RACHEL
HISTOIRE LOMBARDE DE 1848.



Dans un district reculé de la Basse-Lombardie, à quelques heures de Pavie et tout près de la frontière du Piémont, loin des habitations élégantes et modernes de l’aristocratie et de la finance milanaises, on peut aujourd’hui encore voir une habitation dont l’aspect imposant annonce au château, et qui depuis longtemps déjà n’est plus qu’une ferme. D’épais taillis, des canaux remplis d’une eau presque stagnante entourent et isolent les bâtimens de ce rustique manoir. Huit tours délabrées, qui paraissent avoir servi autrefois de retraite aux farouches barons du moyen âge, se dressent aux angles de la cour principale. Sous ces tours s’ouvrent d’immenses souterrains que des éboulemens successifs ont rendus presque impraticables, et qui s’étendent à une distance de plusieurs lieues.

À l’intérieur du château devenu ferme, de vastes escaliers et de longs corridors voûtés, des murailles de quatre à cinq pieds d’épaisseur et des cheminées sous lesquelles eussent tenu commodément une douzaine de personnes, voilà tout ce qui restait, il y a quelques années, de l’ancienne grandeur de l’édifice. Les voûtes et les murailles paraissaient encore en assez bon état, mais les portes et les fenêtres ne consentaient pas plus facilement à se fermer qu’à s’ouvrir ; les briques rouges qui formaient le plancher étaient dévorées par l’humidité ou creusées par le frottement de gros souliers ferrés. Le mobilier était plus que simple. Quatre chambres seulement étaient réputées habitables, ou, pour mieux dire, elles étaient habitées. L’une au rez-de-chaussée servait de cuisine et avait été, selon toute apparence, une salle des gardes dans les beaux jours de la féodalité; elle possédait pour tout ornement une resplendissante batterie de cuisine, une grande table en noyer sur laquelle la famille prenait ses repas, et quelques petites chaises de paille placées en avant des bancs de pierre scellés dans le mur de l’immense foyer; ces chaises étaient réservées aux enfans, tandis que les grandes personnes se tenaient assises sur les bancs. Au premier étage, où l’on arrivait par un escalier qu’un escadron de cavalerie eût sans trop de peine monté au galop, on trouvait d’abord la chambre à coucher du fermier et de sa femme. Un lit immense en bois de noyer, à colonnes et à dais, composé de quatre matelas et d’une paillasse gigantesque rembourrée de feuilles de maïs desséchées, la courte-pointe en moire antique, les draps en belle toile garnis en mousseline tuyautée, les longs oreillers posés symétriquement et garnis comme les draps, témoignaient au premier coup d’œil des mœurs patriarcales de la famille. Ce lit était ainsi fait et arrangé chaque matin depuis quelque trentaine d’années, et les mêmes ornemens qui avaient embelli la couche des jeunes époux, l’élégance qui avait souri à leur entrée dans la vie de famille, les réjouissaient encore dans leur paisible vieillesse. Ce lit, ce mobilier racontaient toute une histoire de bonheur monotone, de jours succédant aux jours, sans apporter d’autre changement que la lente succession des années; ils repoussaient victorieusement toute pensée d’orages, de bouleversemens, de catastrophes; les larmes mêmes qui avaient peut-être baigné ces oreillers ne pouvaient être que des larmes de résignation. Digne commentaire de tant d’ordre et de sérénité, un prie-Dieu aussi en bois de noyer flanquait chaque côté du lit et portait sur ses tablettes plusieurs petits livres de prières reliés en peau brune. Deux ou trois rameaux d’olivier entremêlés de fleurs artificielles étaient accrochés au mur au-dessus du chevet conjugal, et couronnaient comme d’un diadème de fleurs une gravure où la vierge Marie était représentée souriant à l’enfant Jésus, qui jouait avec un petit saint Jean vêtu de la traditionnelle peau de brebis. Au-dessous de cette gravure pendait un Christ en ivoire, auquel les gens du pays et les fermiers eux-mêmes attribuaient une vertu miraculeuse. Outre plusieurs armoires, commodes ou bahuts d’un âge vénérable, on eût pu encore remarquer dans un coin de la pièce une couchette réservée depuis nombre d’années aux plus jeunes enfans des fermiers, couchette occupée à cette heure par les deux filles qu’aucun mari n’avait encore enlevées au toit paternel. Un grand paravent déroulé autour de la couchette l’isolait du lit conjugal.

Une petite porte percée dans le mur, auprès de la couchette, donnait accès à une seconde pièce presque aussi grande que la première, habitée jadis par les filles aujourd’hui dispersées dans leurs nouvelles familles. Deux grands lits de même dimension que celui du vieux couple, mais beaucoup plus simples, étaient réservés aux amis ou parens qui venaient parfois visiter le fermier. Dans les intervalles longs et nombreux qui séparaient ces visites, cette pièce inhabitée était le refuge favori des jeunes filles qui venaient y entasser leurs ouvrages commencés, leurs provisions de fil et d’aiguilles. Qui pourrait dire avec quel bonheur Philomène et Judith, quand elles parvenaient à dérober quelques instans aux soins officiels du ménage, couraient s’enfermer dans cette chambre, leur véritable domaine, pour y passer en revue les chiffons amassés par leur prévoyance? Que de chuchoteries, que de frais éclats de rire avaient résonné entre ces murailles nues, dans cette pièce abandonnée, qui eût paru sombre et triste à l’étranger, et qui ne l’appelait aux jeunes filles que de riantes pensées, des heures d’oubli et de gaieté enfantine !

Vis-à-vis de la porte d’entrée de cette chambre, et par conséquent de l’autre côté du passage, était la chambre dite des garçons. Elle comptait aussi ses deux grands lits, et une couchette qui était devenue depuis peu l’apanage exclusif de l’aîné. Les quatre plus jeunes fils du fermier se partageaient, lorsqu’ils étaient à la maison, les deux grands lits; mais sortons de l’habitation et jetons un regard sur les dépendances de la ferme, afin de ne rien négliger de ce qui peut faire connaître le théâtre assez compliqué de ce récit.

