Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice I

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 175-205).
Appendice I — Qu’est-ce que le romanticisme ?

I

QU’EST-CE QUE
LE ROMANTICISME ?
DIT M. LONDONIO[1]


..... Quis aut Eurysthea durum,
Aut illaudati nescit Busiridis aras[2] ?

Georgiques, liv. III.



FAITS PRÉLIMINAIRES


Quand on passe sa vie entre les bras d’une femme, tout semble obscur. L’Italien veut être heureux par l’amour moral, ou du moins physique, à défaut du moral ; le Français par l’amour-propre. Il n’est pas de jeune homme français qui ne lise attentivement cinquante volumes par an. Il est honteux parmi eux de ne pas connaître les dix ou douze auteurs français, qu’ils appellent classiques ; comme Corneille, Montesquieu, Racine, Rousseau, Buffon, la Bruyère, Fénelon, Molière, et Laharpe, qui les juge. La plupart de Français, gens du monde (viventi di entrata[3]), connaissent aussi fort bien les auteurs du second ordre : Marmontel, Duclos, Raynal, d’Alembert, etc., etc.

Les Français sont donc infiniment plus instruits que les Italiens. Le défaut des premiers est d’être trop classiques ; personne n’ose combattre Laharpe.

QU’EST-CE QUE LE ROMANTICISME ?

Cosa è dunque quel romanticismo, intorno al quale tanti parlano, nella nostra Italia ? In questa guerra, io ho divisato meco medesimo, di fare una riconoscenza militare sopra la posizione delle due armate. Il pubblico Lombardo si trova a una delle ale della battaglia e forse non ha piena conoscenza di quel che si passa al centro.

D’ailleurs plusieurs gens d’esprit ont pris la plume dernièrement pour combattre la théorie romantique, sans se donner la peine d’étudier le moins du monde la question. Voici des idées traduites de l’allemand, du professeur Wieland, qui j’espère, ne sont pas vagues et auxquelles je défie de répondre catégoriquement.

M. Dussault de Paris, ancien ami du célèbre Camille Desmoulins, alors jeune homme plein d’idées généreuses, aujourd’hui Ultrà décidé, bibliothécaire du comte d’Artois, ennemi juré de tout ce qui est nouveau, et l’un des rédacteurs du Journal des Débats, est le général en chef du parti classique. Il a pour armée les deux tiers des membres de l’Académie française, tous les journalistes français, même les journalistes libéraux, et tous les écrivains sans génie. Lemercier et Benjamin Constant osent seuls n’être pas tout à fait de l’avis de M. Dussault, mais ils tremblent.

L’ennemi auquel M. Dussault se trouve opposé et qu’il ne nomme pas, pour ne pas faire connaître un adversaire aussi redoutable, c’est l’Edinburgh-Review, journal qui se tire à douze mille exemplaires et qu’on lit de Stockholm à Calcutta. Ce journal, qui paraît tous les trois mois, donne des extraits des meilleurs ouvrages qui voient le jour en Italie, en France, en Allemagne et dans les Indes anglaises[4]. C’est dans ces extraits, et à mesure du besoin, que les rédacteurs exposent la théorie romantique, qui n’est autre que celle qui a servi de poétique à Homère, à Sophocle, au Dante à l’Arioste et au Tasse.

M. Schlegel, que beaucoup de gens, en Lombardie, prennent pour le chef des romantiques, est un homme plein de préjugés qui, parce qu’il a su bien traduire, s’imagine penser, et dont l’Edinburgh-Review a tourné en ridicule les systèmes. (Voir les no 50 et 51.)

On voit que pour nous autres Italiens nous devrions être, en général, du parti du Dante et de l’Arioste. Le seul auteur que nous avons dans le genre classique, encore a-t-il plusieurs choses du romantique, c’est Alfieri. D’un autre côté, il n’y a rien de plus romantique au monde que la Mascheroniana et la Basvigliana[5], poëmes évidemment fondés sur nos mœurs et nos croyances, et où l’antique n’est imité que pour quelques expressions heureuses. Pindemonte, l’un de nos grands poëtes, a fait avec succès des tragédies romantiques.

Je respecte le temps de mes lecteurs ; j’ai toujours devant les yeux qu’ils aiment mieux aller voir leur maîtresse, admirer le sublime ballet d’Otello, ou entendre les voix divines qui charment nos oreilles et savent si bien le chemin de nos cœurs[6], que perdre leur temps à lire une froide dispute sur le romanticisme. Je resserre donc le plus possible l’expression de mes idées ; j’espère n’être pas obscur, mais seulement bref.

L’Allemagne, l’Angleterre et l’Espagne, sont entièrement et pleinement romantiques. Il en est autrement en France. La dispute est entre M. Dussault et l’Edinburgh-Review, entre Racine et Shakspeare, entre Boileau et lord Byron.

C’est un combat à mort. Racine met toujours en récit pompeux et emphatique ce que Shakspeare se borne à mettre sous nos yeux. Si le poëte anglais l’emporte, Racine est enterré comme ennuyeux, et tous les petits tragiques français le suivent dans sa tombe.

Par exemple, je défie tous les classiques du monde de tirer de tout Racine un ballet comme le sublime ballet d’Otello.

Voltaire a été combattu par les Fréron et les Desfontaines, comme étant romantique. Voyez la rapidité de notre victoire : aujourd’hui nous citons Voltaire en exemple du genre classique. Sa Zaïre n’est qu’une copie maigre, décolorée et surtout romanesque, du terrible More de Venise.

