Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Racine et Shakspeare II/Lettre II

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 86-107).
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Racine et Shakspeare II

RÉPONSE

Le Romantique au Classique.


Ce 26 avril.


Monsieur,



Si un homme se présente et dit : « J’ai une excellente méthode pour faire de belles choses, » on lui dit « Faites. »

Mais si cet homme qui se présente est un chirurgien et s’appelle Forlenze, et qu’il parle à des aveugles-nés, il leur dit, pour les engager à se faire opérer de la cataracte : « Vous verrez de belles choses après l’opération, par exemple, le soleil… » Ils l’interrompent en tumulte : « Citez-nous, disent-ils, un de nous qui ait vu le soleil. »

Je ne prétends pas trop presser cette petite comparaison ; mais enfin personne en France n’a encore travaillé d’après le système romantique, et les bonshommes Guiraud et compagnie moins que personne. Comment faire pour vous citer des exemples ?

Je ne nierai point que l’on ne puisse créer de belles choses, même aujourd’hui, en suivant le système classique ; mais elles seront ennuyeuses.

C’est qu’elles seront en partie calculées sur les exigences des Français de 1670, et non sur les besoins moraux, sur les passions dominantes du Français de 1824. Je ne vois que Pinto qui ait été fait pour des Français modernes. Si la police laissait jouer Pinto, en moins de six mois le public ne pourrait plus supporter les conspirations en vers alexandrins. Je conseille donc aux classiques de bien aimer la police, autrement ils seraient des ingrats.

Quant à moi, dans ma petite sphère, et à une distance immense de Pinto et de tout ouvrage approuvé du public, j’avouerai d’abord que, manquant d’occupations plus sérieuses depuis 1814, j’écris comme on fume un cigare, pour passer le temps ; une page qui m’a amusé à écrire est toujours bonne pour moi.

J’apprécie donc autant que je le dois, et plus que personne, toute la distance qui me sépare des écrivains en possession de l’admiration publique et de l’Académie française. Mais enfin, si M. Villemain ou M. de Jouy avaient reçu par la petite poste le manuscrit de la Vie de Rossini, ils l’auraient considéré comme un « écrit, en langue étrangère », et l’auraient traduit en beau style académique dans le goût de la préface de la République de Cicéron, par M. Villemain, ou des lettres de Stephanus Ancestor. Bonne aventure pour le libraire, qui aurait eu vingt articles dans les journaux, et serait maintenant occupé à préparer la sixième édition de son livre ; mais moi, en essayant de l’écrire de ce beau style académique, je me serais ennuyé, et vous avouerez que j’aurais fait un métier de dupe. À mes yeux, ce style arrangé, compassé, plein de chutes piquantes, précieux, s’il faut dire toute ma pensée, convenait merveilleusement aux Français de 1785 ; M. Delille fut le héros de ce style : j’ai tâché que le mien convint aux enfants de la Révolution, aux gens qui cherchent la pensée plus que la beauté des mots ; aux gens qui, au lieu de lire Quinte-Curce et d’étudier Tacite, ont fait la campagne de Moscou et vu de près les étranges transactions de 1814.

J’ai ouï parler, à cette époque, de plusieurs petites conspirations. C’est depuis que je méprise les conspirations en vers alexandrins, et que je désire la tragédie en prose : une Mort de Henri III, par exemple, dont les quatre premiers actes se passent à Paris et durent un mois (il faut bien ce temps pour la séduction de Jacques Clément), et le dernier acte à Saint-Cloud. Cela m’intéresserait davantage, je l’avoue, que Clytemnestre ou Régulus faisant des tirades de quatre-vingts vers et de l’esprit officiel. La tirade est peut-être ce qu’il y a de plus antiromantique dans le système de Racine ; et s’il fallait absolument choisir, j’aimerais encore mieux voir conserver les deux unités que la tirade.

Vous me défiez, monsieur, de répondre à cette simple question : Qu’est-ce que la tragédie romantique ?

Je réponds hardiment : C’est la tragédie en prose qui dure plusieurs mois et se passe en des lieux divers.