Les huit tours composant l’ancien château étaient distribuées avec une certaine régularité autour d’un terrain carré dont elles avaient fait une cour fermée. Quatre de ces tours se dressaient aux quatre coins du carré, tandis que les quatre autres marquaient le milieu des murs d’enceinte s’étendant d’un angle à l’autre. Les moins ruinées des tours avaient été converties en laiteries, en fromageries, en divers magasins de grenailles et de fourrages. L’habitation des fermiers occupait la tour la plus considérable et la mieux conservée, qui s’élevait au centre du mur faisant face au midi. Vis-à-vis de celle-ci, une autre tour presque aussi vaste et en assez bon état renfermait le moulin à riz, ce qu’on nomme dans le pays la pile au riz, parce que le riz est pilé et non broyé comme le grain. Ces piles sont des espèces de mortiers à plusieurs pilons mis en mouvement par une roue plongée dans un cours d’eau. Au-dessus du moulin étaient les dépôts du riz avant l’égrenage et ceux du riz sorti du mortier. D’immenses étables destinées les unes aux vaches, les autres aux bœufs ou aux chevaux de labour, de petits hangars pour la volaille, avaient été construits le long des murs d’enceinte de la cour, ou à deux pas de l’habitation des fermiers. D’énormes dogues erraient gravement au milieu de tous ces animaux, sans paraître se soucier d’aucun, tandis que sur les degrés conduisant au logis, ou sur l’appui extérieur des fenêtres de la cuisine, un ou deux chats somnolens et méditatifs semblaient craindre de salir leur blanche fourrure en s’aventurant au-delà de l’escalier.

Rien n’était aussi bruyant ni aussi animé que cette cour à l’heure du départ et du retour des travailleurs pour les champs. Le mugissement des bêtes à cornes, les hennissemens des chevaux, les cris des poules et des coqs, les jurons et les menaces des laboureurs, qu’accompagnaient le bruit monotone des pilons tombant dans les mortiers de pierre et celui non moins monotone de la chute d’eau, tout cela formait, chaque matin et chaque soir, un concert, disons mieux, un vacarme étourdissant. À une heure du matin aussi, heure fixée par presque tous les fermiers lombards pour traire leurs vaches, on entendait à quelques lieues à la ronde un bruit assez semblable au roulement d’un tambour : c’était le bruit du bâton des vachers frappant leurs sceaux de bois en guise d’appel et d’avertissement. A l’exception de ces trois momens, la cour de la ferme était calme, et on n’y rencontrait que les hommes spécialement employés à la confection des fromages, classe d’ouvriers, je devrais dire plutôt race d’hommes complètement distincte de toutes celles dont les campagnes lombardes sont remplies. Les fromagers sont des athlètes aux trois quarts nus par toutes les saisons, qui descendent des montagnes du Plaisantin, la plupart célibataires, ne faisant de long séjour chez aucun maître. Sombres et taciturnes, intéressés et vindicatifs, ils sont la terreur de ceux qui les emploient, et les chiens ne les reconnaissent jamais comme faisant partie de la famille. Pourtant ils s’éloignent rarement des étables ou de leur laboratoire. A quelque heure que vous alliez visiter l’une de nos fermes, vous apercevrez, debout, le dos appuyé au chambranle d’une porte d’étable et se détachant sur le fond sombre de l’intérieur, les bras croisés sur sa vaste poitrine, les cheveux hérissés, touffus, se projetant sur un front bas et large, les yeux baissés vers la terre, un ou plusieurs hommes vêtus seulement d’un double tablier de cuir commençant au-dessus des hanches et descendant jusqu’au genou. C’est parmi eux que se rencontrent les alcides de nos foires et de nos cirques.

On connaît maintenant ce qu’était la forme des Huit-Tours à l’époque où commence ce récit, c’est-à-dire au début de la période inquiète et troublée qui précéda en Italie les révolutions de 1848. Après avoir décrit l’habitation, il est temps de parler des habitans, et d’abord du fermier et de sa femme. Unis depuis leurs plus jeunes années, ils s’étaient mariés sans se connaître, obéissant au choix de leurs parens. L’un et l’autre appartenaient à une variété de l’espèce humaine presque perdue aujourd’hui, qui prenait au pied de la lettre tous les préceptes imposés à son enfance, et qui passait sa vie sans songer seulement à en examiner un. Pour de tels êtres, il n’y avait pas de plus ni de moins dans le péché, ou plutôt il n’y avait dans le monde qu’un seul grand péché, source de tous les autres, celui d’Adam, la désobéissance. Leurs parens étaient pour eux le Père céleste, ou du moins ses représentans sur la terre; le curé de leur paroisse n’était pas moins infaillible que le Saint-Esprit, et le pape était l’infaillibilité même. Quant aux autorités de la terre, rois, princes et commissaires de police, ils pouvaient avoir tort vis-à-vis de Dieu et de ses ministres, mais le rôle du sujet était d’obéir constamment, en tout cas, sans murmure, sans rancune et avec le plus profond respect. Une soumission si absolue de l’intelligence n’excluait pas la fermeté du caractère. Le fermier et sa femme s’aimèrent, d’abord parce qu’on leur expliqua au sortir de l’église que le prêtre leur avait ordonné de s’aimer: plus tard, ils s’aimèrent comme les nobles cœurs et les âmes pures savent aimer. Ils s’aimèrent dans la joie et dans les larmes, dans la prospérité et la détresse, dans la jeunesse et l’âge avancé. Le mari était le maître assurément, et jamais la femme ne conçut la pensée de murmurer contre cette autorité; jamais aussi la volonté du maître ne comprima brutalement les désirs de la servante. S’il commandait, ce n’était ni en son nom ni pour imposer ses goûts à sa compagne; c’était parce qu’il connaissait mieux qu’elle ses devoirs : or c’eût été manquer de charité que de voir sa feu)me prête à mal faire sans essayer de la retenir sur le bord de l’abîme.

