avoir une lettre. Je vous en conjure Willoughby, ne prolongez pas ce supplice ; revenez le plutôt qu’il vous sera possible ; venez m’expliquer ce que je ne puis comprendre. Venez plus matin ; madame Jennings sort toujours à une heure, et je n’ose lui refuser de l’accompagner, quoique je l’aie déjà fait dans un vain espoir. Ce même espoir toujours trompé, m’avait engagée d’aller hier chez lady Middleton, où nous eûmes un petit bal. On m’assure que vous y étiez invité ; mais je ne puis le croire, puisque vous n’y êtes pas venu. Il faudrait que vous fussiez étrangement changé depuis notre séparation, si vous refusiez volontairement l’occasion de revoir vos amies de la Chaumière ; mais je ne veux pas même le supposer, et j’espère que je recevrai bientôt de votre bouche l’assurance que vous êtes toujours le même pour votre M. D. »

La troisième datée de ce matin même était ainsi conçue :

« Que dois-je penser Willoughby ? À quoi dois-je attribuer votre étrange conduite d’hier au soir ? Je vous en demande encore l’explication. J’étais préparée à vous revoir avec tant de plaisir après une absence qui m’avait paru si longue, à vous retrouver tel que vous étiez au moment de notre séparation, aimable, tendre, affectionné, enfin ce que vous étiez à Barton du matin au soir, et ce que vous n’êtes plus à Londres. Quelques semaines peuvent-elles avoir changé à ce point vos sentimens ? Qu’est-il arrivé ? Que vous ai-je fait, moi qui n’ai cessé de penser à vous, de hâter par mes vœux le moment de vous revoir, ce moment qui devait être si doux, et que vous avez su rendre si cruel ! J’ai passé une nuit entière sans sommeil, tâchant en vain de comprendre ou d’excuser une conduite aussi barbare, aussi contraire à ce que j’attendais de vous ; je n’ai pu découvrir aucun motif, rien qui pût me l’expliquer ; mais je n’en suis pas moins prête à entendre votre justification, à croire encore qu’elle dépend de vous. Peut-être qu’on m’a calomniée auprès de vous ; je ne croyais pas avoir d’ennemis, ni que Willoughby pût ajouter foi à des rapports contre moi ; mais comment puis-je expliquer autrement votre inconcevable froideur ? Dites-moi ce que c’est avec cette franchise dont vous faites profession et que j’aimais tant à trouver en vous ; dites-le moi, et j’aurai la satisfaction inexprimable de vous rassurer sur tous les points. Je serais bien malheureuse en vérité, si j’étais forcée de penser mal de vous, d’apprendre que vous n’êtes pas ce que j’ai cru, que vous n’avez pas été sincère dans vos expressions d’attachement pour ma famille, et pour moi particulièrement ; mais s’il en était ainsi, je veux aussi le savoir. Je suis actuellement dans un état d’indécision et de trouble plus affreux mille fois que la certitude du malheur. Je désire bien vivement que vous puissiez vous justifier ; mais ce que je demande, c’est la vérité. Si elle vous coûte trop à dire, renvoyez-moi seulement mes billets et la boucle de cheveux que vous avez emportée ; je vous comprendrai et… Ah ! Willoughby, il est impossible que vous ne vouliez plus être l’ami de M. D. »

CHAPITRE XXX.

Elinor avait tremblé de lire ces lettres, elle s’attendait qu’elles étaient écrites avec tout le feu de la passion qui dévorait sa pauvre sœur, et qu’elle trouverait peut-être dans l’excès de cette passion la cause si ce n’est l’excuse de la conduite de Willoughby. Les hommes trop souvent incapables de ressentir la passion qu’ils inspirent en sont ennuyés lorsque le goût léger qui les a entraînés n’existe plus. Mais ces lettres si simples, si tendres, si pleines d’affection et d’une confiance illimitée et celle de Willoughby si dure, si glacée, si insultante, redoublèrent sa tendre pitié pour sa sœur ; mais cependant elle n’en blâmait pas moins son imprudence d’avoir donné de telles preuves de tendresse à un homme qui ne les demandait pas, qui lui avait à peine prononcé le mot d’amour, et qui leur était connu depuis si peu de temps. Sir Georges leur avait fait l’éloge de ses talens pour la chasse, pour la danse, mais n’avait pas dit un mot de son caractère. Lui-même il est vrai s’était annoncé d’une manière aimable : mais tout jeune homme qui veut plaire, et qui en a les moyens, s’annonce de même ; et bien certainement du moins, il avait voulu plaire à Maria, et n’avait pu se faire illusion sur la nature du sentiment qu’il lui inspirait, et qu’il avait si bien l’air de partager que la prudente Elinor même y avait été trompée, et que la crédulité de la vive et sensible Maria était bien excusable. Son seul tort était de s’être trop livrée à son sentiment et à ses espérances ; et certes elle en était trop punie pour pouvoir le lui reprocher.

Lorsque Maria vit que sa sœur avait fini sa lecture et réfléchissait en silence, elle lui fit observer que ses lettres ne contenaient rien que toute autre qu’elle n’eût écrit dans la même situation : je me regardais, dit-elle, comme étant aussi solennellement engagée avec lui, que si un contrat légal nous eût liés. Cette sympathie qui nous avait entraînés l’un vers l’autre au premier instant, ce rapport de nos goûts, de nos caractères : tout enfin me paraissait la voix du ciel qui nous avait destinés l’un à l’autre.

Malheureusement, dit Elinor, il ne voyait ni ne sentait de même.

— Oui, Elinor, pendant tout le temps qu’il a passé près de nous il voyait, il sentait comme moi j’en suis aussi sûre que de mon propre cœur. Sans doute le sien a changé, mais ce n’est pas sa faute ; l’art le plus diabolique a été employé pour le détacher de moi. Quand il me quitta je lui étais aussi chère que mon cœur pouvait le désirer, et qu’il m’était cher à moi-même ! Cette boucle de cheveux qu’il m’a renvoyée si vîte à ma première demande, par combien d’instances réitérées ne l’avait-il pas obtenue ? Si vous aviez vu son regard, si vous aviez entendu le son de sa voix lorsqu’il me suppliait de la lui laisser couper ; et la dernière soirée de la Chaumière, l’avez-vous oubliée, Elinor ? et le matin quand il vint prendre congé de moi, son désespoir, ses larmes ! Les hommes peuvent-ils pleurer à volonté ? Les larmes, cette espèce de soulagement que la nature accorde aux femmes, ne sont-elles pas chez eux la preuve d’un cœur vraiment touché ? Oh ! si vous aviez vu son affliction à la seule pensée de se séparer de moi pour quelques semaines ! Non jamais, jamais je ne puis l’oublier !

Elle fut quelques instans sans pouvoir parler ; mais quand son émotion fut un peu calmée, elle ajouta avec fermeté : Elinor, on m’a traitée cruellement ; mais ce n’est pas Willoughby.

— Chère Maria, quel autre que lui faut-il en accuser ? Par qui peut-il avoir été influencé ?

— Par tout le monde, plutôt que par son propre cœur. Je croirais plutôt que tous ceux que je connais se sont ligués contre moi, que de le croire coupable d’une telle cruauté. Cette femme de qui il parle peut être… ou tout autre, je n’excepte que vous, maman, Emma et Edward, tous, tous les autres peuvent m’avoir calomniée. Excepté vous quatre, il n’existe personne que je ne puisse soupçonner, plutôt que Willoughby dont le cœur m’est si bien connu, On s’est vengé sans doute de ce que je préférais la société de l’homme du monde le plus aimable, à la sottise, à l’insipidité, au manque total de goût et d’esprit. Je me suis fait des ennemis par la franchise de mon caractère qui ne peut se plier ni à dissimuler, ni à flatter.

Elinor ne voulut pas dans ce moment disputer avec elle ; elle lui dit seulement : Chère Maria, si vous croyez avoir des ennemis assez méchans, assez détestables pour vous nuire par des calomnies, laissez leurs torts retomber sur eux-mêmes, et que le sentiment de votre innocence et de vos bonnes intentions relève votre âme ; ne leur donnez pas l’indigne triomphe de vous avoir rendue aussi malheureuse. C’est un louable et raisonnable orgueil que celui qui nous donne le sentiment de notre propre dignité et qui nous élève au-dessus de la méchanceté et de la malveillance.

— Non, non, s’écria Maria, un malheur tel que le mien ne laisse aucun orgueil ; il m’est égal que tout le monde sache combien je souffre. Que m’importe leur triomphe ? il ne peut rien ajouter à ma misère. Elinor, Elinor, il est bien faible le chagrin qui peut s’adoucir par la fierté, qui peut s’élever au-dessus de l’insulte et de la mortification ; il peut alors s’effacer entièrement, tandis que le mien ne s’effacera jamais ; je ne puis le surmonter. On peut jouir du mal qu’on m’a fait tant qu’on voudra, sans l’augmenter ni l’affaiblir. Je n’ai plus aucun sentiment de fierté ; je n’ai, je ne puis avoir que celui de mon malheur.

— Mais pour l’amour de ma mère, pour le mien, Maria, ne pouvez-vous rien sur vous-même ?

— Ah ! pour vous deux je voudrais faire tout ce qui dépendrait de moi ; mais paraître heureuse quand je suis au désespoir, ah ! qui pourrait l’exiger.

Elles restèrent quelque temps en silence. Elinor, se promenait du feu à la fenêtre et de la fenêtre au feu, les bras croisés, les yeux baissés, absorbée dans ses pensées, sans sentir la chaleur du feu et sans rien voir au travers des vitres. Maria assise sur le pied de son lit, sa tête appuyée contre une des colonnes, tenant dans ses mains la lettre de Willoughby, la relisant phrase par phrase, s’écria enfin tout-à-coup : Ah ! c’est trop, c’est trop cruel ! Ah ! Willoughby, Willoughby, est-ce bien vous qui m’écrivez ainsi ? Ne fais-je pas un songe affreux ? Non rien, rien ne peut vous justifier ; non rien, Elinor, quoiqu’on ait pu lui dire contre moi. Ne devait-il pas suspendre son jugement ? Envoie-t-on un criminel au supplice sans l’entendre ? Ne devait-il pas me le dire quand je le lui demandais instamment, et me donner le pouvoir de me justifier. (Elle reprit la lettre.) Cette boucle de cheveux que vous m’aviez donnée avec tant de complaisance. Ah ! cela seul est impardonnable, Willoughby. Est-ce votre cœur, est-ce votre conscience qui vous a dicté cette insolente phrase ? Non, Elinor, rien ne peut l’excuser.

— Non, Maria, je le pense aussi.

— Mais cette femme, cette femme, à qui il va dit-il donner son cœur et sa main, cette heureuse femme ! qui sait avec quel art, quelle séduction, elle l’aura enchaîné. Il l’aimait déjà, dit-il, et depuis long-temps. Ah ! sans doute quand elle a vu qu’il allait lui échapper et combien il m’était attaché, elle aura tout fait pour le retenir, pour me bannir de son cœur ; mais qui peut-elle être ? Jamais je ne l’ai entendu parler d’une seule femme jeune, belle, séduisante : L’est-elle, Elinor ? Vous l’avez vue ; moi, je n’ai vu que Willoughby. Est-elle mieux, beaucoup mieux que la pauvre Maria ? Ah ! sans doute puisqu’il m’abandonne pour elle ; mais peut-elle l’aimer comme moi. Ah ! Willoughby, pourquoi ne m’avoir jamais parlé d’elle ? Alors j’aurais respecté ses droits sur vous : mais jamais jamais il ne m’a parlé que de moi-même.

Il y eut une autre pause. Maria était très-agitée ; elle se leva et s’approchant d’Elinor, elle saisit sa main : Chère Elinor, lui dit-elle, je veux retourner à Barton auprès de maman ; ne pouvons-nous partir demain ?

— Demain, Maria !

— Oui demain. Pourquoi resterai-je ici ? J’y suis venue seulement pour Willoughby ; qui ferai-je ? Qui m’intéresse à Londres ? Ah personne, personne ! J’y suis comme dans un désert.

— Il serait je crois impossible de partir demain, dit Elinor ; nous devons à madame Jennings plus que de la politesse ; et la quitter aussi brusquement après les bontés qu’elle a pour vous, ce serait très-malhonnête.

— Eh bien donc ! dans deux jours ; mais en vérité, je ne puis rester plus long-temps, je ne puis m’exposer aux remarques, aux questions de tous ces gens, des Middleton, des Palmer ; comment supporter leur pitié ? La pitié de lady Middleton !… Ah ! que dirait-il lui-même s’il le savait ?

— Je crois, chère Maria, qu’un si prompt départ ferait beaucoup plus causer encore. Mais dans ce moment, chère amie, tâchez de trouver un peu de repos : couchez-vous ; soyez physiquement tranquille ; et vos esprits se calmeront insensiblement. Maria suivit un instant ce conseil, mais reprit bientôt toute son agitation. Aucune place, aucune attitude ne lui convenait. Sa sœur ne put obtenir d’elle qu’elle restât couchée. Il lui reprit une attaque de nerfs assez violente. Elinor craignait d’être obligée d’appeler quelqu’un à son secours ; mais elle craignait encore plus de la laisser voir dans cet état. Une forte dose d’éther la remit peu à peu ; elle resta assez faible pour être tranquille, et sans bouger sur un sopha jusqu’au retour de madame Jennings, qui entra immédiatement dans leur chambre sans se faire annoncer. Elle entr’ouvrit la porte et regarda avec l’air très-affligé. Elinor alla au-devant d’elle ; elle entra. Comment allez-vous, ma chère ? dit-elle à Maria, avec le ton de la compassion. (Celle-ci détourna la tête sans répondre.) Comment est-elle, mademoiselle Elinor ? Pauvre petite ! Elle a l’air bien malade, et cela n’est pas étonnant. Hélas ! il n’est que trop vrai, il se marie bientôt ce grand vaurien, Je viens de l’apprendre ; madame Taylor me l’a dit il n’y a pas une demi-heure ; elle le tenait d’une intime amie de miss Grey elle-même, sans quoi je n’aurais pu le croire : j’étais près de tomber d’étonnement. « Eh bien ! lui ai-je dit, tout ce que je sais, et ce qui est la vérité même, c’est qu’il s’est conduit abominablement avec une jeune dame de ma connaissance, à qui il a fait croire qu’il l’aimait à la passion, tandis qu’il en courtisait une autre. Je désire de tout mon cœur, pour le bien que je lui veux, que sa femme le rende bien malheureux : ainsi j’ai dit, ainsi je dirai, vous pouvez y compter, mes chères amies. Je n’ai aucune idée qu’un homme se conduise de cette manière. Et qu’il ne dise pas que non ; car je l’ai vu de mes propres yeux, et comme miss Maria l’aimait, et comme j’aurais parié ma tête qu’il l’aimait aussi et qu’il n’épouserait qu’elle. Ah ! si jamais je le rencontre, fût-ce à côté de sa femme, je lui reprocherai bien sa conduite, je vous en réponds. Mais consolez-vous, chère Maria, ce n’est pas le seul jeune homme dans le monde, et avec votre jolie mine vous ne manquerez pas d’admirateurs. Allons, courage, ma pauvre petite ! je ne veux pas vous troubler plus long-temps ; vous vous retenez de pleurer pour moi je parie ; il vaut mieux pleurer tout à-la-fois, et que cela soit fait. J’ai invité pour ce soir mesdames Parcy et les Sawnderson ; elles sont gaies comme vous savez, elles vous distrairont. Elle s’en alla doucement sur la pointe des pieds, comme si le bruit avait pu augmenter l’affliction de sa jeune amie.

Le reste de la matinée s’écoula assez tranquillement. Maria était sombre, parlait peu, soupirait beaucoup, mais fut plus calme, et à la grande surprise de sa sœur, elle voulut descendre pour le dîner. Elinor s’y opposait, mais elle le voulut ; elle le supporterait très-bien, dit-elle, et donnerait moins de peine que de la servir en haut. Elinor approuva ce motif, l’habilla en malade aussi bien qu’elle pût, et se tint prête pour la conduire à la salle à manger quand on les appellerait.

Elles descendirent ; Maria appuyée sur sa sœur, pâle, abattue et les yeux bien rouges, se mit à table et plus calme que sa sœur ne l’avait espéré. Si elle avait essayé de parler ou qu’elle eût entendu la moitié de tout ce que madame Jennings disait, son calme ne se serait pas aussi bien soutenu, mais pas un mot n’échappa de ses lèvres, et la concentration de ses pensées l’empêcha de faire attention à ce qui se passait autour d’elle. La bonne madame Jennings ne pensait pas que ses attentions poussées jusqu’au ridicule, la tourmentaient plutôt que de lui faire du bien : Elinor qui rendait justice à ses bonnes intentions, lui en témoignait sa reconnaissance et faisait son possible pour qu’elle laissât Maria tranquille, mais elle ne pouvait pas lui persuader que les peines de l’âme ne doivent pas être traitées comme une migraine ou des maux purement physiques. Madame Jennings voyait Maria malheureuse, et la traitait avec l’indulgente tendresse d’une mère pour un enfant malade. Maria devait avoir la meilleure place vers le feu, le meilleur mets, le meilleur vin, le meilleur fauteuil ; elle cherchait tout ce qu’elle pouvait imaginer pour l’amuser, ou la tenter de manger en lui présentant une variété d’entremets, de dessert, de confitures de toute espèce. Si Elinor n’avait pas vu par la contenance de sa sœur que toute plaisanterie lui serait insupportable, elle n’aurait pu s’empêcher de rire avec elle des recettes de la bonne dame contre un chagrin d’amour. À la fin cependant elle fut si pressante et lui répéta si souvent que tout ce qu’elle lui présentait lui ferait sûrement du bien, que Maria ne pouvant ni l’accepter, ni s’en défendre, prit le parti de retourner dans sa chambre ; elle se leva avec une expression douloureuse, et fit signe à sa sœur de ne pas la suivre.

— Pauvre enfant ! s’écria madame Jennings aussitôt qu’elle fut loin, combien je suis peinée de la voir ainsi ! Voyez, elle s’est en allée sans finir ses cerises à l’eau-de-vie ; rien ne l’aurait mieux fortifiée ; mais plus rien ne lui fait plaisir. Si je pouvais découvrir quelque chose qu’elle aimât, j’irai le lui chercher au bout de la ville. N’est-ce pas odieux qu’un homme abandonne ainsi une si jolie personne ! Mais voilà ce que c’est ; quand il y a tant d’argent d’un côté et presque point de l’autre, la balance l’emporte.

— Cette dame donc, dit Elinor, cette miss Grey (n’est-ce pas ainsi que vous l’appelez), vous dites qu’elle est très-riche !

Cinquante mille pièces, ma chère ; on est toujours belle avec une telle dot. L’avez-vous vue à l’assemblée ? elle est élégante, bien faite, mais point jolie. J’ai connu son oncle dont elle a hérité ; toute cette famille est riche à millions, et cela tente un jeune homme qui aime la dépense, et les chiens, et les chevaux, et les caricles, et les équipages de toute espèce, et la bonne table. Je veux bien cela, mais il ne faut pas tourner la tête à une pauvre jeune fille qui n’a rien, lui faire espérer le mariage, et puis la planter là quand il en trouve une qui veut payer sa belle figure et toutes ses fantaisies.

— Savez-vous, madame, si miss Grey est aimable ?

— Je n’ai jamais entendu faire d’elle d’autre éloge que d’être riche et élégante ; elle a toujours les premières modes ; seulement madame Taylor m’a dit aujourd’hui que monsieur et madame Elison ne seraient pas fâchés du tout qu’elle se mariât, parce qu’ils n’allaient point ensemble.

— Et qui sont ces Elison ?

— Son tuteur, ma chère, chez qui elle vit ; mais dès qu’elle a pu choisir, elle a préféré le beau Willoughby. Le joli choix qu’elle a fait là ! elle le payera sur ma parole.

— Elle s’arrêta un moment. « Elle est allée dans sa chambre la pauvre petite je suppose ; il faut retourner auprès d’elle, ce serait cruel de la laisser seule, la pauvre enfant ! J’ai quelques amis ce soir, il faut qu’elle vienne ; on jouera à tout ce qu’elle voudra ; elle n’aime pas le wisk, c’est trop sérieux, je comprends cela ; nous ferons un vingt et un, un trente et quarante, une macédoine, enfin tout ce qui pourra l’amuser. Chère dame, dit Elinor, votre bonté est tout-à-fait inutile ; ma sœur n’est pas en état de quitter sa chambre ce soir. Je vais lui persuader de se mettre au lit de bonne heure ; un parfait repos est ce qui convient le mieux à ses nerfs.

— Oui, oui, je crois que c’est le mieux ; il faut qu’elle ordonne elle-même son souper, et qu’elle dorme. C’est donc cela qui la rendait si triste ces dernières semaines ? Je suppose qu’elle s’en doutait la pauvre enfant, quand elle ne voyait point venir son amoureux ; moi je n’y comprenais rien, et lorsqu’il ne vint pas au bal chez ma fille, j’aurais bien pu alors me douter de quelque chose. Mais ce sont des querelles d’amans, pensai-je en moi-même ; ils se raccommoderont et ne s’en aimeront que mieux. C’est donc cette lettre qu’elle a reçue ce matin qui a tout fini ? Pauvre petite ! Si j’avais pu deviner ce que c’était, je me serais bien gardée de la railler, mais qui pouvait penser une telle chose ? Ah ! combien sir Georges et Mary vont être étonnés quand ils l’apprendront ! Je suis fâchée de n’être pas allée chez eux en revenant pour le leur dire, mais j’irai demain sûrement.

Il est inutile j’en suis sûre, chère dame, de vous recommander de prier vos filles et vos gendres de ne pas nommer M. Willoughby devant ma sœur, de ne pas faire la moindre allusion à ce qui s’est passé ; leur bon cœur et le vôtre suffiront pour prévenir ce qui serait vraiment une cruauté. Et à moi-même moins on m’en parlera plus on m’épargnera de peine, et certainement vous devez le comprendre, vous qui êtes la bonté même.

Mon Dieu cela va sans dire, il serait terrible pour vous et pour votre pauvre sœur d’en entendre parler ; on la ferait tomber en faiblesse, j’en suis sûre ; je ne lui en dirai pas un mot. Vous avez bien vu à dîner que j’ai parlé de tout autre chose. J’en avertirai sir Georges et sa femme, et ils se tairont aussi ; à quoi sert-il de parler ?

— Souvent à faire beaucoup de mal, dit Elinor, à dire plus qu’on ne sait, plus qu’il n’y a. Le public juge sur l’événement, ignore les circonstances et parle de ce qu’il ne sait qu’imparfaitement. Dans ce cas par exemple, tous nos amis, je suppose, blâmeront beaucoup M. Willoughby ; et sans doute il a eu des torts, mais non pas celui dont on l’accusera sûrement. Je dois lui rendre la justice que s’il a manqué aux procédés il n’a pas manqué à ses sermens, et qu’il n’avait nul engagement positif avec ma sœur. — Bon Dieu, ma chère, vous n’allez pas à présent le défendre ! Point d’engagement positif, dites-vous ! Après l’avoir menée au château d’Altenham, et lui avoir montré l’appartement qu’ils devaient habiter un jour.

Pour l’amour de sa sœur, Elinor ne voulut pas presser cette discussion. Maria pouvait y perdre, et Willoughby y gagnait très-peu. Après un court silence madame Jennings reprit la parole avec son hilarité ordinaire.

— Eh bien ! ma chère, il n’y a pas grand perte dans le fond, et le colonel Brandon n’en sera pas fâché. Voulez-vous parier qu’il épousera Maria vers le milieu de l’été. Mon Dieu, quelle joie va lui donner cette nouvelle ! j’espère qu’il viendra ce soir, j’aime à voir des gens heureux. C’est un bien meilleur parti pour votre sœur ; deux mille pièces de revenu valent mieux que six cents : c’est je crois tout ce que rapporte Haute-Combe, et madame Smith n’est pas encore morte. Delafort, la terre du colonel, est bien autre chose que Haute-Combe, et même que Barton. Il y vient les meilleurs fruits possibles ; il y a un canal délicieux, une grande route, une jolie église, qui n’est pas à un quart de mille, et le presbytère à côté, qui peut faire un bon voisinage. Je vous assure que c’est une charmante terre ; je me réjouis d’y aller voir Maria quand elle y sera établie, et cela ne peut manquer. Il y a bien l’obstacle de sa fille, de cet enfant de l’amour, miss Williams, comme on l’appelle ; mais il la mariera ; une bonne petite dot en fera l’affaire, et il n’en sera pas moins un excellent parti, si nous pouvons mettre Willoughby hors de la tête de votre sœur.

— J’espère bien que nous y parviendrons, madame, et même sans le colonel, dit Elinor ; alors elle se leva et alla joindre Maria, qu’elle trouva comme elle s’y attendait rêvant à ses chagrins, à côté d’un feu à demi-éteint, et sans autre lumière.

— Pourquoi revenir, Elinor ? vous feriez mieux de me laisser, ce fut tout ce qu’elle lui dit.

— Je vous laisserai, lui répondit-elle, si vous voulez vous coucher. Elle s’y refusa d’abord ; mais Elinor ne se rebuta pas, la pressa doucement, lui aida à se déshabiller, et moitié par persuasion, moitié par complaisance Maria y consentit. Sa sœur eut la consolation de voir sa pauvre tête fatiguée de pleurs sur son oreiller, et de la laisser sur le point de trouver un peu de repos et d’oubli de ses peines dans un doux sommeil. Elle alla rejoindre madame Jennings, et la rencontra tenant un gobelet à moitié plein. Ma chère, lui dit-elle, je me suis rappelé que j’avais encore une bouteille de vieux vin de Constance, et je suis allée la chercher pour votre sœur. Mon pauvre mari en faisait un grand usage quand il avait une goutte remontée : il assurait que rien ne lui faisait plus de bien. Faites en prendre à votre sœur ; j’allais lui en porter. Chère dame, dit Elinor en souriant de l’efficacité d’un remède contre la goutte dans cette circonstance, vous êtes trop bonne, en vérité. Je viens de faire mettre Maria au lit, elle dort j’espère à ce moment, et rien ne peut lui faire plus de bien que le repos. Si vous voulez me le permettre, dit-elle en prenant le gobelet, c’est moi qui boirai cet excellent vin à la santé de la meilleure des femmes et des amies.

— Et à celle de la pauvre petite malade d’amour, dit la bonne dame. N’est-il pas bon ? Je vous le dis, il la guérira et fortifiera son cœur ; nous lui en donnerons demain, et tout ira à merveille.

Quelques momens après la société attendue arriva. Madame Jennings les reçut, et Elinor alla présider à la table à thé.


CHAPITRE XXXI.

Ainsi que madame Jennings l’avait prévu, le colonel Brandon entra pendant qu’Elinor préparait le thé, et par sa manière de regarder autour de la chambre, elle comprit à l’instant qu’il s’attendait à n’y pas trouver Maria, qu’il le désirait et qu’il savait déjà ce qui occasionnait son absence. Madame Jennings n’eut pas la même idée, car dès qu’il fut entré, elle traversa la chambre, vint près de la table à thé Elinor présidait, et lui dit à l’oreille : le colonel a l’air bien sérieux, ma chère, sûrement il ne sait rien de l’affaire. Dites-lui bien vite que Maria est libre ; vous verrez comme il changera de physionomie. Elinor sourit sans répondre. Quelques momens après le colonel s’approcha d’elle, et avec un regard qui lui confirma qu’elle n’avait rien à lui apprendre, il s’assit à côté d’elle et lui demanda des nouvelles de sa sœur.

— Maria n’est pas bien, dit-elle, elle a été indisposée tout le jour, et nous lui avons persuadé de se mettre au lit.

— Peut-être, dit-il en hésitant beaucoup, ce que j’ai entendu dire ce matin… peut-être est-ce plus vrai que je n’ai d’abord voulu le croire ?

— Qu’avez-vous entendu dire ?

— Qu’un gentilhomme que j’avais de fortes raisons de penser… de croire… d’être sûr même qu’il était engagé… avec votre sœur. Mais pourquoi me le demander ? vous le savez, j’en suis certain. Je l’ai vu en entrant à l’altération de vos traits, à l’absence de votre sœur ; épargnez-moi la peine de le dire.

— Eh bien donc ! dit Elinor, je suppose que vous entendez le mariage de M. Willoughby avec mademoiselle Grey ; il paraît que c’est aujourd’hui que ce bruit a éclaté, l’avez vous appris ?

— Dans un magasin à Pall-Mall j’avais affaire. Deux dames en parlaient ensemble si haut qu’il m’était impossible de ne pas les entendre. Le nom de James Willoughby fréquemment répété attira mon attention ; celui de mademoiselle Grey s’y joignit, et fut suivi d’une assertion positive de leur mariage, qui doit avoir lieu dans quelques semaines. Aussitôt que la cérémonie sera faite, a ajouté l’une d’elles, ils partiront pour Haute-Combe, la terre que M. James Willoughby possède en Sommerset-Shire… Ah ! miss Elinor, mon étonnement à cette nouvelle… Mais il me serait impossible d’exprimer ce que j’ai senti. Cette dame, à ce que j’ai appris, se nomme Elison, son mari est tuteur de mademoiselle Grey ; ainsi elle doit-être bien informée, et l’on ne peut en douter.

— Nous n’en doutons nullement, dit Elinor ; mais vous a-t-on dit aussi qu’elle a cinquante mille livres ? Il me semble que ce mot explique tout.

— Peut-être, mais n’excuse rien, dit le colonel, et Willoughby… Il s’arrêta un moment, et sans achever sa phrase commencée, il ajouta en changeant de ton : Et votre sœur, comment est-elle ?

— Elle a beaucoup souffert, mais j’ai l’espoir que plus son chagrin a été violent, plus il sera court ; elle a été, et elle est encore dans une cruelle affliction. Jusqu’à hier elle n’avait eu je crois aucun doute sur ses sentimens et même actuellement elle voudrait encore pouvoir le justifier. Quant à moi je suis presque convaincue qu’il ne lui a jamais été réellement attaché. Mais combien il a été trompeur, artificieux, et même en dernier lieu il a montré une dureté de cœur qui m’a excessivement surprise. — L’habitude d’avoir, ou de feindre de l’amour pour toutes les jolies femmes qu’on rencontre doit produire cet effet, reprit le colonel, et Willoughby… Mais ne disiez-vous pas que votre sœur ne voit pas sa conduite sous le même jour que vous. — Vous connaissez l’extrême sensibilité de Maria, colonel ; il lui en coûte trop de condamner sévèrement quelqu’un qu’elle a autant aimé.

Il ne répondit rien. Le thé était fini, on arrangea les parties de jeu, et l’entretien fut interrompu. Madame Jennings tout en jouant regardait le colonel avec surprise. Elle s’était attendue que la nouvelle du mariage de son rival le transporterait de joie, et qu’elle aurait le plaisir de le voir aussi gai, aussi animé que s’il n’avait que vingt-ans, et il lui paraissait au contraire plus sérieux encore qu’à l’ordinaire. Il se dispensa de jouer et sortit bientôt. On ne comprend plus rien aux hommes, dit-elle le soir à Elinor, j’aurais juré aussi qu’il aimait Maria.

La nuit fut meilleure pour cette dernière qu’Elinor ne l’avait espéré ; son abattement lui procura un peu de sommeil ; mais en s’éveillant le lendemain elle retrouva le même poids sur son cœur. Elinor pour la soulager l’engagea à parler du triste sujet qui l’oppressait, et avant qu’on les appelât pour le déjeûner, elles avaient traité à fond ce sujet, avec la même conviction du côté d’Elinor, et avec ses tendres et raisonnables conseils, et du côté de Maria avec les mêmes sentimens impétueux et les mêmes variations. Quelquefois elle croyait Willoughby aussi malheureux et aussi innocent qu’elle même ; dans d’autres momens elle repoussait toute consolation et toute excuse, et le voyait le plus coupable des hommes : quelquefois elle était absolument indifférente au jugement du public et voulait se montrer avec toute sa douleur ; l’instant d’après elle voulait se séquestrer pour toujours : tantôt abattue à ne pouvoir presque pas parler ni faire un mouvement, tantôt se relevant avec énergie. Dans un seul point elle ne changeait jamais, c’était d’éviter autant que possible la présence de madame Jennings, et quand elle ne le pouvait, de garder un opiniâtre silence. Il fut impossible à sa sœur de lui persuader que madame Jennings entrait dans ses peines avec une vraie compassion. Non, non, répondait elle, c’est impossible ; la sensibilité n’est pas dans sa nature. Vous le voyez, elle connaît et sent si peu mon chagrin, qu’elle croit pouvoir l’adoucir par des boissons ou par des mets plus recherchés. Elle me plaint comme elle plaindrait son chat, si on lui avait marché sur la patte, et rien de plus. Tout ce qu’elle aime c’est de causer, de raconter, et elle n’est pas fâchée dans le fond d’en avoir un nouveau sujet.

Quoiqu’il y eût bien là-dedans quelque vérité, Elinor connaissait trop bien l’excellent cœur de madame Jennings pour ne pas repousser ce qu’elle appelait une injustice ; mais elle ne put convaincre Maria, qui était presque toujours influencée dans ses jugemens par la grande importance qu’elle mettait à une sorte de délicatesse raffinée et de sensibilité romanesque, au bon goût, au bon ton, aux grâces. Maria de même que bien des personnes, avec un caractère bon, généreux, un esprit élevé, une sincérité parfaite, n’était ni juste ni raisonnable, et paraissait quelquefois exactement le contraire de ce qu’elle était réellement lorsqu’elle se laissait aller à ses impressions exagérées. Elle exigeait des autres les mêmes sentimens, les mêmes opinions qu’elle avait, et jugeait de leurs motifs par l’effet immédiat de leurs actions sur son esprit. Sa mère à-peu-près dans le même genre, et fière de trouver dans une fille aussi jeune, cet esprit vif et pénétrant, ce sentiment du beau, cet enthousiasme qui la rendait si éloquente et qui animait si bien sa charmante physionomie, avait plutôt augmenté cette disposition qu’elle n’avait cherché à l’affaiblir ou à la régler. Lorsque Maria alla trop loin, sa mère riait et disait : mon Elinor est raisonnable pour deux et cela se calmera avec les années ; oubliant que les années ne changent point le caractère, et peuvent tout au plus le modifier : et madame Dashwood elle-même en était la preuve.

Une légère circonstance vint encore mettre madame Jennings plus bas dans l’estime de Maria, en lui causant une nouvelle source de peines, et cependant cette bonne femme n’était guidée que par l’impulsion de son excellent cœur et de sa bonne volonté.

Les deux sœurs étaient remontées dans leur chambre après déjeûner ; elles discutaient encore sur madame Jennings, lorsque celle-ci entra avec une lettre sortant à demi de ses mains, et la figure aussi gaie, aussi contente, aussi riante, que si elle rapportait à Maria tout son bonheur. Que me donnerez-vous, lui dit elle, en entrant, pour ce que je vous apporte ? Voilà le meilleur des remèdes, (en montrant un bout de la lettre.) Le cœur de Maria lui battait au point de lui ôter la force d’aller arracher des mains de madame Jennings cette précieuse lettre ; son imagination la lisait déjà en entier. Elle était de Willoughby, cela n’était pas douteux, pleine de tendresse, de repentir, expliquant tout ce qui s’était passé, satisfaisante, convaincante, et bientôt suivie de Willoughby lui-même, se précipitant dans la chambre, tombant à ses pieds, et confirmant par l’éloquence de son regard les assurances de sa lettre. D’après l’expression des yeux de madame Jennings et de ses signes à Elinor, elle crut que lui-même était le porteur de cette lettre et qu’il attendait en bas la permission d’entrer ; comment sans cela madame Jennings aurait-elle su ce que renfermait cette lettre. – Hélas ! ce tableau si rapide et si charmant fut bientôt effacé. La lettre est posée devant elle d’un air triomphant, et déjà Maria a reconnu sur l’adresse l’écriture de sa mère, qui, pour la première fois de sa vie, serra douloureusement son cœur. Son espérance avait été si complète et si vive, que l’instant qui la détruisit fut un des plus cruels qu’elle eût encore passés ! Il lui semblait n’avoir souffert que dans ce moment.

La cruauté de madame Jennings en la trompant ainsi, (car elle lui supposa une intention qu’elle n’avait jamais eue) lui parut au-dessus du reproche ; elle n’eut d’autre expression qu’un déluge de larmes, qui ne furent pas interprêtées de cette manière par celle qui les faisait couler. Elle crut au contraire que c’était un excès d’attendrissement causé par la vue d’une lettre de sa mère, et après avoir répété : Pauvre enfant, pauvre enfant ! Elle est si nerveuse que le plaisir même la fait pleurer ; elle sortit sans avoir le moindre sentiment de sa maladresse ; car c’était un manque de tact d’annoncer ainsi une lettre qui devait arriver tout naturellement. Toute autre qu’elle aurait prévu l’erreur de Maria et la lui aurait épargnée.

Passé le premier moment, Maria éprouva un sentiment de remords d’avoir aussi mal reçu une lettre de sa mère. Elle la reprit, la pressa contre ses lèvres, essuya ses yeux et la lettre même mouillée de ses larmes, et l’ouvrit avec un tendre respect ; hélas ! elle n’y trouva aucune consolation. Le nom de Willoughby remplissait chaque page ; madame Dashwood se confiant encore en son amour, en son honneur, ne croyant pas possible qu’on pût se lasser d’aimer sa Maria, mais réveillée par les craintes et les soupçons d’Elinor, cherchait à relever l’espérance de sa fille chérie, sollicitait seulement son entière confiance, lui témoignait une affection sincère pour Willoughby, qui ne pouvait, disait-elle, les avoir trompées, et une telle conviction de leur bonheur lorsqu’ils seraient unis, que le désespoir de Maria en lisant cette lettre devint une espèce d’agonie. Heureusement ses larmes avaient commencé avant de la lire ; elles continuèrent et furent un soulagement. Elle cessa enfin de pleurer, et témoigna alors la plus vive impatience de retourner auprès de sa mère ; elle seule entrerait dans ses sentimens, comprendrait sa douleur ; elle seule avait senti combien Willoughby méritait d’être aimé, elle seule lui pardonnerait de l’aimer encore malgré sa perfidie. Elle voulait partir ce matin même, et pria Elinor de sonner pour demander une voiture.

Ce départ si prompt, si soudain n’était pas du tout de l’avis d’Elinor ; outre l’émotion affreuse que ce retour inattendu donnerait à leur mère, qu’il fallait au moins en prévenir, et ses doutes sur le bien qu’il ferait à Maria, elle craignait avec raison qu’une absence si brusque dans un tel moment ne nuisît à sa réputation, et redoutait même les soupçons et les propos de madame Jennings, excitée par la colère où ce départ la mettrait sûrement : elle tâcha donc sans lui dire les motifs qui l’auraient encore plus exaspérée, de faire entendre raison à sa sœur. Elle lui dit qu’il fallait au moins avoir le consentement de leur mère ; que leur frère étant attendu tous les jours à Londres, trouverait fort mauvais qu’elles partissent au moment de son arrivée ; et la raison se fit enfin entendre à Maria.

Madame Jennings sortit ce matin là plus tôt que de coutume, et ne demanda point à Elinor de la suivre ; il lui tardait que les Middleton et les Palmer sussent tout ce qui se passait, et pussent aussi s’affliger sur Maria et s’indigner contre Willoughby. Dès qu’elle fut partie, Maria conjura sa sœur d’écrire à leur mère, de lui dire toute sa douleur, et de lui demander la permission de retourner auprès d’elle. Elinor s’assit pour cette pénible tâche ; Maria placée vis-à-vis d’elle, dans le salon de madame Jennings, appuyée sur la même table où sa sœur écrivait, tantôt suivait le mouvement de sa plume, tantôt rêvait, sa main sur ses yeux, et s’affligeait aussi du chagrin que cette lettre causerait à sa bonne mère : il y avait une heure qu’elles étaient ainsi, quand un coup de marteau à la porte fit tressaillir Maria.

Qui peut venir, dit Elinor, de si bonne heure ? J’espérais que nous étions à l’abri d’une visite. Maria était déjà à côté de la fenêtre.

Qui serait-ce que le colonel Brandon, dit-elle avec humeur ? est-on jamais à l’abri de le voir entrer ? je ne veux pas le voir, et je m’échappe. Un homme qui ne sait que faire de son temps envahit toujours celui des autres ; elle sortit par la salle à manger pour éviter de le rencontrer.

Elinor qui voulait achever sa lettre, hésitait si elle le recevrait dans l’absence de madame Jennings, mais il ne se fit point annoncer ; il entra, et son regard mélancolique, le son de voix altéré avec lequel il demanda des nouvelles, de Maria, convainquit Elinor que c’était le seul but de sa visite ; elle pouvait à peine pardonner à sa sœur l’espèce d’aversion qu’elle témoignait à ce digne homme.

J’ai rencontré madame Jennings à Bonds-street, dit-il ensuite à Elinor ; elle m’a engagé à venir auprès de vous, et j’étais charmé, je vous l’avoue, mademoiselle, de cette occasion de vous parler sans témoins ; je le désirais d’autant plus, que je vous jure que mon seul motif, mon seul vœu, mon seul espoir est de donner peut-être quelques consolations. Mais, non ; ce n’est pas le mot, bien au contraire, et je ne sais de quelle expression me servir… de donner à votre sœur une conviction déchirante peut-être au premier moment, mais qui puisse contribuer à guérir son cœur. Mon attachement pour elle et mon estime pour vous, et pour votre excellente mère m’ont décidé à vous confier quelques circonstances… Mais je vous en conjure, bonne Elinor, ne voyez dans cette confiance que mon ardent désir de vous être utile et aucun intérêt personnel. Je sais bien que quelque chose qu’il arrive, je n’ai aucun espoir ; mais quoique j’aie passé bien des heures à me convaincre moi-même qu’il était de mon devoir de vous parler, j’ai besoin encore de votre aveu pour m’y décider.

Je vous entends, dit Elinor, vous avez quelque chose à me dire sur M. Willoughby qui dévoilera son caractère. Vous dites que c’est la plus forte preuve d’amitié que vous puissiez donner à ma sœur : ma reconnaissance vous est donc bien assurée. Si ce que vous avez à me confier tend à la guérir plutôt de sa malheureuse inclination, parlez, je vous en conjure, je suis prête à vous entendre.


CHAPITRE XXXII.

Vous me trouverez, dit le bon colonel à Elinor, un très-maussade narrateur ; je sais à peine par où commencer le récit que j’ai à vous faire. Quand je quittai Barton le dernier octobre… mais il faut que je prenne mon récit de plus loin, il faut que je vous parle de ma propre histoire. Je vous promets d’être bref, et vous pouvez vous fier à moi ; c’est un sujet sur lequel je crains de demeurer long-temps, (et ces mots furent accompagnés d’un profond soupir ). Il s’arrêta un moment comme cherchant à rassembler ses idées ; ensuite il poursuivit.

— Vous avez probablement miss Dashwood, oublié une conversation que j’eus avec vous un soir à Barton-Park pendant qu’on dansait ; je vous parlais d’une dame que j’avais connue autrefois, qui ressemblait à beaucoup d’égards à votre sœur Maria.

— Je ne l’ai point oubliée, s’écria Elinor ; je pourrais, je crois, vous dire vos mêmes paroles ; mais qui pourrait rendre l’expression de sentiment avec lequel vous parliez de cette femme ?

— Je l’avoue, dit le colonel, c’était avec une bien vive émotion que je remarquai dans votre sœur une ressemblance frappante à plusieurs égards avec cette femme qui n’existe plus depuis long-temps. Ce n’est pas peut-être dans le détail des traits que ce rapport existe, quoi qu’il y en ait aussi ; la figure de Maria est plus belle, mais c’est la même expression de physionomie, le même regard, la même chaleur de cœur, la même vivacité d’imagination, le même caractère. Elisa était ma proche parente. Orpheline dès son enfance, elle fut mise sous la tutelle de mon père. Je n’avais qu’une année de plus qu’elle, et nous étions élevés ensemble. Elle était la compagne de mes jeux et mon intime amie ; je ne puis me rappeler le temps je n’aimais pas Elisa, et mon affection croissant avec les années devint enfin un sentiment passionné. En me jugeant sur ma gravité actuelle, vous m’avez cru peut-être incapable d’un sentiment exalté ; il l’était au point que ni le temps ni sa mort n’ont pu l’éteindre, et qu’au moment où je vis votre sœur, qui me la rappelait si parfaitement, il se réveilla avec une nouvelle force. Elisa m’aimait aussi ; son attachement pour moi était aussi vif, aussi passionné que celui de votre sœur pour Willoughby ; jugez donc si je l’excuse, si je le comprends. Vous, sage Elinor, vous qui savez placer vos sentimens, sous l’égide de la raison, vous ne devez pas comprendre le moment où l’on n’entend plus sa voix, où celle de l’amour est seule écoutée ; (ici des larmes remplirent les yeux d’Elinor) mais votre sensibilité vous rend indulgente pour les faiblesses du cœur, et j’en abuse peut-être. Un sourire d’Elinor et même ses larmes lui dirent de continuer.

La fortune d’Elisa était considérable ; nous n’y avions jamais pensé. Elle était destinée à mon frère aîné ; nous l’ignorions tous les deux. Il voyageait avec un gouverneur et connaissait à peine sa jeune cousine, qu’il avait jusqu’alors regardée comme un enfant. Lorsqu’il revint dans la maison paternelle il avait vingt-quatre ans, Elisa dix-sept, et moi dix-huit. Mon père alors nous dévoilant ses desseins, ordonna à sa nièce de se préparer à donner sa main à mon frère ; il aimait passionnément ce fils, qui pendant six ans avait été son fils unique, et ne pouvant lui laisser assez de fortune à son gré, il voulait lui assurer celle de sa pupille. Voilà je crois la seule excuse que je puisse alléguer pour celui qui était à la fois l’oncle et le tuteur de cette jeune victime. Prosternée à ses pieds, Elisa en avouant notre amour implora en vain sa pitié ; en vain offrîmes-nous d’un commun accord de céder à mon frère cette fortune qui nous rendait si malheureux. Mon père traita et notre attachement et cette proposition de folies enfantines, qu’il ne lui était pas même permis d’écouter, et persista durement dans ses projets, en disant qu’il saurait bien se faire obéir d’elle ainsi que de mon frère, qui sans aimer du tout sa cousine, consentait cependant à l’épouser. Au désespoir, et décidés à tout plutôt qu’à renoncer l’un à l’autre, nous formâmes un projet d’évasion. Le jour était fixé ; nous devions fuir en Écosse : nous fûmes trahis par la femme-de-chambre de ma cousine. Mon père en fureur me bannit de sa maison ; il m’envoya chez un parent dont les terres étaient très éloignées, avec l’injonction de me surveiller, ce dont il s’acquitta avec dureté. Elisa renfermée dans sa chambre, privée de toute société, de tout plaisir, fut traitée plus rigoureusement encore. Elle me promit en nous séparant que rien au monde ne pourrait ébranler sa constance, et avant que l’année fût écoulée, on m’apprit en me rendant ma liberté que j’avais trop compté sur le courage d’une fille de dix-sept ans, que celui d’Elisa avait cédé à l’ennui de sa situation, (peut-être aux mauvais traitemens,) et que celle qui devait être ma femme, ma compagne, était actuellement ma belle-sœur.

Ce coup qui nous séparait à jamais fut terrible ! Cependant j’étais bien jeune, et si j’avais pu croire qu’elle fût heureuse avec mon frère, peut-être aurais-je fini par prendre mon parti. Mais pouvait-elle l’être avec un homme qui sans l’aimer, et seulement pour sa fortune, consentait à l’épouser malgré elle, lui connaissant un autre attachement, et condamnant son frère au désespoir et à l’exil ; car mon père sans même me revoir, me plaça dans un régiment qui passait aux Grandes-Indes, ce qui me fit plaisir. Je n’aurais pas pu revoir Elisa dans notre nouvelle situation, et je n’aurais pas voulu l’exposer aux soupçons de son mari ni renouveler par ma présence le souvenir d’un sentiment que je désirais alors qu’elle pût oublier.

Je vous ai dit qu’elle ressemblait à votre sœur ; vous savez donc déjà qu’elle était belle, séduisante, que son cœur et son imagination étaient toujours en mouvement. En un seul point elle différait de Maria ; elle n’avait pas comme votre sœur la sauve-garde d’un système arrêté, celui de n’aimer qu’une fois en sa vie (ici il soupira profondément). Elinor qui ne croyait pas aux systèmes arrêtés d’une fille de dix-huit ans ne put s’empêcher de sourire à demi. Le colonel continua, mais avec une peine visible. Combien ce qu’il me reste à vous apprendre me coûte à prononcer, dit-il avec un accent etouffé ; il ne faut pas moins que le motif qui me conduit ici pour m’y décider.

Elinor l’encouragea par un regard plein d’amitié.

Mon père mourut peu de mois après ce mariage. Elisa si jeune encore, sans expérience, livrée à elle-même avec une vivacité de caractère qui aurait demandé d’être guidée, se trouvait unie à un mari qui n’avait pour elle ni attachement ni aucune de ces attentions qui gagnent par degré un cœur aimant ; il la traitait même avec dureté. Oh ! qui pourrait ne pas la plaindre ; si elle avait eu seulement un ami pour l’avertir des dangers de sa situation ! mais la malheureuse Elisa ne trouva qu’un séducteur qui la conduisit à sa perte… Si j’étais resté en Angleterre peut-être… mais je croyais assurer son bonheur par mon absence bien plus que par ma présence, et dans le seul motif de rendre la paix à son cœur, je la prolongeai plus que je n’aurais dû. Ce que j’avais ressenti en apprenant son mariage n’était rien auprès de ce que j’éprouvai lorsque deux ans après j’appris son divorce, demandé par un époux justement outragé. C’est là ce qui m’a jeté dans cette tristesse que je n’ai pu vaincre… même actuellement le souvenir de ce que j’ai souffert…

Il ne put continuer, et se levant il se promena vivement dans le salon pendant quelques minutes. Elinor affectée par ce récit, et plus encore par l’émotion qu’il lui avait causée, ne pouvait lui parler ; après quelques instans elle fut à lui, et le conjura de cesser une narration qui lui faisait autant de peine. Non, lui dit-il, après avoir baisé sa main avec un tendre respect, il faut que vous sachiez tout ; je n’ai pas touché encore ce qui peut vous intéresser ; daignez m’écouter quelques instans de plus : ils se rassirent à côté l’un de l’autre, et il reprit ainsi.

Je fus encore trois années depuis ce malheureux événement sans retourner en Angleterre. Mon premier soin quand j’arrivai fut de la chercher, mais mes recherches furent vaines. Je ne pus arriver qu’à son premier séducteur, qu’elle avait abandonné, et tout donnait lieu de penser que dès lors elle s’était toujours plus enfoncée dans le mal. Mon frère en se séparant d’elle pour raison d’inconduite, n’avait pas été obligé de lui rendre toute sa fortune, et ce qu’il lui donnait annuellement ne pouvait lui suffire. J’appris de lui qu’une autre personne s’était présentée pour toucher cette rente ; il imaginait donc, et avec un calme dont je fus révolté, que ses extravagances l’avaient obligée de disposer dans un moment de pressant besoin de la seule chose qui lui restât pour vivre. Je ne pus supporter cette idée ; ma cousine, l’amie de mon enfance, l’amante de ma jeunesse, ma sœur, mon Elisa réduite à la misère, me poursuivait sans relâche. Je recommençai de nouveau mes recherches dans tous les lieux où le malheur et le désespoir pouvait l’avoir conduite, sûr qu’elle n’était pas morte, puisque son annuité se payait encore. L’individu qui la touchait ne put me donner que des renseignemens obscurs. Enfin après six mois de courses inutiles, je la trouvai par hasard. J’appris qu’un ancien domestique de mon père avait eu du malheur et venait d’être enfermé pour dettes ; j’allai le délivrer, et dans la même maison d’arrêt, et pour la même cause, était aussi mon infortunée sœur, si changée, si flétrie par des peines de toute espèce, qu’à peine pus-je la reconnaître. Ce fut elle qui me reconnut à l’instant, et qui me nommant avec un cri déchirant et en se cachant le visage entre les mains, m’apprit que j’avais devant moi l’objet de tant de recherches : cette figure si maigre, si triste, où l’on voyait à peine quelque trace de beauté, c’était mon Elisa, c’était celle que j’avais adorée, et quittée dans la fleur de la jeunesse, de la santé, d’une surabondance de vie et de sentimens. Ce que je souffris en la retrouvant ainsi !… Mais non, je n’ai pas le droit d’exciter votre sensibilité pour une étrangère, quand vous avez assez de vos peines ; je me suis même trop étendu sur un sujet si douloureux. Suivant les apparences, Elisa était au dernier degré de la consomption, et son malheur et le mien étaient au point, que ce fut une consolation. La vie ne pouvait plus avoir d’autre prix pour elle, que celui de lui donner le temps de se préparer à la mort, et ce temps lui fut accordé. Ce jour même elle fut placée dans un bel appartement, entourée de tous les soins nécessaires : je la visitai chaque jour pendant le reste de sa courte vie, et je reçus son dernier soupir.

Il s’arrêta encore. Elinor lui témoigna avec l’expression la plus sincère, la part qu’elle prenait au triste sort de son amie.

Votre sœur, j’espère, dit-il, ne peut-être offensée par la ressemblance qui m’a frappé entre elle et ma pauvre infortunée parente. Leur destin ne peut jamais avoir le moindre rapport, et si les dispositions naturelles de mon Elisa avaient été soutenues par une sœur comme Elinor, ou par un heureux mariage, elle aurait été sûrement tout ce que Maria sera un jour, quand cet orage de son cœur aura dissipé les illusions, trop romanesques peut-être, mais bien séduisantes, auxquelles son imagination s’est livrée. Mais à quoi mène cette déplorable histoire ? Allez vous penser. Peut-être à avancer le moment où votre sœur bannira de sa pensée celui qui ne la méritait pas ; pardonnez donc, si dans ce but j’ai risqué de vous faire partager la pénible émotion que ce récit m’a donné. Depuis quinze ans que j’ai fermé les yeux d’Elisa, c’est la première fois que ce nom toujours présent à ma pensée est sorti de ma bouche ; je n’ai pas même voulu que sa fille le portât.

— Sa fille ! interrompit Elinor, serait-ce ?…

— Madame Jennings vous a peut-être parlé de miss Williams ? J’ai vu par quelques mots qu’elle connaissait son existence et le tendre intérêt que je prends à cette jeune personne, qui ne sera pas hélas ! plus heureuse que celle qui lui fit le triste présent de la vie sous de si fâcheux auspices. Cette enfant fruit de sa coupable liaison, âgée de trois ans, était avec elle ; elle la chérissait et ne l’avait point quittée, ce qui m’a prouvé qu’elle était vraie lorsqu’elle m’a juré qu’elle n’avait pas d’autre faute à se reprocher, et que le repentir seul lui avait fait quitter le père de cet enfant. Elle me le dit encore en expirant et en me recommandant sa fille, que je promis de regarder comme si elle était la mienne. Je sentis tout le prix de sa confiance, et je lui aurais bien volontiers servi de père dans le sens le plus strict, en veillant moi-même sur son éducation, si ma situation me l’avait permis, mais je n’avais, ni famille, ni demeure qui m’appartinssent ; ainsi je fus forcé de placer ma petite pupille dans une pension, sous le nom de Caroline Williams ; ce dernier est mon nom de baptême que je me plus, à lui donner. Je la vis aussi souvent qu’il me fut possible, et depuis la mort de mon frère, arrivée il y a cinq ans, qui me laissa la propriété de tous les biens de la famille, elle m’a souvent visite à Delafort. Je la présentais comme une parente dont j’avais été nommé le tuteur, mais je me doute qu’on a soupçonné dans le monde qu’elle me tenait de plus près. Résolu de la traiter comme ma fille, je n’ai pas démenti ce bruit, puisqu’également sa naissance n’était ni légitime ni avouée. Il y a trois ans que la trouvant grande et formée pour son âge, (elle avait alors quatorze ans), je l’ôtai de la pension où elle était depuis la mort de sa mère, pour la placer sous les soins d’une femme très-respectable qui réside en Dorsetshire, et s’est chargée de surveiller l’éducation de cinq ou six jeunes personnes. Pendant deux ans je fus parfaitement content de ma fille adoptive. Aussi jolie que sa mère, elle paraissait plus posée, plus calme : sa maîtresse qui l’aimait beaucoup avait en elle tant de confiance, qu’elle me sollicita de lui permettre de passer quelques semaines à Bath, avec les parens de l’une de ses jeunes amies qui désiraient sa société pour leur fille. Je connaissais cette famille sous un jour avantageux. La santé de Caroline avait toujours été délicate ; je pensais que cette course et les bains la fortifieraient, et j’eus l’imprudence d’y consentir : c’est là sans doute où elle fit la connaissance qui lui a été si fatale ! J’ai su depuis que le père de son amie ayant été retenu par la goutte à la maison, était soigné par sa femme, et que les deux jeunes amies allaient seules dans les promenades ou à leurs emplettes du matin. Quoique l’amie de Caroline n’ait jamais voulu convenir de rien, j’ai lieu de croire qu’elle était confidente de son inclination et la favorisait. De retour à leur pension, Caroline ne fut plus la même ; rêveuse, inégale, inattentive, elle s’échappait souvent pour se promener seule dans les environs : la maîtresse la menaça de m’avertir. Enfin au mois de février, il y a à présent une année, elle sortit un jour comme à l’ordinaire, et ne revint pas. Après un jour ou deux passés en recherches inutiles, je fus averti de sa disparition. J’accourus, et tout ce que je pus apprendre c’est qu’elle s’en était allée. Pendant huit mois je fus livré à des conjectures dont l’une détruisait l’autre et me replongeait dans une incertitude cruelle ! Tout ce que je pus découvrir, c’est qu’un jeune homme d’une figure, d’une beauté remarquable, avait souvent été vu dans les environs, se promenant avec elle ; mais je ne pus avoir aucune lumière sur son nom.

Oh ciel ! s’écria Elinor, serait-ce ?… Est-il possible que ce soit Willoughby ! Sans lui répondre le colonel continua.

Toutes les recherches pour découvrir quelques traces de sa demeure ayant été inutiles, je tombai dans un sombre abattement, dont mon ami sir Georges Middleton eut la bonté de s’inquiéter ; il m’invita de passer quelque temps à Barton-Park pour me distraire. Je ne lui avais point confié la cause de mon chagrin, espérant d’un jour à l’autre retrouver ma brebis égarée, et sauver au moins sa réputation. J’avais besoin de fuir les lieux où je l’avais vue, où je ne la voyais plus, et j’acceptai la proposition de mon ami. C’est alors que je fis la connaissance des intéressantes parentes de sir Georges ; c’est là que je vis avec un trouble que je ne pus cacher l’image vivante de ma pauvre Elisa, image qui me fit une impression d’autant plus vive, d’autant plus douloureuse, qu’elle me retraça en même-temps et la perte de la mère et celle du dépôt qu’elle avait confié à mes soins. Vous fûtes souvent témoin de ma mélancolie ; elle vous intéressa et rebuta peut-être la vive et brillante Maria. Bientôt un autre objet vint l’occuper en entier, et m’enlever même la faible espérance de pouvoir jamais lui plaire. Je combattais entre la nécessité de partir et le désir de rester, lorsque je reçus inopinément une lettre de Caroline elle-même, dans les premiers jours d’octobre ; elle me fut renvoyée de ma terre de Delafort où elle était adressée. Je la reçus le matin du jour où nous devions tous aller à Withwell ; vous vîtes l’émotion qu’elle me donna et qui fut d’autant plus vive que l’écriture, les expressions de ma pauvre repentante pupille me firent présumer qu’elle était très-malade et qu’elle avait un pressant besoin de mon secours. Elle me disait où je la trouverais ; c’était dans un hameau tellement retiré, que je ne fus pas surpris qu’elle eût échappé à toutes mes recherches : je n’avais donc pas un instant à perdre, et je résolus de partir tout de suite pour aller la chercher. Je parus fort étrange, fort entêté ; vous seule ne fîtes aucun effort pour me retenir, et pardonnez si j’ose croire que vous étiez celle qui me regrettait le plus. Je partis très-inquiet de l’état où je trouverais ma fille adoptive, et le cœur serré du regard courroucé de Maria, qui ne me pardonnait pas de faire manquer cette partie. Oh ! combien j’étais alors loin de me douter que cet heureux Willoughby, dont les regards me reprochaient l’impolitesse de mon départ, fut celui qui en était la cause, et lui-même s’il avait su que j’allais au secours de celle qu’il avait perdue, abandonnée ! mais en aurait-il été moins gai, moins satisfait ? Un sourire de Maria ne lui faisait-il pas oublier les larmes de ma pauvre Caroline. Non, non, l’homme capable de laisser la jeune fille dont il a séduit l’innocence, de la laisser dans la misère et dans l’abandon, sans asile, sans amis, sans secours, ignorant sa retraite, et qui pendant que sa victime meurt de sa douleur, médite peut-être la perte d’une autre, non un tel être n’est pas susceptible de remords ! Il avait quitté Caroline en lui promettant de revenir bientôt ; il n’était pas revenu, il ne lui avait pas écrit, il ne pensait plus à elle.