« Mais quoi ! disent les partisans du genre classique, vous voulez que je puisse supporter un Macbeth, dont la première scene est une plaine déserte, voisine d’un champ de bataille, et dont la seconde saute tout à coup à la cour du roi d’Écosse Duncan ? »

Je leur réponds : « Voyez-vous dans cette forêt antique ce vieux chêne qui, né par hasard, sous un roc qui l’empêchait de s’élancer directement vers le ciel, a fait avec sa tige, le tour du rocher qui l’opprimait et maintenant, espoir du marin, offre dans son tronc une courbe énorme, propre à défendre les flancs d’un vaisseau. »

Les poétiques qu’on vous a fait apprendre par cœur, au collège, sont le dur rocher qui a opprimé votre esprit naturel, et vous, vous êtes le chêne vigoureux, mais dont le tronc est faussé.

Vos fils, élevés sous l’empire de doctrines plus raisonnables, n’auront plus ces mauvaises habitudes. Répondez catégoriquement aux raisons suivantes ; je vais attaquer, sans perdre de temps en circonlocutions et préparations, ce qui est réputé le plus fort et le plus sacré dans vos arguments : le pallàdium du genre classique.

DES UNITÉS DE TEMPS ET DE LIEU

La nécessité d’observer les unités de temps et de lieu découle de la prétendue nécessité de rendre le drame croyable. Les critiques du dernier siècle (i critici antiquati) tiennent pour impossible qu’une action qui dure plusieurs mois puisse être crue se passer en trois heures. « Il est impossible, disent-ils, que le spectateur puisse supposer qu’il est assis sur les banquettes d’un théâtre pendant que les ambassadeurs que des rois éloignés s’envoient entre eux partent de la cour de leur maître, arrivent à la cour de son ennemi et retournent dans leur patrie ; pendant que des armées sont levées et vont assiéger des villes qu’on leur voit prendre ; pendant qu’un exilé est chassé de sa patrie, se révolte contre elle, trouve des partisans et y retourne à main armée ; ou jusqu’à ce que le jeune homme que le spectateur, au premier acte, a vu faisant la cour à sa maîtresse, pleure la mort prématurée de son fils. L’esprit est révolté, continuent-ils, d’une fausseté trop évidente, et la fiction perd toute sa force quand elle s’éloigne à ce point de la ressemblance à la réalité.

« Le spectateur qui sait qu’il a vu le premier acte à Alexandrie[7] ne peut pas supposer qu’il voit le second acte à Rome ; c’est-à-dire à une distance à laquelle tout le pouvoir d’Armide aurait eu peine à le transporter en aussi peu de temps. Le spectateur sait avec certitude que sa banquette n’a pas changé de place ; il sait également que le plancher élevé qui est sous ses yeux et qu’on appelle palco scenico et qui, il n’y a qu’un instant, était la place de Saint-Marc à Venise, ne peut pas être cinq minutes après la ville de Loango, en Chine. »

Tel est le langage triomphant de toutes les poétiques imprimées par des pédants, avant le règne de la philosophie. Il est temps de rabattre leur orgueil et de crier à tous ces critiques surannés que ce qu’ils avancent avec confiance, comme un principe incontestable, est une assertion, qui tandis que leur langue est occupée à la prononcer, est démentie par leur conscience intime et par leur propre cœur.

Il est faux qu’aucune représentation soit jamais prise pour la réalité ; il est faux qu’aucune fable dramatique ait jamais été matériellement croyable, ou ait jamais été crue réelle pendant une seule minute.

L’objection que les pédants tirent de l’impossibilité de passer la première heure à Alexandrie d’Égypte et la seconde à Rome suppose que quand le Sipario se lève le spectateur se croit réellement à Alexandrie et imagine que la course de son carrosse, qui l’a conduit de chez lui au théâtre, a été un voyage en Égypte, et qu’il vit du temps d’Antoine et de Cléopâtre. Certes, l’imagination qui aurait fait ce premier effort pourrait en faire un second ; l’homme qui, à huit heures du soir, peut prendre le théâtre pour le palais des Ptolomées peut aussi le prendre une heure après pour le promontoire d’Actium ; l’illusion, si vous voulez admettre l’illusion, n’a pas de limites certaines. Si le spectateur peut être persuadé une fois que tel acteur, son ancienne connaissance, est Don Carlos ou Abel, qu’une salle éclairée avec des quinquets est le palais de Philippe II ou la caverne d’Abel, il est dans un tel état d’extase, son sentiment actuel l’élève tellement hors de la portée de la raison et de la froide vérité, que des hauteurs qu’habite son âme il peut mépriser toutes les impossibilités de la nature terrestre. Il n’y a pas de raison pour qu’une âme voyageant ainsi dans les régions de l’extase compte les heures qui frappent à l’horloge, et l’on m’avouera qu’une heure peut sembler un siècle à l’homme qui a pu prendre un théâtre pour un champ de bataille.

La vérité est que nous n’avons pas le bonheur de trouver au théâtre un tel degré d’extase. Alors quel puissant remède serait le théâtre pour les peines de l’âme ! Le spectateur est assez froid quand il commence à goûter le plaisir d’une belle tragédie. Les spectateurs sont toujours dans leur bon sens, et savent fort bien, depuis le premier acte jusqu’au dernier, que le théâtre est seulement un théâtre, et que les comédiens sont seulement des comédiens. Ils savent fort bien que la Marchioni est la Marchioni, et que Blanès est Blanès. Ils viennent au théâtre pour écouter un certain nombre de vers de l’immortel Alfieri, récités avec des gestes parfaitement analogues ai sentimenti che esprimono et un ton de voix agréable. Ces vers ont rapport à un fait quelconque, et un fait doit se passer quelque part ; mais les différentes occurrences dont la réunion complète le drame peuvent se passer en des lieux très-éloignés l’un de l’autre. Et, je vous prie, où est l’absurdité d’accorder que cette salle représente d’abord la place de Saint-Marc à Venise et ensuite l’île de Chypre, si cette salle a toujours été connue pour n’être ni la place de Saint-Marc, ni l’île de Chypre ; mais bien le théâtre de la Cannobiana ?