La fermière, qui avait été jolie dans sa première jeunesse, perdit de bonne heure tous ses charmes, mais son mari ne s’en aperçut jamais. Pour lui, elle fut toujours fraîche et belle, aimable et digne en toute chose de son amour, puisque cet amour était à elle. En dépit des lieux-communs sur l’injustice du sort. Dieu bénit cette union et ces pieux époux. Une nombreuse lignée, — cinq garçons et six filles, — naquit d’eux, et les patriarches des anciens jours n’eurent jamais de plus belle couronne que celle du signor et de la signora Stella (c’est ainsi qu’on les appelait respectueusement dans le pays).

Tous les fermiers des environs, même les parens collatéraux du signor et de la signora, — de M. et de Mme Stella, si on l’aime mieux, — engloutissaient leurs économies en frais d’instruction et en dépenses de collège ou d’école. Notre couple agissait différemment. — J’ai fait valoir mes terres, disait M. Stella; j’ai obtenu de bonnes récoltes, j’ai mis au monde et j’ai élevé de beaux enfans, mes troupeaux prospèrent, mes greniers sont bien garnis, et ma femme est heureuse. Pourtant je n’ai pas été au collège, et je ne sais pas grand’ chose au-delà de ce qu’il me faut pour cultiver la terre et pour obéir aux commandemens de Dieu. Pourquoi mes enfans ne feraient-ils pas comme moi? Je suis heureux et content. Que peuvent-ils désirer, si ce n’est d’être un jour aussi heureux et aussi contens que moi? Pourvu qu’ils sachent obéir à leurs supérieurs, ils n’auront jamais rien à regretter. — A vrai dire, cette théorie rencontra quelque opposition dans la famille de la fermière. L’un de ses frères, gros négociant en fromage établi depuis nombre d’années dans un faubourg de Milan, mis par son commerce en rapport avec une multitude d’habitans des villes appartenant à différentes classes de la société, avait appris bien des choses qu’ignoraient son beau-frère et sa sœur. Comparé au reste de la famille, le marchand de fromage était presque un homme du monde, et il ne voyait pas sans frémir l’ignorante candeur de ses parens piète à se perpétuer dans leur progéniture. Il admettait que l’aîné de ses neveux, devant remplacer son beau-frère dans l’exploitation de la ferme, fût formé aussi complètement que possible sur le modèle du vieux Stella; mais il eût voulu voir les plus jeunes garçons élevés de façon à pouvoir se frayer un chemin dans ce bas monde. Aussi ne perdait-il pas une occasion de combattre les opinions si arrêtées de son beau-frère sur l’éducation. Chaque fois qu’un des garçons avait atteint l’âge d’entrer au collège, le marchand de fromage avait livré bataille aux vieux Stella, mais inutilement. Lorsque le tour du plus jeune fut venu, l’homme du monde revint à la charge, et avec plus d’ardeur que jamais, car c’était sa dernière chance. — Ton système d’éducation, dit-il un jour que le fermier s’était vanté de n’avoir rien enseigné à ses fils au-delà de ce que lui-même avait appris dans son enfance, ton système pourrait être bon, si ta femme et toi deviez vivre éternellement; mais tu es mortel, n’est-ce pas? et quand tu seras mort, que deviendront tes enfans, si tu ne leur apprends rien qu’à t’obéir? Commander est un art plus difficile qu’obéir, et pour commander avec profit, il faut savoir bien des choses que tu n’enseignes pas à tes enfans.

— Tu te trompes, mon frère, reprenait M. Stella; mes enfans n’obéissent pas à moi seul, et je leur ai enseigné à obéir à Dieu, à M. Le curé et à l’empereur. Pourvu qu’avant ma mort ils aient bien appris cette leçon-là, je mourrai tranquille, car ils ne seront jamais dans l’embarras. Quant aux affaires de la ferme, ils les régleront comme ils voient que je les règle depuis qu’ils sont au monde.

— Mais, répondait en insistant le beau-frère, on fait chaque jour des découvertes nouvelles qui changent les lois de l’agriculture, et tes enfans ne seront pas contens, s’ils voient les champs de leurs voisins rapporter plus que les leurs, parce que ceux-là auront profité de sciences qu’ils ignorent. Tu es heureux et content, dis-tu ! Rien de mieux; mais sais-tu si tes enfans n’auront ni plus d’ambition ni plus d’amour-propre que toi? Sais-tu si cela leur fera plaisir d’être évincés de leur ferme pour céder la place à un autre fermier qui sera au courant des méthodes nouvelles, et qui offrira au propriétaire un loyer plus considérable?...

— Qu’il ne lui paiera jamais, dit en l’interrompant le signor Stella. Mes enfans ne promettront que ce qu’ils seront certains de tenir, et si certains propriétaires préfèrent les belles promesses aux belles et bonnes actions, ces propriétaires-là ne conviendraient pas plus à mes enfans que mes enfans ne leur conviendraient. Qui se ressemble s’assemble, dit le proverbe, et s’il dit vrai, mes enfans n’auront jamais affaire qu’à de braves et honnêtes gens, peu disposés à courir après ce que vous appelez le progrès et les grandes découvertes du jour. M’est avis que nos pères faisaient pousser les choux et les raves aussi bien que nous.

— Mais si nos pères avaient été aussi entêtés que toi, reprenait le beau-frère, ni eux ni nous n’aurions à cette heure nos riches prairies que nous coupons dix ou douze fois dans une année[1], ni nos grandes rizières. D’ailleurs tout le monde ne peut être agriculteur. Cette terre que tu cultives te donne de quoi vivre, mais tu n’as qu’une famille; tes enfans en formeront probablement cinq; là où tu as trouvé l’abondance, ils ne trouveront que la gêne ou la misère.

