Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice IV/VIII

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 339-344).
Appendice IV — De quelques objections.
VIII. — Luther, par Werner.
(Pièce plus voisine des chefs-d’œuvre de Shakspeare que les tragédies de Schiller.)

Si je cherchais de vains ménagements, je ne conseillerais pas au lecteur de lire les quatre premiers actes de Luther[1] ; je ne lui dirais pas ouvertement et de manière à prêter aux plaisanteries des rimeurs classiques : C’est dans le chef-d’œuvre de Werner que vous trouverez une peinture fidèle de l’Allemagne au quinzième siècle, et de la grande révolution qui changea la face de l’Europe. Cette révolution disait aussi aux peuples : « Examinez avant de croire, et c’est justement parce qu’un homme est couvert de la pourpre qu’il faut vous méfier de lui. » On voit que cette révolution fut semblable dans ses moyens et dans ses phases à celle d’aujourd’hui. C’était déjà la lutte des rois contre les peuples.

Au lieu de vous fatiguer à chercher un spectacle si imposant pour nous dans de gros volumes, sujets à l’ennui, entrez au théâtre de Berlin, voyez Luther, tragédie romantique. En trois heures, vous connaîtrez non-seulement le quinzième siècle, mais le connaissant pour l’avoir vu agir, vous ne pourrez plus l’oublier, et c’est beaucoup pour nous, qui sommes à peine à mi-chemin de la révolution du dix-neuvième siècle, de voir en trois heures tout le développement de la révolution, absolument semblable, du quinzième siècle. Appelez le principe libéral Luther, et la ressemblance est identique. Vous n’oublierez plus le grand spectacle donné par l’empereur Charles-Quint, jugeant Luther à la diète de Worms. Vous serez profondément ému ; il y a présentement quinze ans que je n’ai vu jouer Luther ; je me figure encore cette autre scène sublime par sa simplicité : Luther recevait son père et sa mère, qui, troublés dans leur vieillesse par le bien et le mal qu’on dit de leur fils, font à leur grand âge un long voyage de cent lieues pour revoir ce fils qui les avait quittés, vingt ans auparavant ; pauvre étudiant. Le mélange de naïveté du fils, se rappelant les châtiments trop sévères de son père, avec le grand homme lui racontant sa vie et les combats qu’il a à soutenir, forme, à mon avis, un spectacle sublime. Le doux Melanchton, le Fénelon de la réforme, est présent à ce simple entretien. Luther explique à son père, ouvrier mineur de la Saxe, ses nouvelles doctrines. Pour se faire comprendre, il se sert de comparaisons prises dans le travail des mines ; il cherche à être le plus simple possible c’est ainsi que le lecteur comprend le fond des choses pour lesquelles il va voir Luther persécuté. Au milieu de cet entretien, qui fait trembler la vieille mère par le récit des dangers que Luther ne réussit pas à cacher entièrement, il s’interrompt tout à coup. Luther craint, d’être entraîné par le démon de l’orgueil. Luther n’est point las de sa mission ; il doute, voilà le trait de génie, dont la lumière illumine toute la tragédie de Werner. Ce doute nous montre sur-le-champ Luther de bonne foi. Et quel homme fut plus en état de peindre en Luther toutes les nuances du doute que Werner, qui, après avoir été fougueux protestant, injuste envers les catholiques, vient de mourir à Vienne (en 1823), prêtre romain, prédicateur sublime dans sa nouvelle religion, et enfin, pour tout dire, jésuite ? Il a cessé de vivre dans le cloître des jésuites, toujours intolérant, passionné, injuste envers ses adversaires, et par là également bon jésuite et grand poëte, non pas uniquement grand poëte par de beaux vers, mais grand poëte parce que sa conduite folle l’a montré tel à tous les hommes, et, à mon avis, poëte supérieur à Schiller. Schiller, faisant supérieurement les vers, a hérité du théâtre de Racine de la manière de faire que ses personnages s’interrogent et se répondent par des tirades de quatre-vingts vers. Jamais un tel ennui dans le chef-d’œuvre de Werner. Et cependant quel sujet admettait plus la tirade que celui d’un fanatique emporté, convertissant ses compatriotes par la prédication ? Mais Werner était un homme d’esprit.