Un mouvement involontaire avait fait baisser les yeux à Elinor, comme si elle avait eu honte pour sa sœur d’avoir été même sans le savoir complice d’une telle perfidie ; elle les releva pleins d’indignation : c’est au-dessus, dit-elle, de tout ce que je pouvais imaginer ! Mais mon cher colonel, pourquoi… Elle s’arrêta tremblant elle-même du reproche qu’elle se croyait en droit de lui faire.

Je vous entends, dit-il, pourquoi ne vous ai-je pas avertie plutôt ? Non, je ne puis vous exprimer ce que j’ai souffert depuis mon retour ! Combattant chaque jour, chaque instant avec moi-même, pour vous cacher ou vous découvrir cette histoire. Lorsque je vis que Willoughby ne retournait point à Barton, j’espérai que quelque incident vous avait dévoilé son caractère, ou que sa légèreté l’avait entraîné loin de Maria, et qu’il n’était plus dangereux pour elle ; mais quand je vis, quand j’appris de vous-même qu’elle l’aimait plus tendrement, plus passionnément que jamais ; quand le bruit de leur mariage se répandit généralement ; quand je sus qu’ils étaient en correspondance, alors qu’aurais-je pu dire ? Mon intérêt personnel dans toute cette affaire était si grand, si… compliqué, qu’il m’était peut-être interdit de m’en mêler, lorsque tout était conclu. Je n’aurais peut-être persuadé personne, et Maria blessée, désespérée, et par moi ! m’offrait un tableau affreux à soutenir. Willoughby sans doute avait été rendu à la vertu par l’empire irrésistible d’une famille telle que la vôtre, et des charmes de Maria ; il avait continué à l’adorer, et j’osais espérer que revenu de ses erreurs de jeunesse, il la rendrait heureuse. Jamais je n’avais eu l’espoir que ma pauvre Caroline pût devenir sa compagne, vu la tache de sa naissance, celle même de sa séduction. Sans doute il fut bien coupable avec elle ; mais dans ce siècle, si l’on comptait trop sévèrement les torts de cette espèce, quel jeune homme serait digne d’obtenir la main d’une femme honnête ? et celle qui allait appartenir à Willoughby réunissait tant de perfections, qu’elle devait sans doute fixer son inconstance. Voilà, chère Elinor, les motifs de mon silence ; j’allais jusqu’à me persuader que dans ma situation, c’était un devoir de me taire ; cependant un sentiment intérieur m’a souvent engagé à m’ouvrir entièrement à vous, et si je vous avais trouvée seule la semaine passée, quelques rapports sur Willoughby, sur la cour qu’il faisait publiquement à miss Grey et la tristesse de Maria, m’auraient enfin décidé à vous parler. Je vins ici déterminé à vous faire connaître la vérité, je commençai une explication ; vous m’interrompîtes en m’assurant que vous ne croyiez point que le mariage de votre sœur eût lieu ; alors je me retins. Pourquoi nuire sans nécessité à un homme qui me regarde déjà comme son ennemi, que j’ai déjà puni de sa perfidie ? Mais actuellement qu’il en agit aussi indignement avec Maria, je n’ai plus de ménagement à garder, et je dois faire connaître à votre sœur le danger qu’elle a couru en s’attachant à un homme sans principes, sans mœurs, sans délicatesse, qui lui destinait sans doute le même sort qu’à ma pauvre Caroline, s’il avait pu triompher aussi facilement. Ah ! quelque soit son chagrin actuel, il doit se changer en reconnaissance pour l’Être-Suprême qui a veillé sur elle, et l’a garantie des pièges dont elle était environnée. Qu’elle compare son sort avec celui de ma pauvre enfant trompée aussi dans le premier choix de son cœur, et n’ayant plus la consolation de sa propre innocence ; qu’elle se représente cette jeune fille avec une passion dans le cœur aussi forte, aussi vive que la sienne, et peut-être augmentée par ses sacrifices, tourmentée de l’abandon de celui qu’elle aime, et pour qui elle a renoncé à sa propre estime, et des reproches cruels de sa conscience, qui ne cesseront jamais. Il est impossible que Maria ne trouve pas alors ses souffrances bien légères ; elles ne procèdent pas d’elle-même, elle a conservé dans son entier sa propre estime et celle de tous ses amis. Une tendre compassion de son malheur, le respect pour la dignité avec laquelle elle le supportera sans doute, ne peuvent qu’augmenter leur amitié ; et peut-être que celui qu’elle regrette, parce qu’elle le voit encore sous le bandeau des illusions de l’amour, cessera de l’intéresser quand il lui sera mieux connu. Usez, chère Elinor, de votre prudence, de votre discernement pour lui communiquer ce que je viens de vous dire. Vous pouvez bien mieux que moi juger de son effet et de ce que vous devez lui apprendre ou lui cacher ; mais si je n’avais pas cru de bonne foi et dans ma conscience que cette histoire pût vous être utile pour adoucir ses regrets, je ne me serais jamais permis de vous troubler par le détail de mes propres afflictions et par un récit d’où l’on peut présumer que je cherchais à me relever aux dépens des autres.

Elinor le remercia avec l’expression de la plus tendre reconnaissance, et lui dit qu’elle pensait comme lui que cette communication serait avantageuse à sa sœur. J’ai été plus peinée, dit-elle, de la voir essayer de le justifier que de tout le reste. Elle ne peut supporter qu’on l’accuse ni qu’on le soupçonne ; mais ici il y a plus que des soupçons, c’est une certitude de son indignité qui doit faire effet sur un caractère tel que celui de Maria. Quoique d’abord elle en souffrira beaucoup, je suis presque sûre de l’efficacité de ce remède… Après un court silence elle ajouta : Avez-vous revu M. Willoughby depuis que vous l’avez quitté à Barton ?

— Oui, répondit gravement le colonel, je l’ai vu une fois… notre rencontre était inévitable.

— Elinor frappée de son accent le regarda avec étonnement, en lui disant, expliquez-vous ! comment ? où l’avez-vous rencontré ?

— Il n’y avait qu’une seule manière… Caroline m’avoua enfin, quoiqu’avec beaucoup de peine le nom de son séducteur ; je ne pouvais pas laisser passer son indigne action sans lui dire mon opinion sur sa conduite avec la jeune fille confiée à mes soins. Je lui écrivis à Altenham dans des termes qui l’obligèrent à se rendre directement à Londres, où je lui donnais rendez-vous. Il y fut exact, car l’homme qui manque aux lois de l’honneur avec un sexe faible et sans défense, n’a garde d’y manquer avec son propre sexe. Nous nous rencontrâmes donc, lui pour défendre et moi pour punir sa conduite. Il fut blessé au bras ; je n’en voulais pas à sa vie, et lors même que le désir de la conserver l’aurait engagé à m’offrir de réparer ses torts en épousant Caroline, je n’y aurais pas consenti. L’exemple de sa mère m’a trop fait sentir les dangers d’une union qui n’est pas fondée sur un attachement et une estime réciproques. J’aime mieux consoler mon enfant d’une faiblesse excusable, peut-être, dans un âge aussi tendre, que de l’exposer à devenir bien plus coupable, en l’unissant à un homme dont les principes sont aussi relâchés. Désolé de n’avoir pas su prévenir le malheur de la fille de mon Elisa, d’avoir si mal répondu à sa confiance, je consacre le reste de ma vie à adoucir ses peines, à la réconcilier avec elle-même, à la consoler d’une faute qu’elle peut encore réparer à force de vertus, et en remplissant tous les devoirs qui lui sont imposés.

— Est-elle à Londres ?

— Non, sa santé avait besoin d’un air plus pur. Je la trouvai près de devenir mère. Son fils qui sera le mien, l’occupe uniquement. Je l’ai placée à la campagne chez des gens dont je suis sûr, comme une jeune veuve ; et si l’on peut croire à l’efficacité d’un profond et sincère repentir, le ciel lui a pardonné une faute aussi chèrement payée.

Se rappelant tout-à-coup que Maria avait peut-être besoin de sa sœur, que madame Jennings allait rentrer, il termina sa visite, recevant encore tous les remercîmens d’Elinor, et la laissant pleine d’estime pour lui, de compassion pour sa fille adoptive et d’indignation contre Willoughby.


CHAPITRE XXXIII.

Elinor trouva bientôt l’occasion de répéter cette conversation à sa sœur ; mais l’effet fut très-différent de ce qu’elle avait imaginé. Maria n’eut pas l’air d’avoir un seul doute ; elle écouta le récit avec la plus ferme et la plus soumise attention, sans faire aucune remarque, aucune objection, sans interrompre cette narration par la moindre exclamation douloureuse. Elle n’essaya point de justifier Willoughby ; elle versait des larmes, et semblait convenir par son silence qu’elle sentait que c’était impossible. Toute sa conduite prouva à Elinor que la conviction de cette perfidie avait frappé son esprit, mais sans guérir son cœur. Elle vit aussi avec satisfaction, mais avec une grande surprise, qu’elle ne cherchait plus à éviter le colonel Brandon. Quand il entrait dans le salon elle ne sortait plus ; elle ne lui parlait pas la première, mais elle lui répondait avec beaucoup de politesse et même avec une sorte de respect, et ne se permettait plus un seul mot contre lui. Ce pauvre colonel, disait-elle à Elinor, comme je l’ai mal jugé ! Il a aimé passionnément, et il a été trahi ; ah ! combien je le plains. En tout elle était plus calme, plus résignée en apparence ; mais elle n’en paraissait pas moins malheureuse. Son esprit avait pris une assiette plus tranquille, mais aussi plus mélancolique ; et toujours elle était plongée dans un profond abattement. Elle sentit plus pesamment la perte des vertus et du caractère qu’elle avait supposés à Willoughby, qu’elle n’avait senti celle de son cœur. La séduction de mademoiselle Williams ; l’abandon qui en avait été la suite ; la misère de cette pauvre jeune fille, qui contrastait si fort avec la gaîté brillante de son séducteur ; un doute sur les desseins qu’il pouvait avoir eus sur elle-même, lorsqu’il feignait si bien un amour qu’il n’avait peut-être pas : tout cela réuni l’oppressait au point de ne pouvoir plus même en parler avec Elinor ; et nourrissant en silence le chagrin qui la dévorait, elle causait plus de peine à sa sœur que si elle le lui avait confié du matin au soir.

Elles recevaient de leur mère de fréquentes lettres qui n’étaient qu’une répétition de tout ce que Maria avait dit et senti. Sa douleur égalait presque celle de cette dernière, et son indignation surpassait celle d’Elinor. Des pages entières arrivaient tous les jours, pour dire et redire toutes ses pensées, tous ses sentimens, pour exprimer sa sollicitude sur sa chère Maria, pour la supplier d’avoir un courage dont elle ne lui donnait pas l’exemple, et pour la recommander à Elinor. Malgré son désir de les revoir toutes les deux, elle insistait positivement pour qu’elles ne revinssent pas encore à Barton ; ce lieu plus que tout autre retracerait à sa pauvre Maria son bonheur passé, et nourrirait son amour et son affliction : à chaque place, disait-elle, elle verrait en imagination Willoughby comme elle l’avait vu, tendre, empressé, uniquement occupé d’elle et des moyens de lui plaire… et l’imprudente mère ne songeait pas qu’en présentant elle-même ce tableau à Maria, elle lui faisait tout le mal qu’elle voulait éviter. Elinor vit avec chagrin que chaque lettre de la Chaumière redoublait la tristesse de sa sœur ; elle en vint à croire qu’en effet madame Dashwood faisait mieux de ne pas la rappeler auprès d’elle, et qu’elles ne feraient que s’exciter ensemble aux regrets et à la douleur. Madame Dashwood les engageait à profiter de l’invitation et de la générosité de madame Jennings, et à rester au moins pendant les six semaines qu’elle avait fixées pour leur séjour à Londres : une variété d’objets, d’occupations, de société, pourraient peut-être, disait-elle, distraire sa chère Maria de ses tristes pensées et lui procurer quelqu’autre objet d’intérêt. La rencontre fortuite de Willoughby ne l’inquiétait point ; elle n’était pas à craindre ; tous leurs amis, toutes leurs connaissances partageaient sans doute son indignation et n’auraient garde de l’inviter. Maria avait même moins de chance de le rencontrer qu’à Barton ; il pouvait être obligé d’un jour à l’autre de faire une visite à madame Smith à Altenham, à l’occasion de son mariage, et même d’y amener sa femme, ce qui serait absolument insupportable, et ne manquerait pas d’arriver. Un autre motif se joignait encore à ceux-là pour engager ses filles à rester à Londres. Une lettre de M. John Dashwood lui avait annoncé que dans le milieu de février ils y seraient établis en famille. Elle désirait beaucoup que ses filles fussent à même de voir leur frère ; sans le dire elle pensait aussi que son Elinor gagnerait sûrement le cœur de madame Ferrars, et qu’elle verrait au moins une de ses filles heureuse et bien établie. Maria avait promis de se laisser guider par l’opinion de sa mère ; elle s’y soumit donc sans opposition, quoique la sienne fût absolument contraire. Maman se trompe sur tous les points, pensait-elle ; en me faisant rester à Londres, elle me prive des consolations que je trouverais dans sa tendre sympathie pour l’excès de mon malheur, et je ne serais pas forcée de voir une société dont le manque total de goût et de sentimens me repousse et me blesse, et avec laquelle je ne puis espérer un seul instant de repos. La seule chose qui lui fît prendre son parti sur cette décision, fut l’avantage d’Elinor, qui pourrait voir Edward journellement chez sa sœur. Elinor de son côté, pensant qu’avec des relations de famille aussi intimes, elle ne pourrait pas toujours éviter Edward, fortifiait son âme pour s’accoutumer à le voir, non plus comme son futur époux, mais comme celui de Lucy Stéeles, et croyait ainsi que sa mère, que dans les dispositions mélancoliques de Maria, un peu des distractions de la ville lui valait mieux qu’une solitude, remplie de si dangereux souvenirs.

Ses soins pour que sa sœur n’entendît jamais le nom de Willoughby prononcé devant elle, ne furent pas sans succès. Ni madame Jennings, ni aucun de ses enfans, sans en excepter la babillarde petite dame Palmer, ne parlaient jamais de lui devant elle ; mais ils s’en dédommageaient amplement lorsqu’elle n’était pas avec eux, ce qui arrivait souvent ; et la pauvre Elinor était obligée de supporter seule leur curiosité, leur indignation, et, ce qui était pire encore, leur pitié pour sa sœur. Sir Georges pouvait à peine croire que cela fût possible ; un homme dont il avait toujours eu bonne opinion, un si bon garçon, le meilleur écuyer et le plus habile chasseur de l’Angleterre ! et quel danseur infatigable ! c’était une chose incroyable ; il le donnait à tous les diables du plus profond de son cœur ; il ne lui dirait plus une seule parole pour tous les biens du monde, à ce scélérat, à ce trompeur ! pas même, disait-il, s’il m’offrait une de ses charmantes petites chiennes ; non, non, tout est fini avec lui.

Madame Palmer exprimait aussi sa colère à sa manière, sans savoir ce qu’elle disait ; elle était décidée aussi à rompre avec lui, et remerciait le ciel de ne pas le connaître. Elle le haïssait au point de ne pouvoir parler de lui, et contait à tout le monde ce qu’elle en savait : ce fut par elle qu’Elinor apprit toutes les particularités du mariage, chez quel sellier les voitures se faisaient, et quel peintre peignait les miniatures de l’époux et de l’épouse, et dans quel magasin on pouvait voir les parures étalées, etc. etc. Lady Middleton dit le premier jour : en vérité un homme de la bonne société ne devait pas se conduire ainsi. N’avoir pas l’air de connaître une personne chez qui il a été reçu si poliment, une parente de sir Georges, c’est très-mal. Ensuite elle n’en parla plus du tout ; mais ayant appris que madame Willoughby était une élégante qui donnait le ton et se mettait à merveille, elle pensa qu’elle embellirait ses assemblées, et se promit de lui envoyer des cartes de visites et de l’inviter au premier rout qu’elle donnerait. En attendant sa polie indifférence plaisait mieux à Elinor que le bruyant et humiliant intérêt des autres personnes de leur société, que celui même de madame Jennings, qui disait à tout le monde, comme cette pauvre Maria était malade de chagrin ; comme c’était une pitié de la voir à table sans manger, quoiqu’elle lui donnât les meilleures choses du monde. Mais qu’y faire ? tout cela n’est pas le traître Willoughby ; c’est lui qu’elle voudrait, et je ne puis pas le lui rendre, etc. etc. M. Palmer qui n’avait pas l’air de se douter qu’il y eût au monde une Maria Dashwood et un James Willoughby, était dans ce moment celui de leur société qui convenait le mieux à Elinor, excepté cependant le bon colonel qui ne parlait de Maria que sur le ton de la plus extrême délicatesse, et avec qui Elinor pouvait causer avec une confiance entière. Il trouvait dans l’amitié que cette aimable fille lui témoignait et dans la manière beaucoup plus affable de Maria, la récompense du zèle amical qu’il avait montré, en découvrant et ses chagrins et ses humiliations. Depuis qu’elle savait qu’il était très-sensible, et qu’il avait été malheureux en amour, elle le voyait sous un tout autre point de vue : il l’intéressait, et Elinor se flattait que cet intérêt s’augmenterait peu-à-peu. Mais madame Jennings qui avait mis dans sa tête que ce mariage se ferait au milieu de l’été, trouvait que les choses ne s’avançaient point assez. Le colonel lui paraissait tout aussi grave et silencieux qu’à l’ordinaire, malgré les petits encouragemens qu’elle lui donnait en lui disant tous les soirs : Colonel, vous reviendrez demain, n’est-ce pas ? et en jetant un coup-d’œil fin sur la pensive Maria. Malgré tout cela, il ne s’était pas encore adressé à elle pour parler en sa faveur, et n’osa pas s’offrir lui-même. Au bout de quelques jours elle commença à penser que ce mariage n’aurait lieu qu’en automne, et à la fin de la semaine elle décida qu’il ne se ferait jamais. La bonne intelligence qui régnait entre Elinor et le colonel, et leurs apartés, lui persuadèrent qu’il s’était tourné du côté de l’aînée, et que la belle terre de Delafort, le canal, les bosquets et le maître seraient bientôt en sa possession. Edward Ferrars ne paraissait point ; Elinor n’en parlait jamais, et madame Jennings l’oublia complètement.

Au commencement de février, quinze jours après la réception de la lettre de Willoughby, Elinor eut la pénible tâche d’apprendre à sa sœur qu’il était marié. Elle avait prié madame Jennings, qui savait tout par madame Palmer, de l’informer dès que la cérémonie aurait eu lieu, pour que Maria ne l’apprît pas par les papiers qu’elle lisait tous les matins avec empressement.

Elle reçut cette nouvelle avec un calme affecté, auquel on voyait qu’elle s’était préparée. Elle ne fit nulle observation, elle ne versa point de larmes ; mais elle s’enferma dans sa chambre toute la matinée, et quand elle en sortit, elle était presque dans le même état que le jour qu’elle reçut la fatale nouvelle.

Les nouveaux époux quittèrent la ville dès qu’ils furent mariés. Elinor fut soulagée de sentir qu’il n’y avait plus de danger de les rencontrer, et que sa sœur, qui n’était pas sortie une seule fois de la maison depuis son chagrin, pourrait au moins prendre l’air, se promener, et reprendre par degrés sa vie accoutumée.

Peu de jours après, les deux demoiselles Stéeles arrivèrent chez un de leurs modestes parens à Holborn ; mais elles n’eurent rien de plus pressé que de se présenter chez leurs connaissances du bon ton, chez leur cousine milady Middleton, et à Berkeley-Street chez leur tante madame Jennings. Elles y furent reçues avec cordialité, quoique la politesse de lady Middleton eût une nuance de protection de plus qu’elle n’avait à Barton. Elinor fut la seule qui dans le fond de son cœur fût fâchée de les voir ; la présence de Lucy lui faisait éprouver une véritable peine ; elle ne savait comment répondre à ses exagérations de fausse amitié qui la rendaient toujours plus méprisable — J’aurais été désespérée, ma chère miss Dashwood, de ne pas vous trouver encore ici, lui disait-elle, en pesant sur ce mot avec emphase ; mais j’avais toujours espéré que vous y seriez. J’étais sûre que vous resteriez à Londres, au moins tout le mois de février, quoique vous m’eussiez dit et assuré à Barton que vous repartiriez avant ; mais déjà alors j’étais convaincue que vous changeriez d’idée. Il aurait été cruel, il est vrai, de partir avant l’arrivée de votre frère, de votre belle-sœur… et de la famille. Actuellement je suis sûre que vous n’êtes pas du tout pressée de vous en aller. Je suis au comble de la joie que vous n’ayez pas tenu votre parole.

Elinor la comprit parfaitement, et mit en usage toute la force de son esprit pour qu’elle ne s’en aperçût pas. — Je suppose que vous irez demeurer avec monsieur et madame John Dashwood dès qu’ils seront à la ville, reprit Lucy avec affectation.

— Non, je ne le crois pas, répondit Elinor.

— Oh ! oui, oui, j’en suis sûre, il en sera tout de même que de votre retour à la Chaumière au bout d’un mois. Elinor lui laissa croire ce qu’elle voulait et ne répondit rien.

— Comme c’est délicieux pour vous, chère Elinor, que votre maman vous permette une si longue absence et puisse se passer de vous aussi long-temps.

— Aussi long-temps ! s’écria madame Jennings ; ne dites donc pas cela, Lucy ; leur visite ne fait que de commencer.

Lucy se tut avec l’air mécontent.

— Je suis fâchée que nous ne puissions pas voir votre sœur, dit mademoiselle Anna, est-ce qu’elle est malade ? On prétend qu’elle a ses raisons, et je les comprends bien. On ne trouve pas facilement un homme tel que M. Willoughby, et c’est vraiment une grande perte. Elle est donc bien désolée, la pauvre Maria ?

— Elle le sera certainement, mesdames, de n’avoir pas le plaisir de vous voir, dit Elinor avec une noble simplicité ; elle a aujourd’hui un très-grand mal de tête qui la force à garder sa chambre.

— Un mal de tête ! quel malheur ! je la plains beaucoup je vous assure ; mais ne pourrait-elle pas également voir d’anciennes amies de campagne comme nous, avec qui elle peut ouvrir son cœur en entier ? Rien ne soulage mieux : nous allons monter chez elle.

— Je crois, dit Elinor un peu sèchement, que pour la migraine le silence et le repos valent mieux. Elle commençait à les trouver impertinentes au point qu’elle ne pouvait presque plus se modérer. Lucy lui épargna la peine d’une réprimande ; elle en fit une très-sèche à sa sœur ainée sur son manque d’usage et de politesse. Elinor trouva que celle qui grondait aurait mieux encore mérité la gronderie, et la vit partir avec plaisir.



RAISON


ET


SENSIBILITÉ.





RAISON


ET


SENSIBILITÉ,


OU


LES DEUX MANIÈRES D’AIMER.


traduit librement de l’anglais,


PAR


Mme  ISABELLE DE MONTOLIEU.




TOME TROISIÈME.



À PARIS,


CHEZ ARTHUS-BERTRAND, LIBRAIRE,
RUE HAUTEFEUILLE, n°. 23.

1815.

CHAPITRE XXXIV.


Après quelques oppositions, Maria céda aux prières de sa sœur et consentit à sortir un matin avec elle et avec madame Jennings pour une demi-heure. Elle y mit la condition de ne faire aucune visite et d’accompagner seulement sa sœur jusques chez le fameux bijoutier Grays, à Pakeville-Street, où Élinor voulait changer quelques vieux diamans de sa mère contre des bijoux plus à la mode.

Quand elles arrivèrent à la porte, madame Jennings se rappela qu’il y avait à l’autre bout de la rue une dame de sa connaissance qu’elle désirait de voir, et comme elle n’avait rien à faire chez le bijoutier, elle dit à ses jeunes amies d’entrer sans elle, et qu’elle viendrait les reprendre après avoir fait sa visite.

Elles montèrent, et comme ce magasin était à la mode, et qu’on ne pouvait pas décemment porter un bijou, s’il n’était pas monté par M. Grays, elles y trouvèrent une telle quantité de monde, qu’il ne leur fut pas même possible de parvenir jusqu’à lui et qu’il fallut attendre. Elles s’assirent au bout du comptoir, du côté où il y avait le moins de foule. Un seul homme, d’après l’attention qu’il exigeait de l’ouvrier à qui il parlait, commandait sans doute quelque chose de précieux. Élinor espéra cependant que voyant deux femmes attendre qu’il eût fini, il aurait la politesse de se hâter. Mais après les avoir lorgnées l’une après l’autre, avec une très-élégante lorgnette attachée à une chaîne d’or de Venise, et les avoir saluées légèrement, il recommença à parler au bijoutier, à lui expliquer dans le plus minutieux détail ce qu’il demandait : c’était une petite boîte à cure-dents pour lui ; et jusqu’à ce que la grandeur, la forme, les ornement fussent expliqués, il s’écoula au moins un quart d’heure. Il se fit ensuite montrer tous les étuis à cure-dents du magasin, les loua, les dénigra, en parla comme de la chose la plus essentielle, déclara qu’il n’y avait de bien dans ce genre que ce qui sortait de son imagination, et recommença son explication minutieuse. De temps en temps sa main très-blanche, ornée de quelques bagues de fantaisie, reprenait sa lorgnette et la dirigeait négligemment sur les deux sœurs. Il chercha ensuite au milieu de cent breloques qui pendaient à sa montre un cachet emblématique dont la monture était aussi de son imagination. Quoiqu’Elinor, n’eût jamais vu un seul des merveilleux petits-maîtres qui viennent étaler leurs grâces dans les magasins, aux ventes, aux promenades, elle comprit que celui-ci en était un. Sa figure soigné avec toute la recherche et l’extravagance de la mode, aurait été belle s’il en avait été moins occupé ; ses traits étaient réguliers, mais complètement insignifians ; ses yeux grands et d’une belle couleur n’exprimaient que le contentement de lui-même ; son sourire seul aurait paru assez agréable à Elinor, parce qu’il lui rappelait celui d’Edward, s’il n’avait pas souri continuellement avec affectation, et seulement pour montrer ses belles dents.

Après s’en être amusée un instant, elle le trouva insupportable et surtout très-malhonnête de faire attendre aussi long-temps des femmes pour un objet aussi peu important, et de les regarder comme un objet de curiosité. Maria ne savait pas seulement qu’il était là. Pensive, les yeux baissés, elle n’était pas dans le magasin de M. Grays, dont le nom qui avait un léger rapport avec celui de M. Willoughby, avait ramené toutes ses idées de ce côté, et elle ne se doutait non plus de ce qui se passait autour d’elle, que si elle avait été dans sa chambre.

Enfin l’importante affaire de l’étui à cure dents fut décidée. L’ivoire, les perles, l’or, eurent chacun leur place assignée ; et le jeune merveilleux ayant fixé le nombre de jours qu’il pourrait encore vivre, sans la possession de sa délicieuse boîte, mit ses gants avec soin, fit sonner sa répétition, jeta encore un regard sur les dames plutôt pour captiver que pour exprimer l’admiration, et sortit avec cet air heureux que donne la persuasion de son mérite.

Elinor le remplaça auprès du bijoutier à la mode, dit ce qu’elle voulait, montra son écrin, et elle était près de conclure son marché lorsqu’un autre gentilhomme entre, s’approche. Elle jette les yeux sur lui ; c’était son frère M. John Dashwood.

Leur reconnaissance et le plaisir qu’ils eurent à se retrouver, firent évènement dans le magasin de M. Grays. John Dashwood assez bon homme quand il ne lui en coûtait rien et que sa femme n’était pas là, fut réellement bien aise de rencontrer ses sœurs. Il leur témoigna beaucoup d’amitié, et s’informa de leur mère et d’Emma avec respect et tendresse. Elle lui demanda de son côté des nouvelles de Fanny et de son fils. Toute la famille était à la ville depuis deux jours.

— Je désirais beaucoup d’aller hier vous faire une visite, dit-il ; mais c’était impossible, mon petit Henri avait envie de voir les bêtes sauvages, la ménagerie ; il fallut bien lui obéir, et le reste du jour se passa avec madame Ferrars. Ce matin décidément, je voulais aller en Berkeley-Street pour vous voir, si je pouvais en trouver le moment ; mais ici on n’en trouve point pour faire ce qu’on veut. Je suis venu ici acheter un collier à Fanny ; elle ne peut sortir avec celui de l’année passée. Mais demain bien certainement, rien ne m’empêchera, de me présenter chez votre amie madame Jennings. On m’assure que c’est une femme assez riche et qui a une jolie maison. Et son gendre le chevalier Middleton, et milady Middleton ? cela sonne très-bien, en vérité. C’est votre cousin, n’est-ce pas ? Vous m’y présenterez comme cousin de ma belle-mère. Je dois des respects à un homme de ce rang. Ce sont de bons voisins pour vous, m’a-t-on dit.

— Excellens en vérité ! Leur attention pour notre bien-être en général, leur obligeance en chaque occasion, vont plus loin qu’il n’est possible de l’exprimer.

— Je suis charmé de savoir cela, excessivement charmé sur ma parole ! mais cela doit être ainsi ; ils sont vos parens, et très-riches. Il va sans dire que vous devez vous attendre à tout ce qu’ils peuvent faire pour rendre votre situation plus agréable. Ainsi vous êtes, commodément établies dans votre hermitage, et vous n’y manquez de rien. Edward nous en a parlé avec enthousiasme ; c’est, assure-t-il, ce qu’il a vu de plus charmant dans ce genre ; et vous avez à tout égard, au-delà de ce qu’il faut. Ç’a été une grande satisfaction pour nous, je vous assure, d’apprendre que des parens qui ne vous connaissaient point, se conduisaient si bien avec vous, et que vous ne manquiez de rien.

Elinor était honteuse, non pas pour elle, mais pour son frère, et ne fut pas fâchée d’être dispensée de lui répondre par l’arrivée du domestique de madame Jennings, qui vint avertir ces dames que sa maîtresse les attendait à la porte. M. Dashwood les accompagna et fut présenté à madame Jennings à la portière du carosse. Elle l’invita cordialement à venir souvent voir ses sœurs. Il promit qu’il y viendrait sans manquer le lendemain, et les quitta ; il vint en effet. Madame Jennings s’attendait aussi que madame John Dashwood viendrait voir ses belles-sœurs ; Elinor en doutait, et Maria plus encore. Celle-ci la connaissait trop bien pour rien attendre d’elle. En effet, leur frère vint seul ; il apportait pour excuse qu’elle était toujours avec sa mère et n’avait pas un instant de libre. Madame Jennings trop bonne femme pour être exigeante, lui assura qu’entre amis on était sans cérémonie, que l’amie de ses belles-sœurs devait être aussi celle de sa femme, et qu’elles iraient la voir les premières. M. Dashwood fut amical avec ses sœurs, excessivement poli avec madame Jennings, et un peu en peine de savoir comment il fallait être avec le colonel Brandon qui vint quelques momens après lui. Il lui fut présenté sous son nom et sous son titre. Madame Jennings y joignit celui d’ami de la maison ; mais cela ne suffisait pas à M. John Dashwood pour régler le degré de politesse. Il fallait savoir au juste combien il avait de revenu : aussi se contenta-t-il de le regarder avec curiosité, et d’être honnête de manière à pouvoir ensuite l’être plus ou moins, suivant sa valeur et ses rentes.

Après être resté une demi-heure, il se leva et pria Elinor de venir avec lui à Conduit-Street, pour l’introduire chez sir Georges et lady Middleton. Le temps était beau ; elle y consentit, et prit le bras de son frère. À peine furent-ils dehors de la maison, qu’il lui demanda : Qui est donc ce colonel Brandon, Elinor, a-t-il de la fortune ?

— Oui, il a une belle terre en Dorsetshire.

— J’en suis charmé, reprit M. Dashwood. Il a très-bon ton cet homme-là. Je lui crois un très-bon caractère, et, d’après la manière dont il vous a saluée, je pense que je puis vous féliciter sur l’espoir d’un bon établissement.

— Moi ! mon frère, que voulez-vous dire ?

— Il vous aime ; cela n’est pas douteux. Je l’ai bien observé, et j’en suis convaincu. À combien monte sa fortune ?

— On dit qu’il a deux mille pièces de revenu.

— Deux mille pièces ! Je voudrais de tout mon cœur, ma chère Elinor, dit-il avec un air de générosité, comme si son souhait était un présent, je voudrais qu’il en eût le double.

— Je vous en remercie pour lui, dit Elinor en riant ; mais pour moi cela m’est assez égal. Je suis très-sûre que le colonel Brandon n’a pas la moindre idée de m’épouser.

— Vous vous trompez, Elinor, vous vous trompez beaucoup ; avec un peu de soins et de peine de votre côté vous vous assurez cette conquête. Peut-être n’est-il pas encore décidé ; votre peu de fortune peut le faire balancer. Sans doute sa famille est contre vous ; c’est tout simple, et cela doit-être ainsi. Mais quelques-uns de ces petits encouragemens que les jolies femmes savent si bien donner, le décideront en dépit de lui même ; et je ne vois aucune raison qui puisse vous en empêcher. Je n’imagine pas qu’un premier attachement de votre côté puisse influer. Vous n’êtes pas romanesque, vous Elinor,… et en un mot vous savez fort bien qu’un attachement, de cette nature est hors de la question… Vous avez assez d’esprit pour me comprendre et assez de raison pour sentir qu’il y a des obstacles insurmontables. Non, non, le colonel Brandon, voilà celui sur lequel vous devez jeter vos vues ; et de ma part aucune politesse, aucune attention, ne sera, épargnée pour qu’il se plaise avec vous et votre famille. Je l’inviterai à dîner au premier jour, je vous le promets. C’est une affaire qui nous donnerait à tous une vraie satisfaction. Vous devez sentir, dit-il en baissant la voix, d’un air important, que cela, ferait plaisir à tout le monde… Toute ma famille désire excessivement, Elinor, de vous voir bien, établie. Fanny particulièrement a votre intérêt à cœur, je vous assure, et sa mère aussi, madame Ferrars, qui ne vous connaît pas encore, mais qui a souvent entendu parler de vous, et qui est une très-bonne femme. Elle disait l’autre jour qu’elle donnerait tout au monde pour vous voir bien mariée. — À tout autre qu’à son fils, pensa Elinor sans le dire. Pauvre dame Ferrars ! ce n’est pas moi qui vous donnerai du chagrin !

— Vous ne répondez pas, reprit M. Dashwood ; vous êtes convaincue, je le vois ; et l’affaire ira. Ce serait une chose très remarquable et très plaisante d’avoir deux noces en même temps dans la famille et que Fanny mariât son frère et moi ma sœur ; cela n’est pas impossible.

— Est-ce que M. Ferrars doit se marier ? demanda Elinor avec fermeté.

— Cela n’est pas encore conclu, répondit-il ; mais il en est fort question. Il a une si excellente mère ! Madame Ferrars avec une libéralité que l’on voit rarement chez une femme aussi riche, lui donne mille livres sterling par année en faveur de ce mariage. Aussi est-ce un parti qu’il ne faut pas laisser échapper : c’est mademoiselle Morton, la fille unique de feu lord Morton, qui aura le jour de son mariage trente mille pièces. Edward, comme vous le savez, est très-aimable ; il a un bon caractère, tout ce qu’il faut pour rendre une femme très-heureuse. Ainsi c’est un mariage très sortable des deux côtés, et qui se fera sûrement. Edward doit à sa mère de n’y mettre aucun obstacle. Une mère qui se prive pour son fils d’un revenu de mille pièces ; c’est superbe ! Il lui en reste encore deux mille ; mais-elle a deux autres enfans, Fanny et Robert. Elle ne les oublie pas non plus ; elle est si généreuse, si noble ! L’autre jour quand nous arrivâmes à la ville, pensant qu’un peu d’argent nous ferait plaisir, elle glissa dans la main de Fanny un billet de banque de deux cents pièces. Jugez comme cela venait à propos !

— Est-ce que vous auriez fait quelque perte d’argent, dit Elinor, essuyé quelque banqueroute ?

— Non, non rassurez-vous ; je ne place mon argent qu’en lieu sûr : il n’y a rien à craindre. Mais mon Dieu ! dans ces temps-ci on a tant de dépenses à faire, et qui s’augmentent quand on vient à Londres. Voyez il faut un collier neuf à Fanny. Elle donnera bien le vieux en paiement ; mais il y a toujours la façon. Je veux aussi vous donner, mes chères sœurs, à chacune une petite paire de boucles d’oreilles. Quand nous retournerons chez Grays vous choisirez. Vous n’en achetiez pas ce matin, j’espère ? Il serait piquant que vous m’eussiez prévenu.

— Non, non, mon frère, rassurez-vous ; nous n’en avons pas besoin du tout. Notre bonne maman a voulu absolument nous donner quelques-uns de ses bijoux, plus que nous n’en voulions ; et je les faisais remonter. — Bien, fort bien, j’en suis charmé ; c’est très-bien fait. Quel besoin en a-t-elle à la campagne ? Enfin vous avez vu ma bonne volonté. J’ai promis à mon père, à ses derniers momens, d’avoir soin de vous. On ne manque pas à une parole de cette espèce ; et vous auriez eu déjà quelques petits présens de ma part, si je n’avais pas eu de grandes dépenses, à faire à Norland.

— À Norland ! avez-vous fait des changemens ?

— Oui, quelques uns ; d’abord des emplètes considérables de linge, de porcelaines, de meubles, pour remplacer ceux que notre respectable père a légués à votre mère. Je ne m’en plains pas ; il avait bien le droit de les donner à qui il voulait. Mais enfin il a fallu beaucoup d’argent pour ces emplètes ; et pour y suppléer j’ai coupé l’avenue des grand ormes et beaucoup éclairci le bois de chêne ; j’ai fait ôter tous ces vieux arbres que Maria trouvait si beaux. Vous ne sauriez croire comme c’est plus joli à présent que tout est découvert. J’ai vendu tous ces bois ; n’ai-je pas bien fait, Elinor, qu’en dites-vous ?

Elinor ne répondait pas ; elle était en idée sous ces beaux ombrages qui n’existaient plus. Pauvre Maria, pensait-elle, tu perds à-la-fois tout ce que ton cœur aimait ! Il trouvera encore des soupirs, ce pauvre cœur, pour les vieux arbres de Norland.

— Vous avez aussi agi très-prudemment, continua John Dashwood, en vous liant avec cette madame Jennings. Sa maison est très-bien meublée ; son équipage, annonce qu’elle est très-bien dans ses affaires ; et c’est une connaissance qui peut vous être très-utile pour le présent et pour l’avenir. Son invitation prouve combien elle vous aime : car enfin deux personnes de plus dans un ménage sont quelque chose. Mais, à la manière dont elle parle de vous, je parie qu’elle ne s’en tiendra pas là, et qu’à sa mort vous ne serez pas oubliées. Elle laissera, sûrement quelque bonne somme ; et j’en suis charmé pour vous.

— Je crois, dit Elinor, qu’elle ne laissera que ce qui doit revenir à ses enfans.

— Bon ! bon ! moi je suis sûr qu’elle fait des épargnes et qu’elles seront pour vous. Ne m’a-t-elle pas dit : vos sœurs remplacent mes filles ; n’était-ce pas clair ? Qu’avez-vous à dire à cela ?

— Nous les remplaçons dans leurs chambres, et rien de plus. Elle aime beaucoup ses filles et ses petits-enfans, et ne leur préférera pas des étrangères ; cela ne serait ni juste ni naturel.

— Ses filles sont très bien mariées ; et je ne vois pas la nécessité de leur donner plus qu’il ne leur revient de droit. Ses bontés inouïes pour vous vous donnent lieu de prétendre à un bon legs après elle ; ce serait vous tromper que d’en agir autrement.

— Nous ne demandons que son amitié, dit Elinor ; et pardonnez, mon frère, si je vous avoue que votre intérêt pour notre prospérité va beaucoup trop loin.

— Non, non, pas du tout. J’ai promis à notre bon père de m’intéresser à vous dans toutes les occasions, et rien n’est plus juste. Mais, ma chère Elinor, parlons d’autre chose. Qu’est-ce qu’il y a avec Maria ? Elle n’est plus la même ; elle a perdu ses belles couleurs ; elle a maigri ; ses yeux sont battus ; elle n’a plus de gaîté, de vivacité ; est-elle malade ?

— Elle n’est pas bien ; elle a depuis quelques semaines des maux de nerfs et de tête.

— J’en suis fâché, très fâché ! Dans la jeunesse il suffit d’une maladie pour détruire la fleur de la beauté ; et voyez en combien peu de temps ! En septembre passé quand elle quitta Norland, c’était la plus belle fille qu’on pût voir. Elle avait précisément ce genre de beauté qui plaît aux hommes et les attire. Je pensais aussi qu’elle trouverait bientôt un bon parti. Je me rappelle que Fanny disait souvent que quoiqu’elle fût votre cadette, elle se marierait plus tôt et mieux que vous. Elle s’est trompée cependant : c’est tout au plus à présent, si Maria trouve un parti de cinq ou six cents pièces de rente ; et vous, Elinor, vous allez en avoir un de deux mille… en Dorsetshire… dites-vous… Je connais peu le Dorsetshire, mais je me réjouis beaucoup de voir votre belle terre. Dès que vous y serez établie, vous pouvez compter sur la visite de nous deux Fanny et moi. Nous serons charmés de passer là quelque temps avec vous et le bon colonel.

Elinor s’efforça très-sérieusement de lui ôter l’idée que le colonel songeât à l’épouser ; mais ce fut en vain. Ce projet lui plaisait trop pour qu’il y renonçât. Il persista à dire qu’il ferait tout ce qui dépendait de lui pour décider la chose qui était déjà bien commencée, et que dès le lendemain il irait voir le colonel, et lui ferait un bel éloge d’Elinor. Ce pauvre John Dashwood ! il avait justement assez de conscience pour sentir qu’il n’avait point rempli ses promesses à son père relativement à ses sœurs, et pour désirer que le colonel Brandon et madame Jennings voulussent bien les dédommager de sa négligence.

Ils eurent le bonheur de trouver lady Middleton chez elle ; et sir Georges rentra bientôt après. Elinor présenta son frère ; et des deux côtés l’on se fit beaucoup de civilités. Sir Georges était toujours prêt à aimer tout le monde ; et quoique M. Dashwood ne s’entendît ni en chevaux ni en chiens, il promettait d’être un assez bon convive. Lady Middleton trouva sa tournure élégante et son ton parfait, parce qu’il avait admiré son salon ; et M. Dashwood fut enchanté de tous les deux.

— Quel charmant récit j’aurai à faire à Fanny de ma matinée, dit-il à sa sœur en la ramenant chez madame Jennings ; et comme elle en sera contente ! Il n’y a que la santé de la pauvre Maria ; mais elle se remettra. Lady Middleton est une femme charmante, tout-à-fait dans le genre de Fanny. Elles se conviendront à merveille, j’en suis sûr ! et sir Georges est très-aimable. Il donne souvent à manger, n’est-ce pas, et des assemblées et des fêtes ? Il m’a invité à tout ce qu’il y aurait chez lui. C’est une bonne connaissance à faire ; et je vous en remercie, Elinor. Votre madame Jennings aussi est une excellente femme, quoique moins élégante que sa fille ; mais aussi n’est-elle pas lady. J’espère bien cependant que votre belle-sœur n’aura plus aucun scrupule de la voir : car je vous confesse à présent que c’est pour cela qu’elle n’est pas venue avec moi ce matin. Nous savions qu’elle est veuve d’un homme qui s’était enrichi dans le commerce ; et ni madame Dashwood ni madame Ferrars ne se souciaient de voir cette famille. Mais cela changera quand je leur dirai comme elle a l’air opulente. Le salon de lady Middleton est plus orné que le nôtre ; et je crains seulement un peu que Fanny ne veuille l’imiter. Mais enfin ils sont riches, très-aimables ; et j’espère que nous nous verrons souvent. Ils étaient devant la maison de madame Jennings, et ils se séparèrent.


CHAPITRE XXXV.


Madame Fanny Dashwood avait une telle confiance dans le jugement de son mari, que dès le jour suivant elle vint en personne faire visite à madame Jennings et à lady Middleton ; et cette confiance ne fut pas trompée. La vieille amie de ses belles-sœurs, quoiqu’un peu commune, lui plut assez par ses prévenances ; et lady Middleton l’enchanta complètement par son bon ton et son élégance. Cet enchantement fut réciproque. Il y avait entre ces deux femmes une sympathie de froideur de cœur et de petitesse d’esprit, qui devait nécessairement les attirer l’une vers l’autre. Elles avaient la même insipidité dans la conversation, la même nullité d’idées. Seulement Fanny avait un fond d’avarice et d’envie qui se manifestait en toute occasion, et lady Middleton une indifférence parfaite pour tout le monde, excepté pour ses enfans. Madame Dashwood lui plut mieux qu’une autre femme sans qu’elle eût pu dire pourquoi. Mais ce n’était pas de l’amitié, elle en était incapable. Fanny ne réussit pas aussi bien auprès de madame Jennings qui lui trouva l’air fier, impertinent, et qui vit qu’elle ne faisait aucun frais pour plaire, qu’elle n’avait rien d’aimable ni d’affectueux même avec ses charmantes belles-sœurs à qui elle parlait à peine, et qu’elle ne s’informait point de la santé de Maria qu’elle devait trouver changée. En effet elle ne disait rien à Elinor, ne témoignait aucun intérêt pour leurs plaisirs, leur demandait à peine des nouvelles de leur mère d’un air glacé, et sans écouter la réponse. Elle ne fut avec elles qu’un quart-d’heure, et resta au moins sept minutes en silence. La bonne et vive madame Jennings en fut indignée, et ne se gêna pas de le dire lorsque Fanny fut partie. Elinor aurait fort désiré d’apprendre d’elle si Edward était à Londres. Mais Fanny n’avait garde de prononcer devant elle le nom de son frère, jusqu’à ce que le mariage de l’un avec miss Morton, et de l’autre avec le colonel Brandon, les eût séparés à jamais. Elle les croyait encore trop attachés l’un à l’autre pour ne pas trembler tant qu’ils seraient libres ; et son étude continuelle était de chercher à les éloigner de toutes manières. Elle ne parla donc point de son frère. Mais Elinor apprit d’un autre côté ce qu’elle voulait savoir. Lucy vint réclamer sa compassion sur le malheur qu’elle éprouvait de n’avoir point encore vu son cher Edward, quoiqu’il fût venu à Londres avec M. et madame Dashwood pour se rapprocher d’elle. Mais il n’osait pas venir la voir chez ses parens d’Holborn qui ne le connaissaient point ; et malgré leur mutuelle impatience, tout ce qu’ils pouvaient faire pour le moment, c’était de s’écrire tous, les jours.

Elinor, qui ne pouvait se fier tout-à-fait à la véracité de Lucy, et qui voyait le but de ses confidences, doutait encore : mais elle ne tarda pas d’avoir la conviction qu’Edward était véritablement à la ville. Deux fois en rentrant à la maison elle apprit qu’il était venu et trouva sa carte. Par une contrariété naturelle au cœur humain, elle fut bien aise qu’il eût pensé à venir, et plus aise encore de n’y avoir pas été.

M. John Dashwood ne perdait pas de vue le mariage supposé de sa sœur aînée avec le colonel Brandon ; ainsi qu’il l’avait dit, il voulut l’inviter à dîner chez lui. Il ne fallait pas moins qu’un motif de cette importance pour les décider lui et sa femme à cette dépense. Fanny y consentit cette fois, et par l’espoir qu’Elinor en épouserait un autre que son frère, et par celui d’être invitée à son tour aux fréquentes fêtes de sir Georges et à ses dîners qui étaient en grande réputation, tant pour le talent de son cuisinier, que par l’élégance du service : c’était donc semer pour recueillir. En effet peu de jours après que la connaissance fut faite, on reçut une invitation en forme pour dîner le jeudi suivant chez madame John Dashwood à Harley-Street, où ils avaient loué pour trois mois une jolie maison. Ses deux belles-sœurs, madame Jennings, les Middleton et M. Palmer acceptèrent. Charlotte sur le point d’accoucher ne sortait plus. Le colonel Brandon fut surpris d’être du nombre des convives, ne connaissant pas du tout madame Dashwood et n’ayant vu qu’un instant son mari, qui ne lui avait fait qu’un accueil demi poli ; mais il aimait trop à être avec mesdemoiselles Dashwood pour en refuser l’occasion. Madame Ferrars devait aussi en être. Mais on ne nomma point ses fils ; et Elinor n’osa pas s’informer s’ils y seraient Quelques mois auparavant elle aurait été vivement émue de la seule pensée de se rencontrer avec la mère d’Edward, et de lui être présentée, actuellement elle pouvait la voir relativement à elle-même avec une complète indifférence ; elle le croyait du moins, et rejeta entièrement sur la curiosité, l’intérêt qu’elle mettait à la connaître. Cet intérêt, mais non pas son plaisir, acquit un degré de plus en apprenant que Lucy Stéeles serait aussi de la partie. D’après ce qu’elle savait de la hauteur de madame Ferrars, la bonne Elinor, sans aimer Lucy, ne pouvait s’empêcher de la plaindre d’avance de la manière dont elle en serait traitée, ce qui lui serait d’autant plus sensible qu’elle s’y était volontairement exposée. Dès que celle-ci apprit ce dîner, elle se hâta de rappeler une invitation assez vague que lady Middleton avait faite aux deux sœurs Stéeles lorsqu’elles se séparèrent à Barton, de passer une quinzaine de jours chez elle à Londres. Lady Middleton l’avait oubliée ; mais l’adroite Lucy porta à la petite Sélina un joli panier plein de bonbons, et lui souffla de demander à sa maman que ses bonnes amies Stéeles vinssent demeurer avec elle. Les demandes de Sélina n’étaient jamais refusées ; une heure après la voiture de lady Middleton arriva à Holborn, avec une prière instante aux demoiselles Stéeles de se rendre sans délai aux désirs de Sélina, avant que la charmante petite pleurât, ce qui lui faisait un mal affreux. Une fois établies chez leurs nobles parens, elles devaient être invitées avec eux, et elles avaient un droit de plus de l’être chez madame Dashwood à qui elles n’étaient pas entièrement inconnues, au moins de nom, puisque leur oncle avait été instituteur de son frère. Mais il suffisait qu’elles fussent logées chez lady Middleton, et qu’elle les protégeât pour être bien reçues. Lucy était au comble de la joie ; elle allait enfin être introduite dans cette famille qui devait être un jour la sienne. Elle pourrait satisfaire sa curiosité, les examiner, juger des difficultés qu’elle aurait à surmonter, avoir une occasion de leur plaire. Elle n’avait pas encore eu dans sa vie un aussi grand plaisir qu’en recevant la carte de madame Dashwood. Mais ce plaisir aurait été diminué de moitié si elle n’avait pu y joindre le chagrin de sa rivale : elle se hâta d’aller lui faire part de son bonheur. Elinor eut beaucoup de peine à lui cacher ce qu’elle ressentait, et n’y réussit peut-être pas, car la joie de Lucy augmenta en voyant un nuage sur le front d’Elinor, lorsqu’elle lui dit qu’Edward y serait sûrement : à moins, ajouta-t-elle, qu’il ne craigne de se trahir. Il lui était impossible lorsque nous étions ensemble de cacher l’excès de son affection ; et cette raison l’empêchera peut-être d’y venir. Quelque cruel que fût ce motif pour la pauvre Elinor, elle en désirait au moins l’effet. Voir Edward pour la première fois depuis leur séparation, et le voir avec Lucy ! Elle croyait à peine pouvoir le supporter.

Ce jeudi si désiré, si redouté, qui devait mettre les deux jeunes rivales en présence de la future belle-mère arriva. Elinor avait acheté la veille une charmante toque en fleurs avec des plumes blanches dont elle voulait se parer ce jour-là. Lucy qui venait continuellement chez madame Jennings, pour y voir sa chère amie, se trouva là quand on l’apporta. Elinor l’essaya. Elle lui séyait à ravir ; et malgré toute sa raison, elle ne fut point fâchée de le trouver elle-même. Le jeudi matin Lucy arriva, plus caressante, plus tendre qu’à l’ordinaire. Elle avait honte, dit-elle, de ce qu’elle venait lui demander ; mais sa chère Elinor était si fort au-dessus de ces bagatelles ; elle avait si peu besoin de parure ; elle était si indifférente sur ce moyen de plaire en ayant tant d’autres ; et pour cette grande occasion il était si essentiel à Lucy de les tous employer. Elle devait à Edward de se faire aussi jolie qu’il lui serait possible la première fois qu’elle paraissait devant sa mère. Si Edward lui-même s’y trouvait, c’était un motif de plus qu’Elinor devait comprendre. Elle espérait donc de sa complaisance, de son amitié, qu’elle voudrait bien pour ce jour-là renoncer à la jolie toque qui la coiffait si élégamment, et la lui prêter. Elle avoua en rougissant qu’elle n’était pas assez en fonds dans ce moment pour s’en acheter une semblable, ce qu’elle aurait fait sûrement, eut-elle dû la prendre à crédit, si elle n’avait pas compté sur la bonté de sa chère Elinor. Mademoiselle Dashwood frémit de penser qu’elle avait failli arriver au dîner coiffée exactement comme Lucy, et se trouva heureuse en comparaison de lui céder si jolie toque, qu’elle regrettait bien un peu… mais qu’elle pria Lucy d’accepter. Celle dernière s’en empara bien vîte, également enchantée qu’elle fût sur sa tête et non sur celle d’Elinor. Bon Dieu ! ma chère, lui dit-elle, plaignez-moi, je vous en conjure ! Vous êtes la seule personne qui saura ce que je souffre. À peine puis-je marcher tant je suis émue en pensant que dans quelques heures je verrai la personne dont tout mon bonheur dépend, celle qui doit être ma mère ! Mettez-vous à ma place… mais c’est impossible ; il faut aimer Edward comme je l’aime ; pour comprendre l’état où je suis.

Elinor aurait pu diminuer cette émotion, ou la faire changer de nature, en lui disant que vraisemblablement c’était la belle-mère de miss Morton plutôt que la sienne qu’elle allait voir. Elle ne le dit pas, mais elle lui assura avec tant de sincérité qu’elle la plaignait infiniment, que Lucy en fut presque piquée. Elle espérait être pour mademoiselle Dashwood un objet d’envie plutôt que de compassion.

Enfin elles arrivèrent chez madame John Dashwood. Sa mère au haut bout de la chambre étalait dans un grand fauteuil sa chétive personne, et saluait à peine avec un air de protection. Elle était petite, maigre, se tenait extrêmement droite, avait de la roideur dans tous ses mouvemens ; sa physionomie était sombre ou du moins très sérieuse ; elle ne se permettait de sourire que lorsqu’elle disait un sarcasme ; son teint était brun tirant sur le jaune ; ses traits assez petits, et sans beauté. Une contraction habituelle de ses sourcils empêchait sa physionomie d’être complètement insignifiante, mais lui donnait en échange une forte expression d’orgueil et même de méchanceté. Elle ne parlait pas beaucoup, contre la règle générale ; elle proportionnait le nombre de ses paroles à celui de ses idées ; et dans le peu de syllabes honnêtes qui lui échappèrent à l’arrivée des hôtes de sa fille qui lui furent présentés, il n’y en eut pas une seule adressée aux demoiselles Dashwood, qu’elle regardait intérieurement, avec dédain et avec malveillance.

Cette conduite ne pouvait plus influer sur le bonheur d’Elinor. Peu de mois auparavant elle en aurait été excessivement blessée et affligée ; mais il n’était plus au pouvoir de madame Ferrars de produire cet effet sur elle ; et la différence de sa manière avec les demoiselles Stéeles, dont le seul but était d’humilier encore mesdemoiselles Dashwood, l’amusa au contraire beaucoup. Elle ne pouvait s’empêcher de sourire de l’air affable et presque amical avec lequel la mère et la fille distinguèrent Lucy surtout, et des peines que celle-ci se donnait pour leur plaire, peines qui allaient jusqu’à la bassesse. Madame Ferrars avait un vieux petit bichon, seul être qu’elle pût aimer et qui ne la quittait point. Lucy le caressait exactement comme elle caressait Sélina Middleton. Elle s’extasiait sur cette charmante petite créature, allait lui ouvrir la porte s’il voulait sortir, et l’attendait pour le rapporter à sa maîtresse. Elle admirait l’éclat du beau satin cramoisi de la robe de madame Ferrars et la beauté de ses points. Elle allait chauffer le coussin qui était sous les pieds de cette dame. Quand lady Middleton s’éloignait un peu, elle déclarait que madame John Dashwood était la plus belle femme qu’elle eût vue de sa vie, et qu’elle ressemblait beaucoup à sa mère, etc. etc. Enfin à force de flatteries, elle se rendit si agréable à l’une et à l’autre, que même madame Ferrars, qui ne s’humanisait jamais avec ceux qu’elle regardait comme ses inférieurs, lui adressa quelques mots obligeans, et déclara que ces jeunes miss Stéeles avaient le ton de la meilleure éducation, et que bien des demoiselles qui se croyaient des modèles, n’en approchaient pas. Elle lança en même temps un regard sur Elinor qui riait en elle-même, en pensant à quel point la faveur et les grâces de madame Ferrars étaient mal placées, et qu’elles se changeraient bien, promptement en fureur, si elle se doutait que cette jeune audacieuse, qu’elle trouvait si charmante, parce qu’elle n’était pas Elinor, pensait à épouser son fils. Fanny faillit à lui en donner l’idée : mesdemoiselles Stéeles, dit-elle à sa mère, sont les nièces de M. Pratt chez qui Edward a étudié. — Vraiment, dit madame Ferrars en relevant le sourcil ; vous connaissez donc mon fils ? — Très-peu, madame, dit Lucy avec assurance, nous ne demeurons pas auprès de mon oncle. — Tant mieux pour vous, dit madame Ferrars avec humeur ; il n’entend rien à l’éducation. Lucy redoubla ses flatteries qui lui réussirent de nouveau. Elle était au troisième ciel, en se voyant ainsi distinguée, et ne daignait plus parler à Elinor. La grosse Anna même se rengorgeait avec fierté, en pensant qu’elle était la sœur de la future belle-fille de madame Ferrars.

Maria était encore plus rêveuse, plus silencieuse qu’à l’ordinaire. À sa tristesse habituelle, se joignait le chagrin qu’elle supposait à Elinor de ne pas voir Edward, et celui qu’elle en ressentait elle-même. Elle l’aimait déjà comme un frère favori, et bien plus que celui qu’elle tenait de la nature. L’homme qui devait faire le bonheur de sa chère Elinor était au premier rang dans son cœur. Elle était venue presque avec plaisir à ce dîner, malgré son aversion pour la plupart des convives, dans l’unique espoir de voir Edward ; et cet espoir était trompé. Edward n’y était pas. Elle regardait sa sœur avec un étonnement douloureux, et ne pouvait comprendre qu’elle eût la force de supporter une mésaventure aussi cruelle. Le colonel Brandon placé entre les deux sœurs se serait trouvé fort heureux, si la politesse fastidieuse du maître, et même de la maîtresse de la maison, lui avait laissé le temps d’en jouir. Tous les meilleurs mets, tous les meilleurs vins lui étaient adressés. M. Dashwood lui demandait son opinion surtout, et s’y rangeait à l’instant. Dès qu’il y avait un moment de silence entre lui et ses voisines, il disait à ses sœurs : allons, mesdemoiselles, parlez à votre aimable voisin ; ne souffrez pas qu’il s’ennuie. On aurait dit que la fête était pour lui seul, et il ne pouvait comprendre le but de tant d’honnêtetés dont il était fatigué. Le dîner était magnifique, ainsi que les donnent ceux qui invitent rarement ; et ni le nombre des plats ni celui des laquais n’annonçaient cette pauvreté dont il s’était plaint à sa sœur. Elle ne se faisait sentir que dans la conversation. Mais il est vrai que de ce côté là le déficit était considérable, tant chez les maîtres du logis que chez la plupart des convives : manque de raison, manque d’esprit, soit naturel soit cultivé, manque de goût, manque de gaîté, manque enfin de tout ce qui rend un repas agréable.

Quand les dames suivant l’usage se retirèrent après dîner pour le café, cette pauvreté fut encore plus en évidence. Les hommes mettaient au moins quelque variété dans le discours, quelques mots de politique, de chasse, d’agriculture ; mais il n’en fut plus question. On avait épuisé avant dîner l’article des meubles et des parures. À la grande satisfaction de Lucy sa toque avait été fort admirée, et la simple coiffure d’Elinor, qui n’était que ses jolis cheveux bruns retenus par un fil de perles, regardée avec dédain : en sorte qu’après une longue digression sur la bonté du café, le seul sujet d’entretien fut de comparer la grandeur d’Henri Dashwood et celle de Williams. Le second fils de lady Middleton, qui étaient à-peu-près du même âge. Si les enfans avaient été là tous les deux, la question aurait été promptement décidée en les mesurant ; mais il n’y avait là qu’Henri, et il fallut s’en rapporter à l’opinion des témoins. Celle des demoiselles Stéeles, qui passaient leur vie avec les petits Middleton, fut surtout demandée par leur mère, et de cette manière qui veut dire : décidez en ma faveur. N’est-ce pas, Lucy, que Williams a au moins deux doigts de plus qu’Henri Dashwood ? Lucy fut horriblement embarrassée. À qui fera-t-elle sa cour ? enfin l’amour l’emporta sur l’amitié, et après avoir un peu hésité, elle dit qu’elle croyait…… qu’il lui semblait que M. Henri avait quelques lignes de plus. Lady Middleton exprima par un regard son mécontentement ; mais Lucy fut dédommagée par un doux sourire de la sœur d’Edward. Elinor trouva sa flatterie d’autant plus méprisable qu’il était évident que Le petit Williams était beaucoup plus grand que son neveu ; elle le dit quand on lui demanda son avis. Fanny et madame Ferrars répondirent avec aigreur qu’elle se trompait ; et Maria déplut à tout le monde en disant qu’elle n’y avait fait nulle attention. Bientôt une autre bagatelle mit en scène sa vivacité de sentiment et l’irritabilité de ses nerfs.