— Et penses-tu que je sois assez imprévoyant pour ne pas deviner une chose aussi simple? Penses-tu que j’aie follement mangé tout ce que j’ai gagné? Non pas, mon frère; mes enfans ne seront pas réduits à couper en cinq la portion qui suffirait à peine à un seul. J’ai économisé pendant ma longue vie, ma femme est une ménagère sans pareille, et nous mettons chaque année de côté ce qui, partagé à ma mort en cinq parts égales, mettra chacun de mes fils en état de louer une ferme et de la faire valoir pour son compte; tout cela est arrangé, et si je mourais aujourd’hui, mes enfans ne seraient pas des mendians. Si au contraire Dieu m’accorde encore quelques années de vie et de prospérité pareille à celle dont j’ai joui jusqu’ici, ils seront plus qu’à leur aise, bien plus que je ne l’étais moi-même en commençant.

Déjà quatre de ces discussions avaient fini par la défaite du négociant novateur; mais il était décidé cette fois à ne pas se laisser décourager. Le plus jeune des garçons n’était doué ni de la force corporelle, ni de l’énergie de caractère, ni de la bonne humeur de ses aînés. Atteint dès sa plus tendre enfance d’une fièvre nerveuse, il était resté faible et souffreteux. Ses parens n’avaient jamais osé le soumettre au régime qui réussissait si bien à ses frères, et dès lors Paolo ou plutôt Paolino, car c’était par ce diminutif qu’on le désignait d’ordinaire, devint une exception, une anomalie dans la famille. Le fermier n’était pas plus que sa femme de force à trouver ni à inventer des méthodes d’éducation appropriées aux caractères différens, aux constitutions variées de ses nombreux enfans. Ne pouvant appliquer leur méthode unique à Paolino, M. et Mme Stella se passèrent de méthode. Jugeant l’enfant trop délicat pour supporter la règle un peu sévère, mais bonne, qu’ils préféraient, ils l’affranchirent de toute règle, et eux-mêmes ne s’en imposèrent d’autres à son égard que de ne pas le contrarier. Toute la famille, père, mère, frères et sœurs, regardait Paolino avec une tendre commisération. Ces bonnes gens auraient cru commettre un crime en lui faisant verser une de ces larmes qu’eux-mêmes versaient vingt fois par jour sans se croire pour cela plus à plaindre. Paolino avait sans doute reçu en naissant une bonne part des solides qualités de ses parens, puisqu’ils ne parvinrent jamais à en faire un enfant gâté, c’est-à-dire un égoïste impérieux et un menteur. Il avait maints caprices, mais il renonçait volontairement à les satisfaire dès qu’il apercevait dans le regard de sa mère une expression de chagrin ou d’embarras; il aimait ses frères et surtout ses sœurs avec passion, apprenait en un clin d’œil ce qui avait coûté aux autres fils du fermier d’héroïques efforts de volonté et d’application, et n’était jamais aussi heureux que lorsqu’il s’apercevait qu’un objet à lui appartenant serait agréable à l’une des personnes qu’il aimait. Paolino était donc ce qu’on appelle un très gentil garçon, et l’affection si vive qu’il inspirait autour de lui était parfaitement justifiée. Malheureusement, il faut le dire aussi, Paolino était un détestable agriculteur. C’est à peine s’il distinguait l’épi du froment d’avec l’épi du seigle; il ne prévoyait un orage qu’après le premier coup de tonnerre, et s’il se décidait par hasard à suivre ses frères et son père aux champs, il ne tardait pas à se séparer d’eux. S’enfonçant dans quelque sentier bien connu de lui seul, il s’asseyait sur le bord d’un fossé et s’endormait sur l’herbe fraîche, d’où il se relevait avec une courbature ou la migraine. Aussi, quand le moment arriva de décider de son avenir, le fermier fit ce qu’il n’avait jamais fait jusque-là : il prolongea la discussion avec son beau-frère, et appela l’enfant à y prendre part.

L’opinion du beau-frère nous est connue; voici maintenant le dialogue qui s’établit entre le signor Stella et Paolino, alors âgé de douze ans et demi, tandis que la fermière, assise sous le manteau de son immense cheminée et ravaudant des bas qui formaient devant elle une espèce d’obélisque, écoutait en silence et poussait de temps à autre des soupirs qui entretenaient la flamme dans l’âtre. Le beau-frère, qui avait réclamé cette consultation comme devant porter le coup de grâce aux préjugés cette fois ébranlés du fermier, fumait sa pipe dans l’embrasure d’une fenêtre, et avait promis de ne pas intervenir dans le débat. Le père de famille débuta ainsi : — Voyons, Paolino, tu vas avoir treize ans, et tu seras un homme un de ces quatre matins. Que veux-tu faire?

Paolino ne comprit pas la portée de cette question inattendue, et il répondit machinalement : — Ce que vous voudrez, mon père.

— C’est très bien, reprit le fermier, qui ne put s’empêcher de jeter un regard triomphant sur son beau-frère, c’est très bien; mais je désire connaître tes goûts, tes préférences, car tu n’es pas taillé dans la même étoffe que le reste de la famille. Voyons : aimerais-tu à posséder un jour une bonne ferme à faire valoir, et à passer ta vie comme j’ai passé la mienne, comme tes frères passeront la leur, à la campagne, à cultiver la terre, à élever des bestiaux, et à gagner honnêtement de l’argent?

