Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice II/Giornata 3

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 217-220).
Appendice II — Des périls de la langue italienne.
GIORNATA TERZA

Le vieillard continua :

Comme la langue d’un pays tant qu’elle n’a pas été extrêmement travaillée par les gens de lettres, n’est que la notation du degré de civilisation où ce pays est parvenu, je conclus des deux ouvrages historiques que j’ai cités hier et du principe que j’en ai tiré qu’en l’an 1400 le langage parlé à Milan était arrivé à peu près au même degré de perfection que le langage parlé à Florence dès l’an 1300.

Je parle du langage dont on faisait usage dans ces deux grandes villes pour tous les usages de la vie privée. Je ne parle pas du langage écrit. La liberté réunie à la richesse[1] avait donné à Florence une foule d’écrivains qui nous manque.

Au quatorzième siècle, la scène change. Florence fait des progrès décisifs et Milan reste barbare. Florence a cet immense avantage qu’elle se trouve parler à peu près la même langue que la toute-puissante Rome. Cette langue produit l’Arioste, le Tasse et Machiavel. La victoire est à jamais décidée en faveur de Florence et contre toutes les autres villes de l’Italie.

Le milanais, le vénitien, le génois, le piémontais, le bolonais, le napolitain perdent l’espoir de parvenir à la couronne et sont à jamais réduits à la qualité de dialectes inférieurs et méprisés par le superbe Toscan. Il fallait que cet événement arrivât, et je ne suis nullement chagrin que le sort ait favorisé Florence au lieu de Milan.

Le grand malheur de l’Italie, le malheur à jamais déplorable, c’est que le vainqueur n’ait pas exterminé ses rivaux.

C’est qu’un intérêt quelconque n’ait pas fait qu’un homme bien élevé eût honte de parler milanais à Milan et vénitien à Venise, et apprît à parler le toscan.

Tout le monde sait que la langue française s’est trouvée dans le même cas et à peu près à la même époque. Il y avait la langue d’oc et la langue d’oïl. Mais le roi de France écrasa peu à peu tous ses grands vassaux, et il est résulté de cette circonstance politique que l’on parle absolument et entièrement la même langue à Arras qu’à Toulouse et à Bayonne qu’à Rennes. Remarquez qu’on se sert non seulement des mêmes mots pour rendre les mêmes idées, mais ce qui est bien plus essentiel encore, on se sert des mêmes tournures pour exprimer les mêmes sentiments.

Parmi nous, ainsi qu’en convient le grand poète dont l’ouvrage a été l’occasion de notre conversation (page XXXIX) :

« Una nazione (l’Italia cioè) di molti governi e molti dialetti, acciochè i suoi individui s’intendano fra di loro, a mestieri d’un linguaggio a tutti commune. Questa vià di communicazione non può essere linguaggio parlato, perchè ognuno di questi popoli a il particolare dialetto. »

Que reste-t-il donc à faire à l’Italie ? Une chose bien simple et l’illustre Monti nous l’indique. Il a écouté le vœu prononcé par tous les gens de bon sens et il nous dit : « Un vocabolario nazionale è la raccolta di tutti i vocaboli ben usati dalla nazione e intesi d’uno stesso modo da tutti » (pag. XLI).

Tel n’est pas le Vocabulaire de la Crusca ; tout le monde convient aujourd’hui que l’Académie de la Crusca, au lieu de composer son dictionnaire avec le flegme et la patience nécessaires, a fait du travail qui, par sa nature, doit être le plus raisonnable possible, rien moins qu’un ouvrage de parti.

Les circonstances qui environnèrent le berceau de notre unique dictionnaire, la rapidité seule et le zèle avec lequel il fut exécuté suffisent pour démontrer que le dictionnaire a été dicté par des sentiments et des passions exactement opposés à ceux qui doivent animer le philosophe patient qui se voue au travail ingrat d’extraire de tous les livres approuvés, écrits dans une langue, le vocabulaire de cette même langue.

Les Florentins n’ont entrepris rien moins que de nous imposer la langue qu’on parle en Toscane, et non pas seulement la langue que parlent les gens bien nés, mais la langue que parlaient en 1300 les paysans et les ouvriers de la lie du peuple. Entreprise ridicule s’il en fut jamais ! Les Toscans ont oublié que le despotisme peut bien s’imposer, mais il ne se persuade pas. Que la Toscane ait une armée de cent mille hommes et conquière l’Italie, que, comme Guillaume le Conquérant l’imposa en Angleterre, elle exige que tous les actes publics, que tous les discours officiels soient écrits en toscan ; si la domination dure, elle parviendra, comme celle des Romains, à nous imposer presque entièrement sa langue, sinon son projet ne se sauve de l’odieux que par le ridicule extrême.

— Vous croyez donc l’Académie de la Crusca entièrement inutile ?

Le vieillard. — Je suis loin de là. Mais pour rendre mon idée sensible, et pour ne pas courir le risque de m’égarer dans une vaine théorie, permettez-moi de vous rappeler un fragment de l’histoire littéraire d’un peuple voisin. Mais il est tard aujourd’hui. Revenez demain.


  1. L’exemple voisin pour nous de tous les petits cantons suisses où l’on a joui de la liberté pendant deux siècles, mais où l’on est pauvre, nous montre que la liberté seule ne suffit pas pour faire naître une langue parfaite et une littérature. Là l’homme peut exprimer librement toutes ses idées et toutes ses sensations, mais faute de richesses, il y a peu d’oisiveté, peu d’ennui, peu de rapports journalier d’un sexe avec l’autre, donc il y a peu d’idées et de sensations à exprimer. Alger, ville très riche, n’a pas de littérature par la raison contraire à celle qui a empêché une littérature de naître à Switz ou à Underwald.