Quant au temps, il s’écoule dans les entr’actes, et pour la partie de l’action qui est effectivement mise sous les yeux du spectateur, la durée poétique et la durée réelle sont absolument les mêmes.

Le contraire serait absurde. Si dans le premier acte on voit faire à Rome des préparatifs pour la guerre contre Mithridate, au cinquième acte la conclusion de la guerre peut être représentée, sans absurdité, comme arrivant dans le Pont. Nous savons fort bien qu’il n’y a ni guerre, ni préparatifs de guerre, nous savons fort bien que nous ne sommes ni à Rome ni dans le royaume de Pont, que nous n’avons devant nous ni Mithridate ni Lucullus.

La tragédie nous offre des imitations d’actions successives. Pourquoi la seconde imitation ne peut-elle pas représenter une action de beaucoup postérieure à la première, si cette seconde action est liée de telle manière avec l’autre, qu’elle n’en soit séparée par aucune autre chose que par l’intervalle du temps ? le temps qui, de toutes les choses de ce monde, est celle qui se prête le plus à l’imagination ; un intervalle de plusieurs années passe aussi vite, pour l’imagination, qu’une suite de quelques heures.

Dans nos réflexions sur les événements de notre vie, il nous arrive sans cesse de sauter par-dessus les intervalles de temps ; nous pensons à partir pour Venise ; puis, sur-le-champ, nous nous voyons à Venise. Dans les imitations des actions de la vie, nous permettons facilement qu’on demande à notre imagination un genre d’effort auquel elle est si fort accoutumée.

Mais, dira-t-on, comment une tragédie peut-elle émouvoir si elle ne produit pas d’illusion ? — Elle fait toute l’illusion nécessaire à la tragédie. Quand elle émeut, elle fait illusion, comme une peinture exacte d’un original réel ; elle fait illusion comme représentant à l’auditeur ce qu’il aurait senti lui-même si les choses qu’il voit se passer sur la scène lui étaient arrivées. La réflexion qui touche le cœur n’est pas que les maux qu’on étale sous nos yeux sont des maux réels, mais bien que ce sont des maux auxquels nous-mêmes nous pouvons être exposés. S’il y a quelque illusion dans nos cœurs, ce n’est pas d’imaginer que les comédiens sont malheureux, mais bien d’imaginer que nous-mêmes sommes malheureux pour un instant. Nous nous attristons pour la possibilité des malheurs plutôt que nous ne supposons la présence actuelle des malheurs. C’est ainsi qu’une mère pleure sur le jeune enfant, qu’elle tient dans ses bras quand elle vient à songer qu’il est possible que la mort le lui enlève. Le plaisir de la tragédie procède de ce que nous savons bien que c’est une fiction ; ou, pour mieux dire, l’illusion, sans cesse détruite, renaît sans cesse. Si nous arrivions à croire un moment les meurtres et les trahisons réels, ils cesseraient à l’instant de nous causer du plaisir.

Les imitations des arts produisent de la peine ou du plaisir, non pas parce qu’on les prend pour des réalités, comme disent les auteurs surannés, mais parce qu’elles présentent vivement à l’âme des réalités. Quand notre imagination est égayée (rallegrata) et rafraîchie par un beau paysage de Claude Lorrain, ce n’est pas que nous supposions les arbres que nous voyons capables de nous donner de l’ombre, ou que nous songions à puiser de l’eau à ces fontaines si limpides ; mais nous nous figurons vivement le plaisir que nous aurions à nous promener auprès de ces fraîches fontaines et à l’ombre de ces beaux arbres, balançant leurs rameaux au-dessus de nos têtes. Nous sommes agités en lisant l’histoire de Charles VIII ; cependant aucun de nous ne prend son livre pour le champ de bataille de Fornova.

Un ouvrage dramatique est un livre récité avec des accompagnements qui accroissent ou diminuent son effet. L’aimable comédie en fait davantage au théâtre que lue dans la solitude. Il en est tout autrement de la noble tragédie. Le malheur comique de l’Ajo nell’imbarazzo, quand il est surpris par son sévère patron, tenant l’enfant dans ses bras, peut être augmenté par les lazzi de l’excellent Vestri ; mais quelle voix ou quels gestes peuvent espérer d’ajouter de la dignité ou de la force aux reproches sanglants que le noble Timoléon adresse au tyran Timophane ?

Un drame lu affecte l’âme de la même manière qu’un drame joué. Par là, il est évident (autant, que les choses morales peuvent être évidentes) que le spectateur ne croit pas que l’action soit réelle. Il suit de là que l’on peut supposer qu’un plus ou moins long espace de temps s’écoule entre les actes ; il suit encore de là que le spectateur d’un drame, quand il n’a pas été élevé dans un collegio antiquato, ne s’inquiète guère plus du lieu ou de la durée de l’action que le lecteur d’une narration, lequel, en deux heures de temps, lit fort bien toute une vie de Plutarque[8]. Quoi ! vous vous êtes accoutumé à entendre parler en vers César et Marie Stuart ; vous voyez, sans en être choqué, une actrice dans les coulisses faire des mines aux loges, et un homme libre de préjugés ne pourrait s’accoutumer à voir Othello au premier acte à Venise et au second acte dans l’île de Chypre ? Si, pour un instant, cette illusion dont vous parlez sans la connaître existait au théâtre, la tragédie la moins ensanglantée deviendrait horrible, et tout le plaisir que donne l’art ou la perfection de l’imitation disparaîtrait.