Paolino tenait le regard attaché sur un coin du plancher et paraissait réfléchir profondément, mais il ne répondait pas. Le père répéta sa question, à laquelle l’enfant répondit alors par un non timidement accentué. Le signor Stella fit un soubresaut, et Paolino rougit jusqu’aux oreilles. Ses yeux se remplirent de larmes, et sa poitrine se souleva, comme si elle allait éclater en sanglots. Un sourire de sa mère le rassura un peu, et le fermier, qui comprit au mouvement d’épaules de son beau-frère qu’il ressemblait en ce moment à un tyran domestique demandant la vérité à son enfant de façon à lui faire dire vingt mensonges, reprit d’une voix plus douce que la sienne, ne l’était ordinairement et avec un accent de reproche mêlé de quelque tristesse : — As-tu peur de moi, Paolino?... Que l’ai-je jamais fait ou dit pour te rendre si craintif? Si je désire connaître tes dispositions, c’est pour m’y conformer autant que cela me sera possible. Je n’ai nullement l’intention de forcer tes inclinations, et je n’ai voulu le faire à l’égard d’aucun de mes enfans. Voyons, sois sincère. Je ne connais qu’une seule carrière, celle de l’agriculteur, du fermier, et je ne suis en état ni de t’en indiquer ni de l’en enseigner une autre: mais ton oncle prétend qu’il y a une foule de belles choses que l’on apprend dans les collèges, et que le premier paysan venu, pourvu qu’il en ait appris quelques-unes, peut du jour au lendemain devenir un grand personnage, un savant, un richard, que sais-je, moi! peut-être bien un comte ou un marquis... Te sentirais-tu disposé à courir la chance?

Les yeux de Paolino étaient maintenant fixés sur son oncle. On eût dit qu’un feu intérieur jusque-là caché sous les cendres s’était allumé soudain au son de ces paroles, pourtant un peu moqueuses. Le négociant en fromage ne crut pas alors pouvoir garder plus longtemps le silence. Son discours, qui était une réponse indirecte aux plaisanteries du vieux paysan sur les brillans résultats de l’éducation de collège, fut une revue des professions libérales dont cette éducation ouvre l’accès, terminée par quelques mots qui mettaient vivement le pauvre Paolino en demeure de se prononcer. — Le tout est de savoir, dit le philosophe de village, si tu as du goût pour l’état de ton père, et si tu te sens assez fort, assez bien portant pour mener la vie qu’il mène. Si tu réponds oui. Dieu te bénisse, et n’en parlons plus; mais, si tu te sens peu de goût pour cette vie, dis-le franchement, et prie ton père de te placer au plus tôt dans un collège, où tu apprendras ce qu’il faut savoir pour choisir un état et pour l’embrasser.

Paolino soupira; il regarda son père, puis sa mère, puis les murailles enfumées de la cuisine, et il soupira encore: il ouvrit la bouche pour parler, mais il ne dit rien. Enfin, après avoir a deux ou trois reprises passé la main dans ses cheveux, après s’être tenu d’abord sur sa jambe droite, puis sur sa jambe gauche, il balbutia d’une voix étranglée ces mots : — Mon père me verrait-il véritablement sans peine renoncer à la ferme et entier au collège?

— Ton père, se hâta de répondre le fermier, te verra non-seulement sans peine, mais avec satisfaction, suivre la route qui doit te conduire au bonheur.

— Mais, ajouta l’enfant, qui semblait avoir perdu une partie de sa timidité, tant il éprouvait d’anxiété, mais n’est-ce point par pitié pour ma faiblesse et pour ce qu’il croit être mon caprice que mon père parle ainsi? Au fond du cœur, n’est-il pas convaincu que j’ai tort, et que je le reconnaîtrai plus tard?

— Si je le pensais, répondit le père, de plus en plus soucieux, je me dirais en même temps qu’il ne m’appartient pas de juger des choses que je ne connais pas. Suis ta vocation, enfant, sans égard pour les préjugés de ton père, qui n’est peut-être après tout qu’un vieil ignorant entêté.

L’enfant avait saisi la main du vieillard, qu’il baisait respectueusement et mouillait de ses larmes. Le père, l’ayant doucement attiré entre ses jambes, lui prit la tête à deux mains, la leva un peu de façon à ce que leurs yeux se rencontrassent. Après avoir gardé un moment le silence, il dit encore sans lâcher la tête de l’enfant : — Paolino, aime, crains et sers le Seigneur : chéris et respecte tes parens ; obéis aux autorités, et sois toujours honnête ; avec cela, choisis tel état qu’il te plaira, et ton vieux père sera content et fier de toi. C’est une affaire conclue ; tu entreras au collège à la reprise des classes. Est-ce bien, femme ? Et toi, frère, occupe-toi de trouver un bon collège pour notre garçon, le meilleur où l’on puisse entrer pour son argent. Ne regarde pas à l’économie ; quand on fait les choses, il faut les bien faire.

À partir de ce jour, un léger nuage sembla s’être arrêté sur la famille. On entrait dans l’inconnu, et cette pensée alarmait des natures simples et droites qui avaient constamment attendu un lendemain semblable à la veille. On allait d’ailleurs perdre de vue pour plusieurs mois, peut-être pour plus longtemps encore, cet enfant chéri pour lequel on avait si fort tremblé. Supporterait-il le travail et le régime du collège ? Si la vie des champs était trop rude pour sa chétive nature, la vie des villes et presque du cloître ne l’étiolerait-elle pas complètement ? Que deviendrait-il loin de sa mère et de ses sœurs ? Oserait-il se plaindre s’il souffrait, ou croirait-il son honneur engagé à marcher sans faiblir jusqu’au but ? Toutes ces pensées troublèrent ces bonnes gens ; mais aucun ne les exprimait, et tous s’efforçaient de cacher leurs regrets et leurs craintes. C’est un travers du cœur humain, même du meilleur, lorsqu’il n’est pas accompagné d’un esprit supérieur, de vouloir paraître plus fort et plus dur qu’il ne l’est réellement. Jamais un honnête paysan n’affecte la sensibilité qu’il n’a pas ; mais il lui arrive bien rarement aussi de montrer toute celle qu’il possède véritablement.