Les poëtes qui ne peuvent pas comprendre ces sortes de discussions, fort difficiles, M. Viennet, par exemple, et les gens qui ne veulent pas comprendre, demandent à grands cris une idée claire. Or, il me semble que rien n’est plus clair que ceci : Une tragédie romantique est écrite en prose, la succession des événements qu’elle présente aux yeux des spectateurs dure plusieurs mois, et ils se passent en des lieux différents. Que le ciel nous envoie bientôt un homme à talent pour faire une telle tragédie ; qu’il nous donne la Mort de Henri IV, ou bien Louis XIII au Pas-de-Suze. Nous verrons le brillant Bassompierre dire à ce roi, vrai Français, si brave et si faible : « Sire, les danseurs sont prêts ; quand Votre Majesté voudra, le bal commencera[1]. » Notre histoire, ou plutôt nos mémoires historiques, car nous n’avons pas d’histoire, sont remplis de ces mots naïfs et charmants, et la tragédie romantique seule peut nous les rendre[2]. Savez-vous ce qui arriverait, de l’apparition de Henri IV, tragédie romantique dans le goût du Richard III de Shakspeare ? Tout le monde tomberait d’accord à l’instant sur ce que veut dire ce mot, genre romantique ; et bientôt, dans le genre classique, l’on ne pourrait plus jouer que les pièces de Corneille, de Racine, et de ce Voltaire qui trouva plus facile de faire du style tout à fait épique dans Mahomet, Alzire, etc., que de s’en tenir à la simplicité noble et souvent si touchante de Racine. En 1670. un duc et pair, attaché à la cour de Louis XIV, appelait son fils, en lui parlant, monsieur le marquis, et Racine eut une raison pour faire que Pylade appelle Oreste : seigneur. Aujourd’hui les pères tutoient leurs enfants ; ce serait être classique que d’imiter la dignité du dialogue de Pylade et d’Oreste. Aujourd’hui une telle amitié nous semble appeler le tutoiement. Mais si je n’ose vous expliquer ce que serait une tragédie romantique intitulée la Mort de Henri IV, en revanche, je puis vous dire librement ce que serait une comédie romantique en cinq actes, intitulée Lanfranc ou le Poëte ; ici je ne cours d’autre risque que de vous ennuyer.


LANFRANC OU LE POÈTE
Comédie en cinq actes.

Au premier acte, Lanfranc ou le Poëte va rue de Richelieu, et présente sa comédie nouvelle avec toute la simplicité du génie au comité du Théâtre-Français ; on voit que je suppose du génie à M. Lanfranc, je crains les applications. Sa comédie est éconduite, comme de juste, et même l’on se moque de lui. Qu’est-ce en effet à Paris, même en littérature, qu’un homme qui ne peut pas placer deux cents billets au jour de l’an ?

Au second acte, Lanfranc intrigue, car des amis inconsidérés lui ont donné le conseil d’intriguer ; il va voir, dès le matin, des gens puissants ; mais il intrigue avec toute la maladresse du génie ; il effraie par ses discours les gens considérables qu’il va solliciter.

Le résultat de ses visites dans le faubourg Saint-Germain est de se voir éconduit comme un fou dangereux, au moment où il s’imagine avoir séduit tous les cœurs de femmes par les grâces de son imagination, et conquis les hommes par la profondeur de ses aperçus.

Tant de tracas et de mécomptes, et, plus que tout, le mortel dégoût de passer sa vie avec des gens qui ne prisent au monde que l’argent et les cordons, font qu’au troisième acte il est tout disposé à jeter sa comédie au feu ; mais, tout en intriguant, il est devenu passionnément amoureux d’une jolie actrice des Français, qui le paye du plus tendre retour.

Les ridicules sans bornes ni mesure de l’homme de génie amoureux d’une Française remplissent le troisième acte et une partie du quatrième. C’est au milieu de ce quatrième acte que sa belle maîtresse vient à lui préférer un jeune Anglais, parent de sir John Bikerstaff[3], qui n’a que trois millions de rente. Lanfranc, pour se dépiquer une nuit qu’il est au désespoir, fait un pamphlet plein de verve et de feu sur les contrariétés et les ridicules qu’il a rencontrés depuis deux mois (le pamphlet est la comédie de l’époque). Mais cette verve et ce feu sont du poison, comme dit Paul-Louis Courier, et ce poison le conduit droit à Sainte-Pélagie.