Je reviens à cette qualité de la tragédie de Luther : on ne peut plus l’oublier. Si nous eussions vu de même les grands événements de notre histoire de France, au lieu d’hésiter et d’être obligé de temps en temps d’ouvrir l’atlas de Lesage, toutes nos catastrophes nationales, seraient gravées en traits de sang dans notre mémoire. Ce mot traits de sang nous avertit du grand obstacle qui va naître au genre romantique ; nos annales sont tellement dégoûtantes de sang ; nos meilleurs princes ont été si barbares, que notre histoire se refusera à chaque instant à être présentée avec naïveté. Comment montrer François Ier faisant brûler Dolet, qui passait pour son fils naturel, parce qu’il était soupçonné d’hérésie ? — Quel est le roi, en France, qui voudra laisser avilir ainsi ses prédécesseurs, et par là l’autorité qu’il tient d’eux[2] ? Il vaut bien mieux tout cacher sous la pompe du vers alexandrin. Il faut un casque et une visière baissée à l’homme dont la peau est hideusement sillonnée par des taches de naissance. Telle est la raison qui fera que les rois encourageront leurs académies à injurier les romantiques.

Ceux-ci devaient faire des concessions, user d’adresse, ne dire qu’une partie de la vérité, surtout ménager les vanités des petits hommes vivants, toutes choses bonnes au succès peut-être ; mais ce serait, en prêchant le romantisme, être classique en effet. Toutes ces précautions, toutes ces demi-faussetés étaient de mise il y a quarante ans, aujourd’hui, depuis la sainte alliance, personne ne peut plus tromper personne ; la méfiance, mise dans tous les cœurs par des objets plus importants, étendra son influence jusqu’aux jeux de la littérature ; il faut jouer cartes sur table, et, si on les cache, la presse est là pour montrer la vérité, et le public pour ne plus accorder que son mépris à qui une fois chercha à le tromper.

J’expose en termes clairs et imprudents ce qui me semble la vérité ; si je me trompe, le public m’aura bientôt oublié ; mais quelles que soient les injures des classiques, ayant été franc, le mépris ne pourra m’atteindre. Tout au plus trouvera-t-on que je mets trop d’importance à tout ceci ; dans une heure, je rirai moi-même de la phrase que je viens d’écrire ; elle trahit l’homme qui vient de relire Luther avec enthousiasme. Mais probablement je n’effacerai pas cette phrase ; elle me semblait vraie au moment où j’écrivais, et l’homme échauffé par le spectacle d’une grande action vaut bien l’homme de salon, ramené à la stricte prudence par la vue des cœurs froids. Luther est peut-être la plus belle pièce depuis Shakspeare[3].

J’aurais voulu une scène représentant un peu le parti contraire : un moine italien vendant des indulgences, et avec sa recette du jour payant une fille dans un cabaret, et se prenant aux cheveux avec un autre moine. Le sérieux tendre et bon du Germain, dont la pensée se perd dans le ciel, est frappé de ce spectacle, qui fait en grande partie la force de Luther.

  1. Dans l’excellente traduction donnée par le respectable M. Michel Berr, faisant partie de la collection des Théâtres étrangers, publiée par le libraire Ladvocat, t. XVII.
  2. Philippe II envoie le duc d’Albe conquérir la Hollande… La ville de Naarden refuse de se rendre ; le duc fait appeler ses troupes sous les murs de cette malheureuse ville ; elle demande à capituler… ce trait est horrible. C’est par égard que je n’ai pas pris une anecdote toute semblable dans l’histoire de Catherine de Médicis. (Watson, liv. XII.)
  3. Feuilleton du Journal des Débats du 12 mars 1849.

    M. J. J. rendant compte du roman de M. le marquis de Custine, ayant pour titre Romuald ou la vocation (4 vol.), parle de la pièce de Zacharias Werner ; il la nomme ainsi : Luther, ou la consécration de la force.

    M. de Custine, alors tout jeune homme, fut en relation à Rome, en 1812, avec Werner, qui a joué un rôle important parmi les poëtes contemporains. (Note de Colomb.)