Paolino vit donc poindre le jour de son départ ; il prit congé de ses parens et quitta le toit paternel sans se douter des déchiremens qu’il causait, ni des blessures qu’il laissait derrière lui. Il ne songea pourtant point à déplorer l’indifférence de sa famille. Il s’en savait aimé, et il l’aimait tendrement, mais sans se rendre compte ni des sentimens qu’il éprouvait, ni de ceux qu’il inspirait. On a beau dire, les affections que l’on ignore sont bien moins puissantes que celles dont on mesure l’étendue et la profondeur.

II.

Plusieurs années s’écoulèrent sans amener à la ferme d’autres changemens que l’insensible transformation des âges. Les enfans devinrent des hommes et des femmes, les hommes et les femmes presque des vieillards; mais ceux-là n’avaient perdu ni la docilité ni la bonne humeur de l’enfance, ceux-ci ne ressentaient encore aucune des infirmités ni des morosités de la vieillesse. Les quatre filles aînées avaient épousé des fermiers des environs; une sœur de M. Stella, veuve depuis plusieurs années, était morte laissant dans l’abandon et presque dans la misère deux jeunes filles que les fermiers avaient recueillies et pour ainsi dire adoptées. L’aînée, qui s’appelait Lucie, s’était appliquée, dès son arrivée à la ferme de son oncle, à partager avec ses cousines les travaux du ménage. Rachel, la cadette, qui n’était encore qu’une enfant, devint bientôt pour le beau-frère ennemi de l’éducation de village l’objet d’une sollicitude égale à celle que lui avait inspirée Paolino. L’opiniâtre discoureur ne laissa ni paix ni trêve à M. et à Mme Stella qu’il ne les eût décidés à placer pour quelque temps Rachel dans un pensionnat de demoiselles au bourg de Melegnano (en français Marignan).

Rachel annonçait une beauté peu commune et une imagination très vive qu’il était prudent, disait le beau-frère, de soumettre sans retard à l’influence d’une bonne éducation. Le fermier, qui avait cédé lorsqu’il s’était agi de son fils, se laissa convaincre plus aisément encore lorsqu’il s’agit de sa nièce, au sujet de laquelle il n’avait pas de desseins arrêtés, et dont il ne connaissait qu’imparfaitement le caractère. La petite Rachel fut donc envoyée dans ce qu’on appelle en Lombardie un collège de demoiselles. Ce collège était une institution de troisième classe, où les filles des riches fermiers, des petits propriétaires et des négocians apprenaient, moyennant la somme de quatre cents francs par an, la lecture, l’écriture, l’orthographe, la grammaire, la géographie, l’arithmétique, un peu d’histoire, et les travaux à l’aiguille. Les leçons de danse, de dessin et de musique n’étaient pas comprises dans ce cours régulier d’études, et les païens qui voulaient en faire prendre à leurs enfans les payaient à part. Le fermier déclara d’abord qu’il ne prodiguerait pas aussi follement son argent, et qu’il paierait plutôt pour empêcher sa nièce de devenir artiste; mais on vanta si haut en sa présence la voix magnifique, le grand talent de la petite Rachel, et celle-ci soupira si bien, baissa les yeux avec un air de résignation si aimable, que le brave signor Stella consentit à ce qu’elle prît des leçons de musique pendant un an. Ce grand talent ne se développa jamais à vrai dire. On n’en obtint pas moins à l’expiration de l’année d’épreuve que Rachel garderait son maître de musique, car sa voix était réellement fort belle, et pendant les vacances elle chantait une foule de chansons qui jetaient son oncle dans une sorte d’extase. Il se demandait pourquoi sa femme n’avait jamais chanté, et comment lui-même n’avait jamais songé à lui souhaiter ce talent. La jolie voix de Rachel lui valut une place à part dans le cœur et dans l’estime du fermier. Simple, quelque peu rude et grossier par nature et par habitude, le chant gracieux et naïf de cette enfant éveilla d’abord en lui une série d’impressions vagues et inconnues qui s’identifièrent peu à peu avec l’image et la personne de la chanteuse, si bien que tout ce que la nature avait mis de poésie dans l’âme du vieux fermier, et qui avait sommeillé jusque-là, devint pour ainsi dire la propriété de la jeune Rachel, qui fut bientôt à ses yeux un être à part, M. Stella avait pour sa nièce des soins et des attentions qu’il n’avait jamais eus pour personne. Il adoucissait sa voix en lui parlant, usait envers elle d’une indulgence tout à fait inusitée, prenait plaisir à l’entendre causer librement de ses occupations, de ses jeux, de ses compagnes, de ces mille riens qui composent la vie d’une pensionnaire dans tous les pays. Enfin le bon fermier en vint jusqu’à destiner à sa favorite le plus grand bonheur dont il pût disposer, c’est-à-dire la main de son fils aîné. — Rachel est pauvre, se dit-il, et mon fils pourrait prétendre à de meilleurs partis; mais est-ce la dot que ma femme m’a apportée qui m’a fait l’heureux vieillard que je suis aujourd’hui, qui m’a donné tant de joies et épargné tant de douleurs? Aurais-je été moins heureux si ma femme ne m’eût rien apporté qu’elle-même? Rachel est douce, elle est bonne, honnête et naïve; il y a quelque chose en elle qui chasse la mauvaise humeur et qui appelle la joie. Quelles richesses pourrait-on préférer à un don si précieux? Quand j’aurai donné à mon fils ce remède souverain contre la tristesse, lorsque j’aurai placé auprès de lui ce rayon de soleil qui réjouit et qui réchauffe, que je lui aurai fait présent d’une compagne affectueuse et reconnaissante, douce et économe, que lui manquera-t-il? Je le quitterai en me disant que je lui ai préparé une existence aussi heureuse et aussi paisible que l’a été la mienne, et cette pensée me donnera la force de bien mourir. Oui, Pietro sera heureux. Ah! que ne suis-je aussi tranquille sur l’avenir de mon cher Paolino!