Les premières craintes de l’accusation, la mine allongée des amis libéraux si hardis la veille, la saisie du pamphlet, le désespoir du libraire, père de sept enfants, la mise en jugement, le réquisitoire de M. le procureur du roi, le plaidoyer piquant de M. Mérilhou, les idées et propos plaisants des jeunes avocats présents à l’audience, les étranges choses que ces propos révèlent avant, pendant et après le jugement : voilà le cinquième acte, dont la dernière scène est l’écrou à Sainte-Pélagie pour un emprisonnement de quinze jours, suivi de la perte de tout espoir de voir à tout jamais la censure tolérer la représentation de ses comédies.


Eh bien ! d’après la saisie des Tablettes romaines[4], qui a eu lieu ce matin, croyez-vous que j’aurais pu esquisser avec ce détail la tragédie de la Mort de Henri IV, événement d’hier, qui ne compte guère que deux cent quatorze ans de date ? et ne me voyez-vous pas, pour prix de mon esquisse, débuter comme finit mon héros Lanfranc ?

Voilà ce que j’appelle une comédie romantique ; les événements durent trois mois et demi ; elle se passe en divers lieux de Paris, situés entre le Théâtre-Français et la rue de la Clef ; enfin, elle est en prose, en vile prose, entendez-vous.

Cette comédie de Lanfranc ou le Poëte est romantique, par une autre raison bien meilleure que toutes celles que je viens d’exposer, mais, il faut l’avouer, bien autrement difficile à saisir, tellement difficile, que j’hésite presque à vous la dire. Les gens d’esprit qui ont eu des succès par des tragédies en vers diront que je suis obscur ; ils ont leurs bonnes raisons pour ne pas entendre. Si l’on joue Macbeth en prose, que devient la gloire de Sylla ?

Lanfranc ou le Poëte est une comédie romantique, parce que les événements ressemblent à ce qui se passe tous les jours sous nos yeux. Les auteurs, les grands seigneurs, les juges, les avocats, les hommes de lettres de la trésorerie, les espions etc., qui parlent et agissent dans cette comédie, sont tels que nous les rencontrons tous les jours dans les salons ; pas plus affectés, pas plus guindés qu’ils ne le sont dans la nature, et certes c’est bien assez. Les personnages de la comédie classique au contraire, semblent affublés d’un double masque, d’abord l’effroyable affectation que nous sommes obligés de porter dans le monde, sous peine de ne pas atteindre à la considération, plus l’affectation de noblesse, encore plus ridicule, que le poëte leur prête de son chef en les traduisant en vers alexandrins.

Comparez les événements de la comédie intitulée Lanfranc ou le Poëte à la fable du même sujet traité par la muse classique ; car, dès le premier mot, vous avez deviné que ce n’est pas sans dessein que j’ai choisi le principal caractère d’une des comédies classiques les plus renommées ; comparez, dis-je, les actions de Lanfranc à celles du Damis de la Métromanie. Je n’ai garde de parler du style ravissant de ce chef-d’œuvre, et cela par une bonne raison ; la comédie de Lanfranc ou le Poëte n’a pas de style, et c’est, à mon avis, par là qu’elle brille, c’est le côté par où je l’estime. Ce serait en vain que vous y chercheriez une tirade brillante ; ce n’est qu’une fois ou deux dans les cinq actes qu’il arrive à un personnage de dire de suite plus de douze ou quinze lignes. Ce ne sont pas les paroles de Lanfranc qui étonnent et font rire, ce sont ses actions inspirées par des motifs qui ne sont pas ceux du commun des hommes, et c’est pour cela qu’il est poëte, autrement, il serait un homme de lettres.

Est-il besoin d’ajouter que ce que je viens de dire de la comédie de Lanfranc ne prouve nullement qu’il y ait du talent ? Or, si cette pièce manque de feu et de génie, elle sera bien plus ennuyeuse qu’une comédie classique, qui, à défaut de plaisir dramatique, donne le plaisir d’ouïr de beaux vers. La comédie romantique sans talent, n’ayant pas de beaux vers pour éblouir le spectateur, ennuiera dès le premier jour. Nous voici revenus par un autre chemin à cette vérité de si mauvais goût, disent les gens d’Académie, ou qui y prétendent ; Le vers alexandrin n’est souvent qu’un cache-sottise[5].

Mais, le talent supposé, si les détails de la comédie de Lanfranc sont vrais, s’il y a du feu, si le style ne se fait jamais remarquer et ressemble à notre parler de tous les jours, je dis que cette comédie répond aux exigences actuelles de la société française.