Vous reste-t-il encore quelques doutes sur la prétendue illusion complète des classiques ? La voici attaquée en d’autres termes : (Traducete le pagine 138 et seguenti di Marmontel, t. IV : « Dans les arts d’imitation, la… »

Traducete, se vi basta il cuore, sino alla pagina 150 alla parola : « … parmi le peuple. ») Chacun de ces genres de spectacle trouve ses partisans. Au milieu de tout cela sort une maxime frappante de vérité, c’est que :

Un homme sensé n’a jamais le vain orgueil de vouloir donner ses habitudes pour règle à celles des autres.

Croyez-vous que les Anglais, calculateurs et commerçants par essence, aient plus d’imagination que nous, les habitants du plus beau climat de l’univers ? Et cependant c’est sans la moindre peine que, dans la sublime tragédie de Cimbelyne, ils voient la scène tantôt à Rome, tantôt à Londres.

Lorsque deux parties d’un même événement se passent forcément et en même temps, l’une à Rome et l’autre dans la capitale des Volsques, vous vous interdisez donc de faire de cet événement une tragédie ! Voyez le Coriolan du poëte classique Laharpe et le Coriolan de Shakspeare.

Eh quoi ! un poëte étranger a osé faire jouer son Christophe Colomb[9] :

Au premier acte, dans la solitude philosophique de son cabinet, Colomb, qui passe pour fou aux yeux de sa famille et de ses amis, conclut de ses observations astronomiques et géodésiques qu’il doit y avoir une Amérique.

Au second acte, il est à la cour de Philippe, en butte aux hauteurs méprisantes des courtisans, qui lèvent les épaules en le voyant passer, et protégé par la seule Isabelle, reine d’Espagne.

Au troisième, il est sur son vaisseau, voguant au milieu des mers inconnues et dangereuses. Le découragement le plus profond règne à son bord ; on conspire contre lui, on est prêt à le mettre aux fers et à tourner la proue vers l’Europe, quand un matelot monté sur le grand mât s’écrie : Terre ! terre !

Cette suite d’actions de l’un des plus grands de nos compatriotes, oserez-vous la remplacer par de froids récits ? Qui les fera, ces récits ? Qui les écoutera ? Et surtout quelle confiance un homme sensé a-t-il à un récit ? Dans un récit, on me dicte mes sensations ; ainsi le poëte ne peut toucher qu’une classe d’auditeurs. Quand, au contraire, nous voyons un fait se passer sur le théâtre, chacun de nous en est touché à sa manière, le bilieux d’une façon, le flegmatique d’une autre. Par là, la tragédie s’empare d’une partie des avantages de la musique. Supposez Racine ou Alfieri traitant le sujet de Christophe Colomb, et nos yeux seront privés du spectacle le plus intéressant et le plus moral : Un grand homme luttant contre la médiocrité qui veut l’étouffer

Homme froid ! voyez le succès d’une telle pièce dans un de nos ports de mer, à Livourne, par exemple, devant un auditoire composé de jeunes officiers de marine, l’espoir de l’Italie !

Quelles semences de grandes actions vous jetez dans ces cœurs en leur faisant voir le généreux Colomb, méprisant les clameurs de son équipage prêt à le massacrer ! Et c’est de tels effets que votre théorie étroite et surannée voudrait nous priver !

Mais voyez toute l’Allemagne frémir et pleurer aux tragédies de l’immortel Schiller ! Voyez l’Espagne glacée d’horreur à la vue de ce que la malheureuse Numance veut bien souffrir pour l’indépendance nationale[10]. Voyez l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique ; voyez vingt millions d’hommes enivrés des sublimes beautés de Shakspeare !

Nous seuls, nous repousserions des plaisirs entraînants uniquement pour vouloir imiter les Français, uniquement par respect pour Alfieri, qui a imité, sans le savoir, les Français, parce que, lorsqu’il se mit à faire des tragédies, c’était le seul théâtre qu’il connût. Cosi noi pagheremo il fio dell’ignoranza del Alfieri. S’il eût fait de bonnes études ; si à seize ans il eût connu, comme nous, son Virgile et son Sophocle, à trente il eût méprisé la lettre de la loi et se fût élevé à son esprit ; à trente il eût voulu être pour son siècle ce que Sophocle fut pour le sien. Au lieu de cela, faisant ses études seulement, à trente ans, il respecta trop ce qui lui donnait tant de peine à apprendre. Il fut timide avec les anciens, et par là ne les comprit jamais. Au lieu d’imiter Racine, il eût imité Eschyle. Imitons les Français si nos pédants et Alfieri le veulent absolument, mais imitons-les comme le Dante a imité Virgile.

HISTOIRE DE LA POÉSIE[11]

Dans la discussion sur les unités, parlant à un public éclairé, j’ai resserré en vingt pages ce qu’un pédant eût allongé en deux cents. Je respecte trop le temps de mes lecteurs pour tomber dans un pareil défaut. Je vais donc encore supprimer toutes les idées intermédiaires ; je vais jeter un coup d’œil rapide sur l’histoire de la poésie.

