Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice IV/X
« J’ai lu avec le plus grand plaisir l’ouvrage de M. Beyle. Il a dit le mot que nous avions tous sur la langue ; il a rendu clair et palpable ce qui n’était qu’une perception confuse de tous les esprits justes. Il est à désirer qu’il étende davantage ses idées, qu’il fasse le premier une espèce de code de la littérature moderne. Je ne veux pas dire qu’il pose des principes et qu’il coordonne des règles ; il n’y a, selon lui et selon nous, d’autres règles que les exemples du génie ; mais un certain instinct pousse évidemment l’esprit humain hors des routes battues ; il importe de lui révéler à lui-même quel est le but auquel il aspire, et quel chemin l’y conduira plus tôt : c’est ce que ferait un tel ouvrage. — Il a dit presque juste sur les classiques et les romantiques : il n’a péché que par omission ; mais cette omission capitale l’entraînerait, selon moi, à des conséquences évidemment fausses, dans la suite de son ouvrage. Il a oublié que l’imitation de la nature n’était pas le seul but des arts, mais que le beau était, avant tout, le principe et la fin de toutes les créations de l’esprit. S’il s’était souvenu de cette vérité fondamentale, il n’aurait point dit que Pigault-Lebrun était romantique (dans l’acception favorable du mot), mais qu’il était populaire, ce qui est tout autre chose. Il n’aurait pas dit qu’il fallait renoncer aux vers dans la poésie moderne ; car, le vers ou le rhythme étant le beau idéal dans l’expression ou dans la forme de l’expression, ce serait redescendre que de l’abandonner ; il faut le perfectionner, l’assouplir, mais non le détruire. L’oreille est une partie de l’homme, et l’harmonie une des lois secrètes de l’esprit, on ne peut les négliger sans erreur.
« Je désire, mon cher de Mareste, qu’en remerciant M. Beyle de tout le plaisir que m’ont fait ses aperçus, aussi ingénieux que profonds et vrais, vous lui communiquiez cette simple observation, qui, si elle est admise par lui, aura certainement une juste influence sur ses idées futures. S’il ne l’admet pas, nous ne nous entendrons pas tout à fait ; car j’ai foi dans le beau, et le beau n’est pas arbitraire ; il est parce qu’il est. Je voudrais encore que M. Beyle expliquât aux gens durs d’oreille que le siècle ne prétend pas être romantique dans l’expression ; c’est-à-dire écrire autrement que ceux qui ont bien écrit avant nous, mais seulement dans les idées que le temps apporte ou modifie ; il devrait faire une concession : classique pour l’expression, romantique dans la pensée ; à mon avis, c’est ce qu’il faut être. Je lui demanderais encore quelques autres concessions plus graves, et qui tiennent toujours à la première idée sur laquelle nous différons de sentiment. Je crois que le beau dans la pensée est plus haut qu’il ne le place, et que Platon en était plus près que Condillac. Mais en voilà déjà trop ; demandez-lui pardon. »