Molière, dans le Misanthrope, a cent fois plus de génie que qui que ce soit ; mais Alceste n’osant pas dire au marquis Oronte que son sonnet est mauvais, dans un siècle où le Miroir critique librement le Voyage à Coblentz, présente à ce géant si redoutable, et pourtant si Cassandre, nommé Public, précisément le portrait détaillé d’une chose qu’il n’a jamais vue et qu’il ne verra plus.

Après avoir entrevu cette comédie de Lanfranc ou le Poëte, que, pour établir mon raisonnement, je suis forcé de supposer aussi bonne que les Proverbes de M. Théodore Leclercq, et qui peint si bien nos actrices, nos grands seigneurs, nos juges, nos amis libéraux, Sainte-Pélagie, etc., etc., etc., en un mot, la société telle qu’elle vit et se meut en 1824, daignez, monsieur, relire la Métromanie, le rôle de Francaleu, celui du capitoul, etc. ; si, après vous être donné le plaisir de revoir ces jolis vers, vous déclarez que vous préférez Damis à Lanfranc, que puis-je répondre à un tel mot ? Il est des choses qu’on ne prouve pas. Un homme va voir la Transfiguration de Raphaël au Musée[6]. Il se tourne vers moi, et, d’un air fâché : « Je ne vois pas, dit-il, ce que ce tableau vanté a de si sublime. — À propos, lui dis-je, savez-vous ce que la rente a fait hier soir fin courant ? » Car il me semble que, lorsqu’on rencontre des gens tellement différents de nous, il y a péril à engager la discussion. Ce n’est point orgueil, mais crainte de l’ennui. À Philadelphie, vis-à-vis la maison habitée jadis par Franklin, un nègre et un blanc eurent un jour une dispute fort vive sur la vérité du coloris du Titien. Lequel avait raison ? En vérité, je l’ignore ; mais ce que je sais, c’est que l’homme qui ne goûte pas Raphaël et moi sommes deux êtres d’espèces différentes il ne peut y avoir rien de commun entre nous. À ce fait, je ne vois pas le plus petit mot à ajouter.

Un homme vient de lire Iphigénie en Aulide de Racine et le Guillaume Tell de Schiller ; il me jure qu’il aime mieux les gasconnades d’Achille que le caractère antique et vraiment grand de Tell. À quoi bon discuter avec un tel homme ? Je lui demande quel âge a son fils, et je calcule à part moi à quelle époque ce fils paraîtra dans le monde et fera l’opinion.

Si j’étais assez dupe pour dire à ce brave homme : Monsieur, mettez-vous en expérience, daignez voir jouer une seule fois le Guillaume Tell de Schiller, il saurait bien me répondre comme le vrai classique des Débats : Non-seulement je ne verrai jamais jouer cette rapsodie tudesque et je ne la lirai pas, mais encore, par mon crédit, j’empêcherai bien qu’on ne la joue[7].

Eh bien ! ce classique des Débats, qui veut combattre une idée avec une baïonnette, n’est pas si ridicule qu’il le paraît. À l’insu de la plupart des hommes, l’habitude exerce un pouvoir despotique sur leur imagination. Je pourrais citer un grand prince, fort instruit d’ailleurs, et que l’on devrait croire parfaitement à l’abri des illusions de la sensibilité ; ce roi ne peut souffrir dans son conseil la présence d’un homme de mérite, si cet homme porte des cheveux sans poudre[8]. Une tête sans poudre lui rappelle les images sanglantes de la Révolution française, premiers objets qui frappèrent son imagination royale, il y a trente-un ans. Un homme à cheveux coupés, comme nous, pourrait soumettre à ce prince des projets conçus avec la profondeur de Richelieu ou la prudence de Kaunitz, que, pendant tout le temps de sa lecture, le prince n’aurait d’attention que pour la coiffure repoussante du ministre. Je vois un trésor de tolérance littéraire dans ce mot : l’habitude exerce un pouvoir despotique sur l’imagination des hommes même les plus éclairés, et, par leur imagination, sur les plaisirs que les arts peuvent leur donner. Où trouver le secret d’éloigner de telles répugnances de l’esprit de ces Français aimables qui brillèrent à la cour de Louis XVI, que M. de Ségur fait revivre dans ses charmants souvenirs, et dont le Masque de Fer peint en ces mots les idées d’élégance :

