Rachel d’après sa correspondance/Préface

Texte établi par Georges d’HeylliLibrairie des bibliophiles (p. iii-ix).


PRÉFACE

Le grand nom de Rachel est toujours demeuré populaire ; on parle encore d’elle, de sa réputation, de son immense talent, de sa gloire, tout comme si cette femme illustre n’était morte que d’hier. Beaucoup cependant, parmi les gens de la génération actuelle, n’ont pas vu jouer Rachel ou ne l’ont vue que dans ses derniers temps, et seulement dans quelqu’un de ses rôles. Les plus jeunes parmi nous, ceux qui entrent seulement dans la vie, sont nés au moment même où elle venait de mourir, et ce n’est que par le souvenir, les récits et les relations des contemporains qu’ils peuvent chercher à se faire une idée de cette artiste considérable, qui a rendu pendant près de vingt ans à la tragédie le lustre et l’éclat qu’elle n’avait plus retrouvés depuis la mort de Talma. Rachel n’a pas été, en effet, inférieure à ce prodigieux tragédien, et s’ils eussent paru ensemble sur la scène, à la même époque, dans des pièces où deux personnages à leur taille auraient pu les réunir, ils eussent été certainement égaux l’un à l’autre, et en aucun temps on n’aurait assisté à une aussi éclatante interprétation des chefs-d’œuvre classiques.

Mais nous n’avons pas à nous appesantir ici sur le talent tragique de Rachel, talent qui, dans certains rôles, et, pour être plus exact, dans certaines scènes, toucha presque au génie. Nous n’écrivons pas, soit dans cette préface, soit dans ce volume, une biographie de Rachel, ni même une élude sur la haute valeur de ses qualités comme artiste dramatique ; nous ne voulons nous occuper d’elle qu’à un point de vue spécial et la présenter exclusivement sous une face nouvelle qui, pensons-nous bien, est abordée ici pour la première fois. Il s’agit de montrer Rachel non plus dans la tenue solennelle de la tragédie, revêtue du costume historique qu’elle portait si noblement et avec tant d’aisance et de grandeur à la fois, et sous lequel on se plaît toujours à la représenter, mais bien une Rachel intime, en déshabillé, se laissant voir avec ses instincts naturels, son caractère personnel, et dépouillée, par conséquent, de tout ce grandiose appareil derrière lequel furent toujours dissimulés pour le public tant de qualités charmantes et tant de dons précieux du cœur et de l’esprit.

Rachel elle-même a heureusement laissé une source abondante de renseignements certains à cet égard : c’est sa correspondance. Peu de femmes de son époque ont écrit autant qu’elle ; peu surtout l’ont fait avec cette facilité, cette abondance et cet esprit si primesautier et si naturel qui caractérisent tout ce qui est tombé de sa plume. On voit qu’elle aimait à écrire, mais aussi, ce qui est plus curieux de la part d’une femme dont l’éducation première avait été nulle et qui n’avait jamais appris régulièrement le français ni même l’orthographe, on voit qu’elle savait écrire et que les pensées charmantes et toujours si pleines de finesse, qui naissaient en quelque sorte au courant de sa plume, lui venaient tout simplement et sans effort. Aucune de ses lettres n’a jamais supposé un brouillon quelconque ou un long travail préliminaire. Nous en avons tenu un grand nombre, en original, dans nos mains, et nous donnons à la fin de ce volume le facsimilé d’une lettre d’une certaine étendue et même d’une certaine importance. Elle a été écrite, ainsi qu’on peut s’en convaincre, du premier jet et sans aucune retouche. Or, c’est précisément cet abandon de la pensée, ce naturel de l’esprit et du style, cette simplicité en même temps que cette facilité d’expressions heureusement trouvées, et enfin cette intuition véritable des sentiments les plus élevés et les plus délicats, qui donnent une grande valeur à la correspondance de Rachel. C’est donc là qu’on la retrouve tout entière et bien elle-même ; c’est dans ses lettres qu’elle apparaît à la fois et successivement comme fille et comme mère, comme amie, comme femme et comme sœur, aussi peu tragédienne et aussi peu classique que possible, se laissant aller à la charmante fantaisie de son esprit si original et si vivant. Maintes fois on a cité dans les journaux, en entier ou par fragments, un certain nombre de ces lettres dont quelques-unes sont même devenues célèbres grâce aux fréquentes répétitions qui en ont été faites ; bien souvent aussi il en paraît dans les ventes d’autographes, où elles atteignent toujours des prix excessivement élevés ; mais personne, malgré le vif attrait de curiosité que présentent ces révélations intermittentes du mérite et de l’intérêt des lettres de Rachel, n’a tenté, jusqu’à ce jour, de réunir en volume celles qui peuvent, sans inconvénient, être publiées.