Pour des âmes efféminées, pour des âmes rouillées par l’étude du grec et rapetissées par la vie monotone du cabinet, et qui ne peuvent souffrir un vers énergique si elles n’y reconnaissent à l’instant une imitation d’Homère ; pour de telles âmes, dis-je, la mâle poésie de Shakspeare, qui montre sans détours les malheurs de la vie, est physiquement insupportable.

Shakspeare, c’est-à-dire le héros de la poésie romantique, opposé à Racine, le dieu des classiques ; Shakspeare, dis-je, écrivait pour des âmes fortes, formées par les guerres civiles de la Rose rouge et de la Rose blanche.

Les cœurs anglais étaient alors ce que furent les nôtres vers l’an 1500, au sortir de ce sublime moyen âge, questi tempi della virtù sconosciuta, et les plus beaux de l’Italie. Nous étions des hommes alors ; nous applaudissions franchement à ce qui nous faisait plaisir. Maintenant nous nous laissons régler par des gens qui, sensibles à la seule vanité, loin d’exposer leurs âmes à toutes les passions, passent froidement leur vie à commenter de vieux auteurs. Ces âmes mortes ont l’excessive prétention de nous dicter orgueilleusement, à nous, âmes vivantes, ce que nous devons aimer ou haïr, siffler ou applaudir ; à nous, qui avons senti tant de fois l’amour, la haine, la jalousie, l’ambition, etc., tandis que les érudits n’ont senti que la petite vanité littéraire, la plus rapetissante, la plus vile, peut-être, des passions humaines.

Le peuple, qui va applaudir franchement à la Stadera ce qui le fait rire ou pleurer, est plus près du bon goût que nous, qui avons eu l’âme faussée par le précepteur di Casa.

Malgré les pédants, l’Allemagne et l’Angleterre l’emporteront sur la France ; Shakspeare, Schiller et lord Byron l’emportent sur Racine et Boileau. La dernière révolution, a secoué nos âmes. Toujours les arts font de grands progrès dans le premier moment de repos réel qui suit les convulsions politiques. Les pédants peuvent nous retarder de dix ans ; mais, dans dix ans, c’est nous, ignorants en livres, mais savants en actions et en émotions, c’est nous, qui n’avons pas lu Homère en grec, mais qui avons assiégé Tarragone et Girone, c’est nous qui serons à la tête de toutes choses.

Les jouissances que les Italiens demandent aux arts vont revenir sous nos yeux presque ce qu’elles étaient chez nos belliqueux ancêtres, du temps de l’archevêque Visconti, lorsque Milan toucha à la couronne d’Italie, lorsque nos ancêtres commencèrent à songer aux arts ; vivant entourés de dangers, leurs passions étaient impétueuses, leur sympathie et leur sensibilité dures à émouvoir ; leur poésie peint l’action des désirs violents. C’était ce qui les frappait dans la vie réelle, et rien de moins fort n’aurait pu faire impression sur des naturels si rudes.

La civilisation fit un pas, et les hommes rougirent de la véhémence non déguisée de leurs appétits primitifs.

On admira trop les merveilles de ce nouveau genre de vie. Il se forma des cours, dans lesquelles toute manifestation de sentiments profonds parut grossière[12].

D’abord on eut à la cour de Louis XIV les manières cérémonieuses des Espagnols. Et qu’on y prenne garde, ces manières espagnoles font encore, dans le Milanais, la politesse de nos vieillards. Bientôt après, sous Louis XV, des manières plus gaies et plus libres de tout sentiment réprimèrent et finirent par faire disparaître tout enthousiasme et toute énergie. Voilà où en était en France la haute société en 1780. Qu’on me pardonne si je parle de la France ; les antiromantiques, peut-être sans s’en douter, car ils sont bien innocents, veulent nous donner tous les préjugés de la France.

Racine a travaillé pour ce peuple, à demi étiolé déjà sous Louis XIV par le despotisme de Richelieu. Tous les gens éclairés savent ce que Richelieu avait fait contre les lettres par l’Académie française. Ce prince des despotes inventa une douzaine de ressorts aussi puissants pour ôter aux Français l’antique énergie des Gaulois, et couvrir de fleurs les chaînes qu’il leur imposa. Il fut défendu de peindre dans la tragédie les grands événements et les grandes passions ; et c’est Racine, le poëte d’une cour efféminée, esclave, et esclave adorant ses chaînes, que les pédants veulent imposer à toutes les nations, au lieu de souffrir que l’Italien fasse des tragédies italiennes, l’Anglais des tragédies anglaises, et l’Allemand des tragédies allemandes !

Car voici la théorie romantique : il faut que chaque peuple ait une littérature particulière et modelée sur son caractère particulier, comme chacun de nous porte un habit modelé pour sa taille particulière. Si nous citons Shakspeare, ce n’est pas que nous voulions imposer Shakspeare à l’Italie. Loin de nous une telle idée. Le jour où nous aurons une tragédie vraiment nationale, nous renverserons Shakspeare et son élève Schiller. Mais, jusqu’à ce grand jour, je dis que Shakspeare nous donnera plus de plaisir que Racine ; je dis de plus que, pour parvenir à avoir une véritable tragédie nationale italienne, il faut marcher sur les traces de Shakspeare, et non sur celles de Racine. Je dis encore qu’Alfieri, ainsi que Racine, est un très-grand tragique, mais qu’il n’a fait qu’amaigrir, que spolpare encore le maigre système français, et qu’en un mot nous n’avons pas encore la vraie tragédie italienne. Mais revenons à l’histoire des révolutions de la poésie.