« Autrefois, me disais-je, c’est-à-dire en 1786, si j’avais dû aller à la Chambre, et que, voulant faire un peu d’exercice pour ma santé, j’eusse quitté ma voiture au pont Tournant pour la reprendre au pont Royal, mon costume seul m’eût recommandé au respect du public. J’eusse été vêtu de ce que nous appelions si ridiculement un habit habillé. Cet habit eût été de velours ou de satin en hiver, de taffetas en été ; il eût été brodé et enrichi de mes ordres. J’aurais eu, quelque vent qu’il pût faire, mon chapeau à plumet sous le bras. J’aurais eu un toupet carré, à cinq pointes dessinées sur le front ; j’aurais été poudré à frimas, avec de la poudre blanche par-dessus de la poudre grise ; deux rangs de boucles eussent, de chaque côté, relevé ma coiffure et, par derrière, ils eussent fait place à une belle bourse de taffetas noir. Je conviens avec Votre Altesse que cette coiffure n’est pas primitive, mais elle est éminemment aristocratique, et, par conséquent, sociale. Quelque froid qu’il fît, par le vent de bise et la gelée, j’eusse traversé les Tuileries en bas de soie blancs avec des souliers de peau de chèvre. Une petite épée ornée d’un nœud de rubans et d’une dragonne, parce que j’étais colonel à dix-huit ans, m’eût battu dans les jambes, et j’aurais caché mes mains, ornées de manchettes de longues dentelles, dans un gros manchon de renard bleu. Une légère douillette de taffetas, simplement jetée sur ma personne, aurait eu l’air de me défendre du froid, et je l’aurais cru moi-même[9]. »

Je crains bien qu’en fait de musique, de peinture, de tragédie, ces Français-là et nous, nous ne soyons à jamais inintelligibles les uns pour les autres.

Il y a des classiques qui, ne sachant pas le grec, s’enferment au verrou pour lire Homère en français, et même en français ils trouvent sublime ce grand peintre des temps sauvages. En tête des dialogues si vrais et si passionnés qui forment la partie la plus entraînante des poésies d’Homère, imprimez le mot tragédie, et à l’instant ces dialogues, qu’ils admiraient comme de la poésie épique, les choqueront et leur déplairont mortellement comme tragédie. Cette répugnance est absurde, mais ils n’en sont pas les maîtres ; mais ils la sentent, mais elle est évidente pour eux, aussi évidente que les larmes que nous font verser Roméo et Juliette le sont pour nous. Je conçois que, pour ces littérateurs estimables, le romantisme soit une insolence. Ils ont eu l’unanimité pendant quarante ans de leur vie, et vous les avertissez que bientôt ils vont se trouver seuls de leur avis.

Si la tragédie en prose était nécessaire aux besoins physiques des hommes, on pourrait entreprendre de leur démontrer son utilité ; mais comment prouver à quelqu’un qu’une chose qui lui donne un sentiment de répugnance invincible peut et doit lui faire plaisir ?

Je respecte infiniment ces sortes de Classiques, et je les plains d’être nés dans un siècle où les fils ressemblent si peu à leurs pères. Quel changement de 1785 à 1824 ! Depuis deux mille ans que nous savons l’histoire du monde, une révolution aussi brusque dans les habitudes, les idées, les croyances, n’est peut-être jamais arrivée. Un des amis de ma famille, auquel j’étais allé rendre mes devoirs dans sa terre, disait à son fils : « Que signifient vos sollicitations éternelles et vos plaintes amères contre M. le ministre de la guerre ? Vous voilà déjà lieutenant de cavalerie à trente-deux ans ; savez-vous bien que je n’ai été fait capitaine qu’à cinquante ? »

Le fils était rouge de colère, et pourtant le père disait un mot qui pour lui était de la dernière évidence : comment mettre d’accord ce père et ce fils ?

Comment persuader à un homme de lettres de cinquante ans qui trouve brillant de naturel le rôle de Zamore dans Alzire, que le Macbeth de Shakspeare est un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain ? Je disais un jour à un de ces messieurs : Vingt-huit millions d’hommes, savoir : dix-huit millions en Angleterre, et dix millions en Amérique, admirent Macbeth et l’applaudissent cent fois par an. — Les Anglais, me répondit-il d’un grand sang-froid, ne peuvent avoir de véritable éloquence, ni de poésie vraiment admirable ; la nature de leur langue, non dérivée du latin, s’y oppose d’une manière invincible. Que dire à un tel homme, qui d’ailleurs est de très-bonne foi ? Nous sommes toujours au même point, comment prouver à quelqu’un que la Transfiguration est admirable ?