La pensée nous est donc venue de combler ce que nous pouvons bien appeler une lacune, en ce temps où l’on fait si souvent à des correspondances, de valeur même médiocre, l’honneur de les mettre en lumière. Nous avons songé tout d’abord à classer ces lettres, comme cela se fait d’habitude pour les correspondances, dans leur ordre purement chronologique , ce qui est le procédé le plus commode et le plus simple ; mais il nous a semblé qu’il n’offrait pas autant d’intérêt que celui que nous avons fini par adopter. La publication par ordre chronologique présentait cet inconvénient de séparer beaucoup de lettres se rapportant à un même sujet ou à un même ordre de faits qui, selon nous, devaient gagner au contraire à être rapprochés en raison de leur intérêt identique. Nous avons donc préféré diviser cette correspondance et la rattacher aux phases si diverses de la vie et de la carrière de Rachel, en accompagnant chacun des chapitres où quelques-unes de ces lettres figurent d’un texte sommaire explicatif destiné à en faciliter et, en quelque sorte, à en éclairer la lecture. C’est ainsi que nous avons été amené, grâce aux plus curieuses et aux plus remarquables de ces lettres, à résumer l’histoire même de Rachel, la prenant dès son enfance, au milieu de sa famille, la suivant dans ses premières études, montrant ensuite le développement de ses glorieux succès en France et à l’étranger ; l’accompagnant dans ses voyages de triomphes ou de plaisirs, aussi bien que dans ceux où elle devait, au contraire, trouver tant de déceptions, tant de souffrances, et finalement la mort !… Il était bien plus curieux, selon nous, de refaire à grands traits et dans ses points les plus lumineux l’existence si pleine de célébrité et aussi de poésie de cette femme véritablement illustre, à l’aide de ses propres lettres, qui en sont le meilleur et souvent le plus piquant commentaire.

Nous avions d’abord réuni un nombre très considérable de lettres de Rachel ; mais le système que nous avons définitivement suivi nous a obligé à en élaguer une certaine partie, les unes comme ne se rattachant à aucune des divisions de notre travail, les autres comme étant étrangères à une publication qui veut n’être que littéraire et artistique. Nous croyons même que le mérite de la correspondance de Rachel éclatera d’autant mieux que les lettres qui la composent seront plus soigneusement choisies. Nous nous sommes donc borné à retenir celles-là seulement qui présentaient le mérite particulier que nous leur désirions. Quant au travail personnel dont nous avons accompagné ces lettres, nous avons tenu à ce qu’il ne contint absolument que ce qui était indispensable pour leur éclaircissement ; notre rôle est donc ici celui d’un cicérone plus encore que d’un commentateur. La famille de Mlle Rachel a bien voulu se montrer favorable à notre publication j et nous lui devons d’intéressantes communications et des renseignements précieux. D’autres communications également précieuses nous ont encore été faites., soit par M. Ernest Legouvé, qui a bien voulu nous confier les lettres si curieuses que Rachel lui a écrites à propos de la tragédie de Médée, soit par notre anii et confrère, le baron Imbert de Saint-Amand, qui nous a autorisé à reproduire ici les lettres de Rachel déjà données par lui dans l’intéressant ouvrage qu’il a publié chez Plon, en 1875, sous ce titre : Madame de Girardin avec des lettres inédites de Lamartine, Chateaubriand, Mlle Rachel, soit enfin par des abonnés de la Gazette anecdotique.

Nous croyons devoir encore appeler l’attention du lecteur sur les quatre portraits de Rachel qui accompagnent ce volume. Nous n’avons voulu donner ici que des reproductions de portraits inédits. Deux de ces reproductions (Rachel dans Valéria — Rachel assise) ont été faites d’après des photographies directes appartenant à un album de la Comédie-Française où sont conservés quelques inestimables et introuvables portraits de ce genre. Le beau dessin de Rachel morte, fait d’après nature par Mme O’Connell, a été légué par Émile de Girardin à la Comédie-Française, à laquelle il appartiendra définitivement lorsque sera terminée la liquidation de la succession de l’éminent publiciste. Quant au remarquable portrait peint par Charles Millier, que nous avons fait graver aussi, il se trouve chez le fils ainé de Rachel, M. Alex. Walewski,et la Comédie-Française en possède, dans la salle des séances de son Comité, une excellente copie. C’est, à coup sûr, l’image la plus vraie, disons même la plus touchante, que nous connaissions de Rachel ; c’est la femme seulement qui nous apparaît ici, et en admirant ce regard si profond, à la fois doux et triste, on oublie volontiers la grande tragédienne pour ne plus voir que la mère si tendre, si aimante et si affligée que nous montrent quelques-unes des plus belles lettres de Rachel.


Georges d’Heylli.

Mai 1882.