Avant de quitter Norland, Elinor avait peint à sa belle-sœur de charmans écrans de cheminée ; ils venaient d’être montés dans le dernier goût. Les hommes étaient rentrés au salon et entouraient le feu. John Dashwood allant toujours à son but, en prit un et le montra au colonel.

— Voyez, lui dit-il, c’est ma sœur Elinor qui a peint cela ; vous qui êtes un homme de goût, vous les admirerez. Je ne sais si vous connaissez son talent pour le dessin ; elle passe généralement pour en avoir beaucoup.

Le colonel sans être grand connaisseur en peinture les admira infiniment. La curiosité générale fut excitée, et les écrans passèrent de main en main. Lorsqu’ils furent dans celles de madame Ferrars, qui ne s’y entendait pas du tout, et qui ne pouvait se résoudre à louer Elinor, elle les fit passer à sa voisine sans dire un seul mot d’éloges. — Ils sont peints par mademoiselle Dashwood l’aînée, ma mère, dit Fanny ; ne les trouvez-vous pas très-jolis ? Elinor surprise de la courtoisie de sa belle-sœur, lui en savait gré ; mais sa reconnaissance ne fut pas de longue durée. Fanny ajouta : Regardez-les, maman, voyez si ce n’est pas à-peu-près le même genre de dessin que ceux de mademoiselle Morton ; mais celle-ci peint encore plus délicieusement. Le dernier paysage qu’elle a fait est vraiment très-remarquable. – Extrêmement beau, dit madame Ferrars ; elle excelle dans tout ce qu’elle fait, et rien ne peut lui être comparé ; mais aussi elle a une éducation si brillante, tant de talens naturels !

Maria, la sensible, la vive Maria ne put supporter ce qu’elle regarda comme un outrage à sa sœur ; elle était déjà très-irritée du ton et de la manière de madame Ferrars, mais de tels éloges donnés à une autre aux dépens d’Elinor, provoquèrent son ressentiment. Quoiqu’elle n’eût encore aucune idée des projets sur mademoiselle Morton, mais cédant comme à son ordinaire à son premier mouvement, elle dit avec vivacité : Voilà en vérité une singulière manière de voir et d’admirer les ouvrages de ma sœur ! en faire un objet de comparaison, pour les rabaisser, c’est du moins peu obligeant. Qui est cette demoiselle Morton à qui personne ne peut être comparé ? à propos de quoi est il question d’elle et de ses talens ? qui intéresse-t-elle ici ? et mon Elinor nous intéresse tous. Alors prenant les écrans de la main de sa belle-sœur et les montrant encore au colonel ; il faut, dit-elle, n’avoir pas le moindre goût, le moindre sentiment du beau pour ne pas les admirer, et pour penser à autre chose quand on les voit.

Madame Ferrars rougit de colère ; ses petits yeux s’enflammèrent ; ses sourcils s’élevèrent d’un demi pouce et se touchèrent. – Je croyais, dit-elle, que tout le monde ici savait que miss Morton est la fille de feu lord Morton ; j’oubliais que mesdemoiselles Dashwood ne sont jamais venues à Londres et ne peuvent connaître le beau monde.

Fanny avait aussi l’air très-courroucée ; et son mari était tout effrayé de l’audace de Maria. Il s’approcha d’elle, la mena dans l’embrasure de la fenêtre, et lui dit à voix basse : Est-ce qu’Elinor ne vous a pas dit qu’Edward doit épouser miss Morton ? Vous auriez mieux fait de vous taire. – Edward ! épouser miss Morton ! sécria Maria ; jamais, jamais, c’est impossible ! et poussée par son sentiment pour sa sœur chérie, ainsi méprisée et rejetée par toute une famille qui devait l’adorer, elle vint s’asseoir à côté d’elle, passant un bras autour de son cou, et posant sa joue contre la sienne, elle lui dit à l’oreille : Chère, chère Elinor, ne souffrez pas que de telles gens aient le pouvoir de vous rendre malheureuse ; ne craignez rien ; Edward ne pense pas ainsi. Je le connais, j’ose vous répondre de sa fidélité ; en dépit d’eux et de leurs projets, il n’aime, il n’épousera que vous.

Elinor touchée de l’affection de sa sœur, mais désolée des preuves qu’elle lui en donnait dans ce moment, la conjura de se calmer, de se taire, tandis qu’elle-même ne pouvait à peine retenir les larmes qui remplirent ses yeux au propos de Maria. Celle-ci les sentit sur sa joue : tu pleures, lui dit-elle. Les méchans font pleurer mon Elinor ; et alors elle fondit en larmes. L’attention de chacun fut excitée ; et tout le monde eut l’air consterné. Le colonel Brandon qui depuis le commencement de cette scène avait eu les yeux attachés sur Maria, l’admirait bien plus qu’il ne la blâmait. Ce cœur si brûlant, cette sensibilité si active pour ceux qu’elle aimait autant que pour elle même, l’attachaient toujours davantage à cette jeune personne. Lors qu’elle éclata en pleurs et en sanglots, il se leva, vint près d’elle presque involontairement, et prit sa main qu’il serra entre les siennes. Elinor soutenait sur son sein la tête de sa sœur, et ne pensait plus à Edward. Madame Jennings disait ! pauvre enfant ! pauvre petite ! la moindre chose attaque ses nerfs ! et elle lui faisait respirer son flacon de sels. Madame Ferrars levait les épaules en parlant à sa fille ; Lady Middleton regardait avec son air glacé ; M. Palmer bâillait près du feu en tenant les malheureux écrans, cause première de ce trouble ; les deux Stéeles riaient et chuchotaient dans un coin ; sir Georges était enragé contre le traître Willoughby, seul auteur, disait-il, de cette faiblesse de nerfs, et s’établissant entre les deux petites cousines Stéeles, qui étaient encore ses favorites, il leur conta toute l’affaire, qu’elles savaient aussi bien que lui, en s’emportant contre l’homme abominable qui mettait une fille charmante dans cet état.

Au bout de quelques minutes, Maria fut un peu remise. Elinor voulait la faire passer dans une autre chambre ; mais madame Dashwood dit qu’il n’y en avait point de libre, que l’attaque de nerfs une fois passée, Maria serait aussi bien au salon : elle resta donc à côté d’Elinor, et sans dire un mot de la soirée.

— Pauvre Maria ! disait son frère à voix basse au colonel Brandon ; elle n’a pas une aussi forte santé que sa sœur, elle est très-nerveuse, au lieu qu’Elinor n’est jamais malade. Je suis sûr qu’elle n’a pas coûté une guinée en médecin depuis qu’elle est au monde ; mais la pauvre Maria ! sa santé est détruite aussi bien que sa beauté, et c’est sans doute ce dernier point qui l’afflige : c’est bien naturel en vérité ; si jeune encore ! Pourriez-vous croire qu’il y a peu de mois qu’elle était belle à frapper, presque aussi belle qu’Elinor ? À présent, quelle différence ! Elinor est charmante et ne changera jamais ; c’est un genre de beauté qui sera toujours le même, je puis en répondre.

— Je l’espère, dit le colonel, et que mademoiselle Maria retrouvera bientôt ses charmes… Hélas ! elle n’en avait encore que trop pour lui, et jamais elle ne lui avait paru aussi intéressante, aussi digne de toute son adoration.

Après le thé on fit des parties de jeu. Mesdames Ferrars et Jennings s’établirent à un grave whist avec sir Georges et M. Palmer. Elinor fut surprise de cet arrangement ; le colonel Brandon, à qui son frère et sa belle-sœur avaient fait tant d’honneurs, avait dans son idée plus de droit à cette partie, et par son âge et par son habileté au whist, que M. Palmer, qui malgré son apathie ne parut pas trop content d’être le partener des deux grands-mères. Mais M. Dashwood n’avait garde de séparer sa sœur Elinor de son futur époux le colonel Brandon. Lady Middleton n’aimait que le cassino ; et le colonel ne le savait presque pas, mais n’importe ; il fallut bon gré malgré qu’il se mît à cette partie, ainsi qu’Elinor qui aurait bien préféré ne pas jouer et rester avec sa sœur ; mais elle eut beau conjurer ou son frère ou Fanny de prendre sa place, elle ne put l’obtenir. M. Dashwood se mit à côté du colonel pour lui apprendre le cassino. Anna Stéeles fit le quatrième. Fanny se mit en cinquième dans la partie des mères. Lucy tantôt à côté d’elle lui parlait de tout ce qui pouvait lui plaire tantôt à côté de madame Ferrars s’intéressait à son jeu, vantait son habileté au whist, à laquelle la bonne dame avait de grandes prétentions, enfin faisait sa cour de son mieux. Maria était laissée seule à ses tristes pensées, et ne s’en plaignait pas. Absorbée dans ses réflexions, dans ses souvenirs, et bien loin du salon de madame John Dashwood, elle n’entendit pas même ouvrir la porte et Fanny s’écrier : Ah ! voilà mon frère. Mais Elinor ne l’entendit que trop ; son sang reflua vers son cœur qui battit avec violence ; et ses yeux baissés sur ses cartes, sans en distinguer une, elle s’efforça de reprendre son courage accoutumé. Enfin quand elle crut y avoir réussi, elle tourna ses regards d’abord sur Lucy, qui était restée à sa place, dont la physionomie n’exprimait rien, mais dont les yeux perçans suivaient celui qui venait d’entrer. Elinor était placée de manière à ne pas le voir, et n’en était pas fâchée, lorsque son frère s’écrie : Ah ! vous voilà enfin, Robert, d’où diable venez-vous ? Nous avons dîné depuis deux heures. Elinor respire ; ce n’est pas Edward. Robert s’avance auprès de son beau-frère ; elle reconnaît d’abord le merveilleux à la boîte à cure-dents qui l’avait si fort impatientée chez le bijoutier. Sans doute il la reconnut aussi ; il la salua d’une inclination de tête d’un air affecté. Son costume avait toute l’extravagance de la mode française, encore exagérée, et présentait vraiment quelque chose de très-ridicule : une crête ébouriffée, un col de chemise remontant jusqu’aux coins des yeux, un fraque étroit, un gilet de deux doigts, un pantalon qui lui montait jusque sous les bras, un fracas de cachets et de bagues, un bouquet à la boutonnière, enfin tout ce qui constituait alors l’élégance des jeunes gens qu’on appelait des incroyables. L’émotion d’Elinor avait fait place à l’étonnement ; elle ne pouvait comprendre que ce fût là le frère du simple, du timide Edward. Il dit légèrement à son beau-frère, que, sur sa parole, il avait tout-à-fait oublié son dîner ; que, dans la foule de ses engagemens, ces oublis lui arrivaient souvent ; et promenant sa lorgnette sur les jeunes dames, il daigna ajouter : Sans doute j’ai beaucoup perdu… Cette langoureuse beauté auprès de la cheminée, est-ce une de vos sœurs, John ? en désignant Maria.

— Oui, la cadette, très-jolie autrefois sur mon honneur ; mais la pauvre enfant est malade. Robert ne l’écoutait pas ; sa lorgnette était dirigée sur la jolie toque à plumes de Lucy. Cette petite personne est délicieusement coiffée, reprit-il, mais je dis délicieusement ! Cela vient de Paris ; je crois l’avoir remarqué au magasin d’Hustley ; très-jolie sur ma parole ; du dernier goût !

— Et la jeune personne aussi ; c’est miss Lucy Stéeles, parente de lady Middleton. Et Edward où diable se tient-il ?

— Où je ne suis pas sans doute. Nous n’allons point ensemble ; il y a huit jours que je ne l’ai vu. Il s’approcha de sa mère dont il était le favori, et qui lui dit : Bon jour, Robert, avec un air assez affable. Il adressa quelques mots à Lucy sur sa délicieuse coiffure, dont elle eut l’air très-flattée. Peu après les parties finirent, et l’on prit congé les uns des autres, au grand plaisir des deux sœurs à qui la journée avait été ennuyeuse et pénible.


CHAPITRE XXXVI.


Le désir qu’Elinor avait eu de voir la mère d’Edward était plus que satisfait ; il était anéanti. Et, de tout son cœur, elle désirait actuellement ne pas se retrouver avec elle. Elle avait assez de son orgueil, de son dédain, de son esprit étroit et vain, et de sa prévention décidée contre les sœurs de son gendre ; elle voyait clairement à présent toutes les difficultés et les retards qu’il y aurait eu à son mariage avec Edward, lors même qu’il eût été libre. Il était le seul de cette famille qui lui fût agréable. La fatuité et les prétentions de l’élégant Robert lui étaient insupportables ; et madame John Dashwood n’ayant jamais cherché à gagner l’amitié de ses belles sœurs, ne leur en avait jamais témoigné. Elle se trouva donc presque heureuse qu’un obstacle insurmontable la préserva du malheur d’être sous la dépendance de madame Ferrars, d’être obligée de se soumettre à ses caprices et de supporter sa mauvaise humeur ; et si elle n’avait pas encore la force de se réjouir qu’Edward fût engagé avec Lucy, elle l’attribuait uniquement à la certitude qu’il ne serait pas heureux avec elle. Si sa rivale avait été plus aimable, elle aurait pris tout-à-fait son parti de renoncer pour sa part à un bonheur aussi chèrement acheté que d’être la fille de madame Ferrars et la sœur de M. Robert. Elle ne comprenait pas que Lucy eût attaché autant de prix aux honnêtetés d’une femme qui ne lui en avait fait que parce qu’elle n’était pas Elinor, et que la vérité ne lui était pas connue. Il fallait que Lucy fût complètement aveuglée par la vanité pour n’avoir pas senti que cette préférence arrachée à demi par ses flatteries, n’était pas du tout pour l’amante d’Edward, pas même pour Lucy Stéeles, mais pour la jeune fille qui paraissait à côté de celle, qu’on voulait mortifier. Lucy le voyait si peu sous ce jour, que dès le lendemain matin elle arriva à Berkeley-Street avec l’espoir de trouver Elinor seule, et de lui dire tout son bonheur ; elle eut celui de venir au moment où madame Jennings allait sortir.

— Chère amie, dit Lucy à Elinor, que je suis contente de pouvoir vous parler en liberté, vous dire combien je suis heureuse ! Pouvez-vous imaginer quelque chose de plus flatteur que la manière dont madame Ferrars me traita hier ? Comme elle était bonne, affable ! Vous savez combien je la redoutais ; certes, j’avais bien tort. Dès le premier moment où je lui fus présentée, je vis sur sa physionomie quelque chose qui me disait que je lui plaisais extrêmement ; et toute sa conduite avec moi l’a confirmé. N’est-ce pas que c’était ainsi ? vous l’aurez vu tout comme moi. N’en ayez-vous pas été frappée ?

— Elle était certainement très-polie avec vous.

— Polie ! est-ce que vous n’avez vu que de la politesse ? Pour moi j’ai vu beaucoup plus. Avec quelle bonté elle m’a distinguée de tout le monde ! ni orgueil ni hauteur quoique je sois une pauvre jeune personne qu’elle voyait ! aussi pour la première fois. Elle n’a presque adressé la parole qu’à moi seule, et votre belle-sœur de même. Quelle femme adorable ! toute douceur, toute affabilité, si bonne, si prévenante ! Quel bonheur pour vous que votre frère ait épousé une femme aussi aimable.

Elinor pour éviter de répondre, voulut changer d’entretien ; mais Lucy la pressa tellement de convenir de son bonheur, qu’elle ne pût s’en défendre. — Indubitablement, lui dit-elle, rien ne pourrait être plus heureux et plus flatteur pour vous que la conduite de madame Ferrars, si elle connaissait vos engagemens avec son fils, mais ce n’est pas le cas, et… — J’étais sûre d’avance que vous me répondriez cela, interrompit Lucy ; mais vous conviendrez au moins qu’il ne peut y avoir aucune raison au monde qui obligeât madame Ferrars à feindre de m’aimer, si je ne lui plaisais pas ; et elle a marqué une prévention si flatteuse pour moi, et pour moi seule, que vous ne pouvez m’ôter la satisfaction d’y croire. Je suis sûre à présent que tout finira bien, et que je ne trouverai point les difficultés que je craignais. Madame Ferrars et sa fille sont deux femmes charmantes, adorables, qui me paraissent sans défauts ; et peut-être me font-elles l’honneur de penser la même chose de moi ; car j’ai vu et senti qu’il y avait entre nous un attrait mutuel. Je suis étonnée que vous ne m’ayez jamais dit combien votre belle-sœur est agréable !

Elinor n’essaya pas même de répondre ; qu’aurait-elle pu dire ?

— Êtes-vous malade, miss Dashwood ? dit Lucy, vous semblez si triste, si abattue ! Vous ne parlez pas ; sûrement vous n’êtes pas bien, lui dit la méchante fille avec son regard abominable.

— Je ne me suis jamais mieux portée, répondit Elinor.

— J’en suis vraiment charmée ; mais vous n’en avez pas l’air du tout. Je serais consternée si vous tombiez malade, vous qui partagez si bien tout ce qui m’arrive. Le ciel sait ce que j’aurais fait sans votre amitié.

Elinor essaya de répondre quelque chose d’honnête ; mais elle le fit si froidement qu’il eût mieux valu se taire. Cependant Lucy en parut satisfaite.

— En vérité, lui dit-elle ? je n’ai pas le moindre doute sur l’intérêt que vous prenez à mes confidences et à mon bonheur ; et après l’amour d’Edward, votre amitié est ce que je prise le plus. Pauvre Edward ! si seulement il avait été là ; s’il avait vu sa mère et sa sœur me traiter comme si j’étais déjà de la famille ! mais à présent il en sera souvent témoin, et tout s’arrange à merveille. Lady Middleton et madame John Dashwood s’aiment déjà à la folie ; elles vont se lier intimement, et nous serons sans cesse les uns chez les autres. Edward passe sa vie, dit-on, chez sa sœur. Lady Middleton fera de fréquentes visites à madame Dashwood ; et votre belle-sœur a eu la bonté de me dire qu’elle serait toujours charmée de me voir. Ah ! quelle délicieuse femme ! Si vous lui dites une fois ce que je pense d’elle, vous ne pourrez pas exagérer mes éloges. Elinor garda encore le silence ; et Lucy continua : Je suis sûre, que je me serais aperçue au premier moment si madame Ferrars avait mauvaise opinion de moi. Elle m’aurait fait seulement comme à d’autres une révérence cérémoniale, sans dire un mot, ne faisant plus nulle attention à moi, ne me regardant qu’avec dédain… Vous comprenez sûrement ce que je veux dire. Si j’avais été traitée ainsi, il ne me resterait pas l’ombre d’espérance, je n’aurais même pas pu rester en sa présence. Je sais que, lorsqu’on lui déplaît, elle est très-violente, et n’en revient jamais.

Elinor n’eut pas le temps de répliquer quelque chose à son malin triomphe. La porte s’ouvrit ; le laquais annonça M. Ferrars qui entra immédiatement.

Ce fut un moment très-pénible pour les uns et pour les autres ; tous les trois eurent l’air très-embarrassé. Edward paraissait avoir plus envie de reculer que d’avancer. Ce qu’ils désiraient tous d’éviter, une rencontre en tiers, arrivait de la manière la plus désagréable. Non seulement ils étaient tous les trois ensemble, mais ils y étaient sans le moindre intermédiaire, sans personne qui pût soutenir l’entretien, et venir à leur secours. Les dames se remirent les premières. Ce n’était pas à Lucy à se mettre en avant ; vis-à-vis de lui l’apparence du secret devait encore être gardée. Elle ne fit donc que le regarder tendrement, le saluer légèrement, et garder le silence. Elinor qui le voyait pour la première fois depuis leur arrivée et qui ne devait pas avoir l’air de rien savoir, avait un rôle bien plus difficile. Mais autant pour lui que pour elle, elle désirait si vivement d’avoir un maintien naturel, que passé le premier moment elle put le saluer d’une manière aisée et presque comme à l’ordinaire. Un second effort sur elle-même la rendit si bien maîtresse de ses impressions, que ni son regard, ni ses paroles, ni le son de sa voix ne purent trahir ce qui se passait dans son intérieur. Elle ne voulut pas que la présence de Lucy l’empêchât de témoigner à un ancien ami, son plaisir de le revoir, et son regret de ne s’être pas trouvée à la maison quand il y était venu. Ni les regards pénétrans de sa rivale, ni l’embarras de sa position, ni son dépit secret ne la détournèrent de remplir ce qu’elle regardait comme un devoir envers le frère de sa belle sœur, et l’homme qu’elle estimait. Cette manière donna quelque assurance à Edward, et le courage de s’avancer et de s’asseoir. Mais son embarras dura beaucoup plus long-temps ; ce qui au reste lui était naturel, quoique très-rare chez la plupart des hommes, qui ne se laissent pas influencer par des rivalités de femmes, dont leur amour-propre jouit. Mais Edward n’était pas susceptible de ce genre de vanité ; et pour être tout-à-fait à son aise dans cette circonstance, il fallait ou l’insensibilité de Lucy ou la conscience sans reproche d’Elinor ; et le pauvre Edward n’avait ni l’un ni l’autre de ces moyens de tranquillité.

Lucy avec une mine froide, réservée, semblait déterminée à observer, à écouter et à ne point se mêler d’un entretien où naturellement elle devait être étrangère. Edward ne disait que des monosyllabes, en sorte que la conversation reposait en entier sur Elinor, et qu’elle en était seule chargée. Elle fut obligée de parler la première de la santé de sa mère, d’Emma, de leur arrivée à Londres, de leur séjour, de tout ce dont Edward aurait dû s’informer, s’il avait pu parler.

Après quelques minutes, ayant elle-même besoin de respirer, et voulant laisser quelques momens de liberté aux deux amans, sous le prétexte de chercher Maria, elle sortit héroïquement, et resta même quelque temps dans le vestibule avant d’entrer chez sa sœur. Maria n’eut pas la même discrétion ; dès qu’elle eut entendu le nom d’Edward, elle courut immédiatement au salon. Le plaisir qu’elle eut en le voyant lui fit oublier un instant toutes ses peines ; il fut, comme tous ses sentimens, très-vif et exprimé avec chaleur. Cher Edward, lui dit-elle en lui tendant la main avec toute l’affection d’une sœur et d’une amie, enfin vous voilà ! Combien je m’impatientais de vous revoir ! et ce moment me dédommage de tout.

Edward était dans une extrême émotion ; il aurait voulu exprimer ce qu’il sentait, mais devant un tel témoin, qui prêtait toute son attention pour ne perdre ni un regard ni une parole, qu’aurait-il pu dire ? Il pressa doucement la main de Maria sans répondre. Puis on se rassit ; et pour un moment chacun garda le silence les yeux baissés, à l’exception de Maria qui regardant avec sensibilité tantôt Edward, tantôt Elinor, aurait voulu réunir leurs mains dans les siennes, que leur bonheur lui tînt lieu du sien propre, et qui regrettait seulement que le plaisir de se retrouver fût troublé par la présence importune d’un tiers aussi étranger, aussi indifférent que Lucy.

Edward parla le premier ; ce fut pour exprimer son inquiétude sur le changement de Maria. Vous n’avez pas, lui dit-il, l’air de santé que vous aviez à Barton. Je crains que la vie de Londres ne vous convienne pas.

— Oh ! ne pensez pas à moi, lui dit elle avec le ton de la gaîté, quoique ses yeux se remplissent de larmes au souvenir des jours heureux qu’elle avait passés à Barton ; ne songez pas à moi. Elinor est très-bien, vous le voyez ; c’est assez pour vous et pour moi.

Ce mot touchant n’était pas fait pour mettre plus à l’aise Elinor et Edward, ni pour se concilier l’amitié de Lucy qui lança à Maria un regard indigné dont celle-ci ne s’aperçut pas.

— Est-ce que vous aimez le séjour de Londres ? reprit Edward pour dire quelque chose et pour détourner la conversation sur un autre sujet.

— Non, pas du tout, répondit Maria ; j’en attendais beaucoup de plaisir, je n’y en ai trouvé aucun. Celui de vous voir, cher Edward ? est le premier que j’aie goûté. Je remercie le ciel de ce que nous vous retrouvons toujours le même ; et un profond soupir suivit ces mots.

Elle s’arrêta ; et personne ne continua. Je pense une chose, ma chère Elinor, reprit-elle, puisque nous avons retrouvé Edward, nous nous mettrons sous sa protection pour retourner à Barton. Dans une semaine ou deux tout au plus nous serons prêtes à partir. Je suppose, et je suis bien sûre, Edward, que vous accepterez d’être notre protecteur dans ce petit voyage, et que vous voudrez bien nous accompagner.

Le pauvre Edward murmura quelques mots que personne ne comprit, peut-être pas lui-même. Lucy rougit, puis pâlit, et toussa vivement. Un regard d’Edward moitié sévère, moitié suppliant, la calma. Il était vraiment au supplice. Maria qui vit son agitation, la mit absolument sur le compte de l’impatience et du dépit que lui faisait éprouver la présence d’une étrangère dans ce moment de réunion, et parfaitement satisfaite de lui, elle voulut à son tour le calmer, en insinuant à Lucy d’abréger sa visite.

— Nous avons passé hier la journée entière à Harley-Street chez votre sœur et la nôtre, lui dit-elle. Ah ! quelle longue journée ! j’ai cru qu’elle ne finirait jamais… mais j’ai beaucoup de choses à vous dire à ce sujet qu’on ne peut dire actuellement… enfin cette journée fut plus pénible qu’agréable. Mais pourquoi n’y étiez-vous pas, Edward ? ç’aurait été plus agréable pour nous. Pourquoi n’y-êtes-vous pas venu ?

— J’avais le malheur d’être engagé ailleurs.

— Bon ! engagé ! on se dégage de tout quand on peut être avec des amies comme Elinor et Maria.

Le moment parut propice à la méchante Lucy, pour se venger de Maria. — Vous pensez peut-être, mademoiselle, lui dit-elle, que les hommes ne sont point tenus de garder leurs engagemens, quand il leur vient dans la tête de les rompre.

Elinor rougit de colère ; mais Maria parut entièrement indifférente à cette attaque, et répliqua avec calme : non en vérité, je ne crois point du tout ce que vous dites. Je suis très-sûre que c’est la fidélité à un engagement plus ancien qui a empêche Edward de venir hier voir sa sœur ; je crois réellement qu’il a la conscience la plus délicate et la plus scrupuleuse qu’on puisse avoir, et qu’il ne manquera jamais de sa vie à une promesse donnée, lors même que ce serait contre son intérêt ou son plaisir. Je n’ai jamais connu quelqu’un qui craignît davantage de causer à qui que ce soit la moindre peine, de ne pas répondre à ce qu’on attend de lui, de ne pas remplir tous ses devoirs importans ou non sans subterfuge, et quoiqu’il puisse lui en coûter : voilà comme est Edward ; et je dois lui rendre cette justice. Comme vous avez l’air confus et peiné, Edward ! Quoi ! n’avez-vous jamais entendu faire votre éloge ? si vous le craignez, vous ne devez pas être mon ami ; car il faut que ceux qui acceptent mon estime et mon amitié se soumettent à entendre, devant eux-mêmes, tout ce que je pense d’eux, soit en bien soit en mal.

Tout ce qu’elle dit convenait si bien au cas actuel ; et il fut si difficile à Edward de le supporter, que ne pouvant plus soutenir sa position, il se leva et voulut sortir.

— Nous quitter aussitôt ! dit Maria, non, mon cher Edward, cela ne se peut. Rasseyez-vous, et restez, je vous en conjure ; et, le tirant un peu à l’écart, elle lui dit à l’oreille en jetant un coup-d’œil sur Lucy : attendez qu’elle soit partie, je vous en supplie ! elle s’en ira bientôt ; il y a des siècles qu’elle est là. Mais cette invitation manqua son effet. Il n’en sortit pas moins ; et Lucy qui était décidée à ne pas partir la première, fût-il resté deux heures, s’en alla bientôt après lui. Maria était de si mauvaise humeur qu’elle la salua à peine.

— Qu’est-ce donc qui peut l’attirer si souvent ici, dit-elle à sa sœur, dès que Lucy eut tourné le dos ? ne pouvait-elle pas voir facilement comme nous désirions tous son départ ? Combien Edward était tourmenté !

— Pourquoi donc, dit Elinor, Lucy serait-elle une étrangère pour lui ? il a demeuré chez son oncle près de Plymouth ; il la connaît depuis plus long-temps que nous : il est très-naturel qu’il ait aussi du plaisir à la voir. Du plaisir ! Edward a du plaisir à voir Lucy Stéeles qu’il a vue peut-être deux ou trois fois comme une petite fille ! Si même il l’a remarquée et reconnue, ce que je ne crois pas à l’air qu’il avait avec elle, il aurait bien voulu la voir loin d’ici. Je ne sais pas, Elinor, quelle est votre idée en me parlant d’Edward avec cette indifférence, ou en le supposant indifférent lui-même au plaisir d’être avec vous ? il n’y avait qu’à le voir pour sentir comme il était tourmenté. Aussi ai-je été aujourd’hui très-contente de sa manière, et très-mécontente de la vôtre, Elinor. Pas un mot d’amitié, pas un effort pour le retenir ou pour faire en aller Lucy. Si c’est là ce qu’on appelle être sage et prudente, que le ciel me préserve de l’être ! moi je dis que c’est ingratitude ou fausseté. Ce pauvre Edward, comme il avait l’air malheureux ! Je ne sais comment vous avez eu le courage de le laisser sortir ainsi. Elle se retira elle-même en disant cela. Elinor en fut bien aise ; elle n’aurait su que lui répondre, liée comme elle l’était par sa promesse à Lucy de garder son secret ; et quelque pénibles que fussent pour elle l’erreur de Maria et les propos qui en étaient la suite, elle était forcée de s’y soumettre. Son seul espoir était qu’Edward ne s’exposerait pas souvent à renouveler un entretien aussi cruel, et qu’il ferait tous ses efforts pour l’éviter. Mais elle-même ! pourrait-elle alors se dérober aux conjectures, aux plaintes, et même aux reproches de Maria sur la rareté des visites d’Edward. Sous tous les rapports Elinor était vraiment très-malheureuse, et elle avait besoin de tout son courage pour supporter une situation aussi désagréable, et qui suivant les apparences durerait encore long-temps.


CHAPITRE XXXVII.


Peu de jours après cette rencontre les papiers-nouvelles annoncèrent au public que madame Charlotte Palmer, femme de M. Thomas Palmer, écuyer, était heureusement délivrée d’un fils : très-intéressant article pour la bonne grand’mère Jennings, qui le savait déjà puisqu’elle avait assisté à la naissance du petit héritier, mais qui n’en eut pas moins de plaisir à le lire sur les papiers.

Cet évènement qui la rendait heureuse au suprême degré, produisit quelque changement dans l’emploi de son temps, et dans la vie de ses jeunes amies. Elle voulait être autant que possible auprès de la nouvelle maman et de ce cher petit nouveau-né, qu’elle aimait déjà à la folie ; elle y allait chaque matin dès qu’elle était habillée, et ne rentrait chez elle que très-tard dans la soirée. Elle pria sa fille aînée, lady Middleton, d’inviter mesdemoiselles Dashwood à passer de leur côté toute leur journée chez elle à Conduit-Street. Elles auraient bien préféré rester au moins la matinée dans la maison de madame Jennings ; mais elles n’osèrent pas le demander, ni se refuser à l’invitation polie de lady Middleton. Elles passèrent donc leur temps avec cette dame et les demoiselles Stéeles, qui ne leur plaisaient ni à l’une ni à l’autre, et qui ne sentaient pas non plus le prix de leur société. Lady Middleton se conduisait avec une extrême politesse qui n’était même que des complimens sans fin et des cérémonies très-ennuyeuses ; mais dans le fond elle ne les aimait pas du tout. D’abord elles ne gâtaient ni ne louaient les enfans ; puis elles aimaient la lecture, que lady Middleton ne regardait que comme une chose qui fait perdre du temps. Aussi trouvait-elle Elinor trop instruite, trop raisonnable, quoiqu’elle n’affichât jamais l’instruction, et qu’elle ne fît point parade de sa raison. Comme elle passait pour être à-la-fois bonne, spirituelle et bien élevée, lady Middleton croyait qu’elle était la seule dont on pût vanter le bon ton et la bonne éducation. Elle trouvait Maria capricieuse et satyrique, sans trop savoir peut-être ce que signifiaient ces deux mots. Mais enfin comme elles étaient en visite chez sa mère qui les lui avait recommandées, elle les accablait d’honnêtetés et d’attentions, au grand désespoir des deux Stéeles, qui croyaient que c’était autant qu’on leur ôtait, et qu’elles seules avaient droit à l’amitié de leur cousine lady Middleton. La présence de mesdemoiselles Dashwood les gênait. Lady Middleton était honteuse de ne rien faire devant elles, et Lucy de faire trop. Celle-ci s’était fort bien aperçue que ses flatteries continuelles leur faisaient pitié, et n’osait pas s’y livrer sans la moindre retenue, comme à son ordinaire, en leur présence. Mademoiselle Anna était celle qui en souffrait le moins. Il n’aurait même tenu qu’à mesdemoiselles Dashwood de la captiver entièrement. Elles n’auraient eu pour cela qu’à lui confier en détail toute l’histoire de Willoughby et de Maria, dont elle était fort curieuse, et la plaisanter sur M. Donavar, le médecin de la maison, qu’on faisait venir au moindre petit mal des enfans, et sur qui la grosse Anna avait fondé toutes ses prétentions ; c’était alors l’éternel sujet des railleries de sir Georges. Docteur, disait-il, quand Donavar entrait, tâtez, je vous prie, le pouls de mademoiselle Anna, vous allez le trouver bien ému ; voyez comme son teint s’anime ! elle a beaucoup de fièvre, j’en suis sûr ; et votre pouls, docteur, n’est pas beaucoup plus tranquille. Alors Anna baissait ses petits yeux, d’un air enfantin et modeste, puis les relevait tous pétillans sur le docteur. En général, elle n’était jamais plus contente que lorsque sir Georges commençait de parler de lui. Il y a trois jours que le docteur n’est venu, Anna, lui disait-il ; vous allez en maigrir : faites, pleurer Williams ou Sélina, la maman l’enverra bientôt chercher. Il ne demandera pas mieux que d’avoir un prétexte de vous rendre ses hommages, etc. etc. Elle avalait tout cela avec délice, et ne doutait pas d’avoir fait cette conquête.

Elinor qui souffrait de la voir tourner en ridicule, n’y ajoutait rien ; tandis que la grosse Anna à qui ce silence déplaisait, était tout près de la croire jalouse de sa conquête du docteur Donavar. Quand sir Georges dînait dehors, ce qui arrivait assez souvent, la pauvre Anna passait toute la journée, sans entendre d’autres plaisanteries sur le docteur que celles qu’elle se faisait à elle-même.

Ces petites jalousies, ces petits mécontentemens étaient si ignorés de madame Jennings, qu’elle croyait que ces quatre jeunes filles se délectaient d’être ensemble ; et tous les soirs en revenant, elle félicitait ses jeunes amies d’avoir encore échappé ce jour-là à la société de la vieille grand-mère. Elle les rejoignait quelquefois chez sir Georges, où elle venait donner à sa fille aînée des nouvelles de l’accouchée, que l’indifférente lady écoutait à peine ; mais n’importe madame Jennings allait son train. Elle attribuait le rétablissement de Charlotte à ses soins, et donnait sur la mère et sur l’enfant des détails minutieux, qui n’intéressaient que la curiosité d’Anna. Heureuse de faire entrer là son cher docteur, qui était aussi celui des Palmer, celle-ci racontait à son tour ce qu’il lui avait dit à ce sujet. Ne vous a-t-il pas dit aussi, s’écriait madame Jennings, comme mon petit-fils est bien venu, qu’il est gras et beau comme un petit ange, qu’il ressemble à Charlotte et à Palmer. Mais une seule chose m’afflige, c’est que son père, qui est bon cependant, assure que tous les enfans de cet âge sont de même, et ne veut pas convenir que le sien soit le plus bel enfant du monde ; sans vous déplaire, Mary, vos enfans sont très-bien, mais ils n’en approchent pas.

— Il est impossible, dit Lucy en caressant la petite, que qui que ce soit au monde l’emporte en beauté sur Sélina.

Lady Middleton un peu consolée, lui accorda toutes ses bonnes grâces et lui fit un joli présent dans la soirée ; de manière que Lucy trouva que le métier de flatteuse était bon et facile.

La liaison qui s’était établie entre les maisons Middleton et Dashwood occasionnait de fréquentes rencontres. Un jour qu’Elinor et Maria étaient en visite chez leur belle-sœur, il y vint une dame du haut rang, qui ne connaissant point les particularités de cette famille, ne mit pas en doute qu’ils ne logeassent tous ensemble. Deux jours après, cette dame donnant un concert, envoya chez madame John Dashwood des cartes d’invitation pour elle et pour ses belles-sœurs. Madame John n’y vit d’abord que le désagrément de leur envoyer sa voiture et l’ennui de les y accompagner ; lady Middleton n’y étant pas invitée, elles ne pouvaient y aller seules. Fanny se promit bien de dire à tout le monde que ses belles-sœurs ne logeaient pas chez elle. Maria par l’habitude de faire le jour ce qu’elle avait fait la veille-même et par l’indifférence qu’elle mettait à faire une chose plutôt qu’une autre, avait été amenée par degré à reprendre le genre de vie de Londres et à sortir tous les soirs, sans attendre ni désirer le moindre amusement, et souvent sans savoir jusqu’au dernier moment où elle allait. Sa toilette l’occupait si peu, que si sa sœur n’y avait pas pensé pour elle, elle serait restée dans sa robe du matin. Mais quand, après un ennui qu’elle supportait à peine, elle était enfin parée, commençait un autre supplice ; c’était l’inventaire que faisait Anna Stéeles de toutes les pièces de son ajustement l’une après l’autre. Rien n’échappait à son insatiable curiosité et à sa minutieuse observation. Elle voyait tout, elle touchait tout, elle voulait savoir le prix de tout, elle calculait le nombre des robes de Maria, et combien le blanchissage devait lui coûter par semaine, et à combien sa toilette devait lui revenir par an. Maria en était excédée ; mais ce qui lui déplaisait plus encore était le compliment qui suivait toujours cet examen. « Eh bien, miss Maria, vous voilà très-bien mise et très-belle encore, quoiqu’on en dise : Consolez-vous, c’est moi qui vous le promets, vous allez faire encore bien des conquêtes ; et tous les jeunes gens ne seront peut-être pas légers et perfides. Mademoiselle Elinor est très-bien aussi. À présent que vous avez si fort maigri, on ne dirait pas qu’elle est l’aînée ; et elle aura bien sa part d’adorateurs ».

Avec de tels encouragemens elles attendaient ce soir-là le carosse de leur frère. Comme elles étaient prêtes, elles y entrèrent sur-le-champ au grand désespoir de Fanny qui avait espéré qu’elles ne le seraient pas encore et qu’elle pourrait rejeter le retard sur ses belles-sœurs.

Les évènemens de cette soirée ne furent pas remarquables. Le concert d’amateurs, était, comme ils le sont d’ordinaire extrêmement médiocre, quoique, dans leur propre estime et dans celle de la dame qui les avait rassemblés, ce fussent les premiers talens d’Angleterre. Au reste, à Maria près qui était très-forte sur le piano, mais qui ne faisait nulle attention à la musique, le reste de l’assemblée était peu en état d’en juger. On était là plutôt pour voir et se faire voir, que pour écouter. Aussi Elinor qui n’était point musicienne et n’y avait nulle prétention, ne se fit pas scrupule de détourner ses yeux de l’amphithéâtre de musique pour regarder d’autres objets. Dans le nombre des femmes elle en remarqua une à l’excès de sa parure, d’ailleurs très-peu jolie, mais grande et bien faite, et entourée de tous les élégans, parmi lesquels elle eut bientôt reconnu Robert Ferrars à son costume exagéré et à sa lorgnette avec laquelle il regardait toutes les femmes, avec une fatuité insupportable. Bientôt son tour vint d’être regardée ; et Robert lui-même s’avança avec nonchalance, et s’assit à côté d’elle. Bonjour, ma vieille connaissance, lui dit-il d’un ton léger.

— Monsieur, vous vous méprenez sans doute, lui dit Elinor, surprise de ce ton ; je n’ai pas du tout l’honneur de vous connaître.

— Allons donc, vous plaisantez ; n’avons-nous pas passé une heure ensemble chez Grays, l’autre matin ? Je vous reconnus à l’instant l’autre soir chez votre frère, qui je crois est le mien aussi : ainsi vous voyez que nous sommes intimes. D’ailleurs, dit-il, en souriant d’un air qu’il croyait bien fin, je suis aussi le frère d’Edward ; et l’on assure que vous ne le haïssez pas du tout, et qu’il est encore plus que moi votre ancienne connaissance.

— Monsieur, je ne hais personne, et nullement Edward Ferrars que j’aime et que j’estime depuis long-temps.

— Eh bien, d’honneur ! c’est très naïf, dit Robert en éclatant de rire. Vous me prenez pour confident ! Je suis peu accoutumé à ce rôle, mais je m’y ferai, et en ami, je veux vous donner un conseil ; c’est de ne plus penser à Edward : sa mère a d’autres vues. D’ailleurs il est impossible, absolument impossible que vous le trouviez aimable.

— Monsieur, dit Elinor avec fermeté, sans avoir sur lui aucune prétention qui puisse contrarier les vues de madame Ferrars, je trouve son fils aîné très-aimable ; et il me le paraît plus encore, depuis que je le compare à d’autres.

— Ah bien, par exemple ! c’est très-plaisant ce que vous dites-là. On ne s’attendait pas à ce qu’Edward gagnât à être comparé à d’autres. Allons, convenez donc qu’il est impossible d’être plus gauche, plus maussade, mis avec moins de goût. Il faudrait une étrange prévention pour nier cela.

— J’ai cette prétention, monsieur, et malgré votre éloge fraternel, je persiste à la croire très-bien fondée.

— Allons, allons, vous plaisantez, je vois cela. Puis-je vous offrir une pastille, mademoiselle Dashwood, dit-il, en ouvrant une petite bonbonnière d’écaille blonde à étoiles d’or ? À propos n’avez-vous pas envie de voir la boîte à cure-dents que je commandais l’autre jour ? Délicieuse ! parole d’honneur, elle a réussi à ravir. Grays est unique pour saisir mes idées… Mais pardon, madame Willoughby m’appelle.

— Madame Willoughby ! s’écria Elinor, où donc est-elle ?

— Là ; cette femme si bien mise. Personne à Londres ne se met comme elle. J’excepte cependant cette charmante toque que je vis l’autre soir sur la tête de je ne sais qui. Vous y étiez je crois ? d’honneur ! Cette coiffure m’a tourné la tête. Comment se nomme la jeune personne ?

— Mademoiselle Lucy Stéeles, une nièce de M. Pratt chez lequel votre frère a demeuré.

— Ah Dieu ! M. Pratt. Ah ! je vous en conjure, mademoiselle, si vous ne voulez pas que je meure de vapeurs, ne me parlez pas de M. Pratt ! c’est grâce à lui qu’Edward est si complètement maussade. Je l’ai dit souvent à madame Ferrars : ne vous en prenez qu’à vous, ma mère, si votre fils aîné est à peine présentable dans le beau monde ; si vous l’aviez envoyé comme moi à Westminster au lieu de le remettre aux soins de M. Pratt, vous voyez ce qu’il serait. Elle est convaincue de son erreur ; mais c’est trop tard ; le pli est pris.

Elinor ne répondit rien ; elle n’aurait pas voulu qu’Edward ressemblât à son frère, mais son séjour chez l’oncle de Lucy Stéeles ne lui était guère plus agréable.

Enfin l’élégant Robert la quitta et lui fit plaisir ; elle était sur les épines en pensant que Maria pourrait voir madame Willoughby ou seulement entendre son nom, et que Willoughby peut-être était lui-même dans le salon ; cependant elle ne l’avait point aperçu. Elle regarda encore ; il n’y était pas ; et Maria émue par la musique, plus rêveuse, plus mélancolique encore qu’à l’ordinaire, n’avait rien vu, rien entendu. Elinor aurait voulu la prévenir, mais elle n’était pas à côté d’elle. Heureusement que Fanny qui n’aimait pas la musique, et qui s’ennuyait, avait demandé ses chevaux de bonne heure, et elle se retira avec ses belles-sœurs avant la fin du concert, et sans que Maria se fût doutée que madame Willoughby y était. Elles laissèrent à leur porte M. et madame Dashwood, et retournèrent chez madame Jennings qui les attendait.

Le soir même M. John Dashwood eut avec sa femme un entretien aigre-doux qui avait pour objet mesdemoiselles Dashwood. Pendant le concert, qui ne l’amusait pas plus qu’elle, il avait eu le temps de réfléchir ; et une idée l’avait frappée. La maîtresse de la maison, lady Dennison avait supposé que ses sœurs demeuraient chez lui : il était donc convenable qu’elles y fussent, et il manquait aux devoirs d’un frère, en laissant ses sœurs loger et manger chez des étrangers. L’opinion avait un grand pouvoir sur lui ; d’un autre côté sa conscience lui reprochait si souvent de n’avoir point tenu la promesse faite à son père, qu’il crut devoir l’appaiser, en les prenant quelques temps chez lui. La dépense serait peu de chose ; Elinor était petite mangeuse, et Maria, si languissante. À peine furent-ils rentrés qu’il en fit la proposition à sa femme, qui en frémit de tout son corps, et tâcha de parer le coup. — Je ne demanderais pas mieux, mon cher John ; vous savez combien j’aime tout ce qui tient à vous. Mais voyez dans ce moment-ci, je craindrais d’offenser beaucoup lady Middleton chez qui elles passent toutes leurs journées ; il serait tout-à-fait malhonnête de la priver de leur compagnie. J’en suis très-fâchée ; car vous voyez combien j’aime à être avec vos sœurs, mon cher John, à les produire dans le monde, à leur prêter ma voiture…

— Oui, oui, je vous rends justice, chère Fanny ; mais dans cette occasion, je ne sens pas la force de votre objection. Elles ne demeurent point chez lady Middleton ; et sous aucun rapport, elle ne peut être fâchée qu’elles viennent passer quelques jours chez leur belle-sœur. Vous voyez que tout le monde pense que cela doit être ainsi.

— Oui, oui lady Dennison qui ne sait ce qu’elle dit. Enfin, mon cher, vous avez toujours raison ; et je crois comme vous que cela conviendrait ; mais malheureusement j’ai invité mesdemoiselles Stéeles à passer quelque temps avec nous. Ce sont de bonnes filles, très-complaisantes, point gênantes, dont on fait tout ce qu’on veut, et c’est une attention que je leur devais, mon frère Edward ayant été élevé chez leur oncle Pratt, ainsi que je l’ai appris l’autre jour. Nous pouvons avoir vos sœurs quand nous voudrons, soit à Norland, soit un autre hiver à Londres. Peut-être mesdemoiselles Stéeles n’y reviendront plus. Enfin je les ai déjà invitées ; et plus elles sont dépendantes et sans fortune, plus on leur doit d’égards. Vous qui avez tant de délicatesse et de générosité, mon cher John, vous sentez cela mieux que personne, j’en suis sûre ; je le suis aussi qu’elles vous amuseront beaucoup plus que vos sœurs ; elles sont gaies et très-gentilles. Ma mère est passionnée de Lucy, et c’est aussi la favorite de notre cher petit Henri.

Que répondre à de tels argumens ? M. Dashwood fut convaincu ; il convint de la nécessité d’avoir les demoiselles Stéeles ; et sa conscience s’appaisa par le souvenir du beau dîner qu’il avait donné au colonel Brandon, et par l’espoir que l’année suivante Elinor serait madame Brandon, aurait une bonne maison à Londres, et que Maria vivrait avec elle. Fanny tout à-la-fois contente d’être échappée au malheur d’avoir ses belles-sœurs, et fière de l’esprit qu’elle y avait mis, écrivit le matin suivant un billet à Lucy qu’elle antidata de deux jours, et où elle la priait ainsi que mademoiselle Anna de lui faire le plaisir de venir passer quelques jours chez elle, aussitôt que lady Middleton voudrait les lui céder. On comprend combien Lucy fut heureuse. Aller demeurer chez la sœur d’Edward, qui en l’invitant semblait travailler pour elle ! on peut cette fois pardonner à Lucy de se livrer à l’espoir. Une occasion journalière de voir Edward, de gagner l’amitié de sa famille, lui parut une chose si essentielle, qu’il ne fallait pas différer. Après avoir fait sentir à sa sœur l’avantage qui pouvait en résulter, elle la fit consentir d’autant plus facilement à quitter les Middleton, que le docteur Donavar était aussi le médecin des Dashwood, et de plus lié particulièrement avec John. L’espoir de le voir plus souvent la consola de n’avoir plus à entendre les railleries de sir Georges. Elles se préparèrent donc à y aller dès le lendemain. Lady Middleton en prit son parti avec l’indifférence qu’elle mettait à tout ce qui ne la regardait pas directement.

On comprend qu’à peine Elinor fut arrivée, que Lucy lui montra en triomphe le pressant billet de Fanny ; et pour la première fois elle partagea l’espérance de Lucy. Une telle preuve de bonté, une prévenance si marquée avec de jeunes personnes que Fanny connaissait aussi peu, elle qui, à l’ordinaire était si peu obligeante, témoignaient que l’on avait du moins beaucoup de bonne volonté et de bienveillance, qui avec le temps et l’adresse de Lucy pourraient mener à quelque chose de plus. Comme Elinor ignorait le projet que son frère avait eu de les inviter, il ne lui vint pas dans l’idée que mesdemoiselles Stéeles eussent servi de prétexte à Fanny pour ne pas les recevoir. Elles y allèrent donc dès le lendemain, et furent reçues de manière à laisser tout croire de l’effet de cette préférence. Fanny avait fait sentir à son mari qu’il était très-dangereux de rapprocher Elinor d’Edward dans un moment où on traitait de son mariage, au lieu que les petites Stéeles, qu’il connaissait à peine, étaient à tout égard sans danger pour lui. Quant à elle-même elle en faisait deux complaisantes assidues qui lui faisaient ses chiffons, servaient le thé, arrangeaient le feu, ramassaient son mouchoir, amusaient son enfant ; elle trouvait toutes ces attentions serviles très-agréables et très commodes. Sir Georges qui les allait voir quelquefois, ne parlait que de l’amitié de madame John Dashwood pour ses petites cousines. Elle était plus enchantée d’elles, et surtout de Lucy qu’elle ne l’avait jamais été de toute autre jeune personne ; elle ne les appelait plus que sa chère Lucy, sa chère Anna, leur avait fait présent à chacune d’un petit porte-feuille d’aiguilles, et disait qu’elle ne savait comment elle ferait pour se séparer de ses aimables et chères amies.


CHAPITRE XXXVIII.


Madame Palmer était si bien au bout de quinze jours, que sa mère ne trouva plus nécessaire de lui donner tout son temps, et se contenta de la visiter une ou deux fois par jour. Elle revint à sa maison, à ses habitudes, à ses jeunes amies, à qui elle racontait avec soin tout ce qu’elle apprenait dans ses courses. La troisième ou quatrième matinée, en revenant de chez sa fille, elle entra dans le salon, où Elinor travaillait seule, avec un air d’importance, comme pour la préparer à entendre quelque chose d’extraordinaire.

— Bon Dieu ! ma chère Elinor, est-ce que vous savez la nouvelle ?

Elinor eut un instant l’idée qu’elle voulait parler du retour de Willoughby, dont elle avait déjà prévenu Maria ; elle le lui dit.

— Mon Dieu non, ma chère, il s’agit bien d’autre chose vraiment ! Qu’est-ce que me font les Willoughby à présent ? Rien du tout je vous assure ; je les laisse pour ce qu’ils sont. Qu’ils aillent, qu’ils viennent peu m’importe. Mais ce que je viens d’apprendre, devinez-le si vous pouvez en cent, en mille.

— Ce sera peut-être plutôt fait de me le dire, chère dame, dit en riant Elinor.

— Allons, allons je le veux bien ; c’est si étrange ! écoutez donc. Quand je suis entrée chez Charlotte, je l’ai trouvée, la pauvre petite mère, fort en peine pour son enfant. Elle croyait qu’il allait mourir, il criait, il ne voulait rien prendre et était tout couvert de petits boutons rouges. Je l’examinai, et je lui dis : Eh mon Dieu ! ma chère Charlotte, calmez-vous, ce n’est rien au monde que la rougeole ; et la nourrice dit de même. Mais madame Palmer ne fut pas contente qu’on n’eût envoyé chercher le docteur Donavar. On y alla, et on eut le bonheur de le trouver précisément comme il revenait de Harley-Street, de chez votre frère. Il vint à la minute et dit comme moi que c’était la rougeole, qu’il n’y avait rien à craindre ; alors Charlotte a été bien contente. Elinor l’écoutait avec intérêt, mais ne pouvait s’empêcher de sourire de l’importance de cette nouvelle de grand’mère. — M’y voici, dit la bonne Jennings, à ma nouvelle. Comme le docteur sortait, je m’avisai de lui dire en riant : Ah ! ah ! docteur, je sais fort bien ce qui vous attire si souvent à Harley-Street chez M. John Dashwood ; vous courtisez Anna Stéeles, m’a-t-on dit, et nous deviendrons cousins peut-être. Il rit aussi ; puis reprenant un air grave et mystérieux, il s’approcha de moi, et me dit : Ce n’est point du tout pour mademoiselle Anna que je suis allé aujourd’hui chez John Dashwood, c’est pour sa femme qui est mal, très-mal je vous assure.

— Bon Dieu ! s’écria Elinor, Fanny est malade.

— Voilà exactement ce qu’il m’a dit, ma chère ; et j’ai crié tout comme vous, quoique je ne l’aime guères ; mais quand on est malade ou mort tout s’oublie.

— Rassurez-vous, madame, m’a-t-il répondu, et rassurez aussi les jeunes miss Dashwood ; leur belle-sœur n’en mourra pas puisque la colère ne l’a pas étouffée ; mais elle n’en a pas été loin.

— La colère ! Fanny ! eh mon Dieu ! contre qui ? dit Elinor.

— J’ai demandé la même chose, et voici ce que j’ai appris. M. Edward Ferrars, le frère aîné de madame Dashwood, ce même jeune homme sur lequel je vous raillais à Barton, vous savez bien, mais à présent je serais bien-fâchée que vous lui eussiez donné votre cœur ! (Elinor ne demanda plus rien, elle écouta dans une grande émotion) eh bien ! cet Edward Ferrars, ne vous aimait point, ma chère ; il paraît qu’il était engagé depuis long-temps avec ma cousine Lucy. Pas une créature humaine ne s’en est doutée, excepté Anna. Auriez-vous cru cela possible ? Quant à leur amour il n’y a rien là d’extraordinaire : Lucy est gentille, elle est vive, alerte, et précisément de cette espèce de jeunes filles qui plaisent aux garçons timides, parce qu’elles font toutes les avances, Mais que cette amourette soit allée si loin et depuis si long-temps, sans que personne l’ait su ni soupçonné, c’est cela qui est étrange. Je ne les ai jamais vus ensemble, car je suis bien sûre que je l’aurais tout de suite deviné. Mais ce grand secret était si bien gardé que ni madame Ferrars, ni votre belle-sœur ne le soupçonnaient, ni personne au monde. C’était dans la famille à qui caresserait le plus Lucy ; Edward y venait fort peu. Voilà que ce matin la pauvre Anna, bonne fille sans malice comme vous savez a découvert le pot aux roses.

Ils sont tous si passionnés de Lucy, pensait-elle, que je suis sûre qu’il n’y aura pas la moindre difficulté, et que madame Dashwood va sauter de joie. Ce matin donc elle est entrée auprès de votre belle-sœur, qui était seule dans son cabinet, et qui ne se doutait guères de ce qu’elle allait apprendre. Il n’y avait pas cinq minutes qu’elle avait dit à son mari que son frère paraissait à présent indifférent pour toutes les femmes, et qu’elle était sûre qu’on l’amènerait bientôt à épouser milady, je ne sais qui, et voilà qu’Anna lui dit comme la plus belle chose du monde qu’il est engagé avec Lucy. Vous pouvez penser quel coup c’était pour son orgueil et sa vanité ! Elle s’est mise dans une telle fureur qu’il lui a pris de violens maux de nerfs, et elle poussait de tels cris, que votre frère qui était en bas dans sa chambre, écrivant à son intendant de Norland, les a entendus. Il est accouru vers sa pauvre femme ; alors une autre scène a commencé : Lucy entra aussi tout effrayée pour donner des secours à sa chère Fanny : jugez comme elle fut reçue ! Pauvre petite ! je la plains beaucoup ; et elle n’a pas été traitée doucement j’en réponds, car votre sœur était, dit-on, comme une furie, et n’a cessé ses injures que lorsqu’un nouvel accès la fait évanouir. Anna était à deux genoux en pleurant amèrement, et quand on y pense bien c’était la plus malheureuse ; tout le monde la grondait ; sa sœur au désespoir qu’elle eût trahi son secret, l’a battue, dit-on, avant de sortir de la chambre ; et elle n’a pas comme Lucy un amant et un mari pour se consoler : le docteur Donavar ne la reverra guères. Votre frère se promenait, allait du haut en bas sans savoir que dire ni que faire. Dès que Fanny put parler, ce fut pour déclarer qu’elle ne prétendait pas que ces ingrates Stéeles fussent un instant de plus chez elle. Votre frère fut obligé de se mettre aussi à deux genoux pour lui persuader de les laisser au moins faire leurs paquets. Mais ses accès de maux de nerfs se succédaient d’une manière si effrayante, qu’il prit le parti d’envoyer chercher le docteur Donavar, qui trouva toute la maison en rumeur. Le carosse était à la porte pour emmener mes pauvres cousines chez leurs parens à Holborn ; elles descendaient l’escalier, quand il arriva. La pauvre Lucy pouvait à peine marcher ; Anna était à moitié folle de douleur. Pour moi je déclare que je suis furieuse contre votre belle-sœur, et que je désire de tout mon cœur qu’ils se marient en dépit d’elle. Bon Dieu ! dans quel état sera le pauvre Edward quand il apprendra cela ! sa bien-aimée traitée avec ce mépris. On dit qu’il l’aime passionnément, et qu’il sera capable de tout ; et je le conçois très-bien. M. Donavar pense de même, nous en avons jasé ensemble, pendant une demi-heure. Enfin il m’a quittée pour y retourner ; il avait grande envie d’y être quand madame Ferrars y arrivera. Madame Dashwood l’a fait prier de venir dès que mes pauvres cousines ont été parties ; elle est sûre que sa mère va aussi tomber en syncope : ce qu’il y a de certain c’est que ce ne sera pas moi qui la ferai revenir ; je ne les plains ni l’une ni l’autre. Je n’ai encore vu de ma vie deux femmes faire tant de cas du rang et des richesses. Je ne vois pas pourquoi Edward Ferrars n’épouserait pas Lucy Stéeles. Elle n’est pas fille de lord, cela est vrai ; mais ce n’est pas la femme qui fait le mari, et n’a-t-on pas souvent vu de pareils mariages. Ma fille Mary n’est-elle pas milady ; n’en déplaise à ces belles dames ? Lucy n’a rien ou presque rien, c’est vrai aussi ; mais elle a des charmes et du savoir faire. Personne n’est plus gentille dans une maison ; cela met la main à tout, et si madame Ferrars leur donne seulement cinq cents pièces par année, elle brillera autant qu’une autre avec mille. Ah ! comme ils seraient bien dans une petite maison comme la vôtre, ni plus ni moins, avec deux filles pour les servir et un domestique pour le mari ! Que faut-il de plus pour être heureux quand on s’aime ? Et je crois que je pourrais leur procurer une bonne femme-de-chambre, la propre sœur de ma Betty, qui leur conviendrait parfaitement. Ici Madame Jennings arrêta son flux de paroles, et comme Elinor avait eu le temps de rassembler ses idées, elle put répondre comme le sujet le demandait. Il n’y avait presque rien de nouveau pour elle ; elle était préparée à cet événement, et ne fut point soupçonnée d’y prendre un intérêt particulier ; car depuis long-temps madame Jennings avait cessé de la croire attachée à Edward. Heureuse de l’absence de Maria elle se sentit très-capable de parler de cette affaire sans embarras et de donner son sentiment avec impartialité.