Molière était romantique en 1670, car la cour était peuplée d’Orontes, et les châteaux de province d’Alcestes fort mécontents. À le bien prendre, tous les grands écrivains ont été romantiques de leur temps. C’est, un siècle après leur mort, les gens qui les copient au lieu d’ouvrir les yeux et d’imiter la nature, qui sont classiques[10].

Êtes-vous curieux d’observer l’effet que produit à la scène cette circonstance de ressembler à la nature ajoutée à un chef-d’œuvre ? Voyez le vol que prend depuis quatre ans le succès du Tartuffe. Sous le Consulat et dans les premières années de l’Empire, le Tartuffe ne ressemblait à rien comme le Misanthrope, ce qui n’empêchait pas les Laharpe, les Lemercier, les Auger et autres grands critiques de s’écrier : Tableau de tous les temps comme de tous les lieux, etc., et les provinciaux d’applaudir.

Le comble de l’absurde et du classicisme, c’est de voir des habits galonnés dans la plupart de nos comédies modernes. Les auteurs ont grandement raison ; la fausseté de l’habit prépare à la fausseté du dialogue et comme le vers alexandrin est fort commode pour le prétendu poëte vide d’idées, l’habit galonné ne l’est pas moins pour le maintien embarrassé et les grâces de convention du pauvre comédien sans talent.

Monrose joue bien les Crispins, mais qui a jamais vu de Crispin ?

Perlet[11], le seul Perlet, nous peignait au naturel les ridicules de notre société actuelle ; on voyait en lui, par exemple, la tristesse de nos jeunes gens qui, au sortir du collège, commencent si spirituellement la vie par le sérieux de quarante ans. Qu’est-il arrivé ? Perlet n’a pas voulu, un soir, imiter la bassesse des histrions de 1780, et, pour avoir été un Français de 1824, tous les théâtres de Paris lui sont fermés.

J’ai l’honneur, etc.
S.

  1. Tout le monde sait que Louis XIII, ayant eu un moment de jalousie contre son frère le duc d’Orléans Gaston, qu’il avait envoyé commander son armée d’Italie y courut lui-même et força le Pas-de-Suze (1629). Le danger fut vif et le fils de Henri IV fit preuve de mépris pour le danger. Jamais l’impétuosité française ne parut se montrer dans un plus beau jour. Ce qu’il y a de caractéristique dans cette action brillante, c’est t’absence totale d’emphase tragique et triste, avant l’attaque. Le succès n’était rien moins que certain ; il s’agissait d’enlever de vive force des batteries bien palissadées, qui barraient entièrement l’étroite vallée qui, du mont Cenis, descend a Suze. Il fallait passer là ou s’en retourner en France. Dans un moment aussi décisif, des Allemands ou des Anglais n’auraient pas manqué de parler de Dieu et d’être tristes, songeant à la mort et peut-être à l’enfer. Ce qui me plaît à moi, chez mes compatriotes, c’est l’absence de cette emphase.

    Supposons maintenant qu’un poëte ait le mauvais goût de vouloir nous donner une image de Louis XIII, du cardinal de Richelieu et des Français de leur temps, négligeant ainsi pour des modernes Numa, Sésostris, Thésée ou tel autre héros fort connu et encore plus intéressant ; je dis que tout cela est impossible en vers alexandrins. Toutes les nuances du caractère disparaîtraient sous l’emphase obligée du vers alexandrin.

    Remarquons, en passant, qu’il n’y a rien de moins emphatique et de plus naïf que le vrai caractère français.

    Voici les faits. Au moment de l’attaque du Pas-de-Suze, attaque téméraire et d’un succès fort douteux, le maréchal de Bassompierre, ayant disposé les colonnes d’attaque, vint prendre le mot d’ordre du roi ; voici le dialogue :

    « Je m’approchai du roi (qui était fort en avant des colonnes) et lui dis : Sire, l’assemblée est prête, les violons sont entrés et les masques sont à la porte ; quand il plaira à votre majesté, nous donnerons le ballet. — Il s’approcha de moi et me dit en colère : Savez-vous bien que nous n’avons que cinq cents livres de plomb dans le parc d’artillerie ? — Je lui dis : Il est bien temps de penser à cela maintenant ! faut-il que pour un des masques qui n’est pas prêt le ballet ne se danse pas ? laissez-nous faire, sire, et tout ira bien. — M’en répondez-vous ? me dit-il. — Ce serait témérairement fait à moi, lui répondis-je, de cautionner une chose si douteuse : bien vous réponds-je que nous en viendrons à bout à notre honneur, ou j’y serai mort ou pris. — Alors le cardinal lui dit : Sire, à la mine de M. le maréchal, j’en augure tout bien, soyez-en assuré. Sur ce, je mis pied à terre et donnai le signal du combat qui fut fort et rude, et qui est assez célèbre. * »

    Voilà le caractère français, voilà le ton de notre histoire. Jamais vous ne rendrez cela en vers alexandrins. Vous ferez débiter une belle tirade, pleine de sens, au maréchal de Bassompierre ; une autre tirade, pleine de haute politique, à Louis XIII ; un demi-vers, plein de caractère, au fameux cardinal ; tout cela sera fort beau, si vous voulez, mais ce ne sera pas de l’histoire de France.

    La naïveté gasconne brille dans toute l’histoire de Henri IV, si inconnue de nos jours. C’est dans les moments de grand péril que la plaisanterie française aime à se montrer. Le Français, quand il est dans la fumée des mousquetades, se croit le droit de plaisanter avec son maître ; par une telle familiarité, il montre son rang distingué, et va ensuite se faire tuer tout content.

    Il est plaisant, peut-être, que nous ayons choisi un masque qui cache précisément ce trait le plus national et peut-être le plus aimable de notre caractère. L’emphase de l’alexandrin convient à des protestants, à des Anglais, même un peu aux Romains mais non, certes, aux compagnons de Henri IV et de François Ier. (Note de l’édition de 1854.)

    * Mémoires de Bassompierre, 3e partie, page 192, édition Foucauld.

  2. Cherchez dans le second volume des Chroniques de Froissart, publiées par M. Buchon, la narration du siége de Calais par Édouard III, et le dévouement d’Eustache de Saint-Pierre ; lisez immédiatement après le Siège de Calais, tragédie de du Belloy : et si le ciel vous a donné quelque délicatesse d’âme, vous désirerez passionnément comme moi la tragédie nationale en prose. Si la Pandore n’avait pas gâté ce mot, je dirais que ce sera un genre éminemment français, car aucun peuple n’a sur son moyen âge des Mémoires piquants comme les nôtres. Il ne faut imiter de Shakspeare que l’art, que la manière de peindre, et non pas les objets à peindre.
  3. Personnage du Pamphlet des Pamphlets de Paul-Louis Courier. N. D. L. É.
  4. Violent pamphlet de J.-H. de Santo Domingo, paru en février 1824. N. D. L. É.
  5. Les vers anglais ou italiens peuvent tout dire, et ne font pas obstacle aux beautés dramatiques.
  6. Elle y reviendra. (Ce tableau entré en France à la suite du traité de Tolentino, fut rendu au Pape en 1815. N. D. L. É.)
  7. Historique.
  8. Il s’agit de Ferdinand, roi des Deux-Siciles. Cf. Rome Naples et Florence, édition du Divan, tome II, p. 213. N. D. L. É.
  9. Le Masque de Fer, page 150.
  10. Virgile, le Tasse, Térence, sont peut-être les seuls grands poëtes classiques. Encore, sous une forme classique et copiée d’Homère, à chaque instant le Tasse met-il les sentiments tendres et chevaleresques de son siècle. À la renaissance des lettres, après la barbarie des neuvième et dixième siècles, Virgile était tellement supérieur au poëme de l’abbé Abbon sur le siége de Paris par les Normands, que, pour peu qu’on eût de sensibilité, il n’y avait pas moyen de n’être pas classique, et de ne pas préférer Turnus à Hérivée. À l’instar des choses qui nous semblent les plus odieuses maintenant : la féodalité, les moines, etc., le classicisme a eu son moment où il était utile et naturel. Mais aujourd’hui (15 février, jour de mardi-gras), n’est-il pas ridicule que pour me faire rire on n’ait pas d’autre farce que Pourceaugnac, composé il a y cent cinquante ans ?
  11. Monrose, sociétaire du Théâtre-Français ; Perlet, acteur du Gymnase dramatique. N. D. L. É.