Comme le bois, léger débris des forêts, suit les ondes du torrent qui l’emporte aussi bien dans les cascades et les détours rapides de la montagne que dans la plaine, lorsqu’il est devenu fleuve tranquille et majestueux, tantôt haut, tantôt bas, mais toujours à la surface de l’onde ; de même la poésie suit les divers caractères que prend la civilisation des sociétés.

Il y a trente ans, nous étions étiolés par les douceurs d’une longue paix ; tout respirait l’opulence, la tranquillité. Le gouvernement vraiment admirable de Joseph II et du comte de Firmian redoublait pour nous les avantages du plus beau climat de l’univers.

Maintenant nous avons été rudement secoués par les horreurs de la guerre ; les jeunes Milanais sont allés chercher la mort sur les bords de la Moskowa ou sous les murs de Girone. Les braves qui ont échappé à tant de hasards sont revenus au milieu de nous. La présence de tant de jeunes officiers si braves et si aimables, refoulés dans les sociétés particulières, n’aura-t-elle aucune influence sur les habitudes de notre vie, sur nos goûts littéraires ? Nous ne sommes pas ce que nous étions il y a trente ans, le fait est clair, personne ne peut le nier. On voit l’activité extrême déployée dans le négoce, au barreau ; dans les professions utiles, l’activité, le travail, se sont mis en honneur. Mais les changements dans notre manière d’être n’ont pas encore eu le temps d’influer sur la poésie. Les peuples d’Italie n’ont pas encore joui de ces longs intervalles de repos pendant lesquels les nations demandent des sensations aux beaux-arts. Ils ont encore trop de curiosité pour la politique. Une chose que l’on ne peut pas nier, c’est que notre caractère est devenu plus marqué, plus fort ; il exigera donc des écrivains, avant de leur accorder de la gloire, qu’ils produisent des ouvrages qui ressemblent davantage au caractère national, et qui, par là, lui donnent des jouissances plus vives. Le public recevra avec froideur les ouvrages de tous les écrivains qui lisent du grec, mais qui n’auront pas su lire cette règle dans l’air que nous respirons.

Lisons nos futures annales dans l’histoire de ce qui arrive depuis trente ans chez les peuples voisins.

Je vais encore traduire l’Edinburgh-Review[13], et, je le répète aux antiromantiques, voilà leur véritable ennemi ; tant qu’ils ne l’auront pas terrassé, ils n’auront rien fait.

La poésie anglaise est devenue de nos jours, et depuis la Révolution française, plus enthousiaste, plus grave, plus passionnée. Il a fallu d’autres sujets que pour le siècle spirituel et frivole qui avait précédé. On est revenu à ces héros dont les grands caractères animèrent les poëmes énergiques des premiers et rudes inventeurs ; ou bien il a fallu aller chercher des hommes semblables parmi les sauvages et les barbares. Est-ce parmi les jeunes élégants de Paris que lord Byron aurait trouvé le caractère sombre de son Giaour et le caractère bien plus touchant de son Corsaire ?

Il fallait bien avoir recours aux siècles ou aux pays où l’on permettait aux premières classes de la société d’avoir des passions. Chez nos contemporains, ces premières classes sont souvent étiolées. Les classiques grecs et latins n’ont pas offert de ressource dans ce besoin des cœurs. La plupart appartiennent à une époque aussi artificielle et aussi éloignée de la représentation naïve des passions impétueuses que celle dont nous sortons. Il n’y avait guère plus de naturel dans les goûts à la cour d’Auguste qu’à celle de Louis XIV. D’ailleurs, ce n’est pas une littérature arrangée pour une cour qu’il nous faut, mais bien une littérature faite pour un peuple ; et il ne faut pas qu’elle soit arrangée pour un peuple qui offre des sacrifices à Jupiter, mais pour un peuple qui a peur de l’enfer ; cette dernière idée a fait la fortune du Dante.

Les poëtes qui ont réussi depuis vingt ans en Angleterre, non-seulement ont plus cherché les émotions profondes que ceux du dix-huitième siècle ; mais, pour y atteindre, ils ont traité des sujets qui auraient été dédaigneusement rejetés par l’âge du bel esprit.

Il est difficile que les antiromantiques nous fassent longtemps illusion sur ce que cherche le dix-neuvième siècle. Une soif croissante d’émotions fortes est son vrai caractère : or, on ne peut m’émouvoir fortement qu’avec des choses qui s’adressent à moi, Italien du dix-neuvième siècle, et non à un Romain du siècle d’Auguste, ou à un Français de Louis XIV. Où sont, parmi les ouvrages de nos pédants italiens, ceux qui ont sept éditions en deux mois, comme les poëmes romantiques qui paraissent en ce moment à Londres[14] ?

Voici une différence curieuse : on a revu en Angleterre les aventures qui animèrent la poésie des siècles grossiers ; mais il s’en faut bien que les personnages agissent et parlent, après leur résurrection, exactement comme à l’époque reculée de leur vie réelle et de leur première apparition dans les arts. On ne les produisait pas alors comme des objets singuliers, mais tout simplement comme des exemples de la manière d’être ordinaire.

Dans cette poésie primitive, nous avons plutôt les résultats que la peinture des passions fortes ; nous trouvons plutôt les événements qu’elles produisaient que le détail de leurs anxiétés et de leurs transports.