Elle savait à peine elle-même ce qu’elle désirait, mais elle s’efforçait de rejeter de son esprit toute idée que cela pût finir autrement que par le mariage d’Edward et de Lucy. Elle était inquiète de ce que ferait madame Ferrars pour l’empêcher, et bien plus inquiète encore de la manière dont Edward se conduirait. Il n’était plus lié à Lucy par l’amour, elle en était sûre ; mais il l’était par l’honneur, et quoique l’idée de le perdre fût bien cruelle, elle l’était moins que celle qu’il pût manquer à un tel engagement. Elle sentait beaucoup de compassion pour lui, très peu pour Lucy, et pas du tout pour les autres.

Comme madame Jennings ne pouvait parler d’aucun autre sujet, il devenait indispensable d’y préparer Maria. Il n’y avait pas de temps à perdre pour la détromper, lui faire connaître l’exacte vérité, et tâcher de l’amener à en entendre parler sans trahir ni son chagrin relativement à sa sœur, ni son ressentiment contre Edward.

La tâche d’Elinor était pénible ; elle allait détruire la seule consolation de sa sœur, qui lui disait souvent : Chère Elinor, le meilleur moyen que j’aie pour ne pas m’occuper de Willoughby, c’est de penser à Edward, au bonheur dont vous jouirez ensemble, et de me dire que vous le méritez plus que moi. Et il fallait renverser, anéantir peut-être la bonne opinion qu’elle avait de lui, et par une ressemblance dans leur situation que son imagination rendrait plus frappante qu’elle ne l’était en effet, réveiller en elle le sentiment de ses propres peines. Mais il le fallait, et Elinor se hâta de la joindre et de commencer son récit. Elle était loin de vouloir lui dépeindre ses propres sentimens et lui parler de ses souffrances, à moins que l’exemple de l’empire qu’elle prenait sur elle même depuis qu’elle connaissait l’engagement d’Edward, ne pût encourager Maria à l’imiter. Sa narration fut claire et simple, et quoiqu’elle ne pût la faire sans émotion, elle ne fut accompagnée ni d’une agitation violente ni d’un chagrin immodéré. Il n’en fut pas de même de Maria, elle l’écouta avec horreur et fit les hauts cris : Elinor fut obligée de la calmer pour ses propres peines, comme elle l’avait fait pour les siennes. Mais tout ce qu’elle put lui dire ne fit qu’augmenter son indignation, que relever encore à ses yeux le mérite d’Elinor, et conséquemment que rendre plus sensible les torts de celui qui s’était joué de son bonheur, qui avait pu en aimer une autre qu’elle. Elle n’admettait pas même en sa faveur qu’il n’eût agi que par imprudence, le seul tort que selon Elinor on pût lui reprocher.

Mais Maria pendant long-temps ne voulut rien entendre. Edward était un second Willoughby et bien plus coupable encore. Puisqu’Elinor convenait de l’avoir aimé sincèrement, elle devait sentir tout ce que Maria avait senti. Quant à Lucy Stéeles, elle lui paraissait si peu aimable, si peu faite pour attacher un homme sensible, qu’elle ne voulait pas d’abord croire, ni ensuite pardonner l’affection qu’elle avait inspirée à Edward, même en considérant que celui-ci n’avait alors que dix-huit ans ; elle ne voulait pas même admettre que ce goût fut naturel chez un homme, vivant seul à la campagne avec cette jeune personne. Il semblait à l’entendre qu’Edward aurait dû garder son cœur libre de tout sentiment jusqu’au moment où il devait voir Elinor.

Maria avait bien écouté sa sœur tant qu’elle avait ignoré qu’Edward était engagé avec Lucy Stéeles ; elle ne savait point les détails et n’était pas en état de les entendre. Pendant long-temps tout ce que put faire Elinor, fut de l’adoucir, de calmer son ressentiment. Enfin Maria lui demanda depuis combien de temps elle savait cet odieux événement, et si c’était Edward qui le lui avait écrit.

— Je le sais depuis quatre mois, dit Elinor, et non par lui. Quand Lucy vint à Barton ce dernier novembre, elle me le confia sous le sceau du secret.

À ces paroles les yeux de Maria exprimèrent le plus grand étonnement ; à peine ses lèvres purent se mouvoir ; enfin elle s’écria : Dieu ! vous le savez depuis quatre mois, et par celle qui l’emportait sur vous. Elinor le confirma. Ah ! chère Elinor, dit elle en fondant en larmes et se jetant au cou de sa sœur ; quoi, pendant que vous m’avez soignée avec tant de tendresse, de calme, de raison, un chagrin si semblable au mien pesait sur votre cœur ! Ah Dieu ! et je vous reprochais d’être heureuse. (Elle cacha son visage sur l’épaule de sa sœur ; et ses larmes redoublèrent.)

— Chère Maria, ne vous reprochez rien, vous ne pouviez savoir quels étaient mes tourmens, dit Elinor.

— Quatre mois ! s’écria encore Maria, si calme, si souvent gaie. Oh ! Elinor ! qu’est-ce qui vous a soutenue ?

— Le sentiment que je faisais mon devoir. Ma promesse à Lucy m’obligeait au secret ; je lui devais donc à elle de ne rien dire ni de ne rien faire qui pût trahir la vérité. Je devais à ma famille, à mes amis de ne pas exciter leur sollicitude sur moi, en leur laissant remarquer que j’avais un chagrin caché, que je ne pouvais leur confier ; enfin je me devais à moi-même de ne pas paraître trop humiliée et trop malheureuse aux yeux de ma rivale, et à Edward de ne pas augmenter la peine qu’il aura peut-être à tenir ses promesses.

Maria parut très-frappée. J’ai souvent désiré, continua Elinor, de détromper vous et ma mère sur vos espérances. Une fois ou deux je l’ai même tenté ; mais sans trahir ma foi, sans pouvoir vous donner une preuve positive, vous ne l’auriez pas voulu croire.

— Quatre mois si tranquille en apparence ! et cependant vous l’aimiez, dit Maria avec le regard et le ton du doute ?

— Oui je l’aime, répondit Elinor avec candeur et sentiment ; mais je ne l’aime pas uniquement, et j’étais bien aise d’épargner à ceux qui me sont chers aussi ; le chagrin de me voir malheureuse. Je travaillais en silence, pendant que cet événement était un secret pour tout le monde, excepté pour moi seule, à le supporter avec courage quand il éclaterait. Ce moment est arrivé, et je vous assure que je puis en parler à présent sans trop d’émotion. Je vous conjure donc, chère Maria, de ne pas souffrir pour moi plus que je ne souffre moi-même. Ne comparez pas votre malheur au mien ; ils n’ont pas plus de rapports que nos caractères. Je perds plus que vous peut-être en perdant Edward, mais j’ai plusieurs motifs de consolation que vous n’aviez pas. Je puis encore estimer Edward, et je le justifie de tout tort essentiel ; je désire son bonheur et je l’espère, quoiqu’il n’ait pas peut-être, la compagne qui lui aurait convenu, parce qu’il sera soutenu comme moi par le sentiment d’avoir fait ce que sa conscience lui dictait. S’il éprouve d’abord quelques regrets, je le connais assez pour être sûre qu’il en aurait davantage encore, s’il était parjure, et qu’ils se calmeront peu-à-peu. Lucy ne manque ni d’esprit ni de bon sens ; ses défauts tiennent à son manque total d’éducation. Elle aime Edward, je l’espère du moins ; pourrait-elle ne pas l’aimer ? Elle se modèlera sur lui ; elle acquerra les vertus qui lui manquent, et qu’il possède à un si haut degré. Il l’a aimée une fois, il l’aimera plus encore lorsqu’elle le méritera, et que les qualités, les vertus de sa femme seront son ouvrage ; il oubliera j’espère qu’une autre lui avait paru supérieure.

— Il n’a point aimé Lucy, dit vivement Maria ; il ne l’aimera jamais… ou il n’a jamais aimé Elinor. Bien certainement un cœur, tel que celui que vous supposez à Edward, ne peut s’attacher deux fois, et à deux objets aussi différens.

— Vous en revenez toujours à votre système de constance éternelle, ma chère Maria. Il prouve non seulement votre sensibilité, mais aussi, permettez-moi de vous le dire, l’exaltation un peu trop romanesque de votre esprit qui vous entraîne au-delà de la réalité. Quoi ! parce qu’on a eu le malheur d’être trompé dans un premier attachement, on aurait encore celui de ne pouvoir plus s’attacher à personne ? et parce qu’un cœur sincère et sensible a été déchiré, rien ne guérira sa blessure, et il doit rester isolé pendant toute l’existence ? Non, non cela ne peut être, non je ne puis le croire, et…

— Ainsi, interrompit vivement Maria, c’est la sage, la prudente Elinor, qui pense que l’on peut ainsi passer sa vie, d’attachement en attachement ; car si vous supposez la possibilité d’aimer deux fois, il n’y a plus de bornes ; pourquoi pas trois, dix, vingt, trente ! comment soutenir cette idée ?

— Non pas, chère Maria, dit Elinor en souriant, mais je crois que celui ou celle qui a été trompé une fois ne le sera pas deux. Un second attachement n’aura peut-être pas la vivacité du premier, mais il n’en aura ni la promptitude ni l’illusion ; et l’on cherchera à bien connaître la personne avant de s’y attacher ; on n’aimera que ce qu’on estime, et alors on l’aimera toujours.

— Cependant dit Maria, vous avez bien cru connaître Edward ?

— Et je le crois encore ; Edward ne m’a point trompée, et s’il était libre, j’ose assurer que je n’aurais jamais aimé que lui ; mais il ne l’est plus, et je dois effacer de mon cœur tout autre sentiment que l’estime ; s’il épouse Lucy, et s’il ne l’épouse pas je dois renoncer même à l’estime… Mais je ne veux seulement pas le supposer.

— Je crois, dit Maria, que vous n’aurez pas grand peine à triompher de tous vos sentimens, si la perte de celui que vous aimiez vous touche aussi peu. Votre courage, votre empire sur vous-même sont peut-être moins étonnans… et votre malheur est alors en effet très-supportable.

— Je vous entends Maria, vous supposez que je ne suis pas susceptible d’un attachement vif, et que par conséquent je ne suis pas très-malheureuse. Vous vous trompez ; j’ai tendrement aimé Edward, et j’ai cru l’être de lui ; j’ai long-temps nourri l’espoir enchanteur d’être sa compagne, et la certitude que nous serions heureux ensemble. Le coup qui m’a frappée était complètement inattendu, et m’a laissée sans espérance et sans consolation. Pendant quatre mois j’ai porté seule tout le poids de ma douleur, sans avoir la liberté de la soulager en la confiant à une amie, ayant non seulement mon propre chagrin à supporter, mais aussi le sentiment du vôtre et de celui de ma mère quand vous viendriez à l’apprendre, et n’osant pas même vous y préparer. J’avais su mon malheur par la personne même dont les droits plus anciens que les miens et plus sacrés, puisqu’ils reposaient sur une promesse solennelle, m’ôtaient toute espérance, et j’avais cru voir dans cette confidence un triomphe et des soupçons jaloux qui m’obligeaient à montrer une complète indifférence pour celui qui m’intéressait si vivement. J’étais obligée d’entendre sans cesse le détail de leur amour, de leurs projets, et dans ces cruels détails pas un mot, pas une circonstance qui pût me consoler de perdre Edward pour jamais en me le montrant moins digne de mon affection. Au contraire tous les éloges de Lucy, tout ce qu’elle me disait de lui justifiait mon opinion en augmentant mes regrets. Vous avez vu comme j’ai été traitée ici par sa mère et par sa sœur. J’ai souffert la punition d’un amour auquel je devais renoncer, et tout cela dans un moment où j’avais encore à supporter le malheur d’une sœur chérie. Ah Maria ! si vous ne me jugez pas tout-à-fait insensible, vous devez penser que j’ai bien assez souffert. Cette fermeté, ce courage qui vous étonnent sont le fruit de mes constans efforts pendant tout le temps que j’étais forcée de me taire ; si j’avais pu vous en parler dans les premiers momens, vous m’auriez trouvée peut-être aussi faible que je vous parais forte à présent ; ah ! je n’aurais pas même alors pu vous cacher à quel point j’étais malheureuse !

Maria fut tout-à-fait convaincue, et ses larmes recommencèrent à couler. Oh Elinor ! s’écria-t-elle, combien je me hais moi-même. Comme j’ai été barbare avec vous ! vous qui étiez mon seul soutien, vous qui avez supporté mon désespoir, qui sembliez seulement souffrir pour moi ; et je vous accusais d’insensibilité, vous la plus tendre, la meilleure des sœurs ; c’était là ma reconnaissance. Parce que je ne pouvais atteindre à votre mérite, j’essayais de le nier ou du moins de l’affaiblir, de même que je refusais de croire à l’énormité de votre malheur, que vous supportiez avec tant de calme et de résignation.

Les plus tendres caresses entre les deux sœurs suivirent cette scène. Dans la disposition actuelle de Maria, Elinor eut peu de peine à obtenir ce qu’elle désirait. Maria s’engagea à ne parler jamais d’Edward ni de Lucy avec amertume ; à ne témoigner à cette dernière ni mépris, ni haine, ni colère, dans le cas où elle la rencontrerait, et même à voir Edward si l’occasion s’en présentait avec la même cordialité. Tout cela était beaucoup pour Maria, mais fâchée comme elle était d’avoir injurié sa sœur, il n’était rien qu’elle n’eût fait pour le réparer. Elle tint ses promesses d’une manière admirable ; elle entendit tous les bavardages de madame Jennings sur ce sujet, sans disputer avec elle ou la contredire en rien, et répétant souvent : oui, madame, vous avez raison ; elle écouta même l’éloge de Lucy sans indignation ; et quand madame Jennings disait comme Edward l’adorait, elle en fut quitte pour un léger spasme. Elinor fut si enchantée d’elle et de son héroïsme, que ce fut une consolation pour elle. Hélas la pauvre Elinor ne se doutait pas combien cet effort était pénible à Maria. Sa santé qui se soutenait dans une espèce de langueur depuis son malheur, succomba tout-à-fait quand le malheur de sa sœur se joignit au sien. Obligée de cacher toutes ses impressions, tous les sentimens violens qui assaillaient à-la fois son cœur, il lui semblait quelquefois qu’il allait se briser. Ses nuits étaient sans sommeil, ses jours sans tranquillité ; mais elle eut bien moins de peine à cacher ce qu’elle souffrait au physique, que son indignation sur l’engagement d’Edward ; elle le cacha donc aussi bien qu’il lui fut possible. Elinor sans cesse auprès d’elle s’apercevait peu de son changement graduel, de sa pâleur, de sa maigreur, qui frappaient ceux qui la voyaient moins habituellement ; mais le nombre en était petit. Elle recommença à ne pas sortir de chez elle : la crainte de rencontrer M. ou madame Willoughby fut son prétexte auprès d’Elinor, qui comprenait trop bien ce motif pour la presser, et qui n’ayant elle-même aucune envie de se trouver avec eux ou avec Edward, resta aussi plus souvent à la maison.

Le lendemain de son entretien avec Elinor, elle eut une autre épreuve à soutenir : ce fut une visite de son frère qui vint tout exprès pour parler de la terrible affaire, et apporter à ses sœurs des nouvelles de sa femme.


CHAPITRE XXXIX.


Vous avez entendu parler à ce que je suppose, dit-il avec une grande solennité dès qu’il fut assis, de la choquante découverte qui se fit hier chez nous-mêmes ?

Tout le monde restant en silence, il se recueillit aussi un moment pour parler avec la dignité convenable ; il avait espéré qu’une foule de questions le tireraient d’affaire ; et qu’il n’aurait qu’à répondre ; on ne lui en faisait point. Il fallut donc pérorer tout seul, et l’éloquence n’était pas le partage du pauvre John.

Votre sœur, dit-il enfin, a souffert considérablement ; le docteur Donavar… mais j’y reviendrai ensuite. Il faut d’abord vous dire que madame Ferrars a aussi été très-affectée, et c’est bien naturel. En un mot c’était une scène de contrariétés, tellement compliquée… mais il faut espérer que cet orage menaçant passera sans qu’aucun de nous y succombe. Il se rengorgea tout fier d’avoir trouvé cette belle métaphore. Malgré son chagrin il fut impossible à Maria de s’empêcher de sourire ; il s’en aperçut : Oui riez, Maria, vous ne rirez pas, je crois, quand vous saurez que vous avez failli perdre votre belle-sœur. Pauvre Fanny ! elle a été tout le jour hier en convulsions… mais je ne veux pas trop vous alarmer ; Donavar assure qu’il n’y a nul danger. Sa constitution est bonne, et son courage vraiment admirable ; elle a supporté ce coup avec la fermeté d’un ange… elle dit que de sa vie elle n’aura plus de confiance en personne, et je le comprends après avoir été si cruellement trompée ! Avoir trouvé une telle ingratitude après tant de bontés et tant de générosité ! je crois qu’elle vous aurait plutôt mille fois soupçonnée Elinor, plutôt que cette Lucy. C’était par excès d’amitié qu’elle avait invité ces jeunes personnes à venir demeurer chez nous ; elle trouvait qu’elles méritaient cette faveur, qu’elles étaient attentives, empressées, toujours prêtes à dire des choses flatteuses à tout le monde, à faire tout ce qu’Henri voulait, et mille jolis petits ouvrages, enfin que c’étaient deux compagnes très-agréables, car sans cela elle vous aurait invitées toutes les deux à rester avec nous, pendant que votre bonne amie soignait sa fille : et puis être ainsi récompensé ! Je voudrais à présent de tout mon cœur, dit-elle, de ce ton affectueux que vous lui connaissez, que nous eussions invité vos sœurs, puisqu’il n’est pas question de ce que nous avons craint… Ici John s’arrêta en s’admirant d’avoir si bien parlé, et afin d’être remercié de la bonté de Fanny ; ce qui fut fait avec un air d’ironie que John ne remarqua point. Il continua : Ce que la pauvre madame Ferrars a souffert quand sa fille lui apprit la chose, ne peut être décrit ! Pendant qu’avec une affection vraiment maternelle, elle arrangeait pour son fils un superbe mariage, apprendre tout-à-coup qu’il est engagé avec une autre, et quelle autre bon Dieu ! une petite fille sans naissance, sans fortune, venant on ne sait d’où… Ici la tante Jennings voulut éclater. Elinor la retint en lui serrant doucement la main ; elle se tut pour le moment. Jamais de la vie, continua John un tel soupçon ne lui serait entré dans la tête, et si elle le croyait attaché à quelqu’un, c’était tout d’un autre côté… vous m’entendez ? et moi-même, et Fanny nous pensions de même. Enfin cette bonne mère était à l’agonie. Nous nous consultâmes ensemble cependant sur ce qu’il y avait à faire, et elle se décida à envoyer chercher Edward. Il vint immédiatement. Mais je suis fâché, vraiment fâché d’avoir à raconter ce qui suit ; et d’ailleurs vous en savez assez, je pense. Je vous ai dit la cause du mal de Fanny, vous savez qu’elle est mieux ; cela vous suffit, je crois. Le reste s’apprendra en son temps.

— Non, non, mon frère, s’écria Elinor, dites tout ; nous voulons tout savoir. Le sort d’Ed… de M. Ferrars nous intéresse aussi. Qu’a-t-il dit ? que veut-il faire ?

— Il ne mérite guère cet intérêt ; et je vous avoue que j’aurais attendu autre chose de lui ; je suis vraiment indigné ! Croiriez-vous que malgré tout ce que sa mère, sa sœur et moi-même, dont l’avis n’est pas à dédaigner, nous avons pu lui dire et lui représenter pour rompre son engagement, tout a été inutile ? la bonne Fanny est allée jusqu’à la prière : devoir, affection, tout a été sans effet. Je n’aurais jamais pu croire qu’Edward fût aussi entêté, aussi insensible ! Sa mère a eu la condescendance de lui expliquer ce qu’il pouvait attendre de sa libéralité, s’il consentait à épouser miss Morton ; elle lui a dit qu’elle lui donnerait ses terres de Norfolk, qui rapportent clair et net mille pièces de revenu ; elle lui a même offert à la fin douze cent pièces, lui déclarant en même-temps que s’il persistait dans sa basse liaison, il pouvait s’attendre à la misère la plus complète ; que les deux milles pièces de capital qui sont à lui, et qu’elle ne peut lui ôter, seraient tout ce qu’il aurait jamais à prétendre ; qu’elle ne le verrait plus, et que loin de lui prêter jamais la moindre assistance s’il voulait prendre un état pour gagner quelque chose, elle ferait tout son possible pour lui nuire et l’empêcher d’obtenir une place… Elinor éleva les yeux au ciel avec une expression impossible à rendre. Maria au comble de l’indignation, joignit les mains et s’écria : Grand Dieu ! cela est-il possible ?

— Je comprends votre étonnement, Maria, dit John Dashwood, d’une obstination qui a pu résister à de tels argumens. Votre exclamation est très-juste. Elle allait répondre ; mais Elinor lui jeta un regard suppliant, et qui disait en même-temps, à qui voulez-vous parler ? Elle le comprit et se tut ; mais ses yeux parlaient pour elle.

— Tout, continua John, fut inutile. Edward dit peu de choses, mais de la manière la plus ferme et la plus décidée. Je l’ai promis, et je tiendrai mes engagemens. Voilà tout ce que nous pûmes obtenir de lui. Vous voyez à présent comme on peut se fier aux apparences. Qui aurait cru Edward capable de répondre ainsi à sa mère ?

— Moi, dit enfin madame Jennings, qui brûlait de parler ; dès que je l’ai connu je l’ai regardé comme un honnête homme, et je pense que s’il avait cédé, il aurait agi comme un coquin et un parjure. J’ai quelques mots aussi à dire dans cette affaire ; ainsi, M. Dashwood, je vous prie de m’excuser si je vous dis ma façon de penser. Lucy Stéeles est ma cousine, et celle aussi de lady Middleton, dont le nom et le titre valent bien autant que ceux de madame Ferrars. Quant à Lucy elle n’est pas riche, et ce n’est pas sa faute ; mais elle est jolie et gentille, on ne peut pas lui nier cela, et elle mérite aussi bien qu’une autre d’avoir un bon mari. Vous ne saviez pas d’où elle venait ; eh bien vous allez le savoir : son père était mon cousin issu de germain.

John Dashwood fut très-étonné ; mais il était d’une nature pacifique, et jamais il ne cherchait à offenser personne, surtout si c’était quelqu’un de riche : loin donc de se fâcher contre madame Jennings, il fut sur le point de lui demander pardon. Je vous assure, madame, lui dit-il, que je ne veux manquer de respect à aucun de vos parens. J’ignorais que mesdemoiselles Stéeles eussent l’honneur de vous appartenir. Mademoiselle Lucy m’a toujours paru une jeune personne très-méritante, très-aimable, et pour qui nous avions, j’ose le dire, beaucoup d’amitié. Mais dans le cas présent, vous comprenez qu’une liaison est impossible ; et si vous me permettez de vous le dire, être entrée dans un secret engagement avec un jeune homme de famille riche, comme M. Ferrars, qui était remis aux soins de son oncle, est peut-être… comment dirai-je cela… un peu extraordinaire. En un mot, je ne me permets aucune réflexion sur la conduite d’une personne à qui vous vous intéressez, madame Jennings. Nous souhaitons tous qu’elle soit heureuse ; mais j’en doute fort ; car madame Ferrars tiendra sa parole. Elle agit comme une bonne mère, et selon sa conscience ; elle s’est montrée désintéressée, libérale et juste. Doit-on traiter un enfant désobéissant comme un enfant soumis ? Voyez Fanny ; elle consulte encore sa mère, sur tout ce qu’elle fait, comme si elle n’était pas mariée ; et quoiqu’elle m’aime à la folie, je suis sûr qu’elle ne m’aurait jamais épousé, si madame Ferrars l’avait menacée comme elle a fait Edward. Il a rejeté le bon lot qui lui était offert ; et je crains qu’il n’en ait un bien mauvais.

Maria soupira profondément ; et le cœur de la pauvre Elinor était déchiré en pensant à ce qu’Edward devait avoir souffert pour une femme qui ne pouvait le récompenser.

— Eh bien ! monsieur, dit madame Jennings, comment cela a-t-il fini ?

— Je suis fâché, madame, d’avoir à vous l’apprendre, par une rupture complète entre la mère et le fils. Edward est rejeté pour toujours ; et madame Ferrars n’a plus que deux enfans, Robert et Fanny. Edward a quitté hier la maison ; mais est-il parti ou resté en ville, c’est ce que j’ignore, Vous comprenez que nous ne pouvons plus avoir de relations avec lui.

— Pauvre jeune homme ! s’écria Elinor, que va-t-il devenir ?

— Le mari de Lucy Stéeles sans doute, dit John, est un pauvre misérable qui aura à peine de quoi se nourrir ; c’est fort triste, et cependant voilà ce qui est sûr. Né avec l’espoir d’une telle fortune, et se voir réduit presque à rien ; je ne puis concevoir une situation plus déplorable ! L’intérêt de deux mille pièces ! Comment un homme peut-il vivre avec cela ? et ajoutez encore à cela le souvenir qu’il aurait pu s’il n’avait pas été un fou, avoir les deux mille pièces de revenu, et cinq cents par dessus, car mademoiselle Morton aura le jour de sa noce trente mille pièces. Je ne puis me peindre un pareil sort ! Nous le sentons vivement sa sœur et moi, je vous assure, et d’autant plus qu’il n’est pas en notre pouvoir de l’assister, sans désobéir à notre mère et courir peut-être les mêmes risques que lui.

— Pauvre jeune homme ! s’écria encore madame Jennings ; il serait le très-bien venu s’il voulait venir loger et manger chez moi. Je le lui dirais si je pouvais le voir.

Le cœur d’Elinor la remercia de sa bonté pour Edward.

— S’il avait voulu, madame, il aurait une bonne maison, où il aurait pu nous inviter très souvent. À présent tout est fini, et si jamais il a une chaumière ou quelque logement semblable, je doute que personne soit tenté d’aller le voir ; on y ferait maigre chère. Ce qu’il y a de pis, c’est que c’est sans retour ; car il se prépare quelque chose contre lui, et on ne s’en tiendra pas aux menaces. Madame Ferrars s’est déterminée avec sa bonté et sa justice accoutumée, à donner immédiatement à Robert ce que devait avoir Edward, et à lui assurer mille pièces par an. Je viens de la laisser avec son avocat parlant de cette affaire.

— Bien, dit madame Jennings, elle se venge ; et chacun, à sa manière. La mienne ne serait pas de rendre un de mes fils indépendant, parce que l’autre m’aurait blessée.

Maria se leva et se promena dans la chambre.

— Y a-t-il quelque chose de plus piquant, dit John, de plus désespérant que de voir son frère cadet en possession d’un bien qui devait vous appartenir. Pauvre Edward ! il est bien coupable, mais aussi bien à plaindre.

Il se leva et prit congé d’elles, en leur assurant sans cesse que Fanny n’était point en danger, et qu’elles pouvaient être tranquilles, qu’il n’y avait lieu à aucune inquiétude.

À peine fut-il sorti que les trois dames unanimes dans leurs sentimens, louèrent la noble conduite et le désintéressement d’Edward, autant qu’elles blâmèrent mesdames Ferrars et Dashwood. L’indignation de Maria éclata avec violence. Elinor ne disait rien ; mais elle admirait et plaignait Edward de toute la force de son cœur. Madame Jennings était de leur avis à toutes deux ; elle mit beaucoup de chaleur dans ses éloges de la conduite d’Edward, dont la possession de sa chère Lucy serait la récompense. Elinor et Maria savaient seules combien il y avait de mérite à lui d’avoir écouté la voix de l’honneur aux dépens de la perte de sa fortune et de celle même de tout son bonheur, et combien son dédommagement serait peu de chose, excepté cependant celui du témoignage de sa conscience, qui l’emporte surtout chez un honnête homme. Elinor était fière de la vertu de celui qu’elle aimait ; et Maria lui pardonnait ses torts par compassion pour son malheur. Mais quoiqu’il n’y eût plus actuellement de secret à garder, et qu’on pût en parler librement, c’était un sujet de conversation que les deux sœurs évitaient dans leur tête-à-tête autant qu’il leur était possible. Elinor parce qu’elle préférait en détourner sa pensée, et Maria parce qu’elle redoutait la comparaison qu’elle ne pouvait s’empêcher de faire elle-même de sa conduite avec celle de sa sœur. Elle la sentait vivement cette différence, mais non pas comme Elinor l’avait espéré, pour y puiser des forces et du courage ; elle n’y trouvait qu’un nouveau sujet de peine, par les reproches amers qu’elle se faisait elle-même de n’avoir pas montré plus de fermeté, ni su cacher aussi sa douleur dans les commencemens. À présent sa santé détruite influait sur son moral ; elle se trouvait trop faible pour rien tenter, et se laissait toujours plus aller à son abattement.

Pendant deux jours elles n’apprirent rien de nouveau ; mais elles en savaient assez pour occuper la tête et la langue de madame Jennings, qui se décida à aller faire une visite à Holborn à ses cousines Stéeles, plus encore par curiosité que par intérêt.

Le troisième jour était un dimanche, et le temps était si beau pour la saison (c’était la seconde semaine de mars), qu’elle eut envie d’aller se promener dans les jardins de Kensington, où il y aurait sûrement beaucoup de monde, et proposa à Elinor de l’accompagner. Je parie, lui dit-elle, que nous trouverons là les Stéeles, et que je n’aurai pas besoin d’aller plus loin. Je n’ai pas trop d’envie, s’il faut le dire, de faire connaissance avec les parens chez qui elles demeurent, ce sont des gens un peu communs. Vous comprenez à présent ; j’ai pris un autre ton, d’autres habitudes. J’irai pourtant à Holborn si elles ne sont pas à Kensington, et si vous ne voulez pas venir avec moi, je vous enverrai chez votre frère ; mais pourquoi ne feriez-vous pas une visite à cette chère Lucy qui vous aime tant, et dans une occasion si importante ? Peut-être vous y trouverez M. Ferrars, et vous leur feriez votre compliment en même-temps. Elinor dit seulement qu’elle serait bien aise d’aller savoir des nouvelles de sa belle-sœur, et se prépara à suivre madame Jennings. La languissante Maria qui craignait de rencontrer Willoughby, préféra de rester.

Le jardin était en effet rempli de promeneurs. Une intime connaissance de madame Jennings vint les joindre. Elinor les laissa causer ensemble et s’abandonna à ses réflexions, tout en regardant avec un peu d’effroi autour d’elle, et en tremblant de rencontrer Edward ou Willoughby. Elle ne vit ni l’un ni l’autre, et pendant long-temps personne qui pût interrompre le cours de ses pensées. Mais au détour d’une allée, elles virent au milieu d’un groupe de promeneurs la grosse Anna Stéeles, plus parée qu’à l’ordinaire et couverte de rubans couleur de rose. Dès qu’elle aperçut Elinor, elle quitta ses amis et vint auprès d’elle, d’abord avec un peu de timidité ; mais madame Jennings la salua si amicalement et Elinor si poliment, qu’elle reprit courage et dit à sa compagnie de continuer sans elle, qu’elle se promènerait un peu avec ces dames. Pendant ce temps-là madame Jennings disait à l’oreille d’Elinor ; allez avec elle, ma chère, et faites la causer, elle vous dira tout ce que vous voudrez ; vous voyez que je ne puis quitter madame Clarke. Elinor n’éprouva pas de difficultés pour exécuter les ordres de madame Jennings ; Anna vint passer familièrement son bras dans celui de miss Dashwood, et l’entraîna en avant. Ce qui fut heureux pour la curiosité de madame Jennings c’est qu’Anna parla tant qu’on voulut sans la provoquer, car Elinor ne lui fit pas une seule question.

— Je suis charmée de vous avoir rencontrée, dit mademoiselle Stéeles ; je désirais vous voir plus que toute autre, et baissant la voix : Vous avez appris la grande nouvelle, je suppose. Madame Jennings est-elle bien en colère ?

— Contre vous ! non pas du tout je vous assure.

— Eh bien ! voilà déja une bonne chose ; et lady Middleton est-elle bien fâchée ?

— Je ne l’ai pas vue, mais je ne puis le supposer.

— Allons ! voilà du bonheur, et je suis bien contente. Ah ! mon Dieu, mon Dieu, miss Dashwood, j’en ai bien eu assez à supporter de colère, et de votre belle-sœur, et de Lucy. Je n’avais encore jamais vu Lucy dans une telle rage contre moi ; et cependant elle me gronde souvent, comme vous savez, parce qu’elle a, dit-elle, beaucoup plus d’esprit que moi. Je n’y peux rien ; chacun est comme il peut dans ce bas monde. Elle jura au premier moment que de sa vie elle ne me broderait plus un seul bonnet, qu’elle ne m’aiderait plus à m’habiller ; car, voyez, elle fait tout cela beaucoup mieux que moi. Mais à présent elle est tout-à-fait revenue, et bien aise que j’aie parlé ; elle s’en mariera plutôt : aussi, regardez, elle m’a donné ce ruban qu’elle a retourné et bouclé sur mon chapeau. Ah ! miss Dashwood, je sais bien que vous allez rire, et ce que vous me direz ; mais pourquoi ne mettrais-je pas des rubans roses ? Est-ce ma faute, si c’est la couleur favorite du docteur Donavar, et s’il trouve qu’elle me va bien ? Jamais je ne l’aurais deviné, s’il ne m’avait pas dit l’autre jour : Je crois, miss Anna, que vous avez le même teinturier pour vos rubans que pour vos joues, car c’est la même nuance. N’était-ce pas joli cela, miss Dashwood ? Je crois bien que mon visage devint alors plus rouge que mon ruban. Mais depuis j’ai toujours mis des rubans couleur de rose, vous comprenez ; et Lucy m’a fait bien plaisir de me donner le sien. Mes cousines me font un peu enrager là-dessus ; mais qu’est-ce que cela me fait ? si je le rencontre, il me dira quelque jolie chose là-dessus.

Elinor qui n’avait rien à dire sur les rubans et l’amour d’Anna, et qui désirait savoir autre chose, prit sur elle de lui demander des nouvelles de sa sœur, et pourquoi elle n’était pas à Kensington.

— Pourquoi ! cela se demande-t-il ? c’est qu’elle a son amoureux auprès d’elle, et qu’il a mieux aimé lui parler en liberté que de se promener. Le docteur Donavar aurait aussi pu dans ce moment complimenter Elinor sur la teinte de ses joues. Nous commencions à être tous bien en peine, continua Anna ; c’est mercredi que l’affaire se découvrit, et que nous fûmes renvoyées de chez votre frère, et nous n’avions pas entendu parler d’Edward, ni jeudi, ni vendredi, ni samedi. Nous ne savions pas ce qu’il était devenu ; et ma cousine Godby, et ma tante Spark, et mon cousin Richard, tout le monde disait à Lucy de prendre son parti, que M. Ferrars ne serait pas pour elle, qu’il faudrait qu’il fût hors de sens de rejeter une femme qui a trente mille pièces, pour en prendre une qui n’a rien du tout ; et Richard disait que quant à lui, il ne le ferait pas pour rien au monde.

— Je puis l’obliger à m’épouser, disait Lucy ; j’ai ses promesses signées de lui. Il ne s’en fallait que d’un mois ou deux qu’il ne fût majeur.

— Quand il ne s’en faudrait que d’un jour, disait Richard, rien ne l’oblige à les tenir ; et s’il faut plaider, on ne plaide pas sans argent, et vous en donnera qui voudra. Lucy ne savait que dire ; elle voulait lui écrire, mais elle ne savait où adresser sa lettre. Enfin ce matin comme nous revenions de l’église, il est arrivé, un peu triste, il m’a semblé, mais il y a bien de quoi ! Il nous a tout raconté ; et ce que sa mère lui a dit et ce qu’il a répondu, qu’il voulait Lucy, seulement Lucy, et aucune autre, puisqu’il le lui avait promis ; et comme sa mère là-dessus l’avait déshérité et chassé de chez elle, Lucy était bien triste aussi en entendant cela, vous comprenez ; mais Edward a pourtant deux mille guinées qu’on ne peut lui ôter ; et qui sait si Lucy trouverait si vîte un autre mari ? Elle a pensé tout cela, et elle a dit à Edward qu’il pourrait fort bien vivre là-dessus.

— Je vous en conjure, chère Lucy, lui disait-il, pensez-y bien, je ne veux pas vous entraîner à votre perte, et quoique je sois prêt à tenir mes engagemens, je vous dégage des vôtres, si vous pensez que je ne sois plus assez riche pour vous épouser. Je ne puis supporter de vous placer dans une situation qui peut devenir déplorable. Si quelque malheur me faisait perdre mes deux mille livres, je serais sans ressource quelconque. J’ai bien l’idée d’entrer dans les ordres et de suivre la carrière de l’église ; mais sans protection, je ne puis prétendre qu’à une simple cure ; et vous savez que c’est bien peu de chose. Vous êtes donc libre, Lucy : renoncez à moi si vous le préférez. Je comprendrai vos raisons et je n’en serai pas du tout blessé. C’est pour votre intérêt seul que je vous le propose ; car pour le mien mon sort est fixé ! Je ne puis obéir à ma mère ; elle m’a rejeté, si je n’épousais pas mademoiselle Morton, et je ne l’épouserai jamais. Si vous consentez à rompre notre engagement, j’ai assez pour moi seul, et jamais je ne me marierai.

— Et qu’a répondu Lucy ? demanda Elinor dans une grande agitation.

— Vous concevez bien qu’elle n’a pas voulu entendre parler de rupture. Le pauvre garçon ! Moi j’étais prête à pleurer de l’entendre parler ainsi. Ma sœur lui a dit bien des choses, vous vous en doutez. Il ne convient pas à nous qui ne sommes pas encore mariées de répéter des propos d’amour. Vous comprenez ce qu’elle pouvait dire ; qu’elle voulait l’épouser absolument ; qu’elle aimait mieux vivre de rien avec lui et partager sa bonne ou sa mauvaise fortune. Sûrement il était bien heureux et bien touché ; car il s’est levé et s’est promené dans la chambre ; et j’ai vu qu’il essuyait ses yeux : tenez il a pressé son mouchoir dessus comme cela. Pourquoi aurait-il fait ainsi s’il n’avait pas pleuré de joie ? Ensuite il s’est assis près de ma sœur, il lui a pris la main et lui a dit… attendez que je me le rappelle ; oui, oui c’est bien ainsi ; il lui a dit : Chère Lucy, je vous remercie de votre confiance en mon honneur et de votre attachement pour moi. Ils ne seront pas trompés ; et je m’efforcerai de vous rendre heureuse. Il fallait entendre comme il soupirait en finissant. Ils sont ensuite convenus ensemble, qu’il irait directement à Oxford prendre les ordres, et qu’ils attendraient pour se marier qu’il pût avoir une bonne cure où ils pussent se loger : Voilà tout ce que j’ai entendu. Ma cousine est venue me dire que madame Richardson était en bas dans son carrosse et voulait mener une de nous à Kensington ; j’ai donc été forcée d’entrer dans la chambre et de les interrompre pour demander à Lucy si elle voulait y aller, mais elle n’a pas voulu quitter Edward. J’en ai été bien aise à cause de mon joli chapeau rose, vous comprenez ; je n’ai eu que le temps de l’attacher, de mettre mes souliers de soie, et me voici bien contente de vous voir et de vous conter tout cela.

— Il y a une seule chose dans votre récit que je ne comprends pas, dit Elinor. Vous êtes entrée dans la chambre et vous les avez interrompus, n’étiez-vous donc pas avec eux ?

— Non certainement je n’y étais pas, dit Anna fièrement ; croyez-vous que je ne sache pas que les amoureux aiment à être seuls ? et puis Lucy m’aurait bien grondée. Non, non, dès qu’il est entré, je suis sortie ; mais j’ai tout vu et tout entendu par le trou de la serrure.

— Comment ! s’écria Elinor, vous m’avez répété ce que vous avez appris de cette manière ? Je suis fâchée de ne l’avoir pas su auparavant ; car bien sûrement je n’aurais pas souffert que vous me donnassiez le moindre détail d’un entretien que vous deviez ignorer vous-même. C’est mal à vous, j’ose vous le dire, de surprendre ainsi les secrets de votre sœur.

— Eh ! pourquoi pas, dit Anna en riant, il n’y a point de mal à cela. Je suis bien sûre que Lucy ferait de même. Quand mon amie, miss Scharp vient me voir et me conter ses amours, car elle a un amoureux aussi qui l’aime bien, Lucy se cache toujours dans le cabinet ou derrière le paravent pour nous écouter. Comment saurait-on ce qu’on veut cacher si on n’écoutait pas ? D’ailleurs ne sais-je pas tout depuis long-temps ? n’étais-je pas sa confidente ?

— Sans doute, dit Elinor, elle aime Edward bien tendrement ?

— Oh ! oui passionnément, surtout dans les commencemens ; à présent, entre nous, elle le trouve un peu froid. Elle dit que c’est bien dommage qu’il ne soit pas beau et gentil comme son frère ; mais enfin elle l’aime assez pour l’épouser, et elle fait bien. Il n’en viendrait peut-être pas un autre ; et puis saurait-on dans le monde si c’est elle qui ne l’a pas voulu ? Chacun croirait que c’est lui ; et voyez le bel honneur ! Lucy n’est pas si bête.

— Pauvre Edward, pensa Elinor, à quelle femme va-t-il être associé !…

— Les amis de miss Stéeles revinrent. Voilà les Richardson, dit-elle ; il faut que j’aille les rejoindre. Bon ! je crois que le docteur est avec eux ; que vais-je faire ? On dira que c’est pour lui que je reviens. Adieu ! chère Elinor. Je n’ai pas le temps de parler à madame Jennings ; dites-lui que je suis bien contente qu’elle ne soit pas fâchée, et à lady Middleton aussi. Quand vous serez rentrées, si madame Jennings veut de nous, elle n’a qu’à dire….. Bon ! les Richardson me font signe ; adieu ! et elle courut au-devant d’eux et du cher docteur.


CHAPITRE XL.


Mesdames Clarke et Jennings se promenèrent encore quelque temps. Elinor en silence à côté d’elles réfléchissait à ce que venait de lui dire Anna. Elle n’avait appris dans le fond que ce qu’elle avait prévu. Le mariage de Lucy et d’Edward était décidé. Le moment seulement était encore incertain. Tout dépendait de cette cure ou de ce bénéfice ; et il avait peu de chance d’en trouver un tout de suite. Ces sortes de places veulent de grandes poursuites. Edward était trop timide, et peut-être trop fier pour solliciter, et n’avait pas de protecteur. Madame Ferrars ne manquerait pas, ainsi qu’elle l’avait annoncé, de lui nuire auprès de leurs connaissances, en le représentant comme un fils entêté et rebelle ; et si Lucy lasse d’attendre… mais non ; tout prouve qu’elle tient à se marier, et à devenir madame Ferrars à tout prix.

Dès que l’amie de madame Jennings les eut quittées, elles remontèrent en carrosse, et madame Jennings questionna Elinor sur ce qu’elle avait accroché de mademoiselle Stéeles. Mais Elinor n’aimant pas à répéter des propos écoutés en fraude par le trou de la serrure, se contenta de lui dire ce qu’elle était sûre que Lucy aurait dit elle même, que son engagement avec Edward subsistait, et leur projet d’établissement : ce fut tout ce que madame Jennings put obtenir.

— Comment, dit-elle, ils veulent attendre pour se marier qu’il ait un bénéfice ! mais c’est de la folie ; tout le monde sait avec quelle difficulté cela s’obtient. Ceux qui ont à nommer à un bénéfice le donnent à un de leurs parens, ou les vendent bien cher. Peut-être qu’on lui fera de belles promesses pendant une année ou deux, puis il faudra qu’il se contente d’être vicaire de quelque paroisse pour trente ou quarante pièces. L’intérêt de ses deux mille, cent ou deux cents peut-être que l’oncle Pratt donnera pour l’honneur de marier sa nièce à son noble pupile : voilà tout ce qu’ils auront pour vivre, les pauvres gens ! et avec cela un enfant toutes les années. Ils me font bien pitié ! il faut que je voie ce que je pourrai leur donner pour meubler leur presbytère. Quant à la sœur de ma Betty, ce n’est pas ce qu’il leur convient ; il ne leur faut qu’une fille de campagne qui fasse toute la besogne, et un homme pour travailler au jardin : voilà tout ce qu’il leur faut, et pas davantage.

Le matin suivant Elinor reçut par la petite poste une lettre de Lucy qui contenait ce qui suit, et qui était assez mal orthographiée.

Holborn.

« J’espère que ma chère Elinor excusera la liberté que je prends de lui écrire ; mais je sais que son amitié pour moi lui fera trouver un grand plaisir à apprendre que je vais bientôt être heureuse avec mon cher Edward, après bien des peines et des traverses. Nous avons bien souffert ; mais à présent tout va bien, et notre amour mutuel est et sera pour nous une source inépuisable de bonheur. Nous avons eu bien des épreuves, bien des persécutions ; mais décidés comme nous l’étions à tout surmonter, nous avons tout souffert avec courage. Une amie comme vous fait plus de bien que les ennemis ne peuvent faire de mal. J’ai dit à Edward comme vous aviez été bonne pour moi, et je vous assure qu’il en est bien reconnaissant. Je suis sûre que vous et la chère madame Jennings vous serez bien aises d’apprendre que je viens de passer deux heures avec mon bien-aimé Edward, et que j’en suis contente à tout égard. Il n’est rien qu’il ne soit prêt à sacrifier à sa Lucy, et jamais il n’a voulu entendre parler de nous séparer, quelque chose que j’aie pu lui dire ; car je pensais qu’il était de mon devoir, quoi qu’il pût m’en coûter, de l’inviter à ne pas se brouiller avec sa mère et à ne pas renoncer à sa fortune. Je suis même allée jusqu’à lui offrir de partir à l’instant même et de ne pas revenir à Londres qu’il ne fût marié ; mais il a repoussé vivement cette idée. Il m’a juré que jamais il n’épouserait que moi, et que la colère de sa mère n’était rien pour lui, puisque je l’aimais, et qu’il ne regretterait aucune fortune avec moi. Il est sûr que nos espérances ne sont pas brillantes ; mais nous attendons, et peut-être que tout ira mieux que nous ne le pensons. Il va prendre les ordres incessamment, et s’il peut avoir un bénéfice, ne fût-il que de cent pièces de revenu, et une bonne habitation, nous vivrons très-bien. S’il était en votre pouvoir, chère Elinor, de nous recommander à ceux qui ont un bénéfice à donner, ne nous oubliez pas, je vous en prie, et dites quelques bonnes paroles pour nous à sir Georges, à M. Palmer, au colonel Brandon, etc., etc., etc. Je serai plus heureuse encore si c’est à vous que je dois mon bonheur. Je suis sûre que vous avez été très inquiète en apprenant la fatale découverte du secret que seule vous saviez, et que vous avez si bien gardé. Ma sœur Anna qui cause toujours sans savoir ce qu’elle dit, n’a pas été aussi discrète. Mais comme son intention était bonne, et qu’elle a avancé mon bonheur, je ne m’en plains pas.

« Dites à madame Jennings que j’ai été trop troublée pour pouvoir lui faire une visite ; mais que si elle voulait venir à Holborn un de ces matins, ce serait une grande bonté de sa part. Mes cousins seraient fiers de faire sa connaissance. Mon papier finit et m’oblige à vous quitter. Je vous prie de me rappeler au souvenir de sir Georges, de lady Middleton, de madame Palmer, et de tous les charmans enfans. Mes plus tendres amitiés à mademoiselle Maria. Je suis bien sûre que celle qui fait profession d’aimer et d’estimer mon Edward, est bien contente de le savoir sur la route du bonheur.  »

Je suis votre très-obéissante servante, Lucy Stéeles.

Dès qu’Elinor eut fini de lire, elle remit la lettre entre les mains de madame Jennings, pensant que c’était un des buts dans lesquels elle avait été écrite. L’autre n’était pas douteux : elle voulait jouir de son triomphe en humiliant sa rivale. Elinor se rappelait ce que la simple Anna lui avait raconté de l’entretien d’Edward et de Lucy ; comme c’était lui qui l’avait pressée de rompre, et qu’elle l’avait absolument refusé. Elle disait exactement le contraire ; et cette petite fausseté inutile fit de la peine à Elinor. Sa seule consolation aurait été le bonheur d’Edward ; et tout lui disait qu’il était impossible, jusqu’à cette lettre écrite d’un style si commun et dans un si mauvais esprit. Cependant tout était décidé ; c’était l’épouse d’Edward, c’était sa rivale heureuse, triomphante. Elle chercha à oublier ses torts, à croire qu’elle se les exagérait peut-être, et que du moins Lucy aimerait passionnément son mari, et s’en ferait aimer. Madame Jennings moins difficile lisait et admirait la lettre de sa jeune parente. — Très-bien, très-joliment tournée ; et ce qu’elle lui demande à Edward, très-généreux en vérité ; et je ne suis pas surprise qu’il ne l’ait pas accepté. Il l’en aimera davantage. Pauvres enfans ! leur amour me touche au fond de l’âme. Je voudrais leur procurer un bénéfice de tout mon cœur. Voyez, elle m’appelle sa chère dame Jennings. Bon cœur de fille s’il en fut jamais ! Oui, oui, j’irai la voir et l’embrasser bien sûrement. Comme elle est attentive ; comme elle n’oublie personne, pas même les enfans ! c’est la plus jolie lettre que j’aie vue de ma vie ; elle me donne grande opinion du cœur et de l’esprit de Lucy. M. Ferrars, vous le verrez, sera heureux comme un prince, avec une telle femme.

Quelques jours s’écoulèrent encore sans rien amener de nouveau qu’une impatience très-vive et très-naturelle de Maria de quitter Londres. La crainte de rencontrer Willoughby ou d’en entendre parler, l’obligeait de rester chez elle comme dans une prison. Elle soupirait après le plein air, la liberté, et sur-tout après sa mère. Elinor ne le désirait pas moins, mais ne savait comment l’effectuer. Il ne convenait pas à deux jeunes personnes de faire seules un si grand voyage ; et la santé si chancelante de Maria y était encore un obstacle. À peine Elinor croyait-elle qu’elle pût le supporter ; elle en parla à leur bonne hôtesse, et la consulta sur les meilleurs moyens de lever ces difficultés. Madame Jennings résista à l’idée de leur départ avec toute l’éloquence de sa bonne volonté et de sa tendre amitié ; mais Elinor mettant toujours en avant la santé de Maria, le besoin évident pour elle de respirer un air plus pur que celui de Londres, et son désir d’être à la campagne, madame Jennings fit une proposition qu’Elinor trouva très-acceptable. Les Palmer devaient partir pour leur terre de Cléveland sur la fin de mars, c’est-à-dire dans une quinzaine de jours ; et Charlotte avait prié sa mère d’y venir avec ses deux jeunes amies passer la semaine de Pâques. M. Palmer s’était joint aussi à sa femme pour les en presser avec beaucoup de politesse. Ses manières avaient tout à-fait changé depuis que sa femme lui avait donné un fils. Il aimait cet enfant à la folie ; et celle qui le lui avait donné s’en ressentait ; il était plus tendre avec elle, plus honnête avec sa belle-mère, à qui il savait gré d’aimer aussi passionnément le petit garçon, et plus poli, plus doux en général avec tout le monde, et sur-tout avec mesdemoiselles Dashwood. Le malheur et le changement de Maria l’intéressaient ; et il aimait à causer agréablement avec Elinor. On se rappelle qu’elle l’avait d’abord jugé plus favorablement que ses manières n’y donnaient lieu. Elle était bien-aise de son côté qu’il eût justifié l’idée qu’elle avait eue de lui. Charlotte elle-même dans son nouvel état de mère, qui l’occupait beaucoup, était aussi devenue moins insignifiante. En sorte qu’Elinor consentit sans peine à ce projet qui les rapprochait d’ailleurs beaucoup de Barton. Mais il fallait que Maria le voulût aussi ; et dès les premiers mots qu’Elinor lui en dit, elle s’écria vivement et dans une grande agitation : Non, non, je ne puis aller à Cléveland ; ne savez-vous pas ?… n’avez vous pas pensé ?… Oh ! non, non, je ne puis y aller.

— Vous oubliez vous-même, dit doucement Elinor, que Cléveland n’est pas dans le voisinage de… qu’il y a plus de trente milles de distance… et…

— Mais enfin il est en Sommersetshire ; là où je croyais… Là où mes pensées ont erré si souvent. Non, Elinor, n’espérez pas de m’y voir jamais.

Elinor ne pouvait pas disputer avec elle sur un sentiment ; mais elle tâcha d’en réveiller un autre dans le cœur de sa sœur, en lui représentant que ce serait un moyen de rejoindre plutôt et d’une manière plus sûre et plus convenable qu’aucune autre, leur chère et bonne mère qu’elle désirait si ardemment de revoir. De Cléveland, qui n’était qu’à quelques milles de Bristol, il n’y avait pas plus d’une bonne journée pour se rendre à Barton. Madame Palmer leur donnerait sûrement son carosse, et les accompagnerait peut être jusqu’à Bristol, où le domestique de leur mère viendrait les prendre et les escorter jusques chez elles. Rien ne nous oblige, dit-elle à Maria, à rester plus d’une semaine à Cléveland : ainsi dans moins de trois semaines nous pouvons être à notre chère Chaumière.

Maria n’eut rien à répondre. Son affection pour sa mère triompha avec peu de difficulté de ces obstacles imaginaires. Elle réfléchit elle-même que Willoughby et sa femme étant encore à Londres, elle n’aurait pas la chance de les voir dans le Sommersetshire, et elle consentit à y aller.

Madame Jennings fut la plus contrariée ; elle avait espéré ramener encore ses jeunes amies chez elle en revenant de Cléveland, les garder jusqu’au temps où elle irait chez son gendre Middleton, et les reconduire elle-même à leur mère. Elinor fut reconnaissante de ce projet, mais ne changea rien à leur dessein. On l’écrivit à madame Dashwood, qui en fut très-contente. Ainsi leur retour fut arrangé de cette manière ; et Maria qui ne croyait trouver de consolation qu’à Barton, comptait les heures qui la séparaient du moment où elle reverrait cette demeure chérie et la meilleure des mères. Le malheur de sa sœur l’avait accablée de nouveau presque plus que le sien propre. D’abord elle aimait Elinor plus qu’elle-même ; puis il lui semblait que c’était une injustice du sort de ne pas tout accorder à une personne qui avait autant de mérite et de perfections.

Le colonel Brandon venait à peu près tous les jours. Madame Jennings se hâta de lui dire la résolution de ses jeunes amies d’aller à Barton de chez les Palmer : que deviendrons-nous, colonel, lui dit-elle, sans ces chères filles qui veulent m’abandonner ? Et quand vous viendrez me voir, (si du moins vous venez encore), et que vous verrez leur place vide et la bonne vieille maman Jennings seule et triste dans un coin du salon, qu’aurons-nous de mieux à faire que de bâiller ensemble et de pleurer leur absence ?

La bonne Jennings espérait que cette peinture de leur futur ennui, l’amènerait enfin à parler et à offrir sa main à Elinor, dont elle le croyait fort épris. Elle crut parfaitement y avoir réussi, quand elle le vit s’approcher d’Elinor qui travaillait à côté de la fenêtre à prendre la dimension d’un dessin qu’elle voulait laisser à leur amie. Elle entendit qu’il lui demandait à demi-voix la permission de lui dire quelque chose. Madame Jennings assise sur le sopha était assez éloignée d’eux pour ne pas les entendre, d’ailleurs elle était séparée d’eux par le piano-forte où Maria était établie ; mais elle put remarquer que dès les premiers mots du colonel, la physionomie d’Elinor avait exprimé une grande surprise, mêlée d’une vive émotion, qu’elle avait rougi et laissé son travail. Maria cessa un moment son jeu pour choisir un autre morceau ; alors quelques paroles du colonel vinrent frapper l’oreille de madame Jennings qui sans en avoir l’air ne pouvait s’empêcher d’écouter. Elle entendit qu’il lui parlait de son habitation future. Delafort, disait-il, est situé dans un beau pays ; et les environs sont agréables ; mais la maison quoique commode, est petite, mal bâtie. J’y ferai toutes les réparations nécessaires, etc.

Il n’y avait plus de doute, Elinor devait l’habiter. Mais madame Jennings trouvait ce compliment et ces réparations assez inutiles, et Delafort assez beau pour une personne qui habitait la chaumière de Barton ; mais sans doute, c’était l’étiquette et l’usage : aussi entendit-elle avec plaisir Elinor lui répondre avec un doux sourire que ce ne serait point un obstacle. Le piano avait recommencé ; elle n’entendit plus rien ; mais l’entretien s’animait. Le colonel avait l’air satisfait, et Elinor attendrie et reconnaissante. Nous y voilà, pensait-elle, on ira seulement à la chaumière demander la bénédiction maternelle. Dans moins d’un mois je la ramène ici pour faire ses emplètes de noce, et avant six semaines tout sera fini. Un autre silence de Maria lui permit d’entendre le colonel qui disait d’une voix très-calme : Je crains que l’événement que je désire ne puisse pas avoir lieu de sitôt. Étonnée et choquée de ce que c’était l’amoureux qui semblait demander un délai, elle allait dire quelques mots de surprise ; mais elle pensa encore que c’était sans doute ainsi que faisaient les gens du bon ton, d’autant plus qu’Elinor loin de paraître le moins du monde fâchée, lui dit en souriant : et moi, monsieur, j’espère au contraire qu’à présent il n’y aura plus d’obstacle, et que votre généreux sentiment aura bientôt sa récompense.

C’est clair cela, pensa madame Jennings. On pourrait peut-être trouver cela singulier ; quant à moi, j’aime cette franchise, Mais elle fut surprise après cela de voir le colonel quitter Elinor de sang-froid, et bientôt après sortir de la chambre : il faut convenir, pensa-t-elle, que le cher homme est un peu glacé ; mais il n’est plus très-jeune, et si son amour est moins ardent il durera plus long-temps.

Voici ce qui s’était passé entr’eux pendant cet entretien.

— J’ai entendu parler, mademoiselle, lui avait dit le colonel, de l’injustice que votre ami M. Edward Ferrars a souffert de sa famille. Si je suis bien informé, il a été entièrement repoussé par sa mère, parce qu’il persévère dans ses engagemens avec une jeune personne qu’il aime, dont il est aimé, dont sa mère et sa sœur faisaient beaucoup de cas et qui demeurait même chez la dernière comme une amie intime. Est-ce vrai, mademoiselle, je m’en rapporte à vous ?

Elinor dit que rien n’était plus vrai.

— La cruauté et le danger de séparer deux jeunes cœurs attachés l’un à l’autre depuis long-temps, dit avec sentiment le colonel, m’ont toujours paru une des responsabilités les plus terribles. Il s’agit du bonheur ou du malheur, non-seulement dans cette vie, mais aussi dans l’autre. Ma triste expérience là-dessus me fait trembler. Madame Ferrars ne sait pas ce qu’elle fait, et où elle pouvait entraîner son fils. Le malheur d’être déshérité est bien léger auprès de celui qui l’attendait dans un mariage forcé, et auprès des remords d’avoir manqué à sa parole. Je l’estime de sa noble résistance ; je ne l’ai vu que deux ou trois fois ; mais il m’a plu dès le premier moment. C’est un jeune homme plein de mérite, sans aucun des ridicules et des travers si fréquens que l’on a lorsqu’on est élevé avec l’espoir d’une brillante fortune. Je m’intéresse à lui pour lui-même et parce qu’il est votre ami, et je voudrais que dans ce moment fâcheux, cet intérêt pût lui être utile. J’apprends qu’il va se faire consacrer et prendre le parti de l’église, et je le loue encore d’avoir préféré cet état à d’autres plus brillans et moins respectables. Voudriez-vous avoir la bonté de lui dire que le bénéfice de ma terre de Delafort se trouve heureusement vacant ; j’en ai eu l’avis ces derniers jours, et s’il veut bien l’accepter, je serais charmé qu’il puisse lui convenir ? dans ces malheureuses circonstances j’ai peut-être le droit de l’espérer ; et mon regret est qu’il ne soit pas plus considérable. Le dernier recteur en tirait deux cents livres par année ; mais je le crois très-susceptible d’amélioration. Ce n’est pas sans doute une place aussi considérable qu’il le mériterait ; mais telle qu’elle est, s’il veut bien l’accepter, j’ai un grand plaisir à la lui offrir, et je vous prie de l’en assurer.