Cependant les années avaient marché. Rachel, après trois ans d’études, avait quitté le pensionnat pour rentrer à la ferme. L’époux que son oncle lui destinait ne l’avait jamais quittée, et n’avait reçu que les leçons du maître d’école de la commune, homme aussi ignorant que le plus ignorant de ses élèves, et parfaitement incapable de comprendre même les quelques axiomes qu’il enseignait par routine. Pietro ne manquait cependant pas d’intelligence, et M. Stella pouvait à bon droit être fier de son fils. Grand et élancé pour son âge (Pietro avait dix-sept ans au moment où Rachel revenait à la ferme), robuste et sain, il rappelait les anciens Longobards, dont les habitans de cette partie du Milanais descendent presque sans mélange. Il en avait les cheveux d’un blond chaud, les grand yeux bleus, le nez droit, fin et recourbé par le bout, la bouche bien découpée, quoique grande, les dents belles, le contour du visage plein et régulier, le teint blanc, quoique cuivré par le soleil; il en avait aussi la force musculaire, la physionomie ouverte et le tempérament fougueux. La discipline chrétienne dans toute sa pureté et sa rigueur avait pesé sur le jeune descendant des barbares, et l’avait façonné à l’image de son divin auteur. Pietro ne connaissait ni les vices de la civilisation ni ceux de la barbarie; avouons franchement toutefois qu’il eût résisté aux premiers plus facilement qu’aux seconds. Aussi pieux et aussi chaste que sa mère, aussi intègre et aussi loyal que son père, son unique désir était de marcher constamment dans la voie qu’on lui avait tracée, sans qu’il se fût jamais demandé ce que cette persévérance pourrait lui coûter un jour d’efforts ou de sacrifices. Quoique son père ne lui eût jamais fait part de ses projets relativement à Rachel, Pietro n’avait pas tardé à les deviner; mais la pensée de sa future union avec cette belle enfant ne lui causait ni ravissemens amoureux ni froids regrets. Cette pensée eut pourtant pour effet de le rapprocher insensiblement de la jeune fille et de disposer son cœur à la tendresse. — Si je dois passer ma vie avec elle, se dit-il, si c’est à moi que son bonheur ici-bas et son bonheur éternel doivent être confiés, il faut bien que j’apprenne par quelles voies je puis l’assurer. — Puis il retrouvait dans ses souvenirs d’enfance bien des scènes d’amour et de bonheur conjugal dans lesquelles son père et sa mère, alors jeunes, avaient joué le principal rôle, et à côté de ces images à moitié effacées deux autres images, la sienne et celle de Rachel, remplissaient le même cadre et renouvelaient les mêmes épisodes. Il voyait Rachel plus grave et plus sédentaire, mais non moins belle ni moins sereine, tenant dans ses bras et lui présentant avec un sourire ému un enfant rose et frais comme ceux qu’il avait vus dans les bras de sa propre mère. A partir du jour où les projets du vieux fermier avaient été devinés par Pietro, Rachel avait ainsi revêtu à ses yeux un caractère presque sacré : il révérait dans sa jeune cousine la future maîtresse d’une demeure où elle était appelée à maintenir l’ordre, la joie et la sérénité. Mais cette espèce de culte silencieux et réfléchi était-il de nature à être compris et goûté de celle qui en était l’objet? Rachel venait d’achever sa quinzième année, lorsqu’elle quitta son collège pour rentrer chez ses parens. Elle avait passé trois ans au milieu d’une soixantaine de jeunes filles à peu près de son âge, qui s’efforçaient d’oublier leur rustique origine et la rustique existence à laquelle la plupart étaient vouées, en imitant les façons et en se donnant les goûts des dames de la ville. Les directrices et les maîtresses de la pension appelaient cette transformation du nom de progrès, et se félicitaient de voir leurs élèves se dépouiller si rapidement de la rude écorce dont elles étaient enveloppées lors de leur arrivée au collège. Bien plus, les parens eux-mêmes, imprévoyans et aveugles, encourageaient les enfans et les directrices dans leur déplorable entreprise, et ne pouvaient se défendre de témoigner à leurs filles ainsi métamorphosées une sorte de respect et de déférence mêlés de honte et d’embarras pour leur propre ignorance, honte et respect que les rusées enfans apercevaient bien vite, et dont elles s’enorgueillissaient considérablement, tout en se promettant d’en tirer un bon parti dans l’avenir. Quoique Rachel fût une bonne petite fille lors de son entrée au collège et même lors de son retour à la ferme, elle n’était pourtant ni plus sage ni plus vertueuse que la majorité de ses compagnes, et elle n’avait pas résisté à la contagion de l’exemple. Elle rapportait de Melegnano une disposition à saisir les côtés ridicules de la vie de campagne qui ne s’était que trop aisément développée dans les conversations du pensionnat. A la ferme cependant, sa verve moqueuse ne trouvait plus occasion de s’épancher. Où aurait-elle rencontré des auditeurs capables de la comprendre? La jeune fille se replia donc sur elle-même, et son humeur ne tarda pas à se ressentir de cette contrainte. Elle avait tour à tour des accès d’ennui et de gaieté moqueuse. Ce changement ne fut aperçu ni du fermier ni de sa femme, tous deux se réjouissaient lorsqu’ils voyaient rire Rachel, et s’ils s’inquiétaient lorsqu’elle leur paraissait sérieuse, c’est qu’ils attribuaient cette disposition inaccoutumée dans la jeune fille à un dérangement de sa santé. Pietro ne partageait qu’en partie leur illusion : si la gaieté de Rachel l’avait charmé, s’il l’avait jugée de bon aloi, il ne put se défendre d’attribuer son changement d’humeur à l’ennui que lui causait la vie monotone de la ferme. Il s’efforça donc de la distraire et de l’amuser; mais il n’y réussit pas toujours à son avantage. Rachel ne tarda pas à s’apercevoir que Pietro la regardait autrement qu’il ne regardait sa sœur Lucie, et la pensée d’avoir fait en si peu de temps la conquête d’un aussi beau garçon réjouit sa vanité, car elle se souvenait fort bien des regards d’admiration. quelquefois naïve et quelquefois effrontée, que ses camarades de la pension jetaient sur son grand cousin, lorsqu’il venait lui apporter soit un message, soit un présent de ses protecteurs. Elle ne devina point par malheur les tendres et graves pensées qui remuaient ce brave cœur, et les eût-elle devinées, il est douteux qu’elle eût su les apprécier à leur juste valeur. Le père et la mère, qui nourrissaient leurs projets de mariage, voyaient avec plaisir les attentions de Pietro pour sa cousine, n’imaginant pas que cette affection naissante put devenir pour leur fils une source d’amères déceptions.

Tel était l’état des choses à la ferme, lorsque Paolino, ayant terminé ses études, revint y passer quelque temps en attendant qu’il eut fait choix d’une carrière. Il n’y demeura que quelques semaines avant de se rendre à l’université de Pavie, où il comptait poursuivre ses études et prendre le diplôme d’ingénieur, profession pour laquelle il s’était décidé après maintes délibérations avec son oncle, et qui exigeait encore au moins trois années de travail préparatoire. Pavie n’étant qu’à une petite distance de la ferme, on arrêta que le futur ingénieur passerait dans sa famille tous les jours de liberté que lui laisseraient ses professeurs, et cet arrangement, qui convenait fort au jeune homme, fut scrupuleusement suivi.

Paolo n’avait pas tenu toutes les promesses de son enfance, et ses professeurs avaient dû reconnaître qu’il ne serait jamais ni un Volta ni un Galvani. Ce n’est pas qu’il manquât d’intelligence; loin de là : il apprenait avec facilité et retenait fort bien ce qu’il avait appris; il aimait passionnément la lecture. Si Paolino était né en France, il se fût peut-être précipité dans la littérature: il eût commencé par écrire des odes, des élégies, puis des romans et des drames, pour finir par des articles de journaux; mais la vieille Lombardie n’est pas devenue encore un terrain favorable aux ambitions littéraires. Quiconque n’y est pas assez riche pour ne rien faire est condamné ou à travailler de ses mains ou à suivre une profession. Les cadres y sont tout faits; il faut les accepter ou mourir de faim. Rendons justice à Paolo : il se soumit sans trop murmurer aux conditions qui lui étaient imposées, et quoiqu’il ne trouvât dans les études sérieuses et positives auxquelles il était livré qu’ennui et dégoût, il n’eut pas un instant la pensée d’abandonner sa carrière, ni de regretter le choix qu’il avait fait. Ses distractions n’avaient non plus rien de coupable : ni le jeu, ni le vin, ni le libertinage n’avaient pour lui d’attraits, et il eût autant aimé se jeter dans le Tessin que de se présenter chez son père après une nuit d’ivresse, une perte au jeu ou une partie de débauche. Sa principale dépense était un abonnement à un mauvais cabinet de lecture, d’où il tirait autant d’ouvrages de littérature et de pamphlets politiques qu’on pouvait lui en fournir. On approchait alors de l’année 1848, et les idées d’indépendance et de liberté agitaient déjà les cœurs. La jeunesse des universités marchait, comme d’habitude, à la tête de ce mouvement. Les étudians se rassemblaient, formant des sociétés qui n’avaient de secret que le nom, prononçaient des discours, et composaient des chansons. Paolo avait été élevé dans le respect le plus aveugle pour toute autorité; mais il connaissait actuellement la valeur de certains mots qui avaient pour son père un irrésistible prestige, et il se jeta sans réserve dans le tourbillon qui emporta de bien plus fortes têtes et de bien plus grands cœurs que la tête et le cœur de Paolo. Cette ardeur révolutionnaire nuisit quelque peu à ses études: mais qui peut s’acharner à découvrir le degré précis d’une pente ou la force nécessaire d’un arc-boutant, quand de si nobles intérêts sont enjeu? Si un pont s’écroule, si un cours d’eau monde le terrain qu’il était destiné à arroser, par suite des distractions de l’ingénieur, ce n’est qu’un petit malheur, auquel on portera remède quand la patrie sera sauvée. — Ainsi parlait Paolo, et il ne corrigeait pas ses fautes de calcul. Il portait de longs cheveux pendans sur les épaules, une blouse en velours noir, un chapeau rabattu à la calabraise. C’était dans ce costume singulier, qui faisait ouvrir de grands yeux à M. et à Mme Stella, que Paolo se présentait d’ordinaire à la ferme.

Le jeune étudiant cachait prudemment ses opinions à toute sa famille; mais quelques mots qui lui échappèrent un jour devant Rachel, l’expression qui vint tout à coup illuminer le joli visage de celle-ci en l’écoutant, lui apprirent que, même dans cet humble milieu, il pouvait trouver un cœur capable de le comprendre. Ce fut une découverte féconde en événemens, en courtes joies et en longues douleurs. A partir de ce jour, Paolo initia peu à peu sa cousine à ses projets et à ses espérances, et l’élève fit de si rapides progrès qu’elle dépassa bientôt son maître en hardiesse et en ardeur. Personne ne sait ce qu’il y a de feu sous la cendre d’un sourire de jeune fille. Rachel, qui n’avait fait jusque-là que rire de tout ce qui ne lui donnait pas de l’humeur, ne rêva plus que batailles et victoires; elle ne prit plus aucun souci de tout ce qui l’intéressait la veille, pas même de sa toilette : les griefs des peuples, — et de son peuple en particulier, — devinrent les sujets de ses rêveries. Je ne sais si la jeunesse et la beauté du professeur (car j’ai oublié de dire que Paolo était beau, quoique d’une beauté tout opposée à celle de son frère) furent pour quelque chose dans le rapide développement du patriotisme de Rachel. Ce qui est certain, c’est que la belle orpheline entra de très bonne foi dans cette voie nouvelle, sans se douter que ses sympathies pour le maître fussent la source