En lisant les chroniques du moyen âge, nous, les gens sensibles du dix-neuvième siècle, nous supposons ce qui a dû être senti par les héros ; nous leur prêtons généreusement une sensibilité aussi impossible chez eux que naturelle chez nous.

En faisant renaître les hommes de fer des siècles reculés, les poëtes anglais seraient allés contre leur objet si les passions ne se peignaient, dans leurs vers, que par les vestiges gigantesques d’actions énergiques ; c’est la passion elle-même dont nous avons soif. C’est donc très-probablement par une peinture exacte et enflammée du cœur humain que le dix-neuvième siècle se distinguera de tout ce qui l’a précédé.

Je sais que cette théorie paraît obscure à la partie la plus âgée du théâtre italien. Je le crois bien, le public sait par cœur Virgile, Racine, Alfieri, et à peine s’il connaît de nom les Richard III, les Othello, les Hamlet, les Wallenstein, les Conjuration de Fiesque, les Philippe II de Shakspeare et de Schiller. Les aveugles adversaires de la poésie romantique profitent, avec un orgueil assez sot, de cet avantage momentané. Il fait bon de plaider devant des juges qui ne peuvent encore entendre qu’une des parties. Mais l’impulsion est donnée, la vérité les emportera, et nous verrons naître la tragédie italienne.

Ce beau jour, nous proscrirons également, je le répète, de nos théâtres régénérés, la tragédie de Racine et la tragédie de Shakspeare. Ce jour-là nous reconnaîtrons qu’Alfieri est sublime, mais qu’au lieu de lire dans le cœur de sa nation, il a trop imité les Français, que, pourtant, il se vantait tant de haïr. Ce jour-là nous verrons que nous parviendrons enfin à peindre les âmes italiennes en étudiant profondément le moyen âge, qui a tant d’influence sur nous, et dont nous ne sommes qu’une continuation, et en exploitant le moyen âge à la manière de Shakspeare et de Schiller.

Je le répète : la poésie romantique est celle de Shakspeare, de Schiller et de lord Byron. Le combat à mort est entre le système tragique de Racine et celui de Shakspeare. Les deux armées ennemies sont les littérateurs français, conduits par M. Dussault et l’Edinburgh-Review. Au lieu de nous mettre si modestement à la queue des Français à cause d’Alfieri, nous ferions mieux d’être du parti du Dante, et je crois le Dante un bien plus grand homme qu’Alfieri.

Si quelque jeune homme, ne sachant pas le grec, veut être impartial dans la dispute, je l’invite à aller lire à Brera[15], en français, les tragédies suivantes de Shakspeare, Othello, la Tempête, le Bon roi Lear, Hamlet, Macbeth, Richard III, Cymbeline, la première partie de Henri IV, à cause du caractère si original de Falstaff, et, enfin, Roméo et Juliette, tragédie où ce divin Shakspeare a su peindre des cœurs italiens. Comparez Roméo aux amants d’Alfieri, et, si je ne me trompe, vous verrez qu’il l’emporte sur eux. Roméo sait parler le langage de l’amour italien.

On peut lire de Schiller : la Conjuration de Fiesque, Philippe II, qu’il est curieux de comparer à celui d’Alfieri, les Voleurs, l’Amour et l’Intrigue, Marie Stuart, les trois parties de Wallenstein, Jeanne d’Arc, Guillaume Tell.

Après s’être donné la peine de faire ces lectures, et seulement alors, on pourra prononcer en connaissance de cause.

Le rédacteur du présent écrit, fidèle au principe romantique, ne combat sous les étendards de personne ; il dit franchement sa propre pensée, sans s’inquiéter si elle blesse ou si elle ne blesse pas. Au reste, parmi des gens bien nés discutant une question littéraire, il est utile aux lettres qu’il y ait des adversaires très-animés, il est impossible qu’il y ait des ennemis. Il suffit de ne jamais rien dire de personnel ; l’homme qui se fâcherait prouverait qu’il a tort.

À quoi bon toutes ces disputes ? disent les gens de sang-froid, mais peu instruits.

Tout le monde connaît Giotto, l’ancien peintre de Florence ; ses ouvrages sont désagréables à voir. Si Giotto naissait aujourd’hui dans la patrie des Appiani et des Bossi, qui doute qu’il n’enfantât des chefs-d’œuvre comparables à ceux de Raphaël ?


Si l’expérience démontrait qu’après des tempêtes réitérées qui, à diverses époques, ont changé en désert la face d’un vaste terrain, il est une partie dans laquelle est toujours revenue fraîche et vigoureuse une végétation spontanée, tandis que les autres sont demeurées stériles, malgré toutes les peines du cultivateur, il faudrait avouer que ce sol est privilégié de la nature.

Les nations les plus célèbres ont une époque brillante, l’Italie en a quatre.

La Grèce vante l’âge de Périclès, la France le siècle de Louis XIV. L’Italie a la gloire de l’antique Étrurie, qui, avant la Grèce, cultiva les arts et la sagesse ; l’âge d’Auguste ; l’époque du fougueux Hildebrand, qui, sans un seul soldat, sut asservir l’Europe, alors toute militaire, et enfin le siècle de Léon X, qui en a civilisé toutes les parties, même l’Angleterre, si éloignée de nous.

L’Italie peut donc, non pas en vertu de vaines théories, mais en vertu de l’expérience, espérer que, dans toutes les routes où il a été donné à l’homme de recueillir de la gloire, elle sera toujours l’une des premières.

Nous avons pensé que le fondement de toute gloire durable est la vérité, et quoique le ciel ait été pour nous avare de talent, nous avons pensé que in causâ veritatis omnis homo miles.