L’étonnement d’Elinor en recevant cette commission aurait à peine été plus grand, s’il lui avait fait l’offre de sa main. Cette place qu’elle croyait qu’Edward n’obtiendrait de bien long-temps, et peut-être jamais, lui était offerte. Il n’y avait plus d’obstacle à son mariage ; et c’était elle qui était appelée à le lui apprendre ; c’était en partie pour elle qu’on la lui donnait. Elle éprouvait là-dessus un tel mélange de sentimens contradictoires, qu’il n’est pas étonnant que madame Jennings ait attribué son émotion à une cause plus directe. Mais bientôt tout sentiment personnel s’effaça du cœur pur et noble d’Elinor. Elle ne sentit plus qu’une profonde estime et une vive reconnaissance pour le généreux colonel qui se privait lui-même de l’avantage qu’il pouvait retirer de son bénéfice, pour obliger un homme intéressant et malheureux qu’il regardait comme l’ami d’Elinor. Elle le remercia de tout son cœur, lui parla d’Edward avec les éloges qu’elle savait qu’il méritait, et promit de se charger de cette commission avec plaisir, si réellement il préférait qu’un autre que lui-même en fût chargé ; mais elle lui fit observer que rien ne pouvait rendre cette heureuse nouvelle plus agréable à M. Ferrars que de l’apprendre de la bouche même de son bienfaiteur. Elle désirait bien en être dispensée, et pour elle-même et pour Edward, qui souffrirait peut-être de lui avoir cette obligation ; mais le colonel par des motifs de délicatesse parut désirer si vivement que ce fût elle qui voulût bien remplir cet office, qu’elle n’osa plus faire d’objection. Edward devait encore être à Londres ; Anna lui avait dit son adresse : elle résolut de lui écrire le même jour. Lorsque cela fut arrangé, le colonel la pria encore de dire à son ami, combien lui-même se trouvait heureux de s’assurer un si respectable et si bon voisinage. C’est alors qu’il parla avec regret de la petitesse de la maison et de son peu d’élégance, et qu’Elinor lui répondit, comme madame Jennings l’avait entendu, que ce ne serait pas un obstacle : une petite habitation, ajouta-t-elle, sera mieux proportionnée à leur fortune.

Le colonel parut surpris qu’Edward eut l’idée de se marier d’abord. Les revenus du bénéfice de Delafort, dit-il, seraient suffisans pour un célibataire ; mais pour une famille qui s’augmentera peut-être beaucoup, et avec les habitudes de M. Ferrars, et une jeune femme qui me paraît aimer assez le monde et la parure, il me paraît impossible qu’il ait assez ; et je le trouverais imprudent de s’établir avec cela : aussi je ne le lui offre qu’en attendant mieux, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour lui en procurer un meilleur, qui le mette à même de vivre agréablement en famille. Ce que je fais à présent mérite à peine votre reconnaissance, puisque je n’avance pas le bonheur de votre ami, et je crains fort, je l’avoue, que l’événement que je désire ne puisse avoir lieu de sitôt.

Telles étaient les paroles par où le colonel finit, auxquelles Elinor répondit comme on l’a vu, et que madame Jennings interpréta à sa manière. Elle fut bien un peu surprise d’entendre Elinor remercier encore le colonel lorsqu’il sortit, et l’assurer de sa reconnaissance. Ces gens du grand monde, pensa-t-elle, ont de singulières manières. Quand j’épousai feu mon cher Jennings, il était aussi plus riche que moi ; je ne pensai point à le remercier de m’épouser puisqu’il m’aimait, et je trouvai que c’était à lui d’être reconnaissant. Mais sans doute ce sont là les belles manières.


CHAPITRE XLI.


Maria sortit aussi, et madame Jennings en fut charmée ; il lui tardait d’être seule avec Elinor et de lui faire son compliment. Eh bien ! ma chère, lui dit-elle en souriant avec son air de sagacité, je ne vous demande pas ce que vous disait le colonel, car, quoique, sur ma parole, je fisse tout ce que je pouvais pour ne pas écouter, je n’ai pu m’empêcher d’en entendre assez pour m’expliquer toute l’affaire. Je vous assure que jamais rien ne m’a fait plus de plaisir, et je vous en félicite de tout mon cœur.

— Je vous remercie, madame, dit Elinor ; c’est sûrement un grand plaisir pour moi, qu’une chose que je croyais ne pouvoir s’effectuer de bien long-temps, et peut-être jamais, se soit aussi vîte décidée ; et je sens la bonté du colonel, de s’être adressé à moi plutôt qu’à d’autres. Peu d’hommes agiraient aussi généreusement que lui ; peu, fort peu ont un aussi bon cœur et sont aussi désintéressés. Je n’ai jamais été plus surprise.

— Vraiment, ma chère, vous êtes aussi par trop modeste ; à quelle personne vouliez-vous qu’il s’adressât, qui lui convînt mieux que vous ? Quant à moi, je n’ai pas du tout été surprise ; j’y ai souvent pensé ces derniers temps, et j’étais sûre qu’il en viendrait là.

— Vous en avez jugé sûrement d’après la connaissance que vous aviez avant moi de l’humanité du colonel, et d’après sa bonté ; mais du moins vous ne pouviez prévoir qu’il trouverait aussitôt l’occasion de l’exercer.

— L’occasion ! répéta madame Jennings ; ah ! quant à cela, lorsqu’un homme s’est mis une chose dans la tête, l’occasion s’en trouve toujours. Eh bien ! ma chère, la noce suivra bientôt je suppose ; et je verrai un couple heureux s’il en fut jamais.

— Il faut l’espérer, dit Elinor avec un triste sourire. Vous viendrez à Delafort bientôt après sans doute.

— Ah ! ma chère, bien sûrement, et je suppose qu’il y aura place pour moi, quoique la maison soit petite, au dire du colonel ; mais ne le croyez pas ; je vous assure, moi, qu’elle est belle et bonne. Je ne sais pas ce qu’il y aurait à réparer : au reste si cela l’amuse, il faut le laisser faire ; il est assez riche pour se donner ce plaisir.

Elles furent interrompues par le domestique qui vint dire que le carosse était à la porte ; et madame Jennings qui devait sortir, se leva pour se préparer.

— Eh bien ! ma chère, dit-elle, il faut que je vous quitte avant de vous avoir dit la moitié de ce que je pense ; mais nous en jaserons dans la soirée, où nous serons tout-à-fait seules. Si le colonel revient comme je suppose, il ne sera pas de trop ; mais nous ne recevrons que lui. Vous devez avoir trop d’affaires dans la tête pour tous soucier de compagnie. Adieu, donc je vous laisse ; aussi bien vous devez languir de le dire à votre sœur. — Je le lui dirai sûrement, répondit Elinor, mais pour le moment je vous prie de n’en parler à personne. Madame Jennings eut l’air d’être un peu contrariée. — Très-bien, dit-elle, je comprends ; mais Lucy cependant qui a eu toute confiance en vous, il me semble qu’il est juste qu’elle le sache la première, et je vais la voir ce matin.

— Non, non, madame, dit vivement Elinor, sur-tout pas à Lucy je vous en conjure. Un délai d’un jour ne sera pas bien fâcheux pour elle ; et jusqu’à ce que je l’aie écrit à M. Ferrars, ainsi que je l’ai promis au colonel, je préfère que personne ne le sache. Je vais lui écrire à l’instant ; il n’y a pas de temps à perdre pour qu’il se fasse consacrer le plutôt possible.

Madame Jennings paraît d’abord assez surprise, mais après un instant de réflexion elle crut avoir saisi ce qu’Elinor voulait dire, que sans doute le premier acte ecclésiastique du nouveau pasteur Ferrars, serait de bénir le mariage du colonel et d’Elinor, et qu’on voulait saisir cette occasion de lui faire un beau présent.

— J’entends, j’entends, dit elle ; c’est vrai cela ; c’est très-joli, très-généreux de la part du colonel, et c’est bien, parce qu’Edward est votre ami ; car lui le connaît à peine. Je suis charmée de voir que tout soit déjà si bien arrangé entre vous. C’est là sans doute pourquoi il parlait de délai… Très-généreux en vérité ! Mais, ma chère, il faut pourtant que votre vieille amie vous dise une chose. Il me semble que ce n’est pas à vous à écrire là-dessus à M. Ferrars ; le colonel aurait dû s’en charger ; cela aurait mieux convenu.

Elinor rougit beaucoup. Pauvre Elinor ! Sans se l’avouer à elle-même, elle était bien-aise d’écrire encore une fois à Edward avant qu’il appartînt à une autre femme, et de lui apprendre la première son bonheur.

— Pourquoi donc cela n’est-il pas convenable, madame ? Comme vous le disiez, M. Ferrars est mon ami et non pas celui du colonel. M. Brandon est si délicat qu’il a préféré que ce fût moi qui le proposasse à Edward ; et je le lui ai promis.

— À la bonne heure donc ; il ne faut pas commencer par le désobliger ; mais c’est une singulière espèce de délicatesse. Allons, allons, mes chevaux m’attendent ; et je vous laisse écrire. Je vous promets le secret pour aujourd’hui, puisque vous le voulez, mais demain je le dis à tout le monde, je vous en avertis. Elle sortit, puis rentra tout de suite : À propos, ma chère, je pense à la sœur de ma Betty ; je serai charmée qu’elle ait une si bonne maîtresse. Elle s’entend à tout ; je la ferai venir ; vous en serez enchantée ; c’est précisément tout ce qu’il faut à Delafort. Vous y penserez à votre loisir.

Elinor l’entendit à peine, lui répondit : oui, madame, certainement, pour la faire en aller ; elle pensait à sa lettre à Edward. Dès qu’elle fut seule, elle prit la plume. Par où commencer ? Que lui dire ? Elle craignait également d’être trop ou trop peu amicale. La plume dans une main, la tête appuyée sur l’autre, elle réfléchissait profondément, à ce qui aurait été la chose du monde la plus aisée pour toute autre personne, et se félicitait cependant d’avoir à lui écrire plutôt que de lui parler, lorsqu’elle fut interrompue dans le cours de ses pensées par quelqu’un qui entrait discrètement, et c’était… celui qui en était l’objet, c’était Edward.

L’étonnement et la confusion d’Elinor furent au comble. Elle n’avait pas vu Edward depuis que ses engagemens étaient connus et qu’il savait par Lucy que depuis long-temps elle en était instruite. Tremblante, interdite, elle se leva, balbutia quelques paroles, lui offrit un siége, et resta en silence. Il n’était pas moins embarrassé ; son émotion était visible. Enfin il lui demanda pardon de la manière dont il s’était introduit lui-même au salon sans se faire annoncer.

— Je venais, lui dit-il, me présenter avant mon départ chez madame Jennings et chez vous, mesdames. J’ai rencontré votre amie sur l’escalier. Elle m’a obligeamment pressé d’entrer, en me disant que je trouverais mademoiselle Dashwood au salon occupée à… Enfin que vous aviez à me communiquer une affaire très-importante et qui me surprendrait beaucoup. J’ai cru devoir vous épargner la peine de me l’écrire, d’autant que je quitte Londres demain, et que de long-temps, de très-long-temps peut-être, je n’aurai pas le bonheur de vous revoir. J’aurais été bien malheureux de partir sans prendre congé de vous et de mademoiselle Maria ; demain je vais à Oxford.

— Vous ne seriez sûrement pas parti, dit Elinor, sans recevoir nos bons vœux, lors même que je n’aurais pas eu le plaisir de vous voir. Madame Jennings vous a dit la vérité ; j’ai quelque chose d’important à vous communiquer, et j’allais vous écrire quand vous êtes entré. Edward rougit, et s’avança avec une extrême curiosité. — Je suis chargée, monsieur, dit-elle en parlant plus vite qu’à l’ordinaire, d’une commission qui vous sera très-agréable. Le colonel Brandon, qui était ici il y a au plus un quart-d’heure, m’a chargée de vous dire qu’ayant appris que votre intention est de vous faire consacrer et de suivre la carrière de l’église, il a le plaisir de pouvoir vous offrir le bénéfice de sa terre de Delafort, qui se trouve vacant, et que son seul regret est qu’il ne soit pas plus considérable. Permettez-moi de vous féliciter d’avoir un ami tel que lui, qui sait apprécier le mérite, et que vous trouverez disposé de toute manière à vous obliger. La cure ne rapporte que deux cents livres sterling, mais peut, dit-il, rendre davantage. Je joins mes vœux aux siens pour que vous en ayez dans la suite une plus avantageuse ; mais dans ce moment j’espère… nous espérons qu’elle pourra vous suffire, et que… cet établissement… accélérera… enfin, que vous y trouverez tout le bonheur que vos amis vous souhaitent.

Ce qu’Edward éprouvait dans ce moment ne peut être rendu ; mais ce n’était pas de la joie. Une surprise extrême mêlée d’un sentiment très-douloureux, voilà ce que sa physionomie exprimait. Le sort en était jeté ; il n’avait plus de prétexte de retarder son mariage.

— Dieu ! que dites-vous, s’écria-t-il, en sortant de cet état de stupeur ? à peine puis-je croire ce que j’entends ! le colonel Brandon…

— Oui, reprit Elinor, qui retrouvait au contraire toute sa fermeté, le colonel Brandon a pris le plus vif intérêt à ce qui vient de se passer dans votre famille, à la cruelle situation qui en a été la suite ; et croyez aussi que Maria, moi, tous vos amis y ont pris la part la plus sincère. Le colonel se trouve heureux de pouvoir vous donner une preuve de sa haute estime pour votre caractère et de son entière approbation de votre conduite dans cette occasion.

— Le colonel me donne un bénéfice, à moi ! Cela est-il possible ? s’écria encore Edward.

— La dureté de vos parens vous a-t-elle fait croire, mon cher Edward, que vous ne trouveriez de l’amitié nulle part ? Vous vous seriez bien trompé.

— Non, répliqua-t-il avec attendrissement ; j’étais bien sûr de trouver dans votre cœur intérêt et compassion ; je suis convaincu que c’est à votre bonté seule que je dois celle du colonel. Oh ! Elinor ! Elinor ! il s’arrêta, se leva, puis se rapprochant encore d’elle dans une émotion inexprimable : Je ne puis rien dire de ce que je sens, reprit-il en appuyant sa main sur son cœur ; mais c’est à vous que je dois tout, car c’est votre estime que j’ai voulu mériter, et que peut-être j’avais mérité de perdre.

— Vous, Edward ! jamais.

— Non, non, je vous devais plus de confiance ; mais ce fatal secret n’était pas le mien seul ; et jamais, jamais, je n’aurais pu… ange de bonté, c’est par des bienfaits que vous vous vengez de ma dissimulation.

— Vous vous trompez, monsieur, dit Elinor en s’efforçant de cacher son émotion ; je vous assure que vous devez la protection et l’amitié du colonel Brandon à votre propre mérite et à son discernement ; je n’y ai aucune part ; je ne savais pas même qu’il eût un bénéfice dont il pût disposer. Peut-être a-t-il eu plus de plaisir encore à le donner à un de nos amis ; mais sur ma parole vous ne devez rien à mes sollicitations.

La vérité l’obligeait à convenir qu’elle avait quelque part dans cette action ; mais en même-temps elle craignait si fort de paraître la bienfaitrice d’Edward, qu’elle prononça celle dernière phrase avec hésitation ; et cet embarras donna un degré de certitude de plus au soupçon qui venait de s’élever dans l’esprit d’Edward. Il resta quelque temps enseveli dans ses pensées après qu’Elinor eut cessé de parler ; à la fin il dit avec un peu d’effort : Le colonel Brandon est un homme d’un très-grand mérite, et qui jouit de l’estime générale. J’ai toujours entendu parler de lui avec les plus grands éloges. Votre frère en fait beaucoup de cas… et vous aussi sans doute ; ses manières ont beaucoup de noblesse, et sûrement son cœur… ici il s’arrêta… est aussi bon que sensible, dit Elinor en achevant la phrase commencée. Plus vous le connaîtrez, plus vous trouverez qu’il mérite tout le bien qu’on vous a dit de lui, et vous le verrez souvent ; car le presbytère touche presque au château, ce qui vous fera un très-agréable voisinage. Edward ne répondit rien, mais jeta sur elle un regard si sérieux, si triste même, qu’il semblait dire que ce voisinage loin de lui paraître agréable était un grand malheur pour lui. Il se leva immédiatement après, en demandant à Elinor si la demeure du colonel n’était pas à Saint-James-Street. Elle répondit affirmativement, et lui dit le numéro. Il faut, que j’aille lui faire les remercîmens que vous ne voulez pas recevoir. Elinor ne tenta pas de le retenir. Ils se séparèrent avec plus d’embarras qu’au commencement. Elle lui renouvela ses vœux pour son bonheur, sous tous les rapports et dans tous les changemens de situation. Il voulut répondre de même ; ses paroles expirèrent sur ses lèvres, à peine put-il articuler : Elinor, puissiez-vous être heureuse… et il disparut.

— Heureuse ! répéta-t-elle en soupirant ; quand je le reverrai, si jamais je le revois, il sera le mari de Lucy. Des larmes remplirent ses yeux. Elle resta assise à la même place, cherchant à se rappeler chaque mot qu’il avait prononcé, à comprendre ses sentimens. Hélas ! elle ne pouvait se dissimuler qu’il n’avait pas l’air plus heureux, que c’était même tout le contraire, depuis que son sort était assuré.

Madame Jennings rentra ; quoiqu’elle eût fait beaucoup de visites et qu’elle eût sans doute bien des choses à dire, elle était tellement occupée du grand secret, qu’elle entama d’abord ce sujet en entrant au salon.

— Eh bien ! ma chère, dit-elle, vous n’avez pas eu besoin d’écrire ; je vous ai envoyé le jeune homme lui-même. N’ai-je pas bien fait ? Je suppose qu’il n’y a pas eu grande difficulté, et que vous l’avez trouvé tout disposé à accepter votre proposition.

— Oui sans doute, madame ; il est allé d’ici chez le colonel pour le remercier.

— Fort bien ! mais sera-t-il prêt bientôt ? il ne faut pas qu’il fasse trop attendre pour le mariage, puisqu’il ne peut pas se faire sans lui.

— Non bien certainement, dit Elinor en riant, mais il faut qu’on l’attende. Je ne sais pas du tout combien il lui faut de temps pour sa consécration ; je n’en puis parler que par conjecture, trois ou quatre mois peut-être.

— Trois ou quatre mois ! s’écria madame Jennings, Seigneur ! ma chère, avec quelle tranquillité vous en parlez ! Croyez-vous que le colonel veuille attendre trois ou quatre mois ? Il y a de quoi perdre toute patience. Je suis charmée qu’il saisisse cette occasion de faire quelque bien au pauvre Edward Ferrars ; mais pourtant attendre trois ou quatre mois, pour lui c’est un peu fort. Il aurait facilement trouvé quelque ecclésiastique qui ferait tout aussi bien et qu’on aurait pu avoir tout de suite.

— Oui, ma chère dame, dit Elinor, on en trouverait beaucoup ; mais le seul motif du colonel Brandon est d’être utile à M. Ferrars, et non pas à quelqu’autre.

— Que le ciel me bénisse ! s’écria la bonne Jennings en éclatant de rire ; son seul motif ! vous ne me persuaderez pas que le colonel n’ait d’autre motif en se mariant que de donner vingt-cinq guinées à M. Ferrars.

L’erreur ne pouvait pas durer plus long-temps, et l’explication qui eut lieu, les amusa beaucoup sans qu’il y eût rien à perdre ni pour l’une ni pour l’autre. Au contraire madame Jennings échangea un plaisir pour un autre, et sans perdre l’espoir du premier. Allons, dit-elle, à la Saint-Michel j’espère aller voir Lucy dans son presbytère et la trouver bien établie ; et qui sait encore si je ne pourrai pas faire d’une pierre deux coups et visiter en même temps la maîtresse du château ; car cela viendra un jour, je vous le promets ; et vous serez les deux couples les plus heureux qu’il y ait jamais eu au monde.

Elinor soupira ; elle était bien sûre quant à elle de ne pas avoir sa part de ce bonheur.


CHAPITRE XLII.


Après que le triste Edward eut fait au colonel ses remercîmens pour une faveur dont il se serait bien passé, il alla à Holborn faire part de son bonheur à Lucy. Il faut que pendant la route il ait fait sur lui-même des efforts bien extraordinaires, car Lucy assura à madame Jennings, qui vint le jour suivant la féliciter, qu’elle ne l’avait vu de sa vie aussi gai, aussi heureux qu’en lui apprenant cette nouvelle. Son propre bonheur à elle était plus certain. Elle se joignit de grand cœur à l’espoir de madame Jennings d’être établie à la Saint-Michel au presbytère de Delafort ; elle parut aussi très-disposée à croire qu’Elinor s’était intéressée pour eux auprès du colonel ; elle vanta beaucoup son amitié pour elle et pour son futur mari, et déclara qu’il n’y avait rien qu’elle ne pût en attendre, et qu’elle savait que mademoiselle Dashwood ferait tout pour ceux qu’elle aimait. Quant au colonel Brandon, elle dit qu’elle le reverrait comme un Dieu bienfaisant. Madame Jennings ne put alors s’empêcher de dire qu’elle espérait bien qu’il épouserait Elinor, et que ce serait pour eux une grande augmentation de bonheur. Certainement, dit Lucy avec dépit ; mais Edward m’a assuré que le colonel lui procurerait bientôt un meilleur bénéfice ; sans doute je regretterai beaucoup le voisinage d’Elinor, mais il faut avant tout, penser à ce qui est le plus avantageux, et deux cents pièces ne sont pas grand chose. Mais je tâcherai, ajouta-t-elle, de lui faire rendre davantage ; j’ai dit à Edward de me laisser le soin du domaine ; et il y est tout disposé. Pendant qu’il fera et débitera ses sermons, je léverai les dîmes ; j’aurai soin de la laiterie, de la basse-cour, du jardin ; je ferai vendre nos denrées, et quand j’aurai mis de côté pendant l’été une bonne petite somme, je pourrai aller m’amuser à Londres un mois ou deux après Noël. Lorsque vous n’aurez personne pour vous tenir compagnie, ma chère cousine Jennings, je serai fort à votre service. Edward restera à Delafort ; il ne s’ennuie jamais seul. Oh ! comme nous allons être heureux ! c’est dommage seulement qu’il n’ait pas un peu de la gaîté et de la gentillesse de son frère, qui est toujours prêt à rire et à causer, au lieu qu’Edward peut être des heures entières à lire. Moi je ne connais rien de plus ennuyeux ; mais à présent j’aurai assez à faire de mon côté quand je serai là, et je n’y serai pas toujours, etc. etc. Madame Jennings revint à la maison en assurant que Lucy était la plus aimable des filles, et serait la plus heureuse des femmes.

Il y avait au moins une semaine qu’on n’avait aperçu John Dashwood, ni entendu parler de lui. Elinor n’avait point vu sa belle-sœur depuis son indisposition, et jugea qu’elle devait lui faire une visite. Cette obligation n’était rien moins qu’un plaisir ; et elle n’y fut point encouragée par ses deux compagnes. Non-seulement Maria refusa absolument d’y aller, en disant qu’elle était plus malade que Fanny, mais elle fit aussi tout ce qu’elle put pour qu’Elinor n’y allât pas. Madame Jennings lui dit que son carrosse était à son service ; mais qu’elle ne l’accompagnerait pas chez une femme dont les airs et la hauteur lui étaient insupportables. J’aurais cependant eu du plaisir, dit-elle, à la voir humiliée et piquée du choix de son frère, à lui dire combien je l’approuve, et à lui apprendre qu’Edward va se marier et n’aura plus besoin d’eux. Mais qui sait si je la trouverais encore aussi fâchée qu’elle veut le paraître ; son orgueil et son avarice doivent se livrer un combat. Elle est blessée que sa belle-sœur ne soit pas la fille d’un lord ; mais elle est bien aise peut-être de l’espoir d’avoir sa part de l’héritage de son frère. Oh ! l’odieuse femme, et que je vous plains de vous croire obligée de la voir.

La bonne Elinor pensait peut-être de même, mais ne voulut pas en convenir ; elle prit le parti de Fanny autant qu’il lui fut possible, et toujours prête à remplir les devoirs mêmes qui lui coûtaient le plus, elle se mit en chemin pour Harley-Street.

Madame Dashwood fit dire qu’elle n’était pas encore assez bien pour recevoir qui que ce fût. Mais avant que le carrosse eût tourné pour revenir à Berkeley-Street, John Dashwood sortit de la maison et vint à la portière avec sa manière accoutumée. Il fit un bon accueil à sa sœur ; il lui dit qu’il allait dans ce moment à Berkeley-Street pour la voir, et lui assura que Fanny ne savait sûrement pas que ce fût elle et qu’elle lui ferait grand plaisir ; il l’invita donc à descendre de voiture et à passer quelques momens avec eux. Elinor qui dans le fond aimait son frère se laissait toujours prendre à son air de bonhomie et elle consentit à entrer avec lui. Il la conduisit au salon, où il n’y avait personne. — Fanny est dans sa chambre, je crois, dit John ; la pauvre femme n’est point bien encore ; un si rude coup ! mais elle n’aura aucune raison pour ne point recevoir votre visite, j’en suis sûr. Je vais la prévenir que vous avez voulu entrer malgré son refus ; elle en sera très-flattée. À présent, Elinor, elle n’a plus aucun motif de vous craindre ; vous comprenez ce que je veux dire, et vous allez être sa grande favorite, et Maria aussi. Pourquoi n’est-elle pas venue avec vous ? toujours malade, je parie ; c’est fort triste en vérité. L’air de la campagne la remettra : point d’autres remèdes surtout, celui-là ne lui coûtera rien ; et les médecins et les remèdes sont si chers ! Je sais ce qu’il nous en coûte pour ce mal de Fanny, et c’est pourtant la faute d’Edward… Enfin chère Elinor, je ne suis point fâché de vous voir seule, car j’ai beaucoup de choses à vous dire. Est-il vrai d’abord que le colonel Brandon ait donné son bénéfice de Delafort à Edward ? Je l’appris hier par hasard, et j’allais chez vous exprès pour m’en informer. Je ne le crois pas du tout, et je fus sur le point de proposer un pari ; cela n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Combien je me repens de n’avoir pas parié !

— Vous avez très-bien fait, car rien n’est plus vrai. Le colonel Brandon a donné son bénéfice de Delafort à Edward.

— Réellement ! eh bien ! y a-t-il rien de plus étonnant ! Ni parenté, ni liaison, et lui donner (car il l’a donné, dites-vous) un bénéfice dont il pouvait tirer beaucoup, beaucoup d’argent. De quelle valeur est-il ?

— Environ de deux cents pièces de revenu.

— Très-bien, très-joli revenu ; et pour commencer avoir un bénéfice de cette valeur ! Edward n’est pas malheureux. Le colonel aurait pu le vendre quinze cents pièces, peut-être deux mille. Je suis confondu : un homme de sens comme le paraît le colonel ! On a bien raison de dire qu’il y a chez tous les humains un grain de folie. Il est possible cependant en y pensant bien qu’il y ait quelque chose là-dessous ; je crois que je le devine. Le colonel l’aura vendu à quelque jeune homme de famille riche, qui n’a pas encore l’âge requis, et Edward l’occupe jusqu’à ce temps-là, et tirera la moitié du revenu. Cent pièces pour quelqu’un qui n’a rien, c’est très-honnête. Je parie que j’ai mis le doigt dessus : cela explique tout.

Elinor assura que non très-positivement. Elle raconta qu’elle avait été employée elle-même à faire à Edward l’offre du colonel ; qu’elle était sans aucune réserve, et que le seul regret du colonel était que son bénéfice ne fût pas plus considérable.

— Je ne puis en revenir, s’écria John ; c’est vraiment étonnant ! Quel peut être le motif du colonel ?

— Un très-simple, le désir d’être utile à M. Ferrars.

— En vérité, chère Elinor, je croirais plutôt que c’est le désir de vous plaire, si vous pouviez encore vous intéresser le moins du monde à Edward ; mais après ce qu’il vous a fait ! Vous courtiser, laisser croire à tout le monde qu’il vous était attaché, indisposer votre belle-sœur contre vous à cette occasion, et puis être engagé à une autre, qui ne vous vaut pas ; c’est mal cela, très-mal, et vous devez le détester plus que personne ; mais vous avez un si bon cœur ! Écoutez, ne parlez pas à Fanny de ce bénéfice. Je lui en ai dit un mot, et elle l’a très-bien pris ; mais elle n’aime pas à entendre parler de son frère.

Elinor eut peine à s’empêcher de lui dire que Fanny pouvait supporter avec calme une acquisition de fortune à son frère, qui ne lui ôtait rien à elle-même.

Madame Ferrars, ajouta John en baissant la voix et d’un air important, ne sait rien de cela, et nous voulons le lui cacher autant qu’il sera possible. Quand le mariage d’Edward aura lieu, nous tâcherons aussi qu’elle l’ignore, au moins quelque temps.

— Mais pourquoi toutes ces précautions ? dit Elinor ; il n’est pas à supposer que madame Ferrars puisse avoir la moindre satisfaction ou la moindre peine en apprenant que son fils a de quoi vivre. Elle a prouvé par sa conduite avec lui qu’elle n’y prenait plus nul intérêt ; elle ne le regarde plus comme son fils puisqu’elle l’a repoussé pour toujours. Sûrement on ne peut imaginer qu’elle éprouve à son égard quelque impression de chagrin ou de joie ; qu’elle s’intéresse à ce qui lui arrive. Elle n’a pas privé volontairement son enfant de tout secours pour conserver la sollicitude d’une mère.

— Oh ! Elinor dit John, n’ayant pas trop l’air de comprendre dans quel sens elle parlait, votre raisonnement est très-bon ; mais il n’est pas dans la nature. Madame Ferrars a repoussé loin d’elle un fils ingrat et désobéissant ; mais elle ne peut pas oublier qu’il est son fils.

— Vous me surprenez ; je croyais que cela était sorti de sa mémoire.

— Vous parlez en femme piquée contre Edward, et je le comprends ; mais cela n’empêche pas que madame Ferrars ne soit une des plus tendres mères qu’il y ait au monde.

Elinor garda le silence.

— Nous espérons à présent, continua-t-il, que Robert épousera mademoiselle Morton.

Elinor sourit de la grave importance de son frère. — Je suppose, dit-elle, que cette jeune dame n’a pas de choix dans cette affaire.

— De choix ! qu’entendez-vous par-là ?

— J’entends que d’après ce que vous me dites, on peut supposer qu’il est indifférent à mademoiselle Morton d’épouser Edward ou Robert.

— Certainement ! il ne peut y avoir aucune différence, à présent que Robert est comme un fils unique ; c’est d’ailleurs un jeune homme très agréable, et très-supérieur à son frère.

Elinor ne dit plus rien. John fut aussi silencieux quelques momens ; il avait l’air de réfléchir.

— Encore une chose, ma chère sœur, dit-il très-bas en lui prenant la main ; j’étais à penser si je devais vous le dire, mais le plaisir de vous en faire part l’emporte sur la prudence ; et quoique Fanny de qui je le tiens m’ait bien recommandé le secret, je ne puis le garder avec vous ; vous ne me trahirez pas. Eh bien ! j’ai de fortes raisons de penser que madame Ferrars a dit à sa fille, que quelques objections qu’elle eût sur une certaine liaison, que nous avions tous soupçonnée, vous m’entendez, Elinor, elle l’aurait beaucoup préférée à ce qui est, et elle n’en aurait pas eu la moitié tant de peine. J’ai été enchanté d’entendre que madame Ferrars pensât ainsi ; c’est une circonstance très-avantageuse pour vous, et pour nous tous. C’eût été, a-t-elle dit à Fanny, beaucoup moins fâcheux sans comparaison, qu’il se fût vraiment attaché à l’une de vos belles sœurs ; et elle voudrait bien à présent qu’il en fût ainsi. Mais il n’en est plus question, puisqu’il n’y a jamais songé, et qu’il n’avait nul attachement pour vous. Seulement j’ai voulu vous le dire, parce que cette préférence de la mère de ma femme doit vous flatter infiniment. Mais vous, ma chère Elinor, vous ne devez avoir aucun regret ; il n’y a pas de doute que vous serez très-bien établie, et tout considéré, mieux qu’avec Edward. Delafort est à ce que je crois une plus belle terre que celle que madame Ferrars destinait à son fils. Avez-vous vu le colonel Brandon dernièrement ? Quand vous serez sa femme, j’espère que vous l’engagerez à mieux veiller à ses intérêts, et à ne pas donner au premier venu, ce qui peut lui rapporter beaucoup à lui-même.

Elinor était indignée. Elle en avait assez entendu, non pas pour satisfaire sa vanité ou pour flatter son amour-propre, mais pour irriter ses nerfs et la faire repentir de sa visite. Elle fut charmée d’être dispensée de répondre, ou d’entendre encore quelques sots propos, par l’arrivée de M. Robert Ferrars, qui vint étaler ses grâces et sa parure devant la grande glace du salon de sa sœur. Après quelques mots insignifians John Dashwood se rappela que Fanny ne savait pas encore qu’Elinor était là. Il sortit pour l’en informer, et laissa sa sœur tête à tête avec le beau Robert, qui par sa gaîté, son contentement de lui-même, sa suffisance et son air important, semblait jouir de n’avoir plus à partager avec son frère, l’amour et les libéralités de leur mère, et donnait à Elinor une aussi mauvaise opinion de son cœur que de sa tête. Elle espérait au moins qu’il ne lui parlerait point d’Edward ; mais elle était dans l’erreur. Deux minutes ne furent pas écoulées, qu’après un éclat de rire assez long, il lui demanda en riant toujours, s’il était vrai qu’Edward allât prendre les ordres et dût être pasteur au village de Delafort ? Elinor le confirma, et lui répéta ce qu’elle avait appris à John. Alors ses éclats de rire immodérés recommencèrent ; l’idée de voir Edward en surplis et dans une chaire, publiant les bans de mariage des villageois, leur donnant la bénédiction nuptiale, baptisant leurs petits-enfans, le divertissait outre mesure. — Au surplus, disait-il, je lui ai toujours trouvé la tournure d’un vrai curé de village ; si sérieux, si modeste, si peu élégant. Pauvre Edward ! la nature l’avait fait pour cela, et son éducation l’a achevé. Se douterait-on que nous sommes frères ? Jamais vous ne l’auriez pensé, j’en suis bien sûr : et il se regardait encore dans la glace et recommençait à rire.

— Non en vérité, monsieur, dit Elinor en jetant sur lui un coup-d’œil méprisant ; il n’y a entre vous deux nul rapport. Elle attendit avec une immuable gravité que son accès de gaîté folle fût passé. Tout-à-coup il cessa de rire. — Mais qu’avez-vous donc, mademoiselle Dashwood, lui dit-il, vous êtes aussi sérieuse qu’Edward ; vous lui auriez cent fois mieux convenu que cette petite fille si gaie, si animée. Savez-vous qu’elle me fait grande pitié, cette pauvre petite Lucy ? Il y avait de l’étoffe pour en faire une élégante, une femme à la mode ; et devenir la femme d’un grave pasteur, être enterrée dans un presbytère, en bonnet rond, un grand chapeau de paille, au lieu de cette délicieuse coiffure, de ces plumes flottantes ! elle est vraiment très à plaindre. Et ce pauvre Edward ! je plaisante ; mais sur mon ame, je suis très-touché de son malheur ; le voilà ruiné pour toujours. On peut faire une folie d’amour quand on est riche, à la bonne heure. Épouser une jolie fille, braver tous ses parens, suivre sa tête, faire parler de soi : tout cela peut être assez plaisant ; mais il faut avoir une fortune indépendante, et ne pas risquer de tout perdre. Pauvre garçon ! c’est la meilleure créature qui existe. Ses manières, sa figure, tout cela est misérable ; mais tout le monde n’est pas né avec les mêmes avantages. C’est le plus honnête garçon des trois royaumes ; au reste, à quoi cela sert-il dans le monde ? Vous le voyez, à se rendre ridicule, à faire des folies par excès de vertu. Tient-on tout ce qu’on promet ? À sa place j’aurais épousé mademoiselle Morton et ses trente mille livres, et comme Lucy Stéeles est beaucoup plus jolie, je l’aurais priée de m’aimer toujours. Il ne serait pas au point où il en est. Pauvre Edward ! il s’est ruiné lui-même complètement, le voilà séquestré de toute société décente. Pour moi je l’ai dit d’abord à madame Ferrars. Ma chère mère, je ne sais ce que vous ferez dans cette occasion ; mais si Edward épouse cette jeune fille, je suis décidé à ne plus le voir. Je lui offris de lui parler, de le dissuader de ce mariage ; mais c’était trop tard, la rupture avait eu lieu. Ma mère me promit ce qu’elle aurait donné à Edward. Je ne pouvais pas en conscience agir contre mes propres intérêts ; mais j’en suis fâché, très-fâché ! Je pouvais mieux me passer que lui de fortune, ne le trouvez-vous pas, mademoiselle Mais cependant elle ne gâte rien aux autres avantages. Pour le pauvre Edward, il n’aura qu’une jolie femme, dont il sera bientôt las, et une cure de deux cents livres qui ne le nourrira pas la moitié de l’année : et voilà le beau sort qu’il s’est fait.

Robert aurait parlé sur ce ton la journée entière ; Elinor ne l’écoutait plus du tout. L’entrée de madame John Dashwood fit taire l’un et sortir l’autre de sa profonde rêverie. Fanny avait une nuance d’embarras avec Elinor, comme se reprochant de l’avoir accusée à tort d’aimer Edward et d’en être aimée. Celle-là du moins ne lui en parla point, et tâcha d’être plus cordiale qu’à l’ordinaire ; elle poussa la bonté jusqu’à dire qu’elle était fâchée qu’elles quittassent la ville, et qu’elle espérait les voir l’été à Norland. Son mari était extasié de sa politesse et de ses grâces ; en accompagnant Elinor à sa voiture, il lui dit qu’elle devait être bien contente de sa belle-sœur et de sa visite. Je vous promets, ajouta-t-il, pour elle comme pour moi, que nous serons des premiers à vous visiter à Delafort, car je vois que tout s’achemine là, puisque le colonel doit vous aller joindre à Cléveland. Il la loua beaucoup aussi avec sa parcimonie ordinaire d’un arrangement qui les faisait retourner à Barton sans rien dépenser.

Comme Edward n’était plus à Londres et qu’elle ne craignait pas de le rencontrer, elle prit le parti d’aller faire une courte visite à Lucy, qui la reçut, avec transport, ne lui parla que de son bonheur, et lui fit une invitation pressante de venir la voir dans son presbytère à Delafort. Elinor riait de ce que tout le monde l’envoyait à Delafort, endroit dans l’univers qu’elle désirait le moins d’habiter ; son unique désir étant actuellement d’éviter toutes les occasions de revoir Edward.




RAISON


ET


SENSIBILITÉ.





RAISON


ET


SENSIBILITÉ,


OU


LES DEUX MANIÈRES D’AIMER.


traduit librement de l’anglais,


PAR


Mme  ISABELLE DE MONTOLIEU.




TOME QUATRIÈME.



À PARIS,


CHEZ ARTHUS-BERTRAND, LIBRAIRE,
RUE HAUTEFEUILLE, n°. 23.

1815.

CHAPITRE XLIII.


Au commencement d’avril, par un temps singulièrement beau pour la saison, madame Jennings et ses deux jeunes amies partirent de Berkeley-Street et quittèrent Londres ; elles devaient rencontrer, dans un endroit désigné, madame Charlotte Palmer, son enfant et ses gens, et se rendre à Cleveland tous ensemble. Comme on devait voyager lentement à cause de l’enfant, M. Palmer et le colonel Brandon préférèrent suivre à cheval et devaient les rejoindre le lendemain de leur arrivée.

Maria, toujours vive, toujours exagérée dans tous ses sentimens, s’était réjouie de quitter cette ville où elle n’avait eu que des peines, et au moment d’en partir, son cœur se serra en pensant au plaisir qu’elle avait eu en y arrivant, à l’espoir qui embellissait les premiers momens de son séjour. Elle y laissait ce Willoughby qu’elle était venue rejoindre avec tant de joie et qu’elle ne pouvait oublier, perdu à jamais pour elle, retenu dans de nouveaux liens, ne l’ayant peut-être jamais aimée ; et ces pensers déchirans, renouvelés au moment du départ, lui firent verser autant de larmes que si elle avait laissé derrière elle le bonheur.

Elinor les partageait, comme toutes les peines de sa sœur ; mais ce redoublement de chagrin étant plus dans son imagination qu’en réalité, elle espérait que l’air de la campagne, la tranquillité de Barton, le plaisir de retrouver sa mère remettraient sa santé et rendraient dans peu de mois la paix à son cœur. De son côté Elinor ne laissait rien à Londres qui pût exciter en elle la moindre douleur ; elle était bien aise d’être à l’abri des confidences de Lucy, et de sa persécutante et fausse amitié ; elle remerciait aussi le ciel de ce que le traître Willoughby ne s’était point offert à sa vue ni à celle de sa sœur ; elle s’efforçait de ne plus penser à Edward que comme on pense à un ami marié, et tâchait, par une douce gaieté, de distraire un peu la pensive et triste Maria ; elle y réussit assez bien. Sur la fin de la première journée, le mouvement du carrosse, une contrée nouvelle, les caresses de madame Jennings et de sa sœur avaient fait une heureuse diversion ; mais le lendemain, dès qu’on fut entré dans le Sommerset-Shire, dès que ce mot eut été prononcé, cent mille nuages revinrent obscurcir sa physionomie, et il ne fut plus possible d’en obtenir un mot. Penchée sur la portière, absorbée dans ses souvenirs, dans ses réflexions, elle regardait chaque arbre, chaque buisson avec intérêt, comptait combien de fois Willoughby avait passé sur cette route, et se représentait avec quel délice elle l’aurait faite elle-même à côté de lui, pour aller habiter ensemble une terre qu’elle se figurait être comme le paradis, où elle avait placé le bonheur de sa vie, et dont une autre qu’elle était à présent la propriétaire.

Le matin du troisième jour on quitta la grande route pour prendre celle qui conduisait à Cleveland-House, et on y arriva après avoir fait quelques milles. C’était, une belle et spacieuse maison moderne, située sur une plaine en pente douce, bordée de bois ; il n’y avait point de parc, mais des promenades très-étendues. Un sentier uni et sablé serpentait autour de différentes espèces de plantations ; des groupes de sapins, de frênes, d’acacias, étaient répandus çà et là autour de la maison ; sur la plaine, des arbres plus épais étendaient leur belle verdure ; des peupliers d’Italie élevaient leur feuillage en panache, se balançaient au-dessus des autres arbres, et cachaient les bâtimens du service. Entre les groupes d’arbres, des fabriques simples et élégantes ornaient le paysage : c’étaient la laiterie, la basse-cour, les écuries, la maison du jardinier ; plus loin, un temple grec avec ses colonnes en marbre blanc était situé sur une colline, et dominait un beau point de vue.

Maria était dans l’enchantement ; elle aurait voulu tout voir à la fois, savoir de quel côté étaient situés Barton et Haute-Combe. Soixante milles au plus la séparaient de sa mère chérie, et seulement trente, de Haute-Combe. L’une de ces idées réveillait dans son cœur tous ses sentimens de tendresse, et l’autre, sa passion malheureuse. Comme elle désirait se livrer en liberté à ses impressions, pendant que ses compagnes parcouraient la maison avec Charlotte, et que cette dernière, fière de son fils, le montrait, à l’intendant, à la gouvernante, et leur faisait admirer sa beauté et sa force, elle s’échappa dans les bosquets. Déjà ils commençaient à se couvrir de leur nouveau feuillage, et les arbres fruitiers, de leurs fleurs. Elle suivit le sentier et arriva sur l’éminence où était situé le petit temple. Ses regards erraient de tous côtés sur le plus riant paysage jusqu’aux collines qui bordaient l’horizon. Elle s’imaginait que si elle pouvait aller jusque sur le sommet elle verrait Haute-Combe. Au lieu de combattre et d’écarter ses souvenirs et ses regrets, elle semblait chercher à les nourrir, se faire une espèce de volupté de sa mélancolie, et un devoir de sa constance. Sa faiblesse l’obligea de s’asseoir sur les marches du temple. Appuyée contre une colonne, ses larmes coulèrent en abondance ; mais elles n’avaient pas l’amertume de celles qu’elle versait à Londres ; elles la soulagèrent plutôt que de lui faire du mal. En revenant à la maison par un autre chemin, elle résolut, pendant son séjour à Cleveland, de s’accorder tous les jours la jouissance de ces promenades solitaires, de profiter de la liberté d’une vie champêtre, et de se dédommager de sa longue réclusion : voilà le seul moyen, pensait-elle, de retrouver des forces et de la santé, et de ne pas faire à ma pauvre bonne maman le chagrin de me revoir si pâle et si changée. En effet, l’air et le mouvement lui avaient redonné un peu de couleur, ce qui fit grand plaisir à Elinor. Au moment où Maria rentra, les autres allaient sortir. La fatigue lui servit de prétexte pour ne pas les suivre ; elle resta, et continua de se livrer à ses rêveries sentimentales.

L’excursion des autres dames fut moins romanesque. Charlotte les conduisit dans tous ses petits établissemens de campagne, à ses espaliers en fleurs, dans son potager, dans sa serre, dans son poulailler, etc. etc. Les lamentations du jardinier sur la perte de plusieurs belles plantes que le froid avait fait périr, excitèrent les éclats de rire de Charlotte ; dans la basse-cour, des poules mangées par le renard, des couvées abandonnées, les redoublèrent. Madame Jennings s’y joignit ; Elinor y fut entraînée ; et il y eut au moins autant de gaieté dans leur promenade qu’il y avait eu de tristesse dans celle de Maria.

Cette dernière, en formant son plan de courir toute la journée dans les environs, n’avait pas prévu les changemens de temps. La matinée avait été superbe ; mais pendant le dîner une pluie très-forte et continuelle s’établit, et lui ôta tout espoir de sortir encore le soir, ainsi qu’elle l’avait résolu, ce dont elle fut très-contrariée. Il fallut passer son temps comme on put. Madame Palmer fit venir son poupon, et s’en amusa toute la soirée. Ses pleurs, ses grimaces, tout était charmant, tout annonçait une intelligence, elle aurait presque dit un esprit très-remarquable. Grand-maman faisait chorus avec elle, tout en faisant sa tapisserie ; Elinor brodait, et prenait part aux discours insignifians, mais touchans cependant par l’amour maternel qui les dictait ; et Maria qui avait le talent de découvrir d’abord la bibliothèque dans chaque maison, alla chercher un livre, et prévint ainsi l’ennui d’une soirée qui lui aurait paru bien longue.

Rien n’était oublié par madame Palmer pour la bonne réception de ses hôtes. Sa manière franche, amicale, sa constante bonne humeur faisaient facilement passer sur son manque total d’instruction et d’idées. Elle avait la politesse de la bonté, et non pas celle des complimens ; elle était d’ailleurs si jolie, si fraîche, si gracieuse, qu’on avait du plaisir à la regarder, si on n’en avait pas à l’entendre. Sa naïveté, qui allait jusqu’à la simplicité, était quelquefois assez plaisante, et lui donnait quelque chose d’enfantin qui seyait à sa petite figure. Elinor n’aurait pas voulu passer sa vie avec elle ; mais pour quelques jours elle lui pardonnait même son rire éternel, qui était insupportable à Maria.

Les cavaliers attendus arrivèrent le lendemain, et furent bien reçus ; ils apportaient un peu de variété dans la conversation. Une longue matinée et une pluie continuelle rendaient ce renfort de société bien nécessaire. M. Palmer était très-bien chez lui, et faisait les honneurs de sa maison en vrai gentilhomme et avec un ton parfait ; si quelquefois il était un peu rude avec sa femme et sa belle-mère, il pouvait être très-aimable avec les autres, et l’aurait toujours été sans cette nuance trop prononcée d’amour propre qui se faisait sentir à chaque instant, et qui tenait à une vraie supériorité d’esprit et de connaissances, non seulement sur madame Jennings et sur Charlotte, mais sur plusieurs hommes de son âge. D’ailleurs, dans sa vie et ses habitudes, il ressemblait à beaucoup d’autres, tenant bien sa place à la table et voulant qu’elle fût servie avec recherche, n’étant jamais prêt aux heures fixées, quoiqu’il n’eût rien à faire, passionné de son enfant sans vouloir en avoir l’air, plus souvent à son billard que dans sa bibliothèque, et avec ses chevaux qu’avec les dames, mais beaucoup mieux cependant qu’Elinor ne l’aurait attendu. Et pourtant, tout en lui rendant justice, elle ne pouvait s’empêcher de le mettre au-dessous d’Edward, si instruit et si modeste, pouvant parler sur tout avec intérêt, et se taire quand il le fallait, écouter, et céder même dans l’occasion, quoiqu’il sût aussi soutenir son opinion avec noblesse et fermeté. Hélas ! le seul tort d’Edward aux yeux d’Elinor était d’avoir une fois aimé Lucy Stéeles, et combien encore ce tort involontaire avait développé de vertus qu’elle ne pouvait s’empêcher d’admirer. Mais quand elle aurait pu l’oublier, le colonel Brandon le lui aurait rappelé. Il venait de passer une semaine à Delafort, exprès pour donner des ordres relatifs aux réparations du presbytère ; il en parlait à Elinor comme à une amie du jeune pasteur ; il lui faisait la description de cette demeure, la conseillait sur ce qu’il y avait de mieux à faire pour l’établissement d’Edward et de sa femme, et sans s’en douter enfonçait ainsi le poignard dans le cœur de celle qui avait fondé l’espoir du bonheur de sa vie sur l’union qu’elle espérait former avec Edward, et qui devait y renoncer. Mais elle n’en parlait pas avec moins d’intérêt de ce qui pouvait contribuer au bien-être d’un ami si cher, quoiqu’elle ne dût plus le partager. Toute la conduite du colonel avec elle fut telle que madame Jennings et même John Dashwood auraient pu le désirer pour se confirmer dans leur opinion. Il témoigna ouvertement le plaisir qu’il avait à revoir Elinor après une absence de dix jours ; il cherchait toutes les occasions de s’entretenir avec elle, et déférait toujours à son opinion. Personne ne doutait qu’il ne lui fût profondément attaché, à l’exception d’Elinor elle-même, qui voyait très-bien que Maria, malgré sa tristesse et son changement, était l’objet de sa préférence et d’un sentiment que sa tendre pitié augmentait encore. Elle observait ses regards, tandis que les autres observaient sa conduite, et les voyait se diriger sur Maria avec un intérêt si tendre, une sollicitude si vive, qu’elle n’avait pas là-dessus le moindre doute. Il aimait Elinor de l’amitié la plus vraie, et il adorait Maria avec une passion qui s’augmentait à chaque instant et qui fut bientôt mise à de cruelles épreuves.

Loin que la santé de Maria se trouvât bien de l’air de la campagne, elle s’altérait toujours davantage, ce qui l’affligeait elle-même. Dès que la pluie eut cessé, elle recommença ses promenades sans s’embarrasser de l’humidité : le sentier sablé est tout-à-fait sec, disait-elle à sa sœur à qui elle échappait sans cesse ; mais elle ne restait pas sur ce sentier. Elle s’enfonçait dans le bois ; elle allait même plus loin chercher des sites plus romantiques, plus sauvages, des arbres plus vieux, plus épais ; elle s’asseyait aux pieds sur la mousse humide, rentrait à la maison, glacée, mouillée, sans penser même à changer de chaussure. Il lui prit enfin une toux opiniâtre et un grand mal de gorge. Elle aurait caché et nié tout autre mal pour conserver sa liberté ; mais celui-là était trop évident pour ne pas inquiéter tout le monde, et surtout sa sœur et le colonel, qui lui demandèrent de se soigner mieux au nom de l’amitié. Elle leur répondit, en souriant, que son mal était léger, et qu’une nuit de repos la guérirait complètement. On lui prescrivit mille choses ; elle ne voulut prendre qu’un peu de thé en se couchant, et protesta à Elinor que le lendemain elle serait à merveille.


CHAPITRE XLIV.


Après une nuit très-agitée, Maria se leva et descendit comme à l’ordinaire pour déjeuner. Une fièvre assez violente animait ses yeux et son teint d’une manière à tromper : aussi la crut-on parfaitement, lorsqu’elle assura qu’elle était beaucoup mieux. Elinor même, qui s’inquiétait facilement sur elle, fut rassurée. Elle ne mangea point cependant, mais but beaucoup de thé, et sortit pour sa promenade accoutumée, pendant qu’Elinor jouait au whist avec madame Jennings et les deux hommes, et que Charlotte était auprès de son enfant. Souffrante et abattue, Maria marchait lentement en lisant un livre de poésie qui l’intéressait ; c’étaient les Saisons de Thompson. Souvent elle arrêtait sa lecture pour regarder autour d’elle et admirer la réalité des descriptions qu’elle venait de lire. Elle arriva ainsi au petit temple, et avant d’y monter elle jette un coup d’œil sur la contrée. Dieu ! qu’a-t-elle vu ? Sur la route qui se dessine dans le paysage, et qui passe au bas de la plaine, à peu de distance de la colline, un caricle roulait avec rapidité ; c’était… celui de Willoughby, où elle avait été si heureuse à côté lui ! Il le conduisait encore, mais ce n’était plus avec elle. Une autre femme, sans doute la sienne, dans le plus élégant costume de voyage, était à côté de lui. Ils passent sans l’avoir aperçue. Hélas ! la pauvre Maria ne les voyait plus ; faible et malade comme elle l’était dans ce moment, il lui fut impossible de supporter cette vue. Elle sent qu’elle est près de mourir ; une sueur froide la couvre ; son cœur, qui battait avec violence, semble s’arrêter ; un nuage obscurcit ses yeux ; elle tombe étendue et sans aucune connaissance à côté de la première marche du temple.

Cependant les trois robers de whist finissent. Madame Jennings, qui les a perdus, demande sa revanche. Elinor, complaisante à l’ordinaire, la prie de l’en dispenser pour le moment ; elle craint que la promenade de sa sœur ne se prolonge trop pour sa santé ; elle veut aller la chercher, la ramener, et prend le bras du colonel qui partageait son inquiétude. Ils suivirent lentement le sentier sablé, point de Maria. Elinor élève la voix et l’appelle, point de réponse. Le petit temple ouvert était en face ; elle n’y était pas. Aurait-elle eu l’imprudence d’entrer dans le bois ? dit Elinor ; mais elle nous entendrait. Elle s’arrête et l’appelle encore. Un cri perçant du colonel lui répond ; il vient d’apercevoir celle qu’il cherchait, étendue sur l’herbe et comme privée de vie. Sa robe blanche se confondait avec l’escalier de marbre, ce qui les avait empêchés de l’apercevoir d’abord. Mais le colonel voulut monter pour chercher au loin s’il la verrait, et il la découvre à ses pieds. Qu’on juge de son émotion et de celle d’Elinor, qui vient à son cri. Elle a besoin de rassembler toutes ses forces pour ne pas être dans le même état que sa sœur. Ils la relèvent à demi ; Elinor s’assied sur la marche pour la soutenir ; mais tous leurs efforts pour la ranimer sont inutiles. Les larmes d’Elinor coulent sur ses joues glacées ; elle ne les sent pas. Le colonel cherche si le pouls bat encore ; il croit l’avoir senti faiblement, du moins il le dit et cherche à se le persuader à lui-même. Il faut l’ôter d’ici, dit-il à Elinor, je vais l’emporter ; et la prenant dans ses bras, il veut reprendre le sentier, chargé de ce précieux fardeau. Mais Elinor voit que lui-même est tremblant et presque aussi pâle que Maria ; elle a d’ailleurs la crainte de ce qu’éprouverait sa sœur si, revenant à elle même pendant le trajet, elle se voyait portée dans les bras du colonel, comme elle le fut une fois dans ceux de Willoughby lors de sa malheureuse chute. Elle en frémit, et alléguant sa propre faiblesse qui l’empêche aussi de marcher, elle conjure le colonel de remettre la pauvre Maria couchée à demi sur ses genoux, et d’aller chercher des secours. Il y consent avec peine, et dans moins de temps qu’il n’était possible de l’imaginer, il est revenu avec des domestiques et un grand fauteuil. Maria y est placée ; Elinor et le colonel marchent à côté d’elle, soutiennent sa tête penchée ; et le triste cortège revient ainsi à la maison, où l’alarme fut grande, ainsi qu’on peut le penser. Mais personne n’en soupçonna la cause : on l’attribua en entier au mal de la veille et au saisissement occasionné par l’air du matin en sortant de déjeuner.

Le mouvement commençait à la ranimer au moment où l’on arriva. Ses yeux s’entr’ouvrirent ; elle regarda languissamment autour d’elle, tendit la main à Elinor, et, se penchant sur elle, fondit en larmes : c’était toujours par des pleurs que se terminaient ses attaques de nerfs. Elinor fut bien aise de les voir couler en abondance. On la porte dans sa chambre, on la met au lit, et sa sœur espère que la chaleur et un doux sommeil la remettront peu à peu. Elle s’endormit en effet, mais non pas tranquillement ; elle était agitée et commença à délirer ; elle nommait souvent Willoughby. Elinor n’en était pas surprise ; elle savait combien sa sœur en était occupée, et ne se doutait guère qu’elle venait de le voir. Maria se réveilla et voulut raconter ce qui lui était arrivé ; mais ses idées étaient incohérentes ; elle ne pouvait s’exprimer librement, et le peu de mots qu’elle prononça étaient si singuliers, qu’Elinor les attribua entièrement à la rêverie. Elle tâcha de calmer la malade, mais ce fut en vain ; la fièvre augmentait, sa tête s’embarrassait toujours de plus en plus, sa respiration devenait courte, oppressée. Elinor alarmée fit demander madame Jennings, qui ne la rassura pas, mais elle lui dit qu’elle allait envoyer un exprès dans une petite ville voisine pour chercher M. Harris, apothicaire, et dans l’occasion médecin assez heureux.

Il vint, examina la malade, secoua la tête, et après avoir dit à mademoiselle Dashwood qu’à force de soins il espérait la tirer de danger, il déclara, d’après tous les symptômes, qu’elle avait une fièvre maligne, putride et très-contagieuse. À peine cet arrêt eut-il été prononcé, que madame Palmer, qui était présente, sortit en faisant un signe à sa mère qui la suivit, et à qui elle dit que, d’après la décision du médecin, elle ne laisserait pas un moment son enfant et la nourrice exposés à la contagion, et qu’elle allait l’emmener. La bonne grand’mère fut du même avis, et dit qu’elle avait d’abord jugé la maladie de Maria plus sérieuse qu’Elinor ne voulait le croire ; qu’elle la couvait depuis long-temps ; qu’il était inoui qu’elle n’eût pas succombé plus tôt à son chagrin ; mais que c’était cela qui à présent conduisait bien sûrement cette pauvre fille au tombeau, et que la première chose à faire était que Charlotte partît avec son enfant. M. Palmer fut demandé ; il affecta d’abord de tourner en ridicule les craintes de ces dames, mais dans le fond il en était tellement saisi lui-même, qu’il alla aider au cocher pour qu’il eût plus tôt attelé, défendit qu’on sortît l’enfant de la chambre avant le moment de partir, et le porta lui-même en courant, de peur qu’il ne respirât le mauvais air en passant devant la chambre de Maria. Dans moins d’une demi-heure, depuis l’arrivée de M. Harris et le mot terrible de contagion sorti de sa bouche, la mère, l’enfant et la nourrice en étaient à l’abri ; ils se rendaient chez une tante de M. Palmer, qui demeurait quelques milles en-deçà de Bath. Charlotte aurait bien voulu aussi emmener son mari et sa mère. Le premier lui promit de la rejoindre dans un jour ou deux ; mais madame Jennings, avec une bonté de cœur qui redoubla l’amitié et la reconnaissance d’Elinor, déclara qu’elle ne quitterait pas Cleveland pendant que Maria y serait malade, et qu’elle était décidée à remplacer auprès d’elle la mère à qui elle l’avait ôtée. Elinor trouva constamment, dans cette excellente femme, une aide zélée, active, désirant partager toutes ses fatigues, et lui étant souvent utile par sa longue expérience des soins nécessaires aux malades.

La pauvre Maria avait vraiment grand besoin des tendres soins de sa sœur et de son amie. La maladie eut son cours accoutumé. Elle se sentait elle-même assez généralement souffrante pour être docile aux avis de ses gardes ; elle ne pouvait plus dire, comme le premier jour, Je serai mieux demain, ni espérer de se rétablir avant bien des jours, et peut-être des semaines, si même elle se rétablissait. Eh ! dans quel moment ce mal l’avait-il atteinte ? lorsque tout était prêt pour aller rejoindre à Barton leur bonne mère : leur départ de Cleveland avait été fixé au lendemain. Madame Jennings voyant l’impatience de Maria, leur avait offert sa voiture jusqu’à Barton, où elles comptaient arriver au plus tard le surlendemain, de bonne heure, et causer une surprise agréable à leur mère ; et lorsqu’elle pouvait parler, c’était pour se lamenter du délai forcé que sa maladie apportait à ce trajet. Elinor tâchait de la consoler en lui disant ce qu’elle croyait elle-même, qu’elle serait bientôt rétablie.