Sur notre moyen âge, je dirai avec le célèbre Elphinstone, voyageur anglais :

« La niaiserie littéraire est un des symptômes d’un certain état de civilisation.

« Chez les nations qui jouissent de la liberté civile, tous les individus sont gênés par les lois, au moins jusqu’au point où cette gêne est nécessaire au maintien des droits de tous.

« Sous le despotisme, les hommes sont inégalement et imparfaitement protégés contre la violence, et soumis à l’injustice du tyran et de ses agents.

« Dans l’état d’indépendance, les individus ne sont ni gênés ni protégés par les lois, mais le caractère de l’homme prend un libre essor et développe toute son énergie. Le courage et le talent naissent de toutes parts, car l’un et l’autre se trouvent nécessaires à l’existence.

« Mieux vaut un sauvage à grandes qualités qui commet des crimes, qu’un esclave incapable de toute vertu. »

Nous pensons que c’est acheter un peu cher les beaux-arts, que de ne les obtenir qu’en même temps que des crimes. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’Italie, en se civilisant vers l’an 1530, ou du moins en perdant les crimes qui nous font frémir dans l’histoire du moyen âge, perdit le feu qui créait les grands hommes. L’Italie aurait gagné pour sa gloire en étant engloutie dans la mer le 22 octobre 1530, jour où la liberté expira à Florence.

L’imagination peut s’amuser à suivre un instant le roman de la gloire. Où ne fût pas montée l’Italie, si l’invention de l’imprimerie eût précédé de deux cents ans le siècle de Pétrarque et la découverte des manuscrits ? Alors l’Italie, dans toute la sève de la jeunesse, n’eût pas été empoisonnée par les pédants grecs, chassés de Constantinople ; nous serions riches de mille chefs-d’œuvre moulés sur notre caractère, bien véritablement faits pour nous, et non pas pour les Grecs ou pour les Français, et au lieu de recevoir des modèles de l’Anglelerre, c’est nous qui aurions porté dans le Nord le culte de la vérité poétique du romanticisme.

(Cette idée me paraît belle. Il me semble qu’il faudrait la développer. Le Tasse, au lieu d’imiter Homère, aurait imité des Dantes, qui, eux-mêmes, n’eussent pas imité Virgile.)

  1. Ces pages ont été écrites par Stendhal à Milan au début de 1818 et publiées pour la première fois par R. Colomb en appendice à son édition de Racine et Shakspeare (1854). N. D. L. É.
  2. « Qui ne connaît pas l’impitoyable Eurysthée, et les sanglants autels du détestable Busiris ? »
  3. Vivant de leur revenu. (Note de Colomb.)
  4. L’Edinburgh-Review paraît depuis 1802. Chaque cahier de deux cents pages très-serrées coûte, à Londres, sept francs quarante centimes et à Genève dix francs, cela fait une dépense de quarante francs par an. Les rédacteurs connus sont MM. Jeffrey, Smith, Makintosch, Alison, Makensie, etc., et trente ou quarante rédacteurs volontaires qui, de toutes les parties de l’Angleterre, envoient des articles anonymes. M Jeffrey, sans savoir leurs noms, choisit les meilleurs articles.
  5. Poèmes de Monti. N. D. L. É.
  6. Allusion au délicieux concert donné dernièrement, au profit d’un malheureux militaire, par madame Elena Viganó, la prima dilettante d’Italia. Personne n’a jamais mis autant d’âme dans le chant.
  7. Allusion à la tragédie d’Antoine et Cléopâtre, dans le premier acte de laquelle Shakspeare a divinement peint l’amour que nous sentons tous les jours, l’amour heureux et satisfait, sans pour cela être languissant.
  8. Miss Doris Gunnell a fait remarquer que tout ce chapitre, depuis la p. 176 jusqu’ici, est traduit de la préface de Johnson aux Œuvres de Shakspeare. N. D. L. É.
  9. Pièce de N. Lemercier. N. D. L. É.
  10. Allusion au Siége de Numance, tragédie de Cervantes.
  11. Chapitre, fait observer M. Martino, en partie adapté et traduit de l’Edinburgh-Review. Une partie de ces pages, et seulement à l’état de brouillon, se trouve dans les manuscrits de Grenoble. N. D. L. É.
  12. Ceci est un extrait excellent de Johnson ; vous m’en avez averti. (Note en marge, de la main d’un inconnu.)
  13. No 54, page 277. « Tout ce qu’il y a dans cette brochure est traduit de l’allemand ou de l’anglais. L’auteur avoue franchement qu’il est trop ignorant pour élever la voix en son propre nom parmi des adversaires aussi redoutables. S’il a osé faire entendre sa voix, c’est seulement comme ayant eu le temps de faire connaissance avec les livres et l’esprit général de la littérature anglaise, pendant il longhissimo tempo della sua prigione colà. Plusieurs des illustres combattants parmi lesquels il ose se mêler défendent, à son avis, une mauvaise cause ; mais il avoue, avec une modestie qui n’est que de la vérité, que tous lui sont infiniment supérieurs et par le talent, et par la science, et par l’art si séduisant d’exposer leurs idées. Il y a du plaisir à rompre une lance en aussi bonne compagnie. »

    Bonne plaisanterie ! (Note de l’inconnu.)

  14. Comparez le succès de Lallah-Roock de M. Moore, qui a paru en juin 1817, et dont j’ai sous les yeux la onzième édition, au succès du Camillo du très-classique M. Botta !
  15. Bibliothèque de Milan.