Les deux jours suivans ne produisirent aucun changement dans son état ; elle n’était pas pis, mais elle n’était pas mieux, et la faiblesse augmentait. M. Palmer se laissa persuader malgré lui de joindre sa femme. Son humanité et sa politesse lui ordonnaient de rester pour veiller à ce qu’il ne manquât rien. Il craignait aussi le ridicule de se donner l’air pusillanime en évitant un danger incertain, ; mais enfin sa promesse à Charlotte, le désir de revoir son enfant, l’ennui d’être seul avec madame Jennings et le colonel Brandon (Elinor ne quittait pas un instant sa sœur) l’engagèrent à partir. Le colonel voulait en faire autant par discrétion ; mais madame Jennings, qui n’était pas fâchée, dans ses momens de liberté, d’avoir quelqu’un avec qui elle pût causer et jouer au piquet, trouva qu’il devait à sa bien-aimée Elinor de partager ses inquiétudes, et le pressa si fort de rester, qu’il y consentit. Son cœur était bien de moitié dans ce désir : laisser celle qu’il adorait et l’amie qu’il chérissait, dans un état aussi cruel, c’était presque au-dessus de ses forces. M. Palmer aussi lui demanda comme une grâce de le remplacer à Cleveland : si la maladie tournait mal, dit-il, ces dames auraient besoin d’un ami ; et l’on juge combien cette seule supposition déchirait le cœur du colonel. Maria ignorait tout, et ne parut pas surprise de ne point voir madame Palmer. Il y a même apparence qu’uniquement occupée de deux objets, sa mère et Willoughby, elle l’avait complètement oubliée.

Deux autres jours s’écoulèrent depuis le départ de M. Palmer ; et la situation de la malade était toujours aussi critique. M. Harris qui venait deux fois par jour, donnait des espérances qu’Elinor saisissait avec avidité ; mais madame Jennings et le colonel n’osaient pas s’y livrer. La première faisait des songes, avait des pressentimens qui ne l’avaient jamais trompée ; le colonel se rappelait plus que jamais la ressemblance frappante entre Maria et son Elisa, et se croyait destiné à perdre encore cet objet de son second amour. Il appelait en vain à son secours et la raison, et la jeunesse, et la bonne constitution de Maria, et l’avis du médecin : rien ne pouvait le rassurer, et dans ses momens de solitude, il s’abandonnait à la plus noire mélancolie et ne croyait pas ; revoir jamais Maria. Cependant, dans la matinée du troisième jour, ils reprirent tous plus d’espérance. Quand M. Harris arriva, il déclara qu’il trouvait Maria beaucoup mieux. Le pouls était plus fort, plus réglé, et chaque symptôme plus favorable qu’à sa dernière visite. Elinor était au ciel en l’entendant parler ainsi, et se félicita de ce que dans ses lettres à sa mère elle avait suivi son propre jugement plutôt que celui de ses amis, en lui parlant du mal de Maria comme d’une légère indisposition qui retardait leur départ de Cleveland, et en fixant presque le moment où Maria serait assez bien pour entreprendre le voyage.

Mais la journée ne finit pas aussi heureusement qu’elle avait commencé. Sur le soir, Maria parut plus malade qu’elle ne l’avait encore été ; et la fièvre et l’insupportable douleur de tête et les frissons revinrent avec plus de force. Elle avait voulu se lever une heure ou deux sur une chaise longue pour qu’on refît son lit ; elle demanda elle-même à y rentrer, et n’y fut pas plus tranquille. Elinor voulait attribuer cet état à la fatigue, et lui administra les cordiaux prescrits par le médecin ; elle eut enfin la satisfaction de la voir tomber dans un sommeil dont elle attendait les meilleurs effets ; mais il ne fut pas aussi bienfaisant qu’elle l’avait espéré. Quoiqu’elle eût déjà veillé la nuit précédente, Elinor ne voulut pas entendre parler de quitter sa sœur avant son réveil, et s’assit à côté du lit pour observer tous ses mouvemens. Madame Jennings n’était pas très-bien elle-même, et se coucha. Elinor voulut que Betty, qui était une excellente garde, ne quittât point sa maîtresse ; elle resta donc seule avec Maria, dont le sommeil était toujours plus agité. On entendait des plaintes inarticulées sortir de ses lèvres brûlantes, elle changeait à tout moment de posture. Elinor hésitait s’il ne valait pas mieux l’éveiller que de la laisser dans un sommeil aussi pénible, quand tout à coup un bruit accidentel dans la maison la réveilla en sursaut. Elle se leva sur son séant, et s’écria avec un son de voix très altéré et de l’égarement dans les yeux :

— Est-ce maman ? Ne vient-elle pas ? Ô maman ! maman !

— Non, ma chère, pas tout-à-fait encore, lui dit doucement Elinor en l’aidant à se recoucher ; soyez tranquille, mon cher amour, elle sera ici avant qu’il soit long-temps.

— Qu’elle vienne, qu’elle arrive, s’écria Maria en délire, ou bien elle ne retrouvera plus son enfant. Elinor, dites-lui de venir ce soir même ; mais qu’elle ne passe pas à Londres, il la tuerait aussi, car il veut que je meure ! Il est venu avec sa femme, dans son caricle, tout exprès pour me tuer ; ils m’ont écrasée, brisée ; si vous saviez ce que je souffre ! Maman me guérira ; allez la chercher, Elinor ; mais lui et cette femme empêchez-les d’entrer. Je ne veux pas les voir ; je ne veux voir que vous et maman.

Elinor vit avec douleur qu’elle n’était plus à elle-même ; elle lui tâta le pouls, il était extrêmement agité, on ne pouvait pas compter les battemens, et le délire augmenta avec une telle rapidité, qu’Elinor fut vivement alarmée. Maria ne la reconnaissait plus ; tantôt elle la prenait pour sa mère et l’embrassait avec ardeur en lui disant les choses les plus touchantes et les plus incohérentes ; tantôt elle la repoussait avec horreur en la prenant pour madame Willoughby, qu’elle ne nommait jamais. Enfin Elinor se décida à envoyer chercher sans retard M. Harris, et à dépêcher un exprès à Barton pour faire venir sa mère. Elle voulut consulter à cet effet le colonel Brandon, et laissant un moment sa sœur aux soins de Betty, elle se hâta de descendre au salon, où elle savait qu’il restait très-tard.

Elle le trouva en effet, et lui communiqua ses craintes, craintes qu’il avait déjà depuis long-temps. Il l’écouta dans un sombre désespoir ; ce qu’il aurait pu dire aurait été bien faible pour ce qu’il sentait ; mais à peine eut-elle articulé le désir d’envoyer un messager à madame Dashwood, qu’il prit vivement la parole pour lui offrir de se charger lui-même de cette commission. Elinor ne fit nulle résistance, nul compliment, cette offre répondait trop bien à tous les vœux de son cœur : et comment refuser un ami si bon, si sensible, qui apprendrait avec précaution à sa mère le malheur qui les menaçait, qui la soutiendrait, la consolerait dans cet affreux moment, et dans un voyage si triste et si fatigant par sa promptitude ? Excellent ami, lui dit-elle en pressant sa main, ma reconnaissance égale le service que vous nous rendez ; je suis moins inquiète pour ma mère puisque vous serez avec elle. Qui sait l’effet que peut produire sa seule présence sur un cœur tel que celui de Maria ? Oh ! s’il était donné à l’amour maternel de la rendre à la vie, nous vous devrons peut-être aussi ce bonheur. Qui sait si ma mère, altérée d’un tel coup, aurait été en état d’entreprendre cette course toute seule ? Mais vous soutiendrez son courage ; je vais lui écrire un mot pendant que vous ferez préparer les chevaux.

Pas un moment ne fut perdu : le colonel fit tous les arrangemens de ce petit voyage avec calme et promptitude. Il calcula exactement le temps qu’il y mettrait, et le moment de son retour. Il espérait, en partant tout de suite, pouvoir être revenu le lendemain à peu près à la même heure ; il était environ onze heures du soir.

Les chevaux furent prêts plus vite même qu’on ne l’aurait cru ; le colonel pressa la main d’Elinor avec le regard le plus expressif de douleur et d’amitié, et se jeta dans sa voiture. Minuit sonna ; elle se hâta de retourner auprès de sa sœur pour attendre le médecin, bien décidée à veiller encore.

CHAPITRE XLV.


Cette nuit fut également douloureuse pour les deux sœurs. Les heures s’écoulèrent les unes après les autres sans apporter de changement ; Maria dans un délire toujours croissant, et Elinor dans la plus cruelle anxiété, attendant le médecin avec impatience, et redoutant d’entendre ce qu’il allait prononcer. Une fois que ses craintes furent éveillées, elle paya bien cher sa première sécurité, et Betty, qui veillait avec elle, la torturait encore en lui parlant des tristes pressentimens de sa maîtresse. Elinor n’était pas du tout superstitieuse ; mais, qui n’a pas éprouvé qu’on le devient dans un grand danger ? Elle écoutait tout, croyait tout, s’affligeait de tout, et n’avait presque plus conservé d’espérance. Les idées de Maria étaient encore fixées par intervalles sur sa mère, et lorsqu’elle prononçait son nom en l’appelant avec vivacité, c’était un nouveau coup de poignard pour Elinor, qui se reprochait amèrement d’avoir laissé passer plusieurs jours sans la faire venir. Peut-être madame Dashwood, éclairée par sa tendresse maternelle, aurait imaginé quelque remède salutaire, qui serait à présent inutile ou trop tardif. Elle se représentait sans cesse cette tendre mère arrivant et ne retrouvant plus son enfant chéri, ou la retrouvant en délire, et n’en étant pas même reconnue.

Elle était sur le point d’envoyer encore chez M. Harris quand il arriva environ sur les cinq heures ; son opinion fut cependant moins alarmante que son délai : tout en avouant qu’il trouvait un grand changement dans l’état de sa malade, il ne la crut pas dans un danger pressant, et donna l’espoir qu’un nouveau traitement aurait plus de succès ; il en parla avec une telle confiance qu’il la communiqua à Elinor. Il partit en promettant de revenir dans trois ou quatre heures, et la laissa un peu plus calme qu’au moment de son arrivée.

Madame Jennings apprit en se levant, avec un grand chagrin, ce qui s’était passé pendant la nuit ; elle entra grondant Betty et presque Elinor de ne l’avoir pas demandée ; s’attendrissant sur le départ du colonel, sur l’émotion de madame Dashwood, sur les tourmens d’Elinor, sur les souffrances de Maria ; disant qu’il ne fallait pas désespérer, mais que pour elle, elle avait toujours prévu que cela finirait mal. Son bon cœur était réellement très-affligé. Avoir vu se flétrir par degrés cette belle fleur sous le poids meurtrier du chagrin ; la voir expirer si jeune, si aimable, si pleine de vie jusqu’au moment fatal qui brisa son cœur, c’était assez pour frapper et toucher même une personne moins intéressée dans cet événement. Maria avait plus de droits encore à la compassion de madame Jennings ; elle avait été pendant trois mois sa compagne, elle était encore sous ses soins, et c’est pendant qu’elle y était qu’on l’avait si cruellement blessée, injuriée, rendue si malheureuse. Le malheur d’Elinor aussi, qui était sa favorite, lui faisait une peine cruelle ; et quand elle se représentait celle de leur mère, qui aimait Maria, comme elle-même aimait Charlotte, la part qu’elle prenait au triste événement qui se préparait, et dont elle ne doutait pas, était aussi vive que sincère.

M. Harris fut exact à sa seconde visite ; mais il fut entièrement trompé dans son espoir sur ses derniers remèdes. Ils avaient tous manqué leur effet ; la fièvre n’était point abattue, la poitrine point dégagée ; la malade était peut être plus tranquille, mais cette tranquillité même, qui n’était qu’une pesante stupeur, augmentait ses alarmes. Elinor qui cherchait à lire dans son âme, s’en aperçut bientôt, et parut désirer d’autres avis ; mais M. Harris jugea que ce serait inutile, et ne ferait que retarder le traitement qui pouvait encore la sauver : il le proposa. Elinor accepta tout, demanda à Dieu instamment dans le fond de son cœur de bénir ces nouveaux remèdes, et conjura M. Harris de ne rien épargner. Il fit tout ce qu’il jugea nécessaire, et ressortit avec des promesses qui, cette fois, ne calmèrent pas le triste cœur d’Elinor. À force de douleur elle était calme en apparence, mais n’avait presque plus d’espoir ; et quand elle pensait à sa mère, à sa pauvre malheureuse mère, ses forces étaient près de l’abandonner. Elle resta ainsi jusqu’à midi, sans s’éloigner un instant du chevet de sa sœur, ses pensées errant tristement d’un sujet de douleur à un autre, écoutant vaguement madame Jennings, qui lui rappelait, heure par heure, tout ce que Maria avait souffert à Londres, et s’étonnait qu’elle n’y eût pas succombé. Ici, du moins, disait-elle, elle a été assez tranquille ; elle a fait ce qu’elle a voulu ; nous ne l’avons point contrariée ; elle s’est promenée seule, et n’a sûrement rien vu qui pût avoir renouvelé son chagrin. Willoughby est paisiblement à Londres avec sa femme, et ne songe pas plus à elle que si elle n’était pas au monde. Hélas ! peut-être n’y sera-t-elle bientôt plus ! Ah ! mon dieu ! quelle pitié de voir mourir cela à cet âge, et de chagrin d’amour encore, quand elle en devrait vivre. Si du moins c’était moi, etc. etc. etc. etc.

Après midi, cependant, Elinor commença à se flatter qu’elle était mieux. À peine osait-elle se l’avouer à elle-même, de crainte de se livrer encore à de fausses espérances, mais il lui parut qu’il y avait quelque léger changement dans l’état de sa sœur. Penchée sur son lit, elle l’examinait sans cesse, elle écoutait chacune de ses respirations, lui tâtait à chaque instant le pouls. Il lui parut moins intermittent ; son haleine semblait être un peu plus libre ; enfin, avec une agitation de bonheur plus difficile à cacher sous un extérieur calme que son angoisse précédente, elle se hasarda de dire à son amie qu’elle ne pouvait s’empêcher de reprendre un peu d’espoir. Madame Jennings, avec l’air du doute, alla examiner à son tour ; et quoique forcée de convenir qu’il y avait quelques légers changemens en bien, elle essaya d’empêcher Elinor de se livrer à une espérance qu’elle n’avait pas elle-même, et qui rendrait encore le coup plus affreux ; mais ce fut en vain : Elinor ne voulait plus rien entendre que la certitude de conserver sa Maria.

Une demi-heure s’écoula, et les symptômes favorables continuèrent ; d’autres même s’y joignirent et les confirmèrent. Voyez, voyez, chère amie, disait-elle à madame Jennings, sa peau est moins sèche, sa respiration moins gênée, ses lèvres moins serrées ; oh, Maria ! ma sœur, mon amie, tu nous seras rendue ! maman ne sera pas plongée dans le désespoir. Ô mon Dieu ! confirmez cette lueur d’espérance, recevez mes actions de grâces. Elle était à genoux à côté du lit ; sa bouche posa sur la main de Maria ; elle crut sentir qu’une légère pression de cette main contre ses lèvres répondait à son baiser. Oh, mon Dieu ! dit-elle à demi-voix, elle m’entend, elle me reconnaît ! Au moment même, le regard de Maria, languissant, mais plein de tendresse et sans la moindre expression d’égarement, s’attache sur elle ; elle l’entendit même prononcer faiblement : Chère Élinor ! Alors elle eut peine à contenir sa joie ; et quand M. Harris arriva, elle courut au-devant de lui, et le prenant par la main : Venez, monsieur, lui dit-elle, regardez ma sœur ; je ne me trompe point, n’est-ce pas, elle est un peu mieux ? et elle attendait en tremblant ce qu’il allait dire.

Non seulement elle est mieux, dit-il avec assurance, mais si la nuit est telle que je l’ose espérer, je réponds de sa vie. Oh, mon Dieu ! dit Élinor en joignant les mains et fondant en larmes, tandis que pendant les heures de tourmens qu’elle venait de passer, elle n’en avait pas versé une seule. Son cœur alors était serré trop douloureusement pour qu’elle pût pleurer ; à présent elles coulent sans effort et lui font du bien. Maria rendue à la vie, à la santé, à ses amis, à sa tendre mère, était une idée si douce, si consolante, qu’il lui semblait que jamais encore elle n’avait été si heureuse. Mais son bonheur n’était pas encore de la joie ; c’était une reconnaissance profonde envers l’Être suprême, trop forte pour l’exprimer par des paroles ; elle en avait aussi pour M. Harris, qui, sans être un médecin fameux, n’ayant pas même le bonnet de docteur en titre, avait déployé, dans cette occasion, un zèle et une habileté qui lui faisaient honneur. Il avait une fille de cinq à six ans qu’il aimait beaucoup et dont il parlait souvent. Elinor détacha une chaîne d’or de plusieurs tours, qui suspendait à son cou une très jolie petite montre entourée de brillans, qui était son bijou favori, et dit : M. Harris, j’ai encore une grâce à vous demander. Je crois à l’efficacité des vœux de l’innocence ; dites à votre petite Jenny de prier pour le rétablissement de ma sœur à la même heure où vous m’avez dit qu’elle était hors de danger ; et pour qu’elle ne l’oublie pas, je la prie de porter cette petite montre en souvenir de ce moment. M. Harris fut très-content de ce joli présent, et du plaisir qu’il ferait à son enfant ; il recommanda ce qu’il y avait à faire, et c’était peu de chose, mais surtout d’éviter ce qui pourrait le moins du monde agiter péniblement la malade. J’attends ma mère cette nuit, dit Elinor, pensez-vous que l’émotion de la voir puisse lui être nuisible ? – Au contraire, mademoiselle, elle en était sans cesse occupée dans ses rêveries, et en la préparant à voir madame Dashwood, elle n’en éprouvera qu’un bon effet. Mais ce sont les émotions bruyantes ou pénibles qu’il faut éviter avec soin. Cela n’était pas difficile dans une maison où il n’y avait qu’elles et leur bonne mad. Jennings : celle-ci était aussi fort contente de penser que Maria se rétablirait ; et il est juste de lui en savoir un peu gré, car elle tenait aussi beaucoup à ses pressentimens et à ses prédictions, et il fallait les abandonner ! Elle le fit sans peine, montra une véritable joie, et se promit de faire aussi un présent à ce bon M. Harris, qu’elle appela plusieurs fois : mon cher docteur, ce qui était le plus grand plaisir qu’on pût lui faire.

Elinor passa l’après midi entière à côté du lit de sa sœur, lui parlant fort peu, mais de ce qui pouvait lui faire plaisir, veillant à ce qu’elle fût bien couchée, écoutant chaque respiration. La possibilité du retour de la fièvre dans la soirée l’alarmait encore ; mais elle ne revint pas, tous les bons symptômes continuèrent. À six heures du soir elle s’endormit du sommeil le plus doux et le plus tranquille. L’heureuse Elinor n’eut plus de doute qu’elle ne fût hors de danger ; et l’arrivée de sa mère et du colonel, qu’elle avait si fort redoutée, ne fut pour elle qu’un nouveau bonheur. Elle comptait les heures et les minutes jusqu’au moment où elle pourrait leur dire : Elle nous est rendue ! et les tirer de l’horrible incertitude avec laquelle ils voyageaient. Elle plaignait le colonel peut-être plus que sa mère, qu’il avait sûrement bien ménagée, tandis que lui savait tout. Sûre qu’il aurait mis toute la diligence possible, elle les attendait au plus tard à dix heures.

À sept, laissant Maria doucement endormie, elle joignit madame Jennings dans le salon pour prendre le thé avec elle ; ses craintes l’avaient empêchée de déjeuner, et sa joie, de dîner. Elle avait donc grand besoin de prendre quelque rafraichîssement, et ce petit repas lui fut très-nécessaire. Comme elle ne s’était point couchée les deux dernières nuits, madame Jennings voulut lui persuader d’aller prendre un peu de repos en attendant l’arrivée de sa mère, lui promettant de la remplacer auprès de Maria ; mais Elinor n’avait aucun sentiment de fatigue, ni de possibilité de dormir, et ne pouvait être tranquille qu’auprès de sa sœur ; elle y remonta donc immédiatement après le thé. Madame Jennings la suivit pour s’assurer encore que le mieux se soutenait, puis elle les laissa pour aller l’écrire à ses filles et se coucher de bonne heure.

La nuit était froide et orageuse ; le vent se faisait entendre dans les corridors ; la pluie battait contre les fenêtres. Elinor pensait à ses chers voyageurs, et les plaignait d’être en chemin par ce mauvais temps ; mais cela n’empêchait pas Maria de dormir paisiblement, et elle avait de quoi faire oublier à sa mère tous les petits inconvéniens du voyage.

L’horloge sonna huit heures ; si c’en eût été dix, Elinor aurait été bien heureuse, car en même temps il lui semblait entendre le roulement d’un carrosse devant la maison. Mais sûrement c’était une erreur ; il était presque impossible qu’ils fussent déjà là. Cependant elle était si sûre d’avoir entendu quelque chose, que, malgré la difficulté qu’elle avait à le croire, elle ne put s’empêcher de passer dans un cabinet à côté, et d’ouvrir la fenêtre pour s’en assurer. Elle vit au même instant que ses oreilles ne l’avaient pas trompée. Les deux lanternes d’un coupé l’éclairèrent suffisamment pour voir qu’il était attelé de quatre chevaux, ce qui lui prouva l’excès des alarmes de sa mère, et lui expliqua la rapidité du voyage.

Jamais encore Elinor, si accoutumée à se commander à elle-même, n’en avait été moins capable qu’à ce moment. L’idée de revoir sa mère, celle de ses doutes, de ses craintes, peut-être de son désespoir ; tout la bouleversait. Et comment lui dire… La joie de savoir son enfant chéri hors de danger, lui serait peut-être aussi fatale ; elle la connaissait si vive, si sensible et si nerveuse. Mais il n’y avait pas de temps à perdre en réflexions, et disant à Betty de ne pas quitter sa sœur ; elle descendit promptement. Elle entendait aller et venir dans le vestibule, on ouvrait les portes ; elle en conclut qu’ils étaient déjà entrés dans la maison. Aussi émue qu’on peut l’être quand on va revoir une mère chérie, après une longue absence, et dans une telle circonstance, elle entre au salon pour se jeter dans ses bras, et se trouve… en présence de Willoughby.


CHAPITRE XLVI.


Elinor recula avec un sentiment d’horreur à cette vue, et son premier mouvement fut de quitter à l’instant le salon. Sa main était déjà sur le pêne, quand Willoughby s’avança vivement et la retint, en disant d’un ton plus décidé que suppliant : Mademoiselle Dashwood, une demi-heure seulement, un quart d’heure, dix minutes ; je vous conjure de rester. – Non, monsieur, lui répliqua-t-elle avec fermeté, je ne resterai pas une minute ; vous ne pouvez avoir aucune affaire avec moi. Les gens ont, je suppose, oublié de vous dire que M. Palmer n’est pas chez lui.

— Quand ils m’auraient dit, reprit-il avec véhémence, que tous les Palmer étaient au diable, je serais entré également ; c’est à vous et à vous seule que j’ai à parler.

— À moi ! monsieur ; vous me surprenez beaucoup, en vérité. Parlez donc, mais soyez bref, et si vous le pouvez, moins violent.

— Asseyez-vous, et je vous promets tous les deux.

Elle hésita, et ne savait ce qu’elle devait faire. La possibilité de l’arrivée du colonel Brandon qui trouverait là M. Willoughby, et sûrement avec beaucoup de peine, traversa sa pensée ; mais elle avait consenti à l’entendre, et sa curiosité était excitée. Après un moment de réflexion, elle conclut qu’il valait mieux céder et lui accorder un moment, que de prolonger le temps par des refus et des prières. Elle revint donc en silence au bout de la table, et s’assit. Il prit une chaise vis-à-vis d’elle ; et pendant une demi-minute, il n’y eut pas un mot de prononcé de part ni d’autre.

— Je vous en prie encore, monsieur, soyez très-bref ; je n’ai pas de temps à perdre, dit enfin Elinor ; parlez, ou je sors à l’instant.

Il était dans une attitude de profonde méditation, appuyé de côté sur le dossier de sa chaise, et ne paraissait pas l’entendre. Elinor se leva ; ce mouvement parut le réveiller. – Votre sœur, dit-il vivement, est hors de danger ; le domestique qui m’a introduit me l’a dit. Que le ciel en soit béni ! Mais est-ce vrai, bien réellement vrai ? que je l’entende de votre bouche.

Elinor le regardait avec étonnement ; elle croyait voir et entendre le Willoughby de Barton-Park, et ne savait si elle ne faisait pas un rêve. Il répéta sa question avec un mouvement très-vif d’impatience. Pour l’amour de Dieu, dites-moi si elle est hors de danger ou si elle ne l’est pas ?

— J’espère qu’elle l’est.

Il se leva et se promena vivement. Elinor voulut encore le quitter ; mais l’intérêt qu’il venait de montrer pour Maria l’avait déjà un peu adoucie ; elle céda à un geste suppliant et resta. Il revint à son siége, s’approcha un peu plus près d’elle, en disant avec une vivacité un peu forcée : Si j’avais été sûr, parfaitement sûr qu’elle était hors de danger, peut-être ne serai-je pas entré, mais puisque je suis ici, puisque j’ai le bonheur de vous revoir, oh ! bonne Elinor, vous qui m’aimiez autrefois comme un frère, parlez-moi encore avec amitié ; peut-être sera-ce la dernière fois. Parlez-moi franchement, amicalement ; me croyez-vous un scélérat ? Et la rougeur la plus vive couvrit son visage.

Elinor était toujours plus surprise ; elle commença vraiment à croire qu’il était hors de sens et dans l’ivresse. La singularité de cette visite, à une heure aussi tardive, et toute sa manière ne pouvait guère s’expliquer autrement. Dès que cette idée eut frappé son esprit, elle se leva et lui dit froidement : M. Willoughby, je vous conseille de retourner à Haute-Combe, que vous habitez sans doute ; je suis garde-malade, et je ne puis rester avec vous plus longtemps, quelque affaire que vous puissiez avoir à me communiquer ; vous vous la rappellerez sûrement mieux demain.

— Je vous entends, dit-il avec un sourire expressif et une voix parfaitement calme : peut-être ai-je en effet perdu la raison, mais non pas comme vous le pensez. Depuis ce matin à huit heures que j’ai quitté Londres, je ne me suis arrêté que dix minutes au plus à Maulboroug pour faire manger mes chevaux qui n’en pouvaient plus ; j’ai pris moi-même un verre de porter et un morceau de bœuf froid : voilà tout ce que j’ai pris dans la journée. Et son regard et le son de sa voix convainquirent Elinor que, si quelque impardonnable folie l’avaient amené à Cleveland, ce n’était pas du moins celle de l’ivresse. Sûre alors qu’il pourrait l’entendre, elle lui dit avec dignité : Excusez-moi, M. Willoughby, cette fois-ci je vous ai fait tort ; je ne sais pas cependant si, après tout ce qui s’est passé, vous ne seriez pas plus excusable en attribuant votre arrivée ici à une cause étrangère, qu’à votre propre volonté. Certainement si vous aviez l’ombre de délicatesse, vous auriez senti ce que votre seule présence me fait souffrir, et dans quel moment ! Il m’est impossible de comprendre le but de cette visite. Que prétendez vous ? que demandez-vous ?

— Je prétends, dit-il avec un sérieux énergique, me faire haïr de vous de quelques degrés de moins que vous ne me haïssez sûrement ; je demande qu’il me soit permis d’alléguer quelque espèce d’excuse pour le passé, de vous ouvrir entièrement mon cœur, de vous prouver que si j’ai la tête mauvaise, ce cœur mérite quelque indulgence, d’obtenir enfin quelque chose qui ressemble à un pardon, de Mar…, de votre sœur.

— Est-ce là, monsieur, la vraie raison de cette visite ?

— Sur mon âme ! dit-il en posant la main sur la poitrine, avec ce geste noble, cette physionomie franche, ouverte, ce regard animé et sensible, qui lui avaient gagné le cœur de toute la famille de la chaumière, et qui, en dépit d’elle-même, gagnèrent encore la confiance d’Elinor.

— Si, c’est là tout, monsieur, lui dit-elle, vous pouvez être satisfait, car Maria vous a pardonné depuis long-temps.

— Elle m’a pardonné ! s’écria-t-il avec une extrême vivacité ; elle ne devait pas me pardonner, non jamais, avant de savoir ce qui peut-être est une excuse. Mais actuellement je demande d’elle et de vous un pardon mieux motivé. À présent voulez-vous m’entendre ?

Elinor fit sonner sa montre ; il n’était que huit heures et un quart ; il était impossible que sa mère et le colonel fussent là avant dix heures. Elle dit à Willoughby qu’elle les attendait ; qu’avant tout elle voulait aller revoir sa sœur, et que si elle la trouvait tranquille elle reviendrait au salon pour un quart d’heure.

— Vous reviendrez, mademoiselle Dashwood, s’écria-t-il avec impétuosité, vous reviendrez ; ou, j’en fais le serment, j’irai vous chercher auprès du lit de Maria, et c’est à elle que je demanderai de m’entendre.

— M. Willoughby ! dit Elinor d’un ton qui le fit rentrer en lui-même.

— Pardon, dit-il en baissant les yeux, ne sais-je pas que mademoiselle Dashwood est incapable de tromper ? Je vous attendrai ici, je vous le promets ; mais aussi je n’en sortirai pas que je ne vous aie revue. Si vous ne revenez pas, j’attendrai votre mère, et c’est à elle que j’ouvrirai mon cœur ; elle m’écoutera, je le sais. Excellente femme ! combien elle m’aimait ! Des larmes remplirent ses yeux ; elles achevèrent de subjuguer Elinor. Je reviendrai bientôt, lui dit-elle en sortant.

Elle courut auprès de sa sœur ; elle dormait tranquillement. Betty était assise à côté d’elle, et lui promit de la demander à l’instant où la malade se réveillerait. En repos alors sur elle, elle se pressa de rejoindre Willoughby pour hâter le moment de son départ. Il se promenait vivement et les bras croisés quand elle rentra. Comment est-elle ? dit-il à demi-voix.

— Elle repose, et me voici prête à vous entendre ; mais d’un instant à l’autre je puis être appelée auprès d’elle, ou ma mère peut arriver ; je vous conjure encore d’être bref.

— Bref ! et j’ai tant de choses à dire… Il s’arrêta.

— Eh bien, commencez donc, dit Elinor impatientée.

— Je ne sais, dit-il, quelle a été complètement votre opinion sur ma conduite avec votre sœur, et quel diabolique motif vous avez pu me supposer. Peut-être allez-vous me juger plus mal encore ; mais enfin vous devez tout entendre, et je veux être vrai. Quand je m’introduisis chez vous, et j’en cherchais l’occasion qui se présenta d’elle-même, je n’avais d’autre vue et d’autre intention que de passer mon temps en Devonshire d’une manière plus agréable que dans mes précédentes visites à ma vieille tante. L’aimable extérieur de votre sœur, la séduction de son esprit, ses talens enchanteurs attirèrent sans doute mon admiration particulière ; et dès les premiers jours sa conduite avec moi, si tendre, si confiante… Non, je ne conçois pas à présent comment mon cœur y fut insensible ; mais il faut que je le confesse, ma vanité seule était flattée d’une conquête si brillante, si fort au-dessus, à tous égards, de celles dont je m’étais occupé jusqu’alors. Ne songeant point à son bonheur, ne pensant qu’à mon triomphe et à mes plaisirs du moment, animé par son entretien plein de feu, je lui parlai le langage dont j’avais l’habitude avec les femmes ; je témoignai des sentimens que je n’éprouvai pas ; je tâchai par tous les moyens possibles de me faire aimer sans avoir le dessein de lui rendre son affection.

Elinor, indignée, lui jeta un regard plein de mépris, et l’interrompit en lui disant : Il est inutile, M. Willoughby, que vous parliez plus long-temps et que je vous écoute. Un tel commencement dit tout ; il ne peut être suivi de rien que je veuille entendre ; je vous prie de me dispenser d’un plus long entretien.

— J’insiste sur ce que vous entendiez tout, répliqua-t-il ; vous savez mon tort, écoutez ma punition. Ma fortune était réduite à moins que rien ; elle n’avait jamais été considérable. J’ai toujours été très-dépensier, et j’étais lié avec des gens riches que je voulais égaler. Chaque année avait ajouté à mes dettes, et je n’avais d’autre espoir de m’acquitter, que la mort de ma vieille cousine, dont le moment était très-incertain, ou bien un mariage avec une femme riche. Dans cette intention, et poussé par les conseils de quelques amis, j’avais déjà fait ma cour dans ce but, l’hiver précédent, à Mlle  Grey, qui devait posséder 50 000 livres sterling le jour de ses noces, et m’avait assez bien reçu pour me laisser croire que je pouvais me présenter avec succès. Je ne pouvais donc dans de telles circonstances penser à associer à mon sort une jeune personne sans fortune ; mais avec un égoïsme, une cruauté, qui ne peut jamais m’être trop reprochée, je me conduisais de manière à engager ses affections, sans avoir seulement la pensée de pouvoir jamais l’épouser. Oui, mademoiselle, oui, je mérite ce regard indigné ; je mériterais tout au monde, si je n’avais pas deux choses à dire en ma faveur, qui peuvent un peu, sinon excuser, mais pallier au moins cette indigne conduite. L’une est que je ne savais pas encore ce que c’était que l’amour ; des galanteries banales, des conquêtes faciles et bientôt oubliées avaient jusqu’alors rempli ma vie. L’autre est le serment que je puis vous faire, et dont Maria peut vous confirmer la vérité, est de n’avoir pas eu un instant la coupable pensée de profiter de son attachement, de son inexpérience, de sa jeunesse pour la séduire. Quand elle aurait été entourée d’anges, elle n’aurait pas été plus en sûreté. Son extrême sensibilité, sa franchise sans bornes l’entraînaient quelquefois à des imprudences ; mais son sentiment était en même temps si pur ; elle avait sur la vertu des idées si exaltées, tant de vraie dignité, tant de réelle innocence, qu’il aurait fallu être un monstre pour ne pas la respecter. Ah ! c’était l’être assez que de sacrifier à la vanité, à l’avarice, le bonheur d’une créature si parfaite ! Mais ce n’est pas elle seule que j’ai sacrifiée, pour éviter une situation bornée qui me semblait être la pauvreté, et qui, avec elle, aurait été le bonheur parfait. J’ai trouvé avec la richesse tous les malheurs que j’ai mérités sans doute, mais qui n’en sont pas moins cruels, et j’ai perdu, perdu pour jamais, tout espoir d’être heureux avec la seule femme que j’aie aimée.

— Vous l’avez donc aimée ? dit Elinor un peu radoucie ; il y a donc eu un temps où vous lui avez été attaché ? Vous voulez m’ouvrir votre cœur, dites-vous ; parlez donc : avez-vous aimé Maria ?

— Si je l’ai aimée ? ah, dieu ! Résister à tant d’attraits, repousser une telle tendresse ! existe-t-il un homme au monde à qui cela fût possible ? Oui, par degrés insensibles, je me trouvai passionné d’elle, et décidé alors à renoncer à tout pour elle, à lui offrir mon cœur et ma main. Je la connaissais trop bien pour craindre que la médiocrité de ma fortune fût un motif de refus, même pour madame Dashwood, qui ne voyait que par les yeux de Maria, et qui me témoignait une amitié de mère. Résolu de changer de vie, de trouver le bonheur dans l’amour et la simplicité, je voulais lui proposer de nous garder auprès d’elle à la chaumière, jusqu’à ce que la mort et l’héritage de madame Smith me missent à même de conduire ma compagne à Altenham, dont Maria aimait la situation, et qui la laissait dans le voisinage de sa famille. Oh ! combien j’étais heureux en formant ce plan, en pensant que mon existence entière serait ce qu’elle était depuis deux mois, un enchantement continuel au milieu des quatre femmes les plus aimables en différens genres que j’eusse rencontrées dans cette délicieuse habitation ! Vous rappelez-vous, miss Dashwood, la dernière soirée que j’ai passée à la chaumière, quand je conjurai votre mère, que je regardais déjà comme la mienne, de n’y rien changer ? Ah ! le souvenir de cette seule journée suffirait pour empoisonner le reste de ma vie… Et je croyais alors que toutes mes journées seraient semblables à celle-là ! Madame Dashwood m’invita à dîner pour le lendemain, et je me décidai à lui ouvrir entièrement mon cœur, à ne parler de rien à Maria ; j’étais si sûr de son affection ! c’est devant elle que je voulais dire à sa mère : Unissez vos enfans. Je vous quittai plein de cette ravissante idée ; je voulais en parler le soir même à madame Smith, et lui demander son aveu, que j’étais sûr d’obtenir. Cette digne femme vous estimait sans vous connaître, et attachait bien plus de prix aux mœurs, à une bonne éducation, qu’à une brillante fortune. Souvent, lorsque je lui parlais de votre famille, son regard attendri m’avait dit : Voilà où vous devriez prendre une femme. Je rentrai donc chez elle résolu à lui en parler le soir même. Ah, bon dieu ! quel entretien différent eus-je avec elle ! Elle avait reçu des lettres sans doute de quelque parent éloigné qui voulait me priver de sa faveur et des preuves qu’elle m’en destinait. On lui apprenait… une affaire…, une liaison… que j’avais presque oubliée moi-même. Mais qu’est-il besoin de m’expliquer davantage ? dit-il en s’interrompant et rougissant beaucoup ; votre intime ami vous a sans doute depuis long-temps raconté cette histoire ?

Elinor rougit aussi et endurcit de nouveau son cœur contre le séducteur de la pauvre Caroline. Oui, monsieur, lui dit-elle avec fermeté, je sais tout. Mais comment pourrez-vous vous justifier dans une telle circonstance ? Cela me paraît impossible.

— Me justifier ! s’écria-t-il vivement, je n’y songe pas même. Je vous ai dit quels avaient été mes principes, mes habitudes, mes liaisons avant que j’eusse rencontré votre sœur, et cela dit tout ; j’ajouterai seulement que celui de qui vous tenez cette histoire, ne pouvait être impartial. J’ai sans doute eu beaucoup de torts avec Caroline ; mais il n’est pas dit cependant que parce qu’elle a été offensée elle soit irréprochable, et que parce que j’étais un libertin elle soit une sainte. La violence de ses passions et la faiblesse de son jugement seraient peut-être une excuse… Mais, non, non, je n’en ai point que je puisse alléguer ; son amour pour moi méritait un meilleur traitement. Je me suis bien souvent reproché de lui avoir témoigné celui que je n’ai jamais senti, ou du moins si peu de temps, que je ne puis appeler cela de l’amour, surtout après l’avoir éprouvé dans toute sa force pour une femme qui lui est, à tout égard, si supérieure.

— Votre indifférence pour cette fille infortunée, quelque étrange qu’elle me paraisse, est un tort involontaire, reprit Elinor ; mais votre négligence est bien plus impardonnable. Quoiqu’il me soit désagréable d’entrer dans une discussion sur cet objet, permettez-moi de vous dire que si je vois de la faiblesse et de la crédulité de son côté, je vois du vôtre une cruauté, une inhumanité bien moins excusables. Pendant que vous étiez en Devonshire, poursuivant de nouveaux plans, de nouvelles amours, toujours gai, toujours heureux, votre victime était réduite à la plus extrême indigence, à la honte, au désespoir, à l’abandon.

— Sur mon ame ! je l’ignorais. J’avais pourvu à tout en la quittant ; je ne lui avais point caché que je ne comptais pas la rejoindre ; je lui avais conseillé de recourir au pardon de son protecteur. Tout pouvait être caché ou réparé, si elle avait suivi mes avis. Je croyais qu’elle était rentrée dans sa pension ou dans une autre, et je ne songeais plus à elle, quand elle fut tout à coup rappelée à mon souvenir d’une manière aussi terrible ! Je trouvai madame Smith au comble de l’indignation, et ma confusion fut extrême. La pureté de sa vie, son ignorance complète du monde, ses idées religieuses et morales très-exaltées, tout fut contre moi. Elle m’accabla du poids de sa colère, mais cependant m’offrit son pardon, si je voulais épouser Caroline. Cela ne se pouvait ; je ne le voulus pas, et je fus formellement rejeté de toute prétention sur l’amitié et la fortune de ma parente, et banni de sa maison que je devais quitter le lendemain. Je rentrai dans ma chambre pour faire mon paquet, et je trouvai sur ma table une lettre du colonel Brandon qui me reprochait le déshonneur de sa pupille, et me donnait rendez-vous à Londres, pour lui rendre raison de ma conduite. Étais-je assez puni de ce que les jeunes gens appelent un passe-temps, une légèreté ? la perte de ma fortune et de toutes mes espérances de bonheur, et peut-être celle de ma vie ! Quelle nuit je passai !… Mais à quoi servaient les combats, les réflexions ? tout était fini pour moi. Je ne pouvais plus offrir à madame Dashwood un fils, et à Maria un époux ; je n’avais plus de ressources ni pour le présent, ni pour l’avenir, et j’étais rejeté pour un genre de tort qui ne pouvait que les blesser vivement et me faire repousser aussi d’elles. Ah ! combien je désirais alors que la vengeance du colonel fût complète ! avec quel plaisir, quel empressement j’allai au-devant de la mort, que j’espérais recevoir de sa main ! Je craignais bien davantage la scène qui m’attendait encore avant de quitter pour jamais le Devonshire en prenant congé de Maria. J’étais engagé à dîner chez vous ; il fallait aller m’excuser ; il fallait revoir celle que j’allais quitter pour toujours et laisser si malheureuse !

— Pourquoi la voir, M. Willoughby ? Pourquoi ne pas écrire un mot d’excuse ? Qu’était-il nécessaire de venir vous-même ? s’écria Elinor.

— C’était nécessaire à mon orgueil et à mon amour. Je ne voulais pas laisser soupçonner à personne ce qui s’était passé entre madame Smith et moi, et je voulais voir encore une fois, avant de mourir, celle que j’idolâtrais de toute la force de mon ame ; je ne croyais pas d’ailleurs la trouver seule. Je voulais encore une fois être au milieu de cette famille que la veille encore je regardais déjà comme la mienne. Oh ! quand je me rappelais avec quelles délices j’étais revenu de la chaumière à Altenham, satisfait de moi-même, content de tout le monde, enchanté de Maria, ne songeant pas plus au passé que si jamais il n’eût existé, ne vivant que dans l’avenir, me disant : Quelques heures encore, et je vais être engagé pour la vie avec celle que j’aime si ardemment !…… Ces heures étaient écoulées, et il fallait au contraire nous séparer pour jamais ! Je rassemblai toute ma fermeté pour le cacher ; mais quand je la trouvai seule, quand je vis son profond chagrin pour ce qu’elle croyait une courte absence, et ce chagrin uni à tant de confiance en moi, ah ! dieu ! dieu ! puis-je jamais l’oublier ?

— Lui promîtes-vous de revenir bientôt ?

— Je ne sais ce que je lui dis, je ne puis m’en rappeler un seul mot. Votre mère vint aussi ajouter à mon supplice par son amitié. Ah ! combien j’étais malheureux ! et j’en remerciais le ciel. Ma seule consolation était ma propre misère ; mais celle de Maria, elle m’était insupportable ! Je m’en arrachai, je partis, et… Il s’arrêta.

— Est-ce tout, monsieur ? dit Elinor qui, tout en le plaignant, s’impatientait de ce qu’il ne partît pas.

— Oui, tout, si vous voulez. Mais ne désirez-vous pas savoir comment j’ai pu devenir plus coupable et plus malheureux encore ? En peu de mots : je rencontrai le colonel ; je fus blessé, mais non pas mortellement. Pendant que j’étais dans ma chambre, livré à mes tristes réflexions, ne voyant devant moi que l’indigence la plus entière, un de mes amis me parla des bonnes dispositions de miss Sophie Grey pour moi ; il m’assura que sa belle fortune de 50 000 liv. sterling serait à moi dès que je voudrais dire un mot. Ma blessure m’avait un peu calmé. J’avais réfléchi sur ma situation ; je ne pouvais la faire partager à Maria ; je ne l’aurais pas même voulu, non plus que sa famille. Il fallait donc tâcher de l’oublier, et de m’en faire oublier. J’allais jusqu’à trouver de la générosité dans tout ce que je faisais pour y parvenir. Je laissai faire mon ami. Dès que je fus rétabli, il me mena chez miss Sophie Grey. Elle voulait se marier, et avec un homme à la mode, avec un élégant ; c’était tout ce qu’elle demandait. Moi, je ne voulais que son argent ; et nous fûmes bientôt d’accord. Maria, pensais-je, n’entendra plus parler de moi que pour apprendre que je suis marié ; sa fierté s’indignera, elle me détestera, puis elle m’oubliera, et je serai seul malheureux ; mais au moins j’aurai les distractions et les jouissances de la fortune… ; lorsqu’une lettre de Maria, datée de Londres, m’apprend qu’elle y est, qu’elle m’aime encore avec la même tendresse, et n’a pas même l’ombre d’un doute. Non, tout ce que j’éprouvai ne peut être exprimé ! Sans aucune métaphore, chaque ligne, chaque mot de ce billet fut pour moi un coup de poignard. Savoir Maria si près de moi ; être sûr que j’en étais aimé ! ah ! je n’avais pas non plus l’ombre d’un doute. Son cœur, ses opinions, son ame m’étaient trop bien connus et m’étaient encore trop chers. Mon amour, qui était à peine assoupi, se ranima avec plus de force : et j’étais engagé avec une autre ! et quelle autre, bon dieu ! D’un côté, frivolité, insensibilité, coquetterie, jalousie ; de l’autre, grandeur d’ame, tendresse inépuisable, sensibilité profonde, confiance illimitée, esprit supérieur. Dieu ! qu’ai-je laissé échapper, et qu’ai-je trouvé en échange ! Mais Maria méritait mieux qu’un dissipateur, qu’un libertin. Elle m’aurait corrigé de tout ; je serais devenu digne d’elle. À présent, quel encouragement, quel exemple ai-je pour devenir vertueux ? Ô rage ! ô désespoir ! Il se leva et se promena violemment le poing serré sur son front.

Le cœur d’Elinor avait éprouvé plusieurs fluctuations pendant cet extraordinaire entretien. Elle était actuellement touchée, attendrie sur le sort de cet homme, que la nature avait créé pour le bonheur et qui l’avait rejeté loin de lui. Mais elle crut qu’elle devait lui cacher sa compassion. — Tout ce que vous venez de dire là est de trop, M. Willoughby ; je n’ai pas de temps à perdre, vous le savez, lui dit-elle. Je vous prie donc de résumer ce que vous sentez en votre conscience, qu’il est nécessaire que j’apprenne, et rien de plus. (Il se rassit.)

— J’ai fini dans deux minutes, reprit-il. Le billet de Maria me rendit donc le plus infortuné des hommes, en me prouvant son amour et en réveillant tout le mien. Je m’étais persuadé qu’elle m’avait oublié ; j’espérais même apprendre bientôt qu’elle était bien mariée. Je ne voyais plus devant elle et moi que malheur et désespoir. Mais que pouvais-je faire ? Tout était arrangé pour mon mariage ; le contrat passé, les dispenses obtenues, le jour fixé. La retraite était impossible. Tout ce qui me restait à faire était de vous éviter toutes deux ; d’essayer de réparer un peu mes torts en les augmentant, et de prendre plus de peine pour me faire haïr que je n’en avais pris pour me faire aimer. Je ne répondis point au billet de Maria ; je ne parus point chez elle. Cependant un jour où je vous avais vues sortir toutes les trois de la maison, je me décidai d’y porter ma carte pour agir plus naturellement.

— Vous nous aviez vues ! où ? comment ?

— Tous les jours, et, souvent plus d’une fois par jour, je voyais au moins l’une de vous. Vous seriez surprise si je vous disais tous les moyens que j’employais pour cela, et combien de fois j’ai failli être découvert par les beaux yeux de Maria, qui me cherchaient sans cesse : mon refuge était une boutique, une allée ; mais me passer de voir Maria, non, c’était impossible ! Et cependant j’aurais fui au bout du monde pour qu’elle ne me vît pas ; il ne fallait pas moins que mon étude continuelle pour l’empêcher. Je n’eus garde de me trouver au bal de sir Georges, et le matin suivant je reçus un second billet de Maria. Non, vous ne pouvez vous faire une idée de sa bonté, de sa tendresse ! si affectionnée, si franche, si confiante ! Ah ! comme je me détestais moi-même, comme vous me détesteriez plus encore si vous l’aviez lu !

— Je l’ai lu, monsieur ; Maria ne m’a rien caché.

— Vous avez donc vu aussi cette infâme, cette détestable lettre qu’elle ne doit jamais me pardonner, non jamais jusqu’à ce qu’elle sache… J’en reviens à la sienne ; j’essayais d’y répondre, je ne le pus, mon courage m’abandonna. Mademoiselle Dashwood, ne me refusez pas votre pitié ; avec la tête et le cœur pleins de votre sœur, à qui je pensais sans cesse, je devais faire ma cour à une autre femme, paraître empressé, paraître heureux ! Ce ne fut pas tout encore. Vous vous rappelez cette maudite assemblée où nous nous rencontrâmes ? non, l’agonie n’est rien auprès de ce que je souffrais. D’un côté, Maria, belle comme tous les anges, appelant son Willoughby, me tendant la main, me demandant une explication avec son regard enchanteur attaché sur moi ; de l’autre côté, Sophie jalouse comme le diable, regardant tout avec une audacieuse curiosité, m’appelant d’un ton impératif. J’étais en enfer, et je m’échappai aussitôt qu’il me fût possible, mais non pas sans avoir vu la pâleur de la mort sur le visage céleste de Maria. Ce fut le dernier regard que je jetai sur elle ; je ne l’ai plus revue que dans ma pensée, où toujours elle se présente ainsi. Non, Elinor, quand vous l’avez vue mourante, elle n’a pu vous faire plus d’impression ; mais vous me jurez qu’elle est mieux, qu’elle est hors de danger.

— Je l’espère.

— Et votre pauvre mère qui l’idolâtre, elle ne lui aurait pas survécu non plus. Adieu, je pars : dites-moi seulement que je vous suis moins odieux, que vous le direz à Maria.

— Et cette lettre, monsieur, qui faillit aussi lui ôter la vie, cette lettre que vous eûtes la barbarie de lui envoyer en réponse à sa dernière, comment pouvez-vous la justifier ?

— Par un seul mot que je répugnais à dire… Elle n’est pas de moi. Qu’est-ce que vous pensez du style de ma femme ? n’est-il pas délicat, tendre ? n’est-il pas… ?

— De votre femme ! C’était votre écriture.

— Oui, j’eus l’indigne faiblesse de la copier. Il faut en finir, me dit-elle, avec Maria ou avec moi : choisissez. Le choix ne m’était plus permis ; sa fortune était nécessaire à mon honneur, à mes engagemens : et voilà où une indigne prodigalité m’avait conduit ! Pour éviter une rupture il fallut en passer par où elle voulait ; copier sous ses yeux cette lettre où je rougissais de mettre mon nom ; me séparer des billets, de la boucle de cheveux de Maria. Le porte-feuille qui les renfermait dut être livré à Sophie, et mes trésors renvoyés comme vous l’avez vu, sans pouvoir seulement les couvrir de mes baisers et de mes larmes. Malheureusement la dernière lettre de Maria me fut remise chez miss Grey, pendant que je déjeunais avec elle ; la forme, l’élégance du papier, l’écriture réveillèrent ses soupçons déjà excités par la scène de l’assemblée. C’est de votre beauté campagnarde, me dit-elle ; voyons son style. Elle l’ouvrit, la lut, fit la réponse, m’obligea de la copier, de lui livrer ce que j’avais de Maria ; et j’obéis dans une espèce de désespoir qui me faisait trouver une sorte de plaisir à me ruiner tout-à-fait dans l’opinion de cet ange, que rien n’avait pu détacher de moi, et qui allait enfin me repousser entièrement de son cœur et de sa pensée. Mon sort était décidé ; tout le reste me parut indifférent. Je fus bien aise qu’on m’eût dicté ce que je n’aurais jamais pu dire de moi-même, et d’avoir une raison de plus de mépriser, de haïr celle…

— Arrêtez, M. Willoughby, dit Elinor, c’en est assez ; je n’entendrai pas un mot de plus contre une femme qui est la vôtre, que vous avez choisie volontairement, à qui vous devez votre bien-être, votre fortune, et qui au moins a droit, en échange ; à vos égards, à votre respect. Sans doute elle vous est attachée, puisqu’elle vous a épousé ; parler d’elle avec cette légèreté, vous rend très-blâmable et ne vous justifie de rien avec Maria.

— Ne me parlez pas de madame Willoughby, reprit-il avec un profond soupir ; elle ne mérite pas votre compassion. Elle savait fort bien que je ne l’aimais pas ; si elle a voulu m’épouser, c’est qu’elle savait aussi que mes folies de jeunesse m’avaient mis dans l’affreuse dépendance de mes créanciers, et qu’elle voulait un mari qui fût dans la sienne, et qui cependant, à quelques égards, pût flatter sa vanité : elle a cru trouver cela réuni chez moi, et me fait payer bien cher son maudit argent. À présent, me plaignez-vous, mademoiselle Dashwood ? Suis-je d’un degré moins coupable à vos yeux que je ne l’étais avant cette explication ? Voilà ce que je vous conjure de me dire. — Oui, monsieur, je l’avoue ; vous avez certainement un peu changé mon opinion sur vous, et je vous trouve moins coupable que je ne le croyais, quoique vous le soyez beaucoup encore, mais plus par la tête que par le cœur ; le vôtre n’est pas méchant, et vous vous êtes rendu trop malheureux vous-même pour qu’on puisse vous haïr.

— Voulez-vous donc me promettre de répéter ce que vous venez de me dire à votre sœur, quand elle pourra vous entendre ? Rétablissez-moi dans son opinion comme je le suis dans la vôtre. Vous dites qu’elle m’a déjà pardonné ; laissez-moi me flatter qu’une meilleure connaissance de mon cœur, de mes sentimens actuels, me vaudra de sa part un pardon plus entier et mieux mérité. Dites-lui ma misère et ma pénitence ; dites-lui que jamais je n’ai été inconstant pour elle ; et si vous le voulez, dites-lui que, dans ce moment même, elle m’est plus chère que jamais.

— Je lui dirai, monsieur, tout ce qui sera nécessaire pour calmer son cœur et vous justifier sur quelques points. Puisse cette assurance adoucir vos peines ! D’ailleurs je crois que cela dépend aussi de vous. Adieu, monsieur, la soirée s’avance, et cet entretien s’est trop prolongé. Un mot encore cependant avant de nous séparer : comment avez-vous appris la maladie de ma sœur ?

— De sir Georges Middleton, que je rencontrai par hasard hier au soir dans le passage de Drury-lane. C’est la première fois que je le voyais depuis deux mois ; je mettais du soin à éviter tout ce qui pouvait me rappeler le nom de Dashwood ; et lui, plein de ressentiment contre moi depuis mon mariage, ne me cherchait pas non plus. Cette fois il ne put résister à la tentation de m’aborder, pour me dire ce qu’il croyait devoir me faire beaucoup de peine. Sa première parole fut de m’apprendre brusquement que Maria Dashwood était mourante à Cleveland, d’une fièvre nerveuse et putride ; qu’une lettre de madame Jennings, reçue ce même matin, disait le danger imminent ; que les Palmer avaient fui la contagion. Grand Dieu ! quelle accablante nouvelle ! J’ignorais même votre séjour à Cleveland, et je vous croyais à la Chaumière auprès de votre mère. Madame Willoughby eut le caprice, il y a dix jours, je crois, d’aller à Haute-Combe voir le printemps et les arbres en fleurs ; il fallut l’emmener à l’instant. À peine y fut elle, que sans regarder une feuille elle se rappela que le lendemain était le jour d’assemblée de lady Sauderson ; et vite il fallut retourner à Londres. Qui m’aurait dit, grand Dieu ! que je passais si près de Maria ; de celle dont j’étais tellement occupé que mon imagination croyait la voir partout ? En passant dans le chemin sous le temple, je crus voir de loin sa grâcieuse figure appuyée contre une des colonnes ; mais cette illusion s’évanouit bientôt, elle disparut comme l’éclair ; et ce n’était pas elle, puisque déjà elle était bien malade. Elinor, très-étonnée, se fit dire le jour, l’heure, et tout fut expliqué, et l’évanouissement trop réel de Maria, et ses larmes, et ses propos incohérens ; mais elle se garda bien de donner à Willoughby cette preuve de plus de la faiblesse de sa sœur.

— Ce que je ressentis ne peut s’exprimer, continua-t-il avec feu. Maria mourante, et peut-être des peines déchirantes que je lui avais causées, me haïssant, me méprisant dans ses derniers momens ; maudit par sa mère, par ses sœurs : ah ! ma situation était horrible ! Je ne pus la supporter ; je me décidai à partir, et à cinq heures du matin, j’étais dans mon carrosse. À présent vous savez tout. Il prit son chapeau, et s’approchant d’elle : Ne voulez-vous pas, dit-il, me donner votre main, mademoiselle Dashwood, en signe de paix et de non malveillance ? Elle ne put y résister, et posa sa main sur la sienne ; il la pressa avec affection. – Allez-vous à Londres ? lui dit-elle. – Non, répondit-il, à Haute-Combe pour quelques jours, et il retomba dans une sombre rêverie, et s’appuya contre la cheminée, semblant oublier qu’il devait partir. – Vous ne me haïssez plus, n’est-ce pas ? dit-il enfin ; vous ne me méprisez plus ?… – Je vous plains du fond de mon cœur, M. Willoughby, et je vous pardonne ; je m’intéresse à votre bonheur, et je voudrais apprendre que…

— Mon bonheur ! interrompit-il, il ne peut plus y en avoir pour moi dans ce monde ! Je traînerai ma vie comme je le pourrai ; la paix domestique est impossible avec ma femme. Si cependant je puis espérer que vous et les vôtres prendrez quelque intérêt à mes actions, ce sera du moins un motif d’être sur mes gardes…… Maria est à jamais perdue pour moi, n’est-ce pas ? même quand quelques heureuses chances de liberté……

Elinor lui lança un regard plein de reproches. – Je me tais, dit-il, et je pars moins malheureux que lorsque je suis arrivé ; elle vivra du moins ! Mais un affreux événement m’attend encore.

— Quel événement ? que voulez-vous dire ?

— Le mariage de votre sœur.

— Vous êtes dans l’erreur ; elle ne peut pas être plus perdue pour vous qu’elle ne l’est actuellement.

— Mais un autre la possédera, et je ne puis supporter cette pensée. Adieu, adieu, je ne veux pas vous arrêter plus long-temps, et diminuer peut-être l’intérêt que j’ai réveillé. Au nom du ciel ! conservez-le moi ! Adieu, adieu, puissiez-vous être heureuses !… Il quitta rapidement la chambre, et l’instant d’après Elinor entendit le roulement de son carrosse.


CHAPITRE XLVII.


Elinor resta encore quelques momens au salon après que Willoughby l’eut quittée, oppressée par une foule d’idées différentes les unes des autres, qui se succédaient rapidement, mais dont le résultat général était une profonde tristesse. Ce Willoughby qu’elle regardait, il n’y avait pas une heure, comme le plus indigne des hommes, qu’elle abhorrait, qu’elle méprisait, excitait en elle, en dépit de tous ses torts, un degré de commisération, d’intérêt même pour ses souffrances, qui allait dans ces premiers momens jusqu’à lui faire éprouver une espèce de tendre regret de ce qu’il était actuellement séparé pour toujours de leur famille, et que sans doute elle ne le reverrait plus. Surprise elle-même de l’influence qu’il exerçait sur son esprit, elle voulut l’analyser, et trouva que c’était un sentiment tout-à-fait involontaire, qui tenait à des circonstances indépendantes de son mérite, et qui se trouvaient avoir peu de poids au tribunal de la raison : c’étaient d’abord les attraits de son charmant extérieur, de cette physionomie agréable, aimable, de sa manière franche, affectionnée, animée ; et il n’y avait nul mérite à lui d’être ainsi : c’était ensuite son ardent amour pour Maria ; mais cet amour n’était plus innocent et devenait un tort de plus. Elle se disait tout cela, sans que l’intérêt qu’il venait de lui inspirer fût diminué le moins du monde ; elle réfléchissait douloureusement au tort irréparable que ce jeune homme s’était fait à lui-même, par l’habitude de l’indépendance, de la paresse, de la dissipation. La nature avait tout fait pour lui ; elle lui avait donné tous les avantages personnels, tous les talens, une disposition à la franchise, à l’honnêteté, un cœur sensible ; et le monde et les mauvais exemples avaient tout corrompu. Chaque faute, en augmentant le mal, avait reçu sa punition au moment même. La vanité qui lui avait fait rechercher un coupable triomphe aux dépens du bonheur de Maria, l’avait entraîné dans un attachement réel et profond, que ses torts précédens l’avaient obligé de sacrifier ; son libertinage avec Caroline l’avait privé de sa seule ressource de fortune ; son mariage, qui avait déchiré si cruellement le cœur de Maria, était pour lui une source de malheurs qui ne lui laissait plus d’espoir. Il résulta de ce tableau que son intérêt augmenta pour un coupable déjà trop puni, sans l’être encore par la haine de ceux qu’il aimait si tendrement : aussi son cœur n’en éprouva plus pour lui.

Elle alla auprès de sa sœur. Celle-ci venait de se réveiller d’un doux et long sommeil, qui confirma toutes ses espérances, Elinor s’assit à côté d’elle en silence. Son cœur était plein. Le passé, le présent, l’avenir, la visite de Willoughby, l’attente de sa mère, tout ensemble lui donnait une telle agitation, que son pouls était sûrement plus élevé que celui de la malade, et qu’elle craignait de se trahir si elle avait dit un seul mot. Heureusement que cette crainte ne fut pas longue. À peine une demi-heure s’était écoulée depuis le départ de Willoughby, que le roulement d’un autre carrosse lui annonça l’arrivée des voyageurs. Elle vola au bas de l’escalier, heureuse de revoir sa mère et de pouvoir la rassurer. Elle arriva à la porte de la maison au moment où madame Dashwood y entrait ; elle la reçut dans ses bras, et sa première parole, en serrant cette bonne mère sur son cœur, fut celle-ci : Elle est sauvée ! elle est bien, aussi bien qu’elle puisse être. Madame Dashwood s’était sentie si émue en approchant de la maison, qu’elle avait cru que c’était un pressentiment qu’elle ne retrouverait plus sa fille chérie. Le passage subit de cette affreuse crainte à l’heureuse nouvelle qu’elle était hors de danger, fut trop rapide pour ses sens ; elle tomba dans une demi-faiblesse sur l’épaule d’Elinor. Elle et leur ami la soutinrent et la portèrent jusqu’au salon. Là, assis à côté de sa fille aînée, elle retrouva ses sens ; mais incapable de parler, elle versa des torrens de larmes, embrassa plusieurs fois son Elinor, se tournait par intervalles vers le colonel Brandon, pressait sa main avec un regard qui lui disait son bonheur, sa reconnaissance, et sa certitude qu’il partageait tout ce qu’elle éprouvait. Ah ! sans doute il le partageait ! Il ne parlait pas non plus, il ne l’aurait pas pu ; mais tout en lui exprimait la joie la plus vive.

Dès que madame Dashwood put se soutenir, son premier désir fut de revoir Maria. Elinor demanda seulement la permission de l’annoncer sans autre préparation. Maria était assez bien pour n’en avoir pas besoin ; et, deux minutes après, la plus tendre des mères était assise sur le lit de son enfant bien aimée, rendue plus chère encore par son absence, son malheur et son danger. Elinor jouissait avec délices de leur bonheur mutuel ; mais en bonne et sévère garde, elle conjura Maria de se calmer, et sa mère de ne pas trop exciter sa sensibilité. Madame Dashwood pouvait être calme et prudente, quand il s’agissait de la vie de l’une de ses enfans, et Maria, contente de savoir sa mère auprès d’elle, se sentant elle-même trop faible pour parler, se soumit au silence prescrit par ses bonnes gardes. Madame Dashwood voulut absolument passer cette nuit à côté d’elle ; et Elinor, qui ne s’était pas couchée les deux dernières nuits, consentit à obéir à sa maman et à se mettre au lit. Elle s’y reposa physiquement, mais ne dormit point ; ses esprits étaient trop agités. Willoughby, le pauvre Willoughby ! comme elle se permettait de l’appeler, était constamment présent à sa pensée ; elle n’aurait pas voulu, pour le monde, avoir refusé d’entendre sa demi-justification. Tantôt elle se blâmait de l’avoir jugé trop sévèrement, et quelquefois s’accusait d’être à présent trop indulgente. Mais sa promesse de le justifier auprès de Maria, était invariablement pénible. Elle redoutait le moment où Maria apprendrait qu’il était moins coupable, et craignait que peut-être cet amour si passionné ne se ranimât avec plus de force. Elle doutait du moins qu’après cette explication, sa sœur pût jamais être heureuse avec un autre homme, et se surprenait alors à désirer que Willoughby redevînt libre… Mais elle se rappelait aussi le bon, l’excellent colonel Brandon, et sentait ses souffrances plus que celles de son rival. La main de Maria devait être sa récompense. Elle savait, à n’en pas douter, qu’il serait pour elle le meilleur et le plus tendre des maris, et désirait alors tout autre chose que la mort de madame Willoughby.

Au moment où le colonel était arrivé à Barton-Chaumière, il avait trouvé madame Dashwood prête à partir. Elle ne pouvait supporter plus long-temps son inquiétude, et s’était décidée d’aller à Cleveland avec sa femme de chambre. Elle n’attendait que l’arrivée de madame Carrey, une de ses connaissances d’Exceter, qui voulait bien se charger d’Emma pendant son absence, sa mère n’osant pas la mener avec elle à cause de la contagion. Mais l’arrivée du colonel et la lettre d’Elinor, en redoublant ses alarmes, la déterminèrent à partir tout de suite. Elle laissa Emma à sa femme de chambre de confiance, qui devait la remettre le lendemain à madame Carrey, et se mit en route avec le colonel. La bonne madame Jennings fut enchantée de la trouver là à son lever, et la combla de soins et d’amitiés. Elle voulait lui conter tous les détails de la maladie de Maria, s’interrompait pour la conjurer d’aller se coucher, pour recommander à Betty d’en avoir soin, etc. etc. etc.

Maria continua de jour en jour à se trouver mieux, et avec sa santé revint aussi graduellement la brillante gaieté de madame Dashwood, et tout le feu de son imagination. Elle disait et répétait souvent qu’elle était à présent la plus heureuse femme qu’il y eût au monde. Elinor ne put s’empêcher d’être intérieurement un peu surprise que sa mère ne regrettât point Edward, et ne parût pas même se le rappeler. Elinor lui avait écrit tout ce qui s’était passé, sans même lui cacher son chagrin de la perte de cet ami, dont elle se croyait si sûre ; mais elle en parlait avec la raison et la mesure qu’elle mettait à tout, et madame Dashwood la prit au pied de la lettre, et jugea qu’elle n’était pas très affligée d’un événement dont elle parlait avec autant de calme. La maladie de sa fille favorite vint ensuite l’occuper exclusivement. Tout autre malheur ne lui parut rien auprès de celui de la perdre, et d’avoir à se reprocher d’en être la cause, en ayant encouragé son malheureux attachement pour Willoughby. Aussi le bonheur de son rétablissement effaçait toute autre pensée. Elle avait de plus un grand sujet de joie, dont Elinor ne se doutait pas, et qu’elle lui apprit au premier moment où elles se trouvèrent en tête à tête.

— Enfin nous voilà seules, mon Elinor, et je puis vous parler de mon bonheur ! Le colonel Brandon aime Maria, il me l’a dit lui-même.

Elinor garda le silence. Elle éprouvait à la fois plaisir et peine. Elle n’était pas surprise de la chose qu’elle savait depuis long-temps ; mais elle l’était du moment que le colonel avait choisi pour cet aveu.

— Si je ne savais pas, chère Elinor, que nous voyons rarement de même, je m’étonnerais du calme avec lequel vous m’écoutez. Quant à moi, cet attachement me transporte de joie ! Le plus grand bonheur que j’aurais pu désirer dans ma famille, c’eût été que le colonel Brandon épousât l’une de mes filles. Je crois par conséquent, qu’avec ce digne homme Maria sera la plus heureuse des femmes. Je désire votre bonheur autant que le sien, mon Elinor ; mais le colonel lui convient beaucoup plus qu’à vous.

Elinor fut sur le point de demander raison à sa mère de cette singulière façon de penser. La différence d’âge était plus grande ; leurs caractères, leurs sentimens n’avaient aucun rapport. Mais elle-même était charmée que madame Dashwood ne vît pas ces obstacles ; elle savait que son imagination l’entraînait toujours à ne considérer que les beaux côtés de ce qu’elle désirait. Elle se contenta donc de sourire. Madame Dashwood n’y vit qu’une approbation et continua son intéressante confidence.

Il m’a ouvert entièrement, dit-elle, son cœur pendant notre voyage. Cet aveu n’était ni prémédité, ni prévu d’avance ; il échappa à un cœur trop plein de sa passion pour pouvoir la dissimuler. De mon côté, comme vous pouvez le croire, je ne parlais toujours que de mon pauvre enfant que je voyais sans espérance. Il ne pouvait me cacher son inquiétude qui, je le vis bien, égalait la mienne. Je le lui dis ; et pensant que la simple amitié ne pouvait pas faire naître une aussi vive sympathie, je prononçai le mot amour. Quand vous auriez, lui dis-je, l’amour le plus passionné pour ma pauvre fille, vous ne seriez pas plus affligé. Alors, Elinor, il ne put se contenir, et me fit connaître en entier son sentiment pour Maria, si tendre, si vif, si constant. Il l’a aimée, mon Elinor, dès le premier instant où il l’a vue. Oh ! si vous l’aviez entendu me peindre la force de cette impression, vous en auriez aussi été touchée !

Elinor sourit encore en baisant la main de sa mère ; elle ne reconnaissait dans cette description romanesque de l’amour du colonel, ni son langage, ni sa manière, mais bien les embellissemens de l’active imagination de madame Dashwood, qui colorait tous les objets pour elle. Son attachement pour Maria, continua-t-elle, surpasse infiniment tout ce que jamais Willoughby a senti ou feint de sentir : il est plus ardent, plus sincère, plus constant ; il a subsisté dans toute sa force, malgré la malheureuse passion de Maria pour cet indigne jeune homme, sans le moindre égoïsme, sans le moindre espoir. Tous les désirs du colonel se bornaient à la voir heureuse, même avec un autre. Que de noblesse ! que de délicatesse ! que de sincérité ! Ah ! non, lui n’est pas un trompeur : ses paroles sont la vérité même.

— Le caractère du colonel Brandon, dit Elinor, est généralement connu et estimé ; c’est un excellent homme.

— Je le sais, reprit madame Dashwood, très-sérieusement, et cela m’aurait suffi pour encourager son affection, pour en être charmée. Mais ce qu’il vient de faire, cet empressement de venir me chercher, l’amitié qu’il m’a témoignée, la confiance qu’il a eue en moi, sont assez pour me prouver qu’il est le meilleur des hommes.

— Ce n’est pas seulement, chère maman, cet acte de bonté, où la simple humanité et son attachement pour Maria devaient le porter naturellement, qui doit décider de son caractère ; mais ses anciens amis, madame Jennings, les Middleton, les Palmer l’aiment et le respectent également ; et moi-même, quoique je le connaisse depuis moins de temps, j’ai une si haute opinion de lui, que si Maria peut être heureuse avec lui, je pense comme vous que ce serait le plus grand des bonheurs pour nous. Quelle réponse avez-vous faite ? Lui avez-vous donné quelque espoir ?

— Oh ! ma chère enfant ! Je ne pouvais pas alors prononcer ce mot ; je croyais Maria mourante. Lui-même n’osait demander ni espoir, ni encouragement. Ce n’était pas une demande de ma fille, mais une confidence involontaire, une effusion de douleur et de sympathie. Nous pleurâmes ensemble : je lui dis que son sentiment ajouterait à mon malheur, si j’étais destinée à celui de perdre ma fille ; que je la regretterais pour lui et pour moi. Je ne savais d’abord ce que je disais ; tant d’affliction ! tant de surprise ! J’étais tout-à fait troublée ; mais après quelque temps je lui dis que si Maria vivait, ce que j’osais encore espérer, le plus grand bonheur de ma vie serait de la lui donner ; et depuis notre arrivée, depuis que nous avons repris une délicieuse sécurité, je l’ai répété plus clairement, et je lui ai donné tous les encouragemens qui étaient en mon pouvoir. Le temps, et il ne sera pas long, ai-je dit, amènera tout à bien. Le cœur de Maria ne peut pas appartenir long-temps à un homme tel que Willoughby ; et votre propre mérite doit vous rassurer.

— Assurément il doit être tranquille sur vos intentions, dit Elinor ; mais cependant il ne me paraît pas content comme il devrait l’être.

— Non !… Il est si modeste ; il a tant de défiance de lui-même ! reprit madame Dashwood. Il croit que Maria est engagée trop profondément pour retrouver, de bien long-temps, la liberté de faire un autre choix, et même, dans ce cas, il ne peut s’imaginer que ce serait lui. Il parle de la différence de leurs âges et de leurs dispositions. Mais il se trompe tout-à-fait. Son âge est précisément celui qui convient à un mari qui doit être le guide et le protecteur de sa compagne. Son caractère, ses principes sont fixés ; il n’y a aucun changement à craindre, et quant à ses dispositions, elles sont précisément celles qui peuvent rendre votre sœur heureuse. Il calmera son imagination, quelquefois trop ardente ; il rétablira la paix dans son cœur. Ses manières, sa personne, tout est en sa faveur. Ma partialité pour lui ne m’aveugle point. Il n’est certainement pas aussi beau que Willoughby ; mais, à mon avis, il a quelque chose de plus agréable, de plus franc, de plus mâle. Ne vous rappelez-vous pas qu’il y avait quelque chose dans les jeux de Willoughby que je n’aimais point ?

Elinor ne put se le rappeler. Mme  Dashwood oubliait qu’elle avait dit souvent devant Maria, que Willoughby avait dans le regard quelque chose d’irrésistible. Elle ne le dit pas à sa mère, qui continua : et, quant à ses manières, vous ne me nierez pas, Elinor, qu’elles ne soient beaucoup plus faites pour attacher Maria. Cette simplicité naturelle, ce fonds de bonnes études, et même cette espèce de mélancolie dans ses propos, dans son attitude, s’accordent beaucoup mieux avec les dispositions réelles de votre sœur, que la vivacité, la gaieté souvent assez mal placée de Willoughby. Je suis persuadée à présent que si Willoughby avait été constant et qu’il eût épousé Maria elle n’aurait jamais été aussi heureuse avec lui qu’avec le colonel Brandon. Elle s’arrêta. Elinor ne voulut pas convenir avec elle de ce dernier point, pas du moins en entier ; il lui semblait que le cœur de Maria avait besoin d’amour ; mais madame Dashwood s’abandonnait toujours à ses nouvelles espérances. Le colonel était son héros du moment, et elle assura à sa fille que, feu son cher Henri excepté, elle n’avait jamais vu d’homme plus à son gré.

Delafort, dit-elle, n’est pas à une très-grande distance de Barton, supposé que nous y restions ; mais vraisemblablement nous serons plus près encore de notre Maria. On dit que c’est un grand village ; il se trouvera facilement quelque jolie petite maison près du château, qui convienne tout aussi bien à notre situation.

Pauvre Elinor ! voilà donc un nouveau plan pour la mener à Delafort, à côté d’Edward et de Lucy. Elle soupira profondément et garda le silence.

— Quant à la fortune aussi, continua Mme  Dashwood, sans faire attention au soupir de sa fille aînée, et ne songeant qu’à son projet de mariage pour sa favorite, à mon âge on y pense un peu ; et quoique je ne connaisse pas exactement celle du colonel, je crois qu’elle est très-honnête.

Ici elles furent interrompues par madame Jennings qui, de son côté, pensait sans le dire, que le colonel ne tarderait pas à épouser Elinor. Cette dernière se retira, alla rêver au bon succès de son ami auprès de sa mère, ne pouvant cependant s’empêcher de regretter et de plaindre Willoughby.


CHAPITRE XLVIII.


La maladie de Maria, quoique très-violente, n’avait pas été assez longue pour retarder sa convalescence. Sa jeunesse, sa force naturelle et la présence de sa mère la rendirent bientôt capable d’être levée chaque jour plus long-temps ; et le cinquième, depuis l’arrivée de madame Dashwood, elle se sentit la force de descendre au salon, appuyée sur sa bonne sœur. Il lui tardait, dit-elle, de revoir le colonel et de le remercier d’avoir été chercher sa mère. Dès qu’elle fut établie dans un bon fauteuil, on le fit demander. Le cœur de la maman nageait dans la joie.

L’émotion du colonel lorsqu’il entra fut très-visible. Il s’approcha d’elle, et en la voyant pâle, abattue, les yeux languissans, sa physionomie s’altéra au point qu’Elinor conjectura qu’il y avait quelque chose de plus que son affection pour Maria. Cette dernière lui présenta la main, en parlant de sa vive reconnaissance. Alors une si forte expression de douleur se répandit sur tous les traits du colonel ; un soupir si profond s’échappa de son cœur, qu’Elinor comprit tout ce qui s’y passait, et que les scènes douloureuses de la maladie et de la mort d’Elisa se retraçaient à sa mémoire. La ressemblance dont il avait fait mention était sans doute augmentée par la langueur actuelle de Maria, par ses yeux battus, sa pâleur, son attitude de malade, et l’expression de sa tendre gratitude.

Madame Dashwood le surveillait encore mieux que sa fille, et, ne sachant pas les détails de l’histoire du colonel, attribua tout ce qui se passait sur sa figure, à l’excès de sa passion, et vit dans les propos et les manières de sa fille quelque chose de plus que la simple reconnaissance. Deux ou trois jours après, Maria avait acquis assez de force pour se promener devant la maison, appuyée sur le colonel, puis un peu plus loin sur le joli sentier gravelé ; mais elle ne témoigna aucune envie d’aller jusqu’au temple grec, et laissa même percer une sorte d’effroi. Elinor qui en savait seule la raison ne l’en pressa pas, et comprit très-bien son impatience de quitter Cleveland, et de retourner à la chaumière. Ce désir devint si vif, que madame Dashwood, qui ne pouvait rien lui refuser, y céda. D’ailleurs, elle souhaitait aussi dans le fond de retourner chez elle et de retrouver sa petite Emma. Mais ce désir était combattu par celui qu’elle avait que sa fille s’attachât au colonel en vivant journellement avec lui.

— Les choses sont en bon train, disait-elle à Elinor ; c’est toujours son bras qu’elle prend pour se promener.

— Maman, il est ici le seul homme, répondait Elinor.

— Et moi je vous dis que bientôt il sera en effet le seul pour Maria. Mais enfin à présent elle veut retourner à sa chaumière, et c’est très-naturel. Il ne restera pas long-temps sans y venir.

Le soir même la proposition de partir fut faite. Mme  Jennings les chérissait ; mais sa chère Charlotte et son petit-fils lui tenaient aussi au cœur, et il y avait long-temps qu’elle en était séparée. Elle ne fit donc que quelques légères objections sur la santé de Maria, qui furent bientôt levées. Le colonel était attendu à Delafort pour les réparations du presbytère ; mais il s’était laissé persuader facilement que sa présence était nécessaire à Cleveland tant que mesdames Dashwood y seraient. Tout fut donc arrangé pour leur départ, qui devait avoir lieu le surlendemain. Le colonel exigea qu’elles prissent son carrosse, qui était plus grand et plus commode, et madame Dashwood y consentit, en espérant que ce serait bientôt celui de sa fille. Mais de son côté elle lui fit promettre que, dans quinze jours ou trois semaines au plus il viendrait les visiter à la chaumière.

Le moment de la séparation arriva, et ne fut pas sans attendrissement de tous les côtés. Maria ne croyait pas pouvoir assez témoigner de regrets et de reconnaissance à madame Jennings. Ses adieux furent si tendres, si pleins de respect et d’amitié, qu’ils réparèrent bien des négligences passées, qu’elle se reprochait amèrement. Elle prit congé du colonel Brandon avec la cordialité d’une amie et d’une sœur. Ce fut lui qui la plaça dans la voiture ; madame Dashwood et Elinor montèrent ensuite. Le tête à tête de madame Jennings et du colonel le reste de ce jour fut très-triste. Il était obligé d’attendre le retour de la voiture ; et madame Jennings ne voulut pas le laisser seul. Elle s’attendait presque à une confidence de ses sentimens pour Elinor. Il n’en fit point, mais parla de la mère et des filles avec enchantement.

Trois jours après la voiture revint avec l’agréable nouvelle que ce voyage s’était très bien passé, et que la convalescente n’était pas très-fatiguée. Le surlendemain madame Jennings et sa Betty partirent pour Londres, où les Palmer étaient retourné ; et le colonel, tout solitaire et tout pensif, prit le chemin de Delafort.

La famille Dashwood avait été deux jours en route pour ne pas fatiguer la malade : elle ne s’en trouva pas incommodée. Tout ce que peut l’affection la plus tendre, la plus zélée, fut employé de la part de ses deux sensibles compagnes ; aussi trouvèrent-elles leur récompense dans les rapides progrès de sa santé, dans la chaleur de son cœur et le calme de son esprit. Cette dernière observation surtout fit le plus grand plaisir à Elinor : elle qui l’avait toujours vue souffrir si cruellement, oppressée par l’angoisse de son cœur, n’ayant ni le courage de parler, ni la force de se taire, la voyait à présent avec une joie inexprimable, tranquille, résignée, contente par momens. Comme ce ne pouvait être que le résultat de réflexions sérieuses et de sa ferme volonté, il y avait lieu d’espérer que cela continuerait. En approchant néanmoins de Barton, qui était si plein de souvenirs pour elle, où chaque place, chaque arbre, chaque route parlaient à sa mémoire et à son cœur, elle devint silencieuse et pensive, et afin d’échapper à leur attention, elle se pencha sur la portière comme pour mieux voir le pays. Elinor ne put ni s’en étonner ni la blâmer ; et quand elle vit à ses yeux, en lui aidant à descendre de voiture, qu’elle avait pleuré, elle trouva que c’était une émotion trop naturelle pour exciter autre chose qu’une tendre pitié. Elle la pressa contre son cœur, en lui disant à demi-voix : Chère Maria ! ici encore nous pourrons être heureuses par notre amitié. – Ah ! oui, répondit Maria ; puis elle ajouta : Chère chaumière ! je veux t’aimer encore, et tes collines, et tes ombrages, et tes beaux points de vue, je les admirerai avec mon Elinor. Elle semblait se réveiller d’un songe pénible qui laisse encore des traces dans l’esprit, mais qu’on cherche à effacer. Lorsqu’elles entrèrent dans le petit salon, Maria tourna ses yeux tout autour avec un regard de fermeté décidée, comme si elle voulait s’accoutumer tout d’un coup à la vue de chaque objet avec lequel le souvenir de Willoughby était lié. Elle parla peu ; mais ce qu’elle dit respirait une douce gaieté, et si quelquefois un soupir s’échappait, elle souriait en même temps pour l’expier. Après dîner, elle voulut essayer de toucher de son piano ; elle s’y assit. Mais la première musique qu’elle ouvrit fut un opéra que Willoughby lui avait procuré, où il se trouvait des duo qu’elle avait chantés avec lui ; et sur la première feuille était écrit de sa main le nom de Maria. Elle secoua la tête, mit ce cahier de côté, et après avoir promené au hasard ses doigts sur les touches, elle se plaignit d’être encore trop faible ; elle ferma l’instrument, mais en déclarant que dès qu’elle serait plus forte elle comptait s’exercer beaucoup et réparer le temps perdu.

Le matin suivant, tous ces heureux symptômes continuèrent. Elle avait passé une bonne nuit, et le corps et l’esprit étaient encore plus fortifiés. Elle eut l’air de se retrouver avec grand plaisir dans leur jolie demeure. Elle témoigna son impatience de revoir Emma, et parla de leur vie de famille à la campagne, entourées de quelques bons voisins, comme du seul vrai bonheur. Quand le temps sera tout-à-fait beau, dit-elle, et mes forces bien revenues, nous ferons ensemble de longues promenades tous les jours ; nous irons à la ferme, de l’autre côté de la colline, où il y a de si jolis enfans ; nous irons voir les nouvelles plantations de sir Georges ; nous irons à Abeyland voir les ruines de l’ancien prieuré. Elle nomma ainsi une foule de sites qu’elle désirait de revoir ; mais Altenham n’était pas du nombre, et celui-là ne fut pas cité. Nous serons heureuses, dit-elle avec gaieté, notre été se passera doucement et utilement. Je ne veux pas me lever plus tard que six heures ; et tout le temps jusqu’à dîner sera employé entre la promenade, la lecture et la musique. J’ai formé un plan d’études un peu sérieuses, et je suis décidée de le suivre. Notre petite bibliothèque m’est déjà bien connue, et je la réserve pour l’amusement. Mais il y a de très-bons ouvrages anciens dans celle de Barton-Park ; et quant aux modernes, je les emprunterai du colonel Brandon, qui achète tout ce qui paraît de bon et d’intéressant. En lisant six heures par jour avec attention, je suis sûre d’acquérir dans une année un bon degré d’instruction, dont je reconnais que j’ai manqué jusqu’à présent, et qui sera pour moi une source de plaisirs.

Elinor la loua beaucoup d’un projet aussi vaste et aussi utile, mais en même temps elle souriait de voir cette imagination donner toujours dans les extrêmes, et sortir de l’excès de la langueur, de l’abattement, de l’oubli de soi-même, par l’excès de l’occupation et de l’étude. Ce sourire se changea bientôt en soupir lorsqu’elle se rappela la promesse solennelle qu’elle avait faite à Willoughby de dire à Maria ce qui pouvait un peu le justifier. Elle craignait de troubler de nouveau l’esprit et le cœur de sa sœur, qui paraissaient commencer à se bien guérir, et que ce qu’elle avait à lui communiquer ne détruisît, pour un temps du moins, ses projets de tranquillité. Elle résolut donc d’attendre quelque temps de plus pour que sa santé et sa raison eussent fait encore plus de progrès ; mais cette résolution ne tarda pas à s’évanouir.

Maria était restée trois ou quatre jours à la maison, le temps n’étant pas assez beau pour une convalescente. Mais enfin, un matin, la température était si douce, si agréable qu’elle fut tentée d’en profiter, et que madame Dashwood consentit à la laisser se promener, appuyée sur le bras de sa sœur, dans la prairie devant la maison, aussi long-temps qu’elle ne serait pas fatiguée. Les deux sœurs sortirent ensemble, marchant doucement, s’arrêtant quelquefois, et s’avancèrent assez loin pour voir en plein la colline qui dominait la chaumière de l’autre côté. Elles firent une pause. Maria regardait sa sœur en silence ; enfin elle dit, d’un ton assez calme, en étendant la main : C’est là, exactement là ; je reconnais la place. Voyez là où la pente est plus rapide ; c’est l’endroit où je tombai et où je vis Willoughby pour la première fois. — Sa voix faiblit un peu à cette dernière phrase ; mais bientôt elle se remit, et elle ajouta : Je suis charmée de sentir que je puis regarder cette place sans trop de peine… Pouvons-nous causer tranquillement sur ce sujet, chère Elinor ? ou bien, dit-elle en hésitant, vaut-il mieux ne nous en point occuper ? J’espère cependant que je puis à présent en parler comme je le dois.

Elinor l’invita tendrement à lui ouvrir son cœur.

— Je puis déjà vous assurer, dit-elle, que je n’ai plus nul regret pour ce qui le concerne. Je ne veux pas vous parler de mes sentimens passés, mais de mes sentimens actuels. À présent je vous jure, Elinor, que si je pouvais être satisfaite sur un seul point, je serais complètement tranquille. Ah ! s’il pouvait m’être accordé de croire qu’il m’a aimée une fois, qu’il ne m’a pas toujours trompée ! mais par-dessus tout, si je pouvais être assurée qu’il n’est pas aussi vicieux que je l’ai imaginé depuis l’histoire de cette infortunée jeune fille, et qu’il faudrait le croire pour que je dusse penser que c’était le sort qu’il me destinait ! Ah ! cette idée est cruelle, affreuse, et troublera toujours ma tranquillité.

Elinor recueillait toutes les paroles de sa sœur dans son cœur, et lui répondit : Si vous étiez donc convaincue qu’il n’a jamais eu sur vous de projets coupables et qu’il vous a vraiment aimée, vous seriez contente et tout-à-fait à votre aise ?

— Oui, oui, je vous le jure, et j’en suis sûre. Ma paix y est doublement intéressée ; car non seulement il est horrible de suspecter d’un tel dessein une personne qu’on a aussi passionnément aimée ; mais ce dessein me fait honte à moi-même. Je lui ai montré mon attachement avec tant de confiance et si peu de retenue, qu’il a pu peut-être en conclure qu’il trouverait peu de difficultés ; cependant je n’ai pas, à cet égard, à me plaindre de lui. Mais qui sait où pouvait m’entraîner une affection si vive pour un homme sans principes, qui regarde comme un jeu la perte d’une jeune personne ? Oh ! si je pouvais croire qu’il m’a mieux jugée !

— Et comment alors, dit Elinor, expliqueriez-vous sa conduite ?

— Je voudrais pouvoir supposer… Oh ! comme je serais heureuse si je pouvais seulement le croire inconstant, très-inconstant et rien de plus !

Elinor ne répondit pas ; elle débattait en elle-même s’il valait mieux commencer tout de suite l’histoire de la visite de Willoughby, ou différer encore. Elles restèrent quelques minutes en silence.

— Je crois me venger assez de lui, reprit Maria en soupirant, quand je souhaite que ses réflexions secrètes soient aussi pénibles que les miennes ; il en souffrirait assez pour l’amener peut-être au repentir.

— Comparez-vous votre conduite avec la sienne ?

— Non, je la compare à ce qu’elle aurait dû être, à la vôtre, Elinor.

— À la mienne ! vous avez tort ; nos situations ont si peu de ressemblance.

— Elles en ont plus que notre conduite. Ne permettez pas à votre bonté, ma chère Elinor, à votre indulgence pour moi, de défendre ce que votre jugement doit blâmer. Ma maladie m’a fait beaucoup de bien, elle m’a donné du loisir et du calme pour de sérieuses réflexions. Long-temps avant que j’eusse la force de parler j’étais capable de réfléchir : j’ai considéré tout le passé ; je n’ai vu dans ma propre conduite, depuis le premier instant de ma connaissance avec lui, l’automne dernière, rien autre chose qu’une suite d’imprudences envers moi-même, et de manques d’égards et de bonté envers les autres ; j’ai vu que mes propres sentimens avaient préparé mes souffrances, et que mon peu de courage pour les supporter m’avait conduite au bord du tombeau. Ma maladie, je le sais bien, a été entièrement causée par ma négligence sur ma santé, que je sentais s’altérer avec plaisir. Une légère circonstance, indépendante de moi, en a peut-être hâté le moment ; mais j’étais déjà très-malade, et je faisais tout ce que je pouvais pour aggraver mon mal : si j’étais morte, c’eût été par un véritable suicide. Je n’ai connu mon danger que lorsqu’il a été passé. Mais avec les pénibles remords que mes réflexions m’ont donnés, je m’étonne de mon rétablissement, je m’étonne que la vivacité de mon désir de vivre pour expier mes torts envers Dieu et envers vous toutes ne m’ait pas tuée. Si j’étais morte, dans quelle douleur vous aurais-je laissée, vous ma sœur, mon amie, ma fidèle et bonne garde, qui étiez en quelque sorte responsable de ma vie à notre mère ; vous qui aviez vu le chagrin, le désespoir des derniers temps de mon existence, et tous les coupables murmures de mon cœur, la détruire peu à peu ! Comment aurais-je occupé votre souvenir ! Quels sentimens cruels, amers, auriez-vous eus toute votre vie en vous rappelant votre pauvre Maria ! Et notre bonne maman que vous auriez eu la pénible tâche de consoler, sans pouvoir peut-être y réussir ! Ah ! combien j’avais été coupable en désirant, en provoquant la fin de ma vie ! Combien je m’abhorrais moi-même ! Quand je regarde ma conduite passée, je n’y vois que des devoirs négligés, des faiblesses et des torts. Chacune de mes connaissances était en droit de se plaindre de moi. La continuelle bonté de l’excellente madame Jennings, je l’ai payée d’un ingrat mépris, d’une négligence impardonnable ; avec les Middleton, les Palmer, même les Stéeles, j’ai été insolente et souvent injuste ; et ce digne colonel Brandon ! combien n’ai-je pas de reproches plus cruels encore à me faire ? Je m’endurcissais le cœur contre toutes nos connaissances ; je m’irritais moi-même de leurs attentions ; je leur cherchais des défauts, des ridicules. Avec John, avec Fanny même, quelle qu’ait été leur conduite, je n’ai pas été comme j’aurais dû l’être avec le fils de mon père ; j’envenimais leurs torts au lieu de les pallier. Mais vous, mon Elinor, mon incomparable amie, mais ma mère, la meilleure des mères ! combien vous ai-je tourmentées de mes peines ! Moi qui connaissais votre cœur, votre attachement sans borne pour moi, qui devait me consoler de tout ; quelle influence a-t-il eue sur mes chagrins ? Aucune ; je m’y suis livrée tout entière, sans penser combien je vous affligeais inutilement, et sans le moindre avantage pour vous ou pour moi-même. Je me croyais bien sensible, et je n’étais qu’une égoïste. Votre exemple, Elinor, était devant moi ; l’impression qu’il me fit ne fut que momentanée ; et je me replongeai bientôt dans ma mélancolie, sans penser combien elle augmentait vos peines. Ai-je cherché à imiter votre courage, à diminuer votre pénible contrainte, en partageant tout ce que la complaisance ou la reconnaissance vous obligeait à faire, et dont je vous ai laissée entièrement chargée sans vous aider en rien ? Non, pas plus quand je vous ai sue aussi malheureuse que moi, que lorsque je vous croyais heureuse. J’ai rejeté loin de moi tout ce que le devoir et l’amitié me prescrivaient, accordant à peine qu’il pût exister d’autres chagrins que les miens, regrettant seulement celui qui m’avait abandonnée et trompée, qui avait médité ma perte, et vous laissant souffrir pour moi, sans m’en inquiéter, vous pour qui je professais une amitié si tendre, et qui m’en montriez une si dévouée,… Oh ! mon Elinor, votre cœur me pardonnera, je le sais ; mais le mien me reprochera toute ma vie une conduite aussi condamnable.

Ses pleurs et ses sanglots l’empêchèrent de continuer. Elinor y mêlait les siens et les plus tendres caresses ; et, sans trop la flatter, sans nier la vérité des reproches qu’elle se faisait à elle-même, elle se plaisait à les adoucir, à lui répéter combien sa franchise et son noble repentir les effaçaient, à la relever à ses propres yeux. Maria serra tendrement sa main, en lui disant : Vous êtes trop bonne, chère Elinor. L’avenir seul peut tout réparer, et il le fera. J’ai formé un plan de vie, et je le suivrai. Tous mes sentimens seront gouvernés par la raison ; et mon caractère naturel, qui n’est pas mauvais, quoique ma conduite l’ait été, s’améliorera encore ; il ne sera plus un tourment pour les autres et une torture pour moi-même. Je vivrai seulement pour ma famille. Ma mère et mes sœurs seront le monde pour moi, et c’est bien assez pour m’y attacher et me faire aimer la vie, où j’ai une si bonne part de douces affections pour de chers objets qui ne me tromperont jamais. Vous les partagerez entre vous. Je n’aurai pas, j’en suis bien sûre, le moindre désir de m’éloigner de la maison et de vous quitter ; mais je vous suivrai dans la société de nos amis et de nos voisins, pour y réparer mes torts, pour y être plus humble, plus douce, plus attentive, et prouver que mon cœur est changé, à cet égard du moins ; car je n’ose dire encore, je n’ose promettre qu’il oublie jamais entièrement… Mais je ne ferai rien pour entretenir un sentiment qui serait coupable ; au contraire, j’emploierai toutes mes forces à le combattre, et j’espère y réussir. Si je ne puis parvenir à l’anéantir complètement, je puis au moins le régler, le tenir en bride par la religion, par la raison, par une constante application, et par l’étude.

Elle s’arrêta, puis elle ajouta d’une voix basse : S’il m’était possible seulement de connaître son cœur, de savoir quels ont été ses projets, je serais tout-à-fait contente.

Elinor ne balança plus à lever ce voile, et y fut complètement entraînée, puisqu’elle le pouvait sans hasarder la paix de sa sœur, et au contraire avec l’espoir de la lui rendre en entier. Elle la fit asseoir à côté d’elle sur un gazon assez sec pour n’avoir rien à craindre pour sa santé, et la pria de l’écouter.

Elle ménagea son récit avec adresse et précaution, à ce qu’elle croyait du moins ; mais dès qu’elle eut nommé Willoughby, le visage de Maria s’altéra visiblement. Grand dieu ! c’était lui, s’écria-t-elle ; vous l’avez vu à Cleveland, si près de moi ?… Elle ne put rien dire de plus, mais fit signe à sa sœur de continuer. Elle tremblait ; ses jeux étaient fixés vers la terre ; ses lèvres devinrent aussi pâles que le jour qu’on désespérait de sa vie ; des larmes coulaient sur ses joues décolorées, et sa main pressait celle de sa sœur, qui lui racontait cette visite, mais non pas précisément comme on l’a lue. Elle se contenta de lui dire exactement, tout ce qui pouvait, à quelques égards, justifier Willoughby. Elle rendit justice à son repentir, et ne parla de ses sentimens actuels que pour faire connaître son respect et sa parfaite estime. À mesure qu’elle avançait dans sa narration, la physionomie de Maria reprenait un peu de sérénité. Elle releva ses yeux et les porta d’abord sur sa sœur, puis vers le ciel : Mon dieu ! dit-elle quand Elinor eut fini, combien je vous rends grâce ! je ne désire rien de plus. Puissé-je être digne de l’excellente sœur que vous m’avez donnée ! Elles s’embrassèrent tendrement et reprirent le chemin de la maison, d’abord en silence ; ensuite Maria hasarda faiblement quelques questions sur Willoughby. Elinor lui dit tout ce qu’elle désirait savoir. Elles ne parlèrent que de lui jusqu’à la porte de la maison. Dès qu’elles y furent entrées, Maria jeta encore ses bras autour du cou de sa sœur, la remercia, et lui dit en la quittant : Chère Elinor, dites tout à maman ; ensuite elle monta l’escalier et se retira dans sa chambre. Elinor trouva fort naturel qu’elle eût besoin de quelques instans de solitude, et avec un mélange de sentimens doux et pénibles, elle entra auprès de sa mère pour remplir la commission de Maria.


CHAPITRE XLIX.


Madame Dashwood n’entendit pas sans émotion l’apologie de son premier favori ; elle se réjouit de ce qu’il était justifié du plus grand de ses torts, celui d’avoir eu le projet de séduire Maria. Elle était fâchée de son malheur ; elle voudrait apprendre qu’il fût heureux. Mais… mais le passé ne pouvait s’oublier. Rien ne pouvait faire qu’il n’eût pas été vain, égoïste, inconstant, intéressé ; rien ne pouvait le rendre sans tache aux yeux de la mère de Maria ; rien ne pouvait effacer le souvenir des souffrances de cette fille chérie, du danger dont elle sortait à peine ; rien ne pouvait le justifier de sa conduite coupable envers Caroline ; rien ne pouvait lui rendre la première estime de madame Dashwood, ni nuire aux intérêts du colonel. Si madame Dashwood avait, comme Elinor, entendu l’histoire de Willoughby de sa propre bouche ; si elle avait été témoin de son affliction, et sous le charme de ses manières et de sa belle figure, il y a toute apparence que sa compassion aurait été plus grande. Mais il n’était ni au pouvoir ni dans la volonté d’Elinor de rendre en entier à Willoughby la trop vive prévention de sa mère, de faire même éprouver à cette dernière l’espèce de pitié inutile, douloureuse, presque accompagnée de regrets, qu’elle avait ressentie au premier moment, et que la réflexion avait déjà calmée. Elle se contenta donc de déclarer la simple vérité, de rendre justice aux intentions de Willoughby, au fond de son caractère, mais sans le moindre de ces embellissemens romanesques qui excitent la sensibilité et qui montent et égarent l’imagination.

Dans la soirée, quand elles furent réunies, Maria commença la première à parler de lui. Ce ne fut cependant pas sans efforts, quoiqu’elle fît tout ce qui dépendait d’elle pour se surmonter ; mais sa rougeur, sa voix tremblante le disaient assez. Elle surprit même un regard inquiet de sa mère sur Elinor. Non, non, maman, lui dit-elle, soyez tranquille ; je vous assure à toutes les deux, que je vois les choses comme vous pouvez le désirer. Mme Dashwood voulait l’interrompre par quelques mots de tendresse ; mais Elinor qui désirait connaître à fond l’opinion de sa sœur, engagea par un léger signe sa mère au silence. Maria continua : Ce qu’Elinor m’a dit ce matin a été pour moi une grande consolation ; j’ai entendu exactement ce que je désirais d’entendre…… Pour quelques instans sa voix s’éteignit ; mais se remettant, elle ajouta avec plus de calme : Je suis actuellement parfaitement satisfaite, et je ne voudrais rien changer. Je n’aurais jamais été heureuse avec lui ; quand tôt ou tard j’aurais su ce que je sais à présent, je n’aurais plus eu pour lui ni estime ni confiance ; il n’y aurait plus eu de sympathie avec mes sentimens.

— Je le sais ; j’en suis sûre, s’écria sa mère. Heureuse avec un homme sans principes, avec un libertin, un séducteur, avec celui qui a si fort injurié notre plus cher ami, le meilleur des humains ! Non, non, ma chère Maria n’a pas le cœur fait pour être heureuse avec un tel homme ! Sa conscience si pure, si délicate, aurait senti tout ce que celle endurcie de son mari ne sentait plus.

Elle allait trop loin. Elinor vit le moment où Maria prendrait vivement le parti de Willoughby. Mais celle-ci soupira seulement profondément et répéta : Je ne voudrais rien changer que… Je ne voudrais pas qu’il fût trop malheureux. Pauvre Willoughby ! privé à jamais de tout bonheur domestique ! Des larmes remplirent ses yeux.

— Je crains, je crains fort, dit Elinor, qu’il n’en eût été privé quelque femme qu’il eût épousée, et même avec vous, Maria ; ou du moins bien sûrement vous n’auriez joui vous-même d’aucun bonheur. Votre mariage avec un jeune homme d’un tel caractère, vous aurait enveloppée dans un genre de troubles et de chagrins dont vous ne pouvez vous faire aucune idée, et qu’une affection aussi incertaine que la sienne, vous aurait faiblement aidée à supporter : c’est le tourment de la pauvreté. Il convient lui-même d’avoir toujours été un dissipateur ; et toute sa conduite prouve que le mot de privation est à peine entendu de lui. Son goût pour la dépense joint à votre inexpérience et à une générosité qui vous est naturelle, aurait consumé vos très-minces revenus, et vous aurait jetés dans des inquiétudes et des angoisses d’un autre genre, mais non moins cruelles que celles que vous avez éprouvées. Votre bon sens, votre honneur, votre probité vous auraient engagée, je le sais bien, dès que votre situation vous aurait été connue, à toute l’économie qui peut dépendre d’une femme, et peut-être auriez-vous même joui des privations et de la frugalité que vous vous seriez imposées à vous-même dans ce but ; mais auriez-vous pu les faire partager à un mari qui n’en avait pas l’habitude, et qui se serait éloigné, par cela même, de vous et de votre maison ? Auriez-vous pu, seule, empêcher une ruine commencée avant votre mariage ? La pauvreté, chère Maria, supportée avec quelqu’un qu’on aime, peut avoir ses douceurs, mais plus dans les romans que dans la réalité. Il est trop vrai qu’elle empoisonne tout, qu’elle flétrit tout, même le sentiment. Elle aigrit l’humeur ; elle détruit la gaieté et les agremens de l’esprit. Êtes-vous sûre que l’amour de Willoughby, que le vôtre même auraient résisté à sa funeste influence, et que vous n’auriez pas fini par déplorer tous les deux une union si fatale, ou, sinon tous les deux, du moins lui seul qui est plus égoïste que sensible, et attache un grand prix aux jouissances de la vie ? Elinor s’arrêta. La vérité du tableau qu’elle traçait l’avait entraînée. Elle avait voulu détourner l’attendrissement de sa sœur sur le sort de Willoughby, parce qu’il l’aurait conduite à regretter encore de n’avoir pas été chargée de son bonheur ; elle désirait lui démontrer que ce bonheur était impossible.

Maria l’avait écoutée attentivement. Ses lèvres tremblaient ; son regard exprimait l’étonnement le plus profond ; jamais encore elle n’avait envisagé Willoughby sous ce point de vue. Sa conduite avec la fille adoptive du colonel lui prouvait son libertinage, son mariage, qu’il était inconstant ; mais l’entendre accuser d’égoïsme, ce Willoughby dont elle avait si souvent admiré la générosité, la grandeur d’ame, tout ce qui était en sympathie avec elle… Égoïste ! répéta-t-elle, lui égoïste ! Est-ce que vous le pensez réellement ?

— Toute sa conduite, reprit Elinor, du commencement à la fin, a été basée sur le plus parfait égoïsme. C’est l’égoïsme qui lui fit différer l’aveu de son attachement pour vous, lorsque son cœur l’éprouva, non pas avec cet abandon, cette confiance qui caractérise le véritable amour, mais balancé par son propre intérêt. Ses propres jouissances, son bien-être personnel me paraissent toujours avoir été sa règle et son principe.

— Oui, dit Maria, rien n’est plus vrai ; mon bonheur ne fut jamais son motif ; mais cependant vous me disiez…

— À présent, continua Elinor, il regrette de ne s’être pas conduit autrement ; mais pourquoi le regrette-t-il ? parce qu’il trouve qu’il a manqué son but et qu’il n’a pas rendu sa vie heureuse comme il l’espérait. Sa situation, quant à la fortune, est meilleure. De ce côté il n’est point en souffrance ; il s’afflige seulement de ce que sa femme n’a pas un caractère aussi aimable que le vôtre. Mais suit-il de là que s’il vous avait épousée il aurait été plus heureux ? Il se serait plaint alors de n’être pas plus riche, et sans doute il aurait trouvé qu’un bon revenu, une bonne maison, de beaux chevaux, etc. etc., sont aussi nécessaires au bonheur domestique qu’une femme aimable.

— Je n’en ai aucun doute, dit Maria, et je n’ai rien à regretter que ma propre folie.

— Dites plutôt l’imprudence de votre mère, ma chère enfant, dit madame Dashwood ; c’était à moi de vous guider, et j’étais sous le charme au moins autant que vous-même.

Maria voulait répondre ; mais Elinor, contente de ce que chacune sentait ses erreurs, voulut éviter des souvenirs du passé, qui pouvaient affaiblir les résolutions de sa sœur. Elle aima mieux continuer à parler des torts de Willoughby, que de son charme séduisant. Une observation, dit-elle, qu’on peut tirer de toute cette histoire, c’est que bien rarement le crime, ou, si ce mot est trop dur, une faute grave contre la vertu reste impunie. Tout le malheur de Willoughby vient de son indigne conduite avec Caroline Williams ; c’est ce qui lui a fait perdre l’estime, l’amitié et la fortune de madame Smith. Sans cela il aurait pu vous épouser et être riche. Maria en convint ; et madame Dashwood leur raconta à cette occasion, que non seulement cette dame persistait dans son indignation contre Willoughby, mais que son mariage, tout brillant qu’il était, l’avait beaucoup augmentée, et qu’elle n’y voyait que de l’obstination dans le crime, un moyen de se soustraire entièrement à la réparation qu’elle en exigeait, et une profanation positive du saint sacrement du mariage, en épousant, par un sordide intérêt, une femme mondaine et qu’il n’aimait pas. Madame Smith était d’une famille de méthodistes ou puritains ; elle avait été élevée dans l’idée que la séduction de l’innocence, et le mariage avec une autre que celle qu’on a séduite, étaient les plus grands de tous les péchés. Résolue donc à punir le coupable déjà dans ce monde, sans pardon et sans rémission, elle avait fait venir chez elle une parente éloignée, nommée madame Summers, et son fils, et les avait déclarés ses héritiers. Son testament était déjà fait et déposé chez un homme de loi. Madame Dashwood savait ces détails du vicaire de la paroisse, digne et vieux ecclésiastique qui, à ce titre, était seul reçu à Altenham. Il avait ajouté de grands éloges de cette madame Summers, qui soignait sa bienfaitrice avec la plus active reconnaissance ; et madame Smith, disait-il, se trouvait bien heureuse, dans son état de maladie, d’avoir échangé les négligences d’un jeune homme frivole et libertin, contre les attentions d’une jeune femme reconnaissante et sensible.

Je suis bien aise, dit Maria en souriant, que quelqu’un ait gagné quelque chose à mon malheur. M. Willoughby n’a plus besoin de la fortune de sa cousine. Elle sera mieux placée ; et je ne suis pas fâchée qu’il n’ait plus l’occasion de revenir dans mon voisinage.

En effet, depuis cet entretien elle reprit, non pas de la gaieté, mais plus de sérénité. Emma revint, et ce fut un grand plaisir. La famille de la chaumière fut encore une fois réunie ; et leur vie douce et paisible recommença tout comme avant que leurs cœurs eussent été si vivement agités. Mais leur paix était plus apparente que réelle. Maria était encore faible et mélancolique par momens lorsqu’elle se laissait aller à ses pensées. Pour s’en distraire elle exécuta avec courage le plan qu’elle s’était tracé d’études et de lectures suivies, où souvent elle associait sa jeune sœur ; elle fit aussi les longues promenades qu’elle avait méditées, mais avec une de ses sœurs, et ne cherchant plus la solitude. Elles rencontrèrent plusieurs fois, dans leurs excursions, la parente et future héritière de madame Smith, qui se promenait de son côté en cherchant des fleurs pour un herbier. La botanique était une des études que Maria avait commencées, et à laquelle elle se livrait avec la vivacité qu’elle mettait à tout. Ce même but dans leurs courses les rapprocha ; elles se parlèrent ; et mesdemoiselles Dashwood trouvèrent qu’elle méritait tous les éloges que le vicaire en avait faits à leur mère ; elle était jeune et jolie, ou plutôt très-agréable. Elle était simple, modeste, timide, mais lorsqu’elle fut familiarisée avec ses nouvelles connaissances, elle parla bien et avec un son de voix très-doux. Elles auraient voulu l’engager à venir à la chaumière ; mais elle ne quittait madame Smith que pour des quarts d’heures pendant son sommeil, et leurs rencontres même furent toujours assez courtes. Maria qui lui avait parlé avec un peu de peine la première fois, en était à présent enchantée. Je n’aurais jamais cru, disait-elle à Elinor, me plaire autant avec quelqu’un qui me parle d’Altenham, et qui demeure avec madame Smith. Mais du moins elle ne lui parlait pas de Willoughby, et c’était assez naturel.

Elinor commençait à s’impatienter de ne rien savoir d’Edward. Elle n’en avait pas entendu parler depuis qu’elle avait quitté Londres ; elle ignorait s’il était consacré, s’il était marié. Ni madame Jennings, ni son frère à qui elle écrivait quelquefois, ne lui en parlaient. Seulement, dans la première lettre qu’elle avait reçue de madame Dashwood, il y avait cette phrase : « Nous ne savons rien de notre infortuné Edward, et nous ne pouvons faire aucune enquête sur un sujet prohibé dans notre famille ; mais de ce silence même nous concluons qu’il est encore à Oxford. » Voilà tout ce qu’elle en avait appris dans cette correspondance, rendue plus fréquente par la maladie de Maria. Dans les autres lettres, le nom même d’Edward ne se trouvait pas. Elle était donc à cet égard condamnée à une complète ignorance.

Thomas, leur domestique, fut envoyé un matin à Exceter pour des commissions ; il revint au moment du dîner, et tout en le servant il rendait compte à ses maîtresses des affaires dont il avait été chargé. Quand il eut fini il dit encore : Je suppose que vous savez, mesdames, que M. Ferrars est marié avec la plus jeune des demoiselles Stéeles, mademoiselle Lucy.

Maria tressaillit et tourna les yeux sur Elinor qui pâlissait excessivement. Dieu ! ma sœur, s’écria Maria, et en disant cela, elle tomba elle-même sur le dossier de sa chaise, avec un violent tremblement nerveux. Mme  Dashwood, dont le regard s’était aussi porté sur Elinor, et qui l’avait vue pâlir, eut encore l’effroi de l’état de Maria, et ne savait à laquelle de ses filles aller. Maria cependant demandait des secours plus pressans. La tremblante Elinor se leva pour les donner, mais elle fut obligée de se rasseoir. Thomas sonna la femme de chambre, qui, avec l’aide de madame Dashwood et d’Emma, conduisit Maria dans sa chambre. Elle fut bientôt mieux ; et sa mère la laissant aux soins d’Emma, revint auprès d’Elinor. Quoique très-troublée encore, cette dernière avait repris un peu de son courage et commençait à questionner Thomas. Sa mère s’en chargea pour elle ; et elle en fut bien aise : sa voix n’était pas encore très-rassurée.

— Qui vous a dit que M. Ferrars était marié, Thomas ? demanda madame Dashwood.

— J’ai vu M. Ferrars moi-même, madame, ce matin à Exceter et sa dame aussi ; ils étaient ensemble dans une chaise de poste arrêtée devant la nouvelle auberge de Londres. J’étais allé là pour faire un message de Sally à son frère, qui est un des postillons. Je regardai par hasard dans cette chaise et je reconnus à l’instant mademoiselle Lucy Stéeles. Elle me regardait aussi : j’ôtai bien vite mon chapeau. Elle m’a reconnu et m’a appelé, et s’est informée de vous, madame, et de vos jeunes demoiselles, principalement de mademoiselle Maria. Elle m’a chargé de vous faire ses complimens à toutes les trois et ceux de M. Ferrars, et de vous dire combien ils étaient fâchés de n’avoir pas le temps de vous voir, mais qu’ils étaient très-pressés d’aller plus loin…je ne sais où…… qu’ils y resteraient quelque temps ; mais qu’à leur retour ils viendraient bien sûrement vous visiter.

— Mais vous a-t-elle dit qu’elle était mariée, Thomas ?

— Oui, madame ; et comme je la nommais miss Stéeles, elle sourit et me dit qu’elle avait changé de nom depuis que je ne l’avais vue. Madame sait bien comme elle est toujours affable, cette jeune dame, comme elle parle à tout le monde, même aux domestiques ! Elle n’est pas fière du tout, quoiqu’elle soit très-belle, et pas plus depuis qu’elle est madame Ferrars que lorsqu’elle était miss Stéeles.

— Et son mari était dans la chaise avec elle, dites-vous ?

— Oui, madame, je l’ai vu appuyé comme cela sur la portière ; mais il ne m’a rien dit. Il n’est pas comme sa femme ; il n’aime pas à causer, comme madame sait.

Le cœur d’Elinor pouvait aisément comprendre qu’Edward n’eût rien à dire à Thomas ; et madame Dashwood donna la même explication à son silence.

— Est-ce qu’il n’y avait personne autre dans la chaise ?

— Non, madame ; seulement eux deux.

— Savez-vous d’où ils venaient ?

— Ils venaient de Londres, à ce que miss Lucy… madame Ferrars, veux je dire, m’a fait l’honneur de m’apprendre. Elle m’a dit aussi où ils allaient ; mais je ne puis me le rappeler… à… à… ; ce nom m’est échappé. Mais ils n’y resteront pas long-temps. Elle m’a bien promis… m’a ordonné de vous promettre de sa part, et de celle de son mari ; qu’ils vous verraient bientôt.

Madame Dashwood regarda sa fille avec anxiété ; elle la trouva plus calme qu’elle ne l’espérait. Elinor souriait, mais avec un peu d’amertume ; elle reconnut Lucy toute entière à ce message, car elle était bien sûre qu’Edward ne pouvait désirer de la voir. Ils vont sans doute chez leur oncle Pratt, près de Plymouth, dit-elle à voix basse à sa mère, et bien sûrement ils ne viendront point ici.

Thomas semblait avoir tout dit, et cependant Elinor avait l’air de désirer encore quelque chose. Le cœur de madame Dashwood la devina.

— Les avez-vous vus partir ? demanda-t-elle encore.

— Non, madame ; j’ai seulement vu arriver les chevaux de poste ; mais je craignais d’arriver trop tard pour servir à table, et je ne me suis pas arrêté plus long-temps.

— M. Ferrars avait-il l’air bien portant ?

— Oui, madame, comme à l’ordinaire. Je ne l’ai pas, il est vrai, beaucoup regardé ; mais madame Ferrars est à merveille ; c’est une très-jeune et très-belle dame ! Elle avait un chapeau noir tout garni de plumes, et un bel habit de voyage qui lui allait très-bien. Ah ! qu’elle a l’air heureux et content d’être mariée celle-là !

Madame Dashwood ne demanda plus rien. Thomas avait desservi la table. Maria avait fait dire qu’elle ne voulait plus rien. Elinor n’avait pas plus d’envie de manger ; et le dîner retourna à l’office sans qu’on y eût touché. Emma elle-même, malgré l’appétit de quatorze ans, était trop inquiète de ses sœurs pour s’occuper du dîner. Elle aimait tendrement Maria, et préféra rester auprès d’elle. Madame Dashwood leur envoya un peu de dessert et de vin, et resta seule avec Elinor. Elles furent assez long-temps en silence, occupées des mêmes pensées. Madame Dashwood craignait de hasarder une remarque, ou d’offrir une consolation. Malgré l’empire que sa fille aînée avait sur elle-même, et qu’elle tâchait d’exercer dans ce moment autant qu’il lui était possible, il était facile à sa mère de s’apercevoir qu’elle souffrait beaucoup. Elle vit alors que cette intéressante jeune personne s’était efforcée, en parlant de son chagrin, d’en adoucir l’impression pour ne pas ajouter à celui de sa mère ; elle vit que sa raison et son courage n’altéraient en rien sa sensibilité, et qu’elle avait été dans l’erreur, en pensant que sa fille aînée n’avait pas regretté Edward autant pour le moins que Maria avait regretté Willoughby, et avec de plus justes motifs. Elle se reprochait de s’être laissé dominer entièrement par le malheur de l’une de ses filles, et d’avoir été injuste, inattentive, et presque dure pour l’autre, qui cachait mieux son affliction. Elle aurait voulu réparer ses torts, mais elle craignait de l’attendrir encore davantage. Enfin elles se regardèrent, tombèrent dans les bras l’une de l’autre, et leurs larmes se confondirent.

— Bonne maman ! dit Elinor, dès qu’elle put parler, vos filles ne sont pas heureuses par l’amour ; mais on ne peut avoir tous les bonheurs ; et l’amour filial et l’amour maternel ne sont-ils pas les plus grands de tous les bonheurs de la vie ?


CHAPITRE L.


Elinor éprouva bientôt la différence qu’il y a entre l’attente d’un fâcheux événement, et la certitude ; elle s’avoua qu’en dépit de sa raison elle avait toujours admis un léger espoir, tant qu’Edward ne serait pas marié, qu’il arriverait quelque chose qui romprait son mariage avec Lucy, soit des réflexions sur le caractère de cette jeune personne, soit la médiation de quelques amis, soit quelque établissement plus avantageux pour Lucy… Mais actuellement tout était fini ; ils étaient mariés, et elle condamna son propre cœur de cette flatterie cachée qui augmentait encore sa peine. Jamais elle n’avait mieux senti combien Edward lui était cher, qu’au moment où elle devait y renoncer pour toujours. Dans les commencemens de son inclination pour lui, elle s’y abandonna sans crainte ; il ne lui vint pas alors dans l’esprit qu’il y eût des obstacles à un mariage entre elle et le frère de sa belle-sœur. Quand ensuite cette dernière le lui fit sentir, il était déjà trop tard pour en revenir à l’indifférence pour un homme qui lui convenait sous tous les rapports. D’ailleurs cet homme serait libre un jour de se marier à son gré, et dans chaque occasion il déclarait positivement que c’était la seule chose sur laquelle il ne prendrait de conseil de personne que de son propre cœur. Elinor sentait dans sa conscience qu’elle ferait son bonheur, puisque toute sa conduite annonçait qu’il lui était tendrement attaché. Madame Dashwood le désirait ; et ni l’une ni l’autre n’imaginaient que madame Ferrars, qui paraissait aimer son gendre, voulût le blesser en refusant une de ses sœurs pour belle-fille. Elle sentait à présent combien elle s’était bercée de chimères, et que son bonheur était évanoui sans retour !

Elle ne comprenait pas ce qui avait pu décider Edward à se marier aussi vite, vraisemblablement avant sa consécration, et ne pouvant encore aller habiter son presbytère ; mais elle savait combien Lucy était vive et active quand son intérêt personnel était en jeu. Elle avait voulu sans doute s’assurer de lui et ne pas courir les risques d’un délai. Ils s’étaient mariés à Londres, et ils allaient sûrement passer quelque temps chez leur oncle Pratt à Longstaple, en attendant qu’ils eussent une habitation à eux. Qu’est ce qu’Edward devait avoir senti en étant à quatre milles de Barton, en voyant le domestique de la chaumière, en entendant le message de sa femme ? Son silence complet l’exprimait bien ; son cœur était trop oppressé pour qu’il pût dire un seul mot ; et la pauvre Elinor souffrait autant pour lui que pour elle-même. Du moins elle était libre ! mais lui, avec qui était-il associé pour la vie ? Elle aurait bien pu dire aussi, comme Maria disait de Willoughby : Pauvre Edward, privé pour toujours du bonheur domestique ! Elle supposait qu’ils seraient bientôt établis à Delafort, Delafort ! cette place à laquelle tout conspirait à l’intéresser, qui serait peut-être un jour aussi la demeure de sa sœur, qu’elle désirait et craignait encore plus de connaître. Elle se les représentait dans leur joli presbytère, si bien arrangé par les soins de leur protecteur. Elle voyait Lucy active et ménagère avec vanité ; unissant une apparence d’élégance et de dépense devant les étrangers, à la frugalité la plus parcimonieuse quand ils seraient en tête à tête ; économisant sou sur sou pour briller quelques mois d’hiver à Londres, et laisser son mari seul à ses devoirs de pasteur ; causant familièrement avec tous les paysans, et, exigeant d’eux avec rigueur leurs redevances ; ne donnant jamais rien et recevant tout ; poursuivant sans cesse son intérêt personnel ; ne songeant qu’à elle seule au monde, et trop contente d’elle-même, quand par quelque ruse elle avait obtenu quelque avantage ; courtisant le colonel Brandon, madame Jennings et tous les amis riches, etc. etc. Elle voyait Edward, le pauvre Edward ! Hélas ! elle ne savait pas elle-même comment elle devait le voir, heureux ou malheureux. Rien ne lui plaisait : elle détournait autant qu’elle pouvait ses pensées de lui ; mais elles y revenaient sans cesse.

Elle ne comprenait pas non plus qu’aucune de ses connaissances de Londres ne lui écrivît ce mariage, ne lui en dît les particularités. À quoi pensait madame Jennings, pour qui un mariage était toujours un événement intéressant dont elle aimait à causer ? Et le colonel, n’avait-il donc rien à lui dire de son nouveau pasteur ? Ils lui paraissaient tous coupables au moins de paresse et de négligence.

— Ne voulez-vous pas écrire au colonel Brandon, chère mère, et lui rappeler la promesse de venir nous voir ? dit-elle un matin à madame Dashwood.

— Je l’ai fait, mon ange ! lui répondit-elle, la dernière semaine ; et comme il ne m’a pas répondu, et que je le pressais beaucoup d’arriver, je l’attends d’un jour à l’autre. Je ne serais pas surprise de le voir ce soir ou demain. Faites préparer sa chambre, mon cher amour ! Combien je me réjouis de le revoir ! Il sera bien étonné de trouver Maria aussi bien. En revenant de la promenade elle avait des couleurs, elle était presque aussi jolie qu’avant ses chagrins ; ne le trouvez-vous pas ? Il me tarde que ce cher colonel la voie.

Il tardait aussi à Elinor de le voir, d’apprendre de lui tout ce qu’il saurait sans doute de M. et madame Ferrars. Elle alla faire arranger la chambre destinée aux visites, et fit bien, car en rentrant au salon elle vit de la fenêtre un homme à cheval s’avancer. Le voilà ! s’écria-t-elle ; c’est le colonel ! Sa mère et ses sœurs regardent aussi. Il était dans la cour ; il descendait de sa monture, et… ce n’était pas le colonel Brandon, c’était… Edward en personne. Est-ce possible ? s’écrie Elinor, c’est Edward ! Edward ! répétèrent-elles avec émotion et surprise. Elinor est la plus calme ; elle fait un effort inouï. Hé bien ! c’est Edward, notre ancien ami, qui vient de chez son oncle pour nous voir. Faites entrer, dit-elle à Thomas qui l’annonçait. Je veux être calme, je veux être maîtresse de moi-même. Je vous en conjure, ma mère, mes sœurs, recevez-le bien, sans froideur, sans gêne. On n’eut pas le temps de lui répondre. Il est à la porte, il entre…

Certes il n’avait pas la contenance d’un heureux époux ; il était aussi pâle, aussi ému que celles qui le recevaient. Son regard baissé semblait redouter leur réception et sentir qu’il n’en méritait pas une bonne. Madame Dashwood en fut touchée, et, tant pour suivre la recommandation de sa fille que celle de son propre cœur, elle le salua avec une bienveillance un peu forcée, lui tendit la main, et lui souhaita joie et bonheur, mais avec un ton bien différent de sa manière ordinaire.

Il rougit et bégaya une réponse inintelligible. Elinor voulut dire comme sa mère ; elle ne put articuler un mot. Elle voulut aussi lui donner la main ; c’était trop tard, il s’était assis. Au bout d’une minute elle prit une contenance qu’elle crut très-naturelle, et avec un son de voix altéré, parla du beau temps qu’il avait eu pour sa course. Maria le salua d’un mouvement de tête sans ouvrir la bouche, et s’assit aussi loin de lui qu’il lui fût possible. Emma qui, sans savoir tout, savait cependant qu’il était marié, et qui trouvait très-mauvais que ce ne fût pas avec sa sœur Elinor, garda aussi un digne silence, et alla s’asseoir à côté de Maria. Elles prirent leurs ouvrages, afin de n’être pas tentées de le regarder. Pour le monde, Maria n’aurait pas adressé la parole au mari de Lucy Stéeles. Quand Elinor eut cessé de se réjouir du beau temps, de la sécheresse, un silence général suivit. Edward était visiblement dans le plus grand embarras. Sans savoir ce qu’il faisait, il prit les ciseaux d’Emma qui étaient sur la table, les sortit de leur étui de maroquin rouge, et se mit à le couper en petits morceaux. Emma poussa Maria du coude, et lui dit à l’oreille : C’est mon pauvre étui qui en porte la peine ; mais j’aime mieux qu’il le coupe en entier que de lui parler. Maria leva les épaules et ne répondit rien.

Madame Dashwood voulut enfin rompre ce ridicule silence, et, avec un demi-sourire qu’elle croyait honnête, et qui n’était qu’amer, elle lui dit : J’espère, monsieur, que madame Ferrars est bien.

— Très-bien, madame. Un autre silence suivit. Elinor qui voyait l’excès de son embarras, ne voulait pas y ajouter, en ayant l’air de s’en apercevoir ; elle voulut au contraire chercher à le remettre en lui parlant amicalement : elle fit donc un nouvel effort sur elle-même, et lui dit avec l’air de l’intérêt : Est-ce que madame Ferrars est à Longstaple ?

— À Longstaple ! reprit-il d’un air de surprise ; non, ma mère est à Londres.

— Je voulais parler, dit Elinor en prenant aussi son ouvrage, de… non pas de madame Ferrars la mère, mais de la jeune madame Ferrars. Elle ne leva pas les yeux, n’osant pas le regarder. Madame Dashwood et ses deux cadettes, au contraire, tournèrent les yeux sur lui. Il rougissait, était en perplexité ; enfin, après quelque hésitation, il dit : Peut-être vous entendez la femme de mon frère, madame Robert Ferrars ?

— Madame Robert Ferrars ! Ce nom fut répété par madame Dashwood et par Maria avec l’accent de la surprise. Elinor ne pouvait dire un seul mot, ne savait ce qu’elle entendait, et ses yeux attachés sur lui demandaient une explication.

— Peut-être vous ne savez pas, dit-il d’une voix un peu plus ferme… il me parait à présent que vous ignorez que mon frère s’est marié dernièrement avec la plus jeune des… avec mademoiselle Lucy Stéeles ?

Ces paroles furent répétées en écho ; excepté par Elinor. Toute sa présence d’esprit, toute sa fermeté l’avaient abandonnée. Elle sentit qu’elle allait ou se trouver mal, ou fondre en larmes, et n’eut que la force de se lever et de passer dans la chambre à manger. Sa mère qui l’avait vue pâlir, la suivit immédiatement. Edward aurait bien voulu en faire autant ; il fut retenu non seulement par sa timidité naturelle, mais par Maria qui vint à lui au moment où sa mère et sa sœur furent sorties, et lui prit vivement les deux mains entre les siennes, en lui disant : Ô Edward ! ô mon ami ! mon frère ! dites, répétez encore que vous êtes libre, que Lucy est mariée, et que ce n’est pas avec vous !

— Ah ! non, non, grâce au ciel ! pas avec moi… Mais Elinor ? dit-il en regardant vers la porte avec inquiétude ; ah ! Maria, s’il est vrai que je suis votre ami, votre frère, conduisez-moi aux pieds d’Elinor et de votre mère… Je me suis cru rejeté pour toujours quand j’ai vu votre réception ; à présent je retrouve la vie et l’espoir du pardon.

— Faut-il aussi vous pardonner d’avoir coupé mon étui ? dit Emma en relevant les petites pièces de maroquin et en les lui montrant dans sa main.

— Allons, dit Maria en passant son bras sous le sien, allons trouver ma mère et ma sœur. Vous avez mon aveu ; mais tout dépend d’elles.

— Et j’ose compter sur leur bonté, dit l’heureux Edward.

Ils passèrent dans la salle à manger, où la mère et la fille pleuraient de joie dans les bras l’une de l’autre…

— Ô ma mère ! ô mon Elinor ! dit Edward à genoux devant elles.

— Mon fils ! mon cher Edward ! répondirent-elles toutes les deux en même temps… Ces mots lui suffirent. Il se releva pour embrasser Maria et Emma ; il revint auprès de son Elinor. Pendant long-temps il n’y eut entre eux que des acclamations de bonheur et de joie. À quatre heures le dîner fut servi, et l’heureuse famille réunie autour de la table, mangea peu, mais but de bon cœur à l’engagement d’Edward et d’Elinor ; l’on ne savait lesquels étaient les plus contens. Maria semblait avoir oublié toutes ses peines et ne plus exister que pour sa sœur. Cependant, sur la fin du dîner, quelques soupirs échappèrent de son cœur lorsqu’elle pensa que le bonheur dont jouissait Elinor était fini pour elle. Elinor s’en aperçut, et reprenant plus de calme, elle pria Edward de leur raconter les détails d’un événement qu’à peine elles pouvaient croire ; par quel miracle, Robert qui blâmait si fort son frère de son engagement avec Lucy, qui le voyait pour cela rejeté de la famille, avait pu se mettre à sa place ? Quelquefois Elinor craignait de faire un songe, et tremblait du moment du réveil. Edward, libre de son engagement, et sans avoir aucun reproche à se faire ! c’était un événement si inespéré, si inattendu, qu’elle ne pouvait le comprendre. Il ne peut s’expliquer, dit-il, que par le caractère de mon frère, celui de sa femme et le mien, et je demande la permission d’entrer là-dessus dans quelques détails. Chère Elinor, c’est le premier moment où j’ose vous offrir mon cœur ; il faut qu’il vous soit connu en entier jusque dans ses moindres replis, ainsi qu’à votre mère et à vos sœurs. Je dois expier un tort de jeunesse dont j’ai été bien puni par les tourmens qu’il m’a donnés. Une fois j’ai craint d’avoir à m’en repentir toute ma vie. Le ciel m’a pardonné sans doute ; et je suis bien plus heureux que je n’aurais osé l’espérer.

Il commença son récit, qui fut souvent interrompu.


CHAPITRE LI.


Mon frère n’a qu’une année de moins que moi. La nature en rapprochant ainsi nos âges nous avait destinés à cette liaison, la plus intime des amitiés, qui répand sa douce influence sur toute la vie, qui commence avec l’enfance et dure jusqu’à la mort. À peine puis-je me rappeler le temps où je l’ai éprouvée. J’aimais passionnément le petit compagnon des jeux de mon enfance. Mais bientôt notre mère sembla prendre à tâche d’altérer ce sentiment par la différence extrême qu’elle mit entre nous deux. Robert était un très-bel enfant ; et moi, tout le contraire. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il était plus gentil et moins pleureur, parce qu’on ne le contrariait jamais et qu’on faisait toutes ses fantaisies. Il était non seulement le favori de ma mère, mais de tous ceux qui avaient intérêt de lui plaire, et fut un enfant gâté dans toute l’étendue du terme ; tandis que le pauvre fils aîné, toujours grondé, toujours repoussé, devint de plus en plus triste et maussade, et finit par mériter peut-être, à l’extérieur du moins, l’indifférence qu’il inspirait. Mais si j’en suis devenu moins aimable, si j’ai été plus malheureux dans mon enfance, j’ose croire aussi que j’ai dû quelques vertus à cette éducation sévère. C’était surtout ce titre d’aîné que ma mère ne pouvait supporter. Mon père l’avait laissée maîtresse, il est vrai, de disposer de sa fortune ; mais l’usage, le respect de l’opinion l’empêchaient de substituer mon frère à mes droits, tant que je ne donnerais pas, par ma mauvaise conduite, l’occasion de me déshériter. Mais cent fois je l’ai entendue dire : Pourquoi n’est-ce pas Robert qui est venu le premier au monde ? celui-là aurait fait honneur à sa fortune. Elle pouvait du moins m’éloigner d’elle, et n’y manqua pas. Dès l’âge de quinze ans je fus remis aux soins de M. Pratt, dont on lui parlait comme d’un homme en état de diriger mon éducation, et qui consentit à me prendre en pension chez lui près de Plymouth, où il faisait valoir un petit domaine. C’était un homme simple et bon, assez savant en effet pour m’enseigner ce qu’un jeune homme bien né doit apprendre, mais sans le moindre usage du monde, où jamais il n’avait vécu, et tout-à-fait hors d’état de me former pour la société où je devais vivre, et de corriger l’excessive timidité que ma première éducation m’avait donnée. Sa femme était simple et commune. Ils n’avaient pas d’enfant. J’étais leur seul pensionnaire, et je me serais ennuyé à périr, dans leur maison, si ses deux nièces, les jeunes Stéeles, n’y avaient pas fait de fréquens séjours. Lucy, du même âge que moi, était-très-jolie, très-vive, très-agaçante, et du premier moment décida dans sa petite tête, que le pensionnaire de son oncle devait être son amoureux et son mari, et fit tout ce qu’il fallait pour y réussir. Cela n’était pas difficile ; et elle n’eut pas besoin, pour me captiver, de toute l’adresse qu’elle y mit, ni de tous les soins qu’elle se donna. J’étais dans l’âge où le cœur s’ouvre à toutes les impressions. Le mien, naturellement très-aimant, ne demandait qu’à se donner, et n’en avait point encore trouvé l’occasion. Toujours, repoussé, toujours humilié chez ma mère, la première personne qui me témoigna un intérêt vif, qui parut me compter pour quelque chose, et qui ne m’épargnait pas des flatteries de tout genre, dut me paraître un ange, du ciel ; et comme elle joignait à cela une figure très-jolie et très-animée, et la fraîcheur de 16 ans, il n’est pas étonnant qu’en très-peu de temps je crusse être, ou que je fusse réellement peut-être passionnément amoureux. C’était la première jeune personne que j’eusse vue familièrement ; et le bon M. Pratt, content de mes progrès dans mes études, et plus encore de la bonne pension ; ferma les yeux sur mon attachement pour sa nièce, car je le cachais si peu, qu’il était presque impossible qu’il ne s’en aperçut pas. Naturellement honnête et timide, mon seul projet était de l’épouser dès que je serais en âge. Je lui en donnai mille fois l’assurance, et de bouche, et par écrit ; mais je n’allai pas plus loin, et j’aurais regardé comme un crime d’avoir une autre idée. Lucy m’aimait-elle alors comme je l’aimais, ou l’espoir de partager ma fortune et de briller à Londres, était il son seul mobile ? Ce n’est que depuis peu que je me suis permis ce doute. Elle jouait si naturellement l’amour passionné et désintéressé que, même depuis que j’ai été éclairé sur ses défauts, je n’eus jamais le moindre soupçon sur ses sentimens.

Je passai trois ans chez M. Pratt. J’en avais dix-huit quand mes tuteurs exigèrent de ma mère que je fusse rappelé chez elle. Je partis de Longstaple, formant le projet d’une constance éternelle, la jurant à Lucy, et pouvant à peine par mes sermens répétés apaiser un peu sa douleur que je partageais de toute mon ame. Mais je n’avais que dix-huit ans, et à cet âge les sermens d’un jeune homme ont peu de valeur. Je suis convaincu que si ma mère m’avait alors voué à quelque état qui demandât de l’activité ou de la réflexion, que si mon temps avait été employé de manière à me tenir au moins quelques mois éloigné de Lucy, j’aurais fini, comme tous les jeunes gens de mon âge, par oublier cette inclination d’enfance, qui n’était rien moins que fondée sur la sympathie, et qui existait bien plus dans l’imagination que dans le cœur. Mais au lieu de m’adonner à un état, ou de me permettre d’en choisir un, je revins à la maison complètement désœuvré. Ma mère ne me grondait plus, mais ne faisait nulle attention à moi. La plus entière indifférence avait succédé à sa sévérité. Elle ne songea pas même à me présenter dans le monde, et me laissa absolument livré à moi-même et à mon oisiveté. Robert au contraire était de toutes ses sociétés, et donnait dans tous les travers et l’extravagance de la mode. L’excès de sa fatuité m’inspira naturellement une extrême aversion pour son genre de vie, et me rendit toujours plus sauvage et plus réservé. Peut-être à cette époque ai-je quelque obligation à l’amour que je croyais avoir pour Lucy, et au goût de l’étude que j’avais pris chez son oncle. Ma mère ne faisant rien pour me rendre la maison agréable, abandonné à moi-même, ne trouvant dans mon frère ni un compagnon, ni un ami, j’aurais pu facilement chercher des distractions dangereuses. Mais la seule que je me permettais était de fréquens voyages à Longstaple, que je regardais comme ma demeure, et ceux qui l’habitaient, comme ma famille ; où j’étais toujours bien venu ; où Lucy me paraissait toujours plus tendre et plus aimable ! c’était encore la seule femme que j’eusse vue ; je ne pouvais donc faire aucune comparaison, ni m’apercevoir d’aucun de ses défauts. Auprès de sa sœur Anna et de sa tante Pratt, je la trouvais un miracle d’esprit et de beauté, et chaque fois que je la voyais, je confirmais mes engagemens de l’épouser. Ainsi s’écoula toute une année. Quand j’eus dix-neuf ans, on crut convenable de me faire passer un ou deux ans à l’université d’Oxford. Mon frère était alors à Westminster. Ce fut pendant ce temps-là que notre sœur Fanny, avec qui je m’étais cependant assez lié pendant les dernières années, épousa votre frère, M. John Dashwood. Je ne fus pas à leur noce ; mais lorsqu’à vingt-un ans je quittai Oxford, mon premier soin fut d’aller la voir à Norland, dont ils venaient d’hériter… Ah ! chère Elinor, c’est là où je devais apprendre à connaître un sentiment bien différent de celui que je croyais avoir pour Lucy, et qui s’était déjà fort affaibli par l’absence ; c’est-là que voyant continuellement la plus aimable des femmes, je sentis que ce que j’avais pris jusqu’alors pour de l’amour, n’était qu’une effervescence de jeunesse, et que j’avais trouvé l’objet qui doit m’attacher pour la vie. Chacune des perfections d’Elinor me découvrait un défaut dans Lucy, dans celle avec qui j’étais engagé, et qui devait être ma compagne. Avant de venir à Norland ; j’avais fait une course à Longstaple. Déjà, comme si c’eût été un pressentiment, Lucy m’avait paru moins aimable. Elle écrit mal ; son style est commun, dépourvu d’idées ; son orthographe est mauvaise, et notre correspondance soutenue pendant que j’étais à Oxford avait plutôt affaibli qu’augmenté mon amour. Mais en la retrouvant plus tendre, plus empressée qu’elle ne l’avait encore été, je crus avoir un tort envers elle, et je voulus le réparer par un engagement positif de l’épouser lorsque je le pourrais.

Pouvais-je, chère Elinor, dans ces circonstances, vous offrir un cœur qui ne tarda pas à vous appartenir en entier ? J’aurais dû vous fuir sans doute ; mais l’entraînement était trop fort, trop puissant. Je connaissais trop mon peu de moyens de plaire, pour imaginer qu’il y eût quelque danger pour vous, et me condamnant au silence, je crus qu’il m’était permis de jouir dans votre société des derniers momens de bonheur de ma vie. Vous partîtes pour Barton, et le vide affreux, le désespoir que j’éprouvai loin de vous, me suggéra une démarche qui devait me rendre ma liberté ; c’était de parler à Lucy avec franchise de l’état actuel de mon cœur. Je cédai à cette idée après quelques combats, et préférant lui parler moi-même, que de lui faire savoir par une lettre qu’elle aurait pu feindre de n’avoir pas reçue, j’allai à Longstaple où elle était alors, et j’eus avec elle un entretien où rien ne lui fut caché. Elle dut voir combien je vous adorais sans vous l’avoir jamais dit ; elle dut voir combien je serais malheureux, séparé de vous, uni à une autre femme ! Alors elle mit tout en jeu ; larmes, évanouissement, tendresse, reproches, prières, menaces, rien ne fut négligé. Elle parla à ma conscience. Enfin le résultat de cette visite, d’où j’avais espéré mon bonheur, fut de renouveler mes engagemens avec elle, et de la quitter le plus infortuné des hommes. En partant elle me mit au doigt un anneau de ses cheveux, et me fit jurer de le porter. Vous daignerez peut-être vous rappeler, mon Elinor, l’état où j’étais lorsque je vins à la chaumière. Nos relations de famille ne me permettaient pas de passer si près de vous sans vous voir, et je désirais vous faire tacitement un dernier adieu. Je ne voulais rester qu’un jour, et j’y fus une semaine ; ce fut pour y éprouver encore l’ascendant d’un sentiment vrai et profond. À côté de vous je ne pouvais penser qu’à vous-même, et j’étais heureux. Il fallut m’arracher à cet enchantement, il fallut vous quitter… Vous savez le reste, comme Anna trahit notre secret, et comme ma mère en voulant m’obliger à épouser mademoiselle Morton, me força à déclarer moi-même mes anciens engagemens avec Lucy. Je savais par elle qu’ils étaient connus de vous. Elle m’avait assuré que vous y preniez intérêt, que vous les regardiez comme sacrés. Ah ! cela seul m’aurait engagé à les tenir ; mon seul dédommagement était de mériter votre estime. Qu’aurais-je d’ailleurs gagné à les rompre, puisque j’étais sûr qu’alors je n’aurais plus rien été pour vous ? Je me résignai donc à mon sort, et je fis le sacrifice de ma famille, de ma fortune et de toutes mes espérances de bonheur sur cette terre, à une personne que je n’aimais plus ; et qui par ses procédés avec vous m’avait dévoilé son caractère.

Voilà mon histoire ; celle de mon frère et de Lucy m’est moins connue. Je ne puis en juger que d’après leur caractère et les lettres qu’ils m’ont écrites, et que je vous montrerai. De tout temps Robert a affecté un grand mépris pour moi et pour ma tournure. La pensée que j’avais pu plaire à une jolie femme, a dû naturellement exciter sa vanité et lui donner l’idée de l’emporter sur moi, et de me souffler cette conquête. Quand Lucy alla demeurer chez ma sœur, je la blâmai de l’avoir accepté, et j’eus soin de m’y trouver très-peu ; Robert au contraire y était sans cesse. Il ignorait notre liaison ; mais certainement Lucy lui plaisait, parce qu’elle encensait sa vanité en le flattant avec excès. Sans doute aussi son élégance et son jargon plaisaient davantage à Lucy que ma timide simplicité. La grande découverte arriva. Je fus déshérité ; ma mère donna tout de suite à Robert ce qu’elle me destinait, et dès-lors il plut encore davantage à une femme vaine, intéressée, et qui de ce moment forma le projet de chercher à se l’attacher, mais en me ménageant encore dans le cas où elle n’y pourrait réussir. Mon absence lui donnait la facilité de suivre à merveille ce double plan. Je lui avais déclaré que notre mariage n’aurait lieu que lorsque je serais consacré et que j’aurais un presbytère. La générosité du colonel Brandon leva cet obstacle. Vous fûtes chargée de me l’apprendre, et vous dûtes voir que j’en fus plus peiné que satisfait ; mais je n’avais pas encore les ordres, et je partis pour Oxford. Lucy m’écrivait, et ses lettres n’étaient ni moins tendres, ni moins fréquentes qu’à l’ordinaire. Je n’avais donc pas le moindre soupçon du bonheur qui m’attendait et de ma délivrance, lorsque tout à coup je reçus celles-ci, dit-il, en les sortant de son porte feuille et en les présentant à Elinor qui les ouvrit et lut ce qui suit :


Mon cher Edward,

« Ayant su par vous-même que je n’étais plus depuis long-temps le premier objet de vos affections, j’ai cru qu’il m’était permis de donner, les miennes à un autre qui en sent mieux le prix que vous et veut bien m’assurer qu’aucune femme ne lui plaît autant que moi. De mon côté je suis convaincue que lui seul peut me rendre heureuse. Ainsi, en épousant le cadet au lieu de l’aîné, j’assure le bonheur de trois personnes, le vôtre, le mien, et celui de mon cher Robert à qui je viens de jurer à l’autel amour et fidélité. Il ne tiendra pas à moi que nous ne soyons également bons amis sous notre nouvelle relation. Si, comme il est possible, notre mariage vous raccommode avec ma belle-mère, je suis sûre au moins que vous vous intéresserez à obtenir notre pardon, dont, au reste, je ne suis plus inquiète. Robert m’assure qu’elle ne lui a jamais rien refusé, qu’elle ne peut se passer de le voir. J’ai donc bien plus de chance de la voir aussi et de lui plaire, que je n’en aurais eu avec vous. D’ailleurs mon mari a déjà une jolie fortune assurée, et nous pouvons mieux nous passer de l’héritage de madame Ferrars. Nous partons à l’instant pour Dauhsh en Devonshire, où nous passerons quelques semaines. J’ai brûlé toutes vos lettres, et je vous prie d’en faire autant des miennes. Mais je pense que mon beau-frère voudra bien me laisser son portrait, de même que je le prie de garder l’anneau de mes cheveux, en souvenir de son ancienne amie, et actuellement de sa belle-sœur.

Lucy Ferrars. »

Celle de Robert était plus courte.

« Vous ne m’en voudrez pas, Edward, si je vous ai enlevé votre belle conquête. Ce n’est, d’honneur, pas ma faute si la nature et l’éducation m’ont donné plus de moyens de plaire. Je crois d’ailleurs que Lucy et moi nous avons été formés l’un pour l’autre ; même âge, mêmes goûts. Elle est vraiment charmante, ma petite Lucy, et formée par moi, elle effacera l’hiver prochain toutes nos beautés à la mode. C’eût été un meurtre de l’ensevelir dans un presbytère. Au reste à présent vous pourrez renoncer à embrasser ce saint état, pour lequel je vous crois cependant une vocation toute particulière. Adieu donc, mon cher pasteur, vous m’avez donné l’exemple de la désobéissance à nos parens, et je l’ai suivi. Vraiment je trouve très-doux, quand on n’est plus enfant, de faire sa volonté plutôt que celle des autres ; et vous aviez bien raison. Ma mère m’en a donné les moyens ; j’en profite, et j’ai sans doute votre approbation.

» Votre heureux frère,
Robert Ferrars. »

Elinor les rendit sans aucun commentaire.

Je ne vous demande pas votre opinion, dit Edward, sur le style de ma belle-sœur. Pour le monde, je n’aurais pas voulu que vous eussiez vu une lettre d’elle quand elle devait être ma femme. Combien de fois j’ai rougi en les lisant ! Je crois en vérité que, passé les premiers six mois, cette lettre est la seule qui m’ait fait un plaisir sans mélange.

Il m’est impossible, dit Maria, de ne pas observer comme votre mère a été punie par son propre tort. L’indépendance qu’elle a donnée à Robert par ressentiment contre vous, a entièrement tourné contre elle. Il est vraiment assez plaisant qu’elle ait donné mille pièces de revenu à l’un de ses fils, pour qu’il fît exactement la même faute pour laquelle elle déshéritait l’autre. Car je suppose qu’elle sera aussi blessée du mariage de Robert, qu’elle l’avait été du vôtre.

— Elle le sera bien davantage, dit Edward, Dans le fond de son ame elle n’était pas fâchée d’un prétexte de mettre mon frère à ma place ; mais aussi comme il a toujours été son favori, sa faute sera plus vite pardonnée.

— Peut-être, dit Elinor, trouvera-t-elle votre second choix aussi mauvais que le premier. Avez-vous communiqué vos intentions à quelqu’un de votre famille ?

— Non, pas encore, chère amie ! Ma première pensée, après avoir reçu la lettre de Lucy, fut de me mettre en route pour Barton par le plus court chemin. J’ai quitté Oxford le lendemain. Je voulais avant tout, mon Elinor, obtenir votre aveu et celui de votre mère. Hélas ! je suis à présent un bien pauvre parti ! un ministre de village avec deux ou trois cents pièces de revenu. Voilà tout ce que je puis offrir à celle qui, à mon avis, mériterait le trône du monde.

— Et votre cœur, dit Elinor avec son charmant sourire, ce cœur que le mien sait apprécier depuis long-temps, ne le comptez-vous pour rien ? Moi je le compte pour tout, et il vaut mieux pour moi que tous les trônes.

Il fallut lui expliquer ensuite comment on l’avait cru marié, et comment Thomas avait rencontré Lucy et Robert. Ce récit excita de nouveau son indignation contre la première, qui s’était certainement fait un jeu de tromper un moment Elinor, en lui faisant croire qu’elle avait épousé Edward. Depuis long-temps les yeux de celui-ci s’étaient ouverts sur son ignorance complète, son mauvais ton, et ce genre de finesse malicieuse, que ceux qui l’ont qualifient du nom d’esprit, et qui n’en est que le simulacre ; car c’est presque toujours au contraire le signe d’un esprit étroit et d’un manque d’éducation. Edward attribuait à ce dernier travers tous les défauts de Lucy, et la croyait d’ailleurs une bonne fille, ayant assez d’esprit naturel et d’attachement pour lui, pour se former insensiblement. Sans cette idée rien ne l’aurait empêché de rompre un engagement qui était une source de peines et de regrets. – Je crus de mon devoir, poursuivit-il, lorsque je fus déshérité, de lui donner encore l’option d’annuler ou de continuer nos engagemens. J’étais alors dans une situation qui ne pouvait, ce me semble, tenter ni la vanité, ni l’avarice de qui que ce soit. En persistant à vouloir m’épouser, elle semblait me prouver une affection vive et désintéressée, dont je fus entièrement dupe, et qui me donna des remords. Encore à présent je ne puis comprendre pourquoi elle s’obstinait à enchaîner un homme qu’elle n’aimait pas, dont elle savait n’être pas aimée, et qui n’avait plus ni fortune, ni amis, ni protection. Elle ne pouvait pas deviner que le colonel Brandon me donnerait un bénéfice.

— Non, dit Maria ; mais il pouvait arriver tel événement dans votre famille qui vous remît à votre place. Elle ne risquait rien pour elle-même, puisqu’elle a prouvé qu’elle se croyait en pleine liberté. Votre nom seul lui donnait un grand relief parmi les siens, et si rien ne se présentait de plus avantageux, elle vous aurait du moins préféré au célibat. Indigne fille ! je l’ai toujours devinée, et je n’ai aucun repentir de ma manière froide et repoussante avec elle.

Edward apprit avec plaisir que le colonel Brandon était attendu à la chaumière. Il était charmé d’une prompte occasion de le remercier mieux qu’il ne l’avait fait encore. La mauvaise humeur que lui donnait ce don, lorsqu’il l’obligeait d’épouser Lucy, avait percé dans l’expression très-faible de sa reconnaissance. À présent, dit-il, en pourrai-je jamais témoigner assez à celui qui assure mon bonheur ? Sans asile, et presque sans revenu, aurais-je osé demander cette main chérie ?

— Sans asile ? dit madame Dashwood, n’auriez-vous pas pu vivre ici avec nous ? Le gendre qui rendra mon Elinor heureuse comme elle mérite de l’être, sera toujours assez riche pour moi, et je partagerai avec lui le peu que je possède.

Elinor vint embrasser son excellente mère. Un peu moins romanesque qu’elle, elle savait bien qu’on ne vit pas d’amour, et que trois cent cinquante pièces par an, qui étaient tout ce qu’ils pouvaient espérer, en réunissant leurs petites fortunes, demandaient beaucoup d’économie pour nouer les deux bouts de l’année. Edward n’était pas sans espérance que sa mère ne fît à présent quelque chose pour lui ; mais non pas Elinor. Mademoiselle Morton et ses trente mille livres étant encore là, elle était sûre que madame Ferrars, qui la regardait seulement comme un parti moins déshonorant que Lucy, offrirait encore à son fils, non marié, mademoiselle Morton, et sur son nouveau refus, dont elle ne doutait pas, le déshériterait cette fois pour toujours, et, que l’offense de Robert ne servirait qu’à enrichir Fanny. Mais Elinor et Edward avaient tous les deux des goûts si simples, qu’ils étaient sûrs de pouvoir trouver, malgré cela, le bonheur dans leur étroite médiocrité de fortune.

Edward fut invité par madame Dashwood à passer huit jours à la chaumière, et l’on juge s’il accepta avec transport, et si Elinor fut heureuse. Mais leur caractère à tous les deux ne donnait pas beaucoup d’expansion à leur bonheur ; ils en jouissaient en silence. Elinor d’ailleurs ménageait Maria, et ne voulait pas lui offrir le spectacle d’un amour heureux et passionné. Edward était avec toutes comme un frère chéri ; et un étranger aurait eu peine à deviner à laquelle il était attaché par l’amour le plus tendre et le plus réciproque.


CHAPITRE LII.


Quatre jours après l’arrivée d’Edward, celle du colonel Brandon vint compléter la satisfaction de madame Dashwood. Mais elle ne put avoir celle de le loger : il n’y avait à la chaumière qu’une seule chambre à donner. Edward garda son privilège de premier venu ; il n’avait d’ailleurs pas de connaissance dans le voisinage. Alors le colonel offrit de retourner tous les soirs dans son ancien appartement au parc ; il en revenait dès le matin pour déjeuner avec ses amies. Pendant trois semaines de solitude à Delafort, il avait eu le temps de calculer la disproportion entre trente-huit ans et dix-huit, et il revint à Barton dans une disposition d’esprit qui lui rendait bien nécessaires, et les progrès de la santé de Maria, et l’amitié qu’elle lui témoignait, et tous les encouragemens de madame Dashwood. Au milieu de tels amis il eut bientôt retrouvé sa sérénité. Il ignorait complètement le nouveau choix de Lucy ; il ne savait pas un mot du penchant d’Elinor, en sorte que les premières visites se passèrent à écouter et à s’étonner. Madame Dashwood se chargea de ce récit ; il y prit le plus vif intérêt, et trouva de nouveaux motifs de se réjouir de ce qu’il avait fait pour Edward, puisque c’était actuellement aussi pour Elinor. Il est inutile de dire que ces deux hommes ayant autant de rapports dans les opinions, dans le caractère, dans les manières, ne tardèrent pas à se lier intimement. Ces rapports auraient suffi sans doute ; mais leur attachement pour les deux sœurs les attira l’un vers l’autre, par une douce et prompte sympathie, et produisit en peu de jours ce qui aurait été l’effet du temps et de leur rapprochement.

Les lettres de Londres arrivèrent enfin et furent très-volumineuses ; elles racontèrent la surprenante histoire dans tous ses détails. Madame Jennings témoignait son indignation contre cette changeante fille, et sa compassion pour le pauvre malheureux Edward, qui peut-être, disait-elle, allait mourir à Oxford de ce chagrin, si cruel, si inattendu. Il n’y avait que deux jours d’écoulés depuis que Lucy était venue passer deux heures avec elle, et elle ne lui en avait pas dit un mot. Seulement, elle lui avait conté qu’elle voyait quelquefois M. Robert Ferrars, et qu’elle cultivait une bienveillance qui pouvait un jour être utile à Edward, ce dont elle la loua fort. Voyez quelle indigne trompeuse, s’écriait-elle dans sa lettre ! La bonne Anna ne s’est non plus doutée de rien. Pauvre créature ! ce fut elle qui vint me l’apprendre ; elle en pleurait amèrement. Sa sœur, au lieu de l’emmener avec elle, avait emporté tout leur argent ; c’était elle qui le gardait ; et la malheureuse était sans un seul schelling. Je l’ai gardée avec moi jusqu’à ce que j’aille au parc, d’où je la renverrai à sa famille. Sa joie de rester encore un peu à Londres et chez moi où le docteur Donavar vient quelquefois, l’a complètement consolée. Mais qui consolera le pauvre délaissé Edward ? Pour mon goût je l’aimerais cent fois mieux que ce fat de Robert… Il me vient une idée : il faut que vous l’invitiez à Barton, et que Maria ait pitié de lui, etc. etc. etc.

Il y avait aussi une longue lettre de M. John Dashwood, qui racontait cet événement à Elinor avec de grandes lamentations. Sa belle-mère était la plus malheureuse des femmes. La sensible Fanny avait eu des rechutes de maux de nerfs si violens, que c’était un miracle qu’elle eût pu y résister. L’offense de Robert était impardonnable ; mais Lucy était beaucoup plus blâmable. On n’osait nommer ni l’un ni l’autre devant madame Ferrars. Cependant elle aimait tellement ce fils, que peut-être un jour pourrait-elle consentir à le revoir ; mais sa femme ne paraîtrait jamais en sa présence. La manière mystérieuse avec laquelle cette affaire s’était tramée ajoutait beaucoup à leur crime. Car si l’on avait eu le moindre soupçon, on aurait pu prendre des mesures pour l’empêcher. Il priait Elinor de se joindre à lui pour se plaindre de ce qu’Edward n’eût pas épousé plus tôt cette fille, qui prive tour à tour une bonne mère de ses deux fils. Madame Ferrars, à leur grande surprise, n’avait pas nommé Edward une seule fois dans cette occasion, et lui n’avait pas écrit une ligne ; c’était cependant le moment de chercher à se réconcilier avec sa mère, en lui promettant de faire ce qu’elle désire. Peut-être qu’il ne l’osait pas ; mais il pourrait, s’adresser à sa sœur, y joindre une lettre de soumission pour sa mère, que Fanny lui remettrait, et qui peut-être aurait un bon effet.

Ce paragraphe était de quelque importance pour régler la conduite d’Edward. Il le détermina à tenter en effet une réconciliation, mais non pas comme John Dashwood l’entendait.

Une lettre de soumission ! répétait Edward. Non certainement je n’ai point de soumission à faire. Dois-je demander pardon à ma mère de l’ingratitude de Robert envers elle et de sa trahison envers moi ? Il m’a rendu le plus heureux des hommes ; voilà tout ce que je puis lui dire, et ce qui l’intéressera fort peu.

— Vous pouvez certainement, dit Elinor, demander pardon à votre mère, de ce que vous l’avez offensée. Je pense même que vous pourriez à présent lui témoigner en conscience quelques regrets d’avoir formé cet engagement qui attire sur vous sa colère.

— Oui, je le puis, dit Edward, et je le ferai.

— Et, ajouta-t-elle en souriant, vous pourriez peut-être après cela convenir en toute humilité, que vous avez formé un second engagement, presque aussi imprudent à ses yeux que le premier, avec la sœur de son gendre.

Edward n’eut rien à opposer à ce plan ; mais se défiant un peu dans cette occasion de l’intercession de son beau-frère et de sa sœur, il préféra traiter personnellement et de bouche, plutôt que par écrit. Il fut donc résolu qu’il irait à Londres, descendrait chez Fanny, et lui demanderait de l’introduire auprès de leur mère.

— Et si elle y consent, dit Maria avec vivacité, si elle amène une réconciliation entre vous et votre mère, je me réconcilie aussi avec elle, et je lui pardonne tout.

Le lendemain Edward partit accompagné des vœux de tous ses amis pour le bon succès de son voyage ; et le colonel consentit à rester quelques jours encore pour les consoler un peu de son absence ; mais il continua de loger au parc.

Le troisième jour il ne vint pas au déjeuner. Elinor proposa à sa sœur une promenade du côté du parc, où peut-être elles le rencontreraient ; et Maria y consentit. En effet, à peine eurent-elles tourné la colline, qu’elles le virent, à quelque distance, assis sur un banc de gazon ; mais il n’y était pas seul. Une femme était assise à côté de lui, et avait un enfant sur ses genoux ; il caressait beaucoup l’enfant, et prenait aussi les mains de la dame entre les siennes. Je veux mourir, s’écria Maria, s’il n’est pas avec notre nouvelle connaissance d’Altenham, madame Summers, la parente de madame Smith, et sans doute c’est son fils. Mais d’où le colonel la connaît-il si intimement ? Elinor ne répondit rien ; un soupçon traversait sa pensée. Avançons, dit Maria. Au moment même le groupe du banc de gazon les aperçut ; ils se levèrent et vinrent au devant d’elles, en sorte qu’on se rencontra bientôt. Le colonel avait l’air assez embarrassé ; mais au premier regard que Maria eut jeté sur l’enfant, que sa mère avait repris, elle en comprit la cause. C’était le portrait en mignature de Willoughby ; il était impossible de s’y méprendre et de ne pas voir que c’était son fils. Tout fut dévoilé. Madame Summers était la fille adoptive du colonel, l’infortunée Caroline Williams, la victime des séductions de celui que Maria avait tant aimé. Elle eut peine à retenir un cri et à ne pas repousser l’enfant, qui, attiré par les rubans roses de son chapeau, lui tendait ses petits bras. Elinor frappée aussi de la ressemblance, se hâta de se mettre entre lui et sa sœur, de parler à madame Summers, de caresser le petit pour laisser à Maria le temps de se remettre. Mais ce mouvement avait effrayé l’enfant ; il pleurait, et sa mère voulut absolument l’emmener et rejoindre madame Smith. Une bonne attendait à quelque distance. La jeune maman salua les deux sœurs avec amitié, le colonel avec un tendre respect, et s’éloigna avec son petit fardeau. Maria lui rendit son salut amical, et l’embrassa même. Rien ne prouva mieux à Elinor les progrès de sa raison ; mais elle avait un tremblement d’émotion involontaire qui l’obligea à prendre le bras que le colonel lui offrait.

Ils firent quelques pas en silence ; enfin le colonel le rompit. – Vous venez, leur dit-il, de faire une découverte qui a dû vous surprendre. Oui, cette jeune femme est celle à qui j’ai long-temps servi de père, et que je n’ai pu garantir du malheur. Mais il est réparé autant qu’il peut l’être. L’excellente madame Smith, en punissant sévèrement son jeune parent, a voulu que l’enfant et celle qui lui a donné la vie, rejetés par lui, le remplaçassent dans ses affections. Je ferai, m’écrivit-elle en me les demandant, ce qu’il aurait dû faire, ce qu’il m’a refusé ; j’assurerai leur sort, et comme je ne puis désirer la damnation éternelle d’un jeune homme que j’aimais comme un fils, avant ses erreurs, j’espère obtenir ainsi de Dieu le pardon de son péché, et qu’il ne soit puni que dans cette vie. Vous comprenez avec quelle joie je cédai mon infortunée pupille à cette respectable femme. Caroline formée par le malheur, aimant passionnément son enfant, accepta avec transport une place qui ne la séparait pas de lui et la faisait vivre dans une austère retraite. Il fut convenu entre madame Smith et moi qu’elle changerait de nom, et passerait pour une veuve. Jusqu’ici le secret avait été bien gardé. Mais la ressemblance de l’enfant avec son père m’a souvent fait trembler ; c’est ce qui fait que Caroline ne l’avait point encore mené avec elle dans ses promenades. Depuis que je suis ici, je vais souvent la voir en allant à la chaumière. Cette fois, je suis resté plus long-temps qu’à l’ordinaire. Elle m’a accompagné avec le petit James ; et vous nous avez surpris. J’ai vu au premier instant que cet enfant vous disait tout et que notre secret était découvert. Mais ce n’est pas avec vous que je crains qu’il soit trahi, et souvent j’aurais voulu vous le confier moi-même, si je… Il s’arrêta. Elinor le comprit et le remercia par un regard de ne pas achever. Maria, les yeux baissés et pleins de larmes, ne disait rien ; mais il était facile de voir comme son cœur était oppressé, et celui du colonel n’était pas plus à son aise. Il voyait, à n’en pas douter, combien ce sentiment qu’il avait cru presque éteint, avait encore de pouvoir sur elle. Quoiqu’il eût évité de nommer une seule fois Willoughby dans son récit, il se repentait de l’avoir fait devant elle. Mais ne rien dire aurait été plus pénible encore. Elinor se chargea de l’entretien, et sans prononcer non plus le nom fatal, elle témoigna au colonel un grand intérêt pour sa pupille, et lui dit combien elle leur avait plu. Maria prit sur elle de le confirmer par quelques mots obligeans ; mais sa voix tremblante en détruisit l’effet. Ils arrivèrent à la maison. Maria dit que l’air du matin l’avait incommodée, et se sauva dans sa chambre. Le colonel était si sombre et si rêveur, que madame Dashwood le crut malade et s’en alarma. À dîner, Maria, qui avait réfléchi, reparut à peu près comme à l’ordinaire, fut amicale avec le colonel, et raconta elle-même à sa mère qu’elles avaient rencontré leur aimable voisine d’Altenham ; mais il ne fut pas question de l’enfant. Cette manière remit un peu le colonel, et la soirée fut plus agréable que la matinée.

On reçut des lettres d’Edward. Après quelque résistance de la part de madame Ferrars, il avait été admis en sa présence, et reconnu de nouveau pour son fils unique, car c’était le tour de Robert de ne plus l’être. Mais Edward n’avait point d’abord révélé son engagement actuel avec Elinor, et il avait été loin de croire son sort assuré, et avait craint d’être repoussé avec plus de rigueur qu’auparavant. Il avait fait son aveu après quelques préparations, et contre son attente, il fut écouté avec beaucoup de calme. Madame Ferrars chercha cependant à le dissuader d’épouser la fille d’un simple gentilhomme, sans fortune et sans espérance, plutôt que la riche fille d’un lord. Il ne la contredit pas du tout ; mais il lui dit avec fermeté et respect, qu’il y était absolument décidé. Alors, instruite par l’expérience du passé, elle jugea plus sage d’accorder, avec toute la mauvaise grâce qu’elle put y mettre, ce qu’elle ne pouvait pas empêcher, et de consentir qu’Edward épousât Elinor. Mais quoiqu’il fût à présent son seul fils, disait-elle à chaque instant, elle ne le traita pas comme tel, et ne lui rendit pas son droit d’aînesse. Pendant que le coupable Robert jouissait de mille pièces de revenu, sans faire autre chose que des sottises, elle trouva fort bon que le pauvre Edward devînt pasteur d’un village avec deux cents pièces de rente ; elle y ajouta cependant, tant pour le présent que pour le futur, la même somme de dix mille pièces qu’elle avait données à Fanny en la mariant.

Edward ne s’en plaignit pas ; c’était plus qu’il n’avait espéré, et assez pour pouvoir rendre son Elinor heureuse. John Dashwood répéta sur tous les tons que madame Ferrars était la meilleure et la plus généreuse des mères. Elle-même, avec ses excuses de ne pouvoir faire plus, sembla être la seule personne qui fût surprise de ce qu’elle ne fît pas davantage.

Il ne manquait plus à Edward, pour compléter son bonheur, que d’être consacré, et que le presbytère fût prêt à les recevoir. Le colonel, à présent qu’il devait être habité par Elinor, trouvait toujours de nouveaux embellissemens à y faire, et finit par les inviter à passer les premiers mois chez lui, d’où ils pourraient présider eux-mêmes à leurs réparations. Ils y consentirent, et de bonne heure, en automne, la cérémonie eut lieu dans l’église de Barton. Cette fois les prophéties de madame Jennings furent accomplies à sa grande joie ; elle put visiter à la Saint-Michel le pasteur de Delafort, et ne fut pas fâchée d’y trouver Elinor plutôt que Lucy ; mais elle fut un peu surprise de s’être encore trompée sur l’amour du colonel, qu’elle recommença de nouveau à destiner à Maria : et c’était le vœu général de la famille, la seule chose qui manquât encore à la félicité d’Elinor. Ils eurent aussi la visite de madame Ferrars la mère, presque honteuse d’avoir autorisé leur bonheur, et celle de John et de Fanny, qui vinrent avec elle.

Je ne veux pas dire que vous ayez mal fait d’épouser mon beau-frère, dit John à Elinor, en se promenant avec elle dans l’avenue du château de Delafort ; je vois que vous êtes aussi heureuse qu’on peut l’être avec peu d’argent ; mais j’avoue que j’aurais eu un grand plaisir à appeler le colonel Brandon mon frère. Cette terre, cette maison, chaque chose ici est vraiment très-agréable et fait envie ; et quels bois, quels beaux arbres ! Enfin Maria est encore là, et quoique ce ne soit point une personne qui l’attire, et qu’il n’ait jamais eu de goût pour elle, je crois que si elle voulait se donner un peu de peine, et vous, insinuer au colonel d’y penser, cela pourrait s’arranger une fois. Je rirais bien si nous en venions à bout ; car il ne l’aime pas du tout. Je ne me trompe jamais, moi, sur ces sortes de choses ; mais quand on se voit tous les jours, le diable est bien fin. Vous ferez fort bien, ma sœur, d’inviter souvent Maria, de faire remarquer au colonel comme sa santé et sa beauté reviennent : et qui sait ce qui peut arriver ! Je le voudrais de tout mon cœur, je vous assure.

Madame Ferrars les vit quelquefois et se conduisit décemment avec eux ; mais ils ne furent pas insultés par sa préférence, elle ne pouvait l’accorder au vrai mérite. La fatuité de Robert et les flatteries de sa femme l’obtinrent encore. Les mêmes moyens que Lucy avait employés pour faire tomber Robert dans le piège, furent pratiqués pour rentrer dans la faveur de sa mère, dès qu’il lui fut possible d’en approcher, et elle mit beaucoup d’art pour l’obtenir ; elle feignit d’être malade au point d’en mourir.

Madame Ferrars qui déjà avait pardonné à Robert, et qui le recevait quelquefois, céda à ses sollicitations pour aller voir sa femme, espérant en être bientôt débarrassée. Dès lors elle ne tarda pas à être guérie, et sa respectueuse humilité, ses attentions assidues pour la vieille dame et son petit chien, ses flatteries sans fin, réconcilièrent madame Ferrars sur le choix de son fils, et si promptement que Lucy devint aussi nécessaire, que Robert à sa belle-mère qui l’aima même mieux que Fanny. Ils s’établirent à Londres, reçurent mille libéralités de madame Ferrars, furent dans les meilleurs termes avec les Dashwood en apparence. Mais la jalousie de Fanny, la légèreté de Robert, le mauvais esprit de Lucy les rendirent malheureux malgré leurs richesses ; tandis que dans le presbytère de Delafort tout était bonheur et jouissances. L’attachement de ses habitans s’augmentait tous les jours. Ils n’avaient aucun besoin factice. Rien ne les entraînait hors de chez eux, et loin de ne pas se croire assez riches, ils avaient encore de quoi aider les malheureux. Robert au contraire faisait des dettes, mangeait d’avance ce qu’il attendait encore de sa mère, et se préparait un avenir bien triste, associé à une femme à qui il ne resterait rien et dont la physionomie animée ne serait plus que l’expression de la méchanceté quand elle aurait perdu sa fraîcheur.

Le mariage d’Elinor la sépara peu de sa famille. Sa mère et ses sœurs passaient avec elle plus de la moitié de leur vie. Madame Dashwood espérait toujours qu’en donnant au colonel et à Maria de fréquentes occasions de se rencontrer, celle-ci s’attacherait enfin à cet homme si digne d’être aimé. Mais plus d’une année s’était écoulée, et rien n’avançait que l’amitié de Maria pour lui, qui s’augmentait graduellement, ainsi que l’amour du colonel qui, persuadé qu’elle aimait encore malgré elle Willoughby, ou que du moins elle n’en aimerait jamais d’autre, n’osait s’expliquer et proposer sa main à celle qui possédait en entier son cœur. Heureux d’en être regardé comme un ami, et déjà comme un fils et un frère par madame Dashwood et par Elinor, il redoutait de porter atteinte à ce bonheur par une démarche décisive et trop précipitée. Il chérissait ses espérances et tremblait de les perdre. Ce n’était qu’à Elinor seulement qu’il osait ouvrir son cœur, et tout était transmis avec soin par elle à Maria qui l’écoutait sans peine, et répondait en soupirant : Je ne serais pas digne lui, si je pouvais aimer deux fois.

Un matin, ils étaient tous rassemblés chez Elinor, un peu incommodée d’une grossesse pénible, lorsqu’on apporta les papiers et les lettres de la poste. Dans le nombre de celles adressées à madame Edward Ferrars, il y en avait une à grand cachet noir dont l’écriture ne lui était pas inconnue, quoiqu’elle n’eût pu la désigner. Maria, occupée à parcourir les papiers-nouvelles, ne la voyait pas. Tout à coup le papier tombe de sa main ; elle jette un cri dont l’expression était plus l’étonnement que la peine ou l’émotion, et dit d’une voix assez ferme : Madame Willoughby est morte d’une chute de phaéton. Pauvre femme ! elle paie cher son goût effréné pour le plaisir. Le colonel, plus ému qu’elle, prend ce fatal papier, et ne doute pas qu’il ne renferme l’arrêt de sa condamnation. J’ai ici, dit Elinor, la confirmation de cette nouvelle par M. Willoughby lui-même, qui me la communique. Lisez, Maria. Celle-ci prit la lettre et lut bas ce qui suit :

« L’intérêt que madame Edward Ferrars m’a témoigné dans notre dernier entretien, me fait espérer qu’elle me pardonnera d’oser lui apprendre que ma fatale chaîne est rompue. Celle à qui j’avais donné mon nom en échange de sa fortune, a péri victime d’un accident que je n’ai cessé de lui prédire, en s’obstinant à conduire elle-même des chevaux trop vifs. Mais depuis long-temps mes conseils lui étaient aussi odieux que ma présence.

« Je sais que ce n’est pas encore le temps de parler du sentiment qui domine dans mon cœur ; mais celle qui me l’inspire est libre encore, et je ne puis me défendre d’espérer. Bonne Elinor ! vous qui sans doute êtes la plus heureuse des femmes dans une union fondée sur un amour réciproque, vous ne me refuserez pas un jour votre appui. Mon étude sera de le mériter ; recevez-en l’assurance de votre dévoué

James Willoughby. »

Maria rougit beaucoup en lisant cette lettre, qu’elle passa à sa mère. Le colonel avait hésité de sortir ; mais un sentiment involontaire le clouait à cette place. La tête appuyée sur sa main, tenant de l’autre les papiers, il avait l’air de les lire, et n’en distinguait pas un mot.

— Répondrez-vous à M. Willoughby ? dit Maria à sa sœur, après un moment de silence.

— Oui, sans doute Mais que dois-je lui dire ?

— Qu’il se trompe complètement, et que je ne suis plus libre, si… (elle se tourna vers le colonel ), si le meilleur des hommes daigne accepter cette main et le don de mon cœur ; et même, s’il les refusait, Dieu aurait mon………

— Refuser ! s’écria le colonel transporté de joie, en serrant contre son sein et pressant de ses lèvres cette main adorée. Ô Maria ! chère Maria ! l’ai-je bien entendu ? et dans quel moment ! Mais n’est-ce point une erreur de votre cœur généreux ?

— Non, non, dit-elle, avec une grâce enchanteresse ; il est guéri de toutes ses erreurs, il n’appartient qu’à celui qui m’a véritablement aimée.

— Et qui vous adorera toute sa vie…

— On ne sollicite pas seulement mon consentement, dit en riant madame Dashwood : si j’allais le refuser ! Mais c’est le jour où les femmes font les avances, et je vous donne Maria, mon cher Brandon, avant que vous me l’ayez demandée. Ils se jetèrent dans ses bras, puis dans ceux d’Elinor et d’Emma. Edward fut appelé de son cabinet pour prendre part à la joie générale, et la sienne fut bien grande en donnant le nom de frère à son intime ami.

La noce ne tarda pas à se célébrer en famille ; elle fut bénie par Edward. Le colonel aurait voulu obtenir de sa belle-mère qu’elle se fixât tout-à-fait chez lui avec Emma ; mais elle fut assez prudente pour préférer de conserver sa liberté et sa jolie chaumière, d’où elle sortait souvent pour visiter, à Delafort, tantôt le château, tantôt le presbytère, où elle trouvait autant de bonheur qu’on puisse en avoir ici bas. Celui de Maria augmenta tous les jours. Il était principalement fondé sur l’estime et sur une reconnaissance mutuelle. Le colonel sentait tous les jours davantage qu’il devait à sa charmante compagne les seuls momens heureux de sa vie. Elle le consola de toutes ses affections précédentes, rendit à son esprit toute sa gaieté, et il redevint le plus aimable de même qu’il était le meilleur des hommes. Maria fut heureuse du bonheur de cet homme excellent ; et comme elle ne savait pas aimer à demi, elle finit par aimer son mari au moins autant qu’elle avait aimé Willoughby.

Ce dernier fut d’abord furieux du mariage de Maria et de la réponse d’Elinor, qui lui prouva son intérêt en ne lui épargnant pas les conseils d’une raison saine et éclairée. Ils n’eurent pas d’abord grand effet sur un caractère aussi léger. Mais son cœur était bon, et en relisant encore une fois, dans un moment de réflexion, la lettre de madame Edward Ferrars, il en fut touché comme d’une vraie preuve d’amitié. Il désira de la voir et de la remercier ; il en demanda la permission et l’obtint une année après son veuvage. C’est encore à vous, lui dit-il, sage Elinor, que je remets le soin du bonheur de ma vie, et cette fois j’espère d’être écouté. En renonçant à l’espoir insensé, j’en conviens, d’épouser Maria, en me rappelant tous mes torts passés, le plus grand de tous, la séduction de la jeune Caroline Williams, s’est présenté à mon souvenir et m’a rempli de remords. Je sais qu’elle m’a donné un fils que je n’ai jamais vu, mais à qui aussi je dois donner un père. J’ignore où vivent la mère et l’enfant ; le colonel Brandon les a si bien cachés que je n’ai pu les découvrir. À présent que mes intentions sont honorables, et que je suis libre de les remplir, je vous conjure d’obtenir de lui pour moi la main de sa pupille. Décidé à réparer mes torts avec elle et avec le colonel, tout le reste m’est égal. Sa naissance est illégitime, je le sais ; mais elle est la fille adoptive du colonel Brandon, et portera mon nom. Elle n’a point de fortune ; la mienne nous suffira ; et peut-être qu’après avoir rempli ce devoir madame Smith me rendra son amitié. On dit cependant qu’elle a adopté des parens éloignés, et je n’ai pas grand espoir de ce côté ; mais je vivrai en philosophe à Haute-Combe entre ma femme et mon enfant, et je rétablirai ma fortune, qui s’est déjà raccommodée par mon premier mariage.

Elinor sourit, l’approuva, et lui promit de s’intéresser pour lui auprès du colonel. Le même jour elle en parla à lui et à Maria : cette dernière s’enflamma de cette idée, et conjura son mari d’y consentir. On alla en parler à Caroline, à madame Smith. Celle-ci, enchantée de sauver une ame de la damnation éternelle, ne se fit pas presser, et rendit son amitié à Willoughby en l’unissant à Caroline. Cette jeune femme, depuis qu’elle était mère d’un enfant charmant, qui était le portrait vivant de Willoughby, était devenue beaucoup plus jolie et beaucoup plus aimable qu’elle ne l’était autrefois. Elle le fixa autant qu’on pouvait le fixer. Ils restèrent à Altenham tant que madame Smith vécut, et furent ensuite s’établir à Haute Combe. Maria pouvait alors le voir sans danger et sans émotion, et n’ayant point à rougir devant lui, leur relation devint ce qu’elle devait être. Mais ils se virent rarement ; madame Brandon était toute à ses devoirs d’épouse, de mère, de dame de paroisse, et s’acquittait de tout avec la chaleur de son ame et son aimable vivacité. Son destin avait été singulier ; elle semblait avoir été appelée à prouver elle-même la fausseté de son systême favori, sur l’impossibilité d’aimer deux fois. Elle avait aimé passionnément à dix-sept ans, ce qui est assez rare : à cet âge on prend souvent pour une passion ce qui n’est qu’un goût léger, excité par l’attrait de la nouveauté, et l’effervescence de la jeunesse et de l’imagination. Ce n’est ordinairement que quelques années plus tard qu’on est capable d’avoir une passion vraie et profonde, et celle de Maria avait ces caractères. Mais un sentiment d’un autre genre, et bien supérieur, une haute estime, une vive amitié, une tendre reconnaissance, l’avaient amenée à donner volontairement sa main à un homme qui n’était pas moins qu’elle victime d’un premier attachement, que deux années auparavant elle trouvait trop vieux pour se marier, et qui se donnait encore la bonne sauve-garde d’une veste de flanelle.

Il n’est pas besoin de dire qu’elles eurent souvent la visite de la bonne Mme  Jennings, et quelque-fois celle de ses filles et de ses gendres, les Middleton et les Palmer. Sir Georges, toujours le plus gai et le meilleur des voisins, se trouva réduit à la jeune Emma pour orner ses bals de campagnes. Mais Emma grandit tous les jours ; elle a quinze ans, elle est jolie comme tous les amours, et déjà madame Jennings s’occupe beaucoup de deviner qui est-ce qui sera son amoureux.

Nous laissons à regret cette aimable famille, et nous devons compter au nombre des mérites, et des bonheurs d’Elinor et de Maria qu’elles sont jeunes, jolies, et qu’elles vivent à côté l’une de l’autre dans des situations de fortune bien différentes, sans que leur liaison ait jamais été troublée par le moindre nuage, non plus que celle de leurs maris.

FIN.

  1. Ce mot comfortable n’a point de vrai synonyme en français, il en faut beaucoup pour exprimer toutes les idées qu’il renferme. C’est aisance, bien-être, agrément, commodité, consolation ; il s’adopte au moral comme au physique. Ce serait une vraie acquisition pour notre langue, et sans oser me flatter d’avoir le droit de le naturaliser, je veux au moins essayer de m’en servir dans cet ouvrage ; il le mériterait autant et mieux que bien d’autres qu’on a empruntés de l’anglais et dont on se sert journellement.
    (Note du traducteur.)
  2. Mot que la langue anglaise a pris au vieux français, et qu’on ferait bien de reprendre. Contrariété qui l’a remplacé ne présente point la même idée, et dans ce cas-ci désapointement est le seul qui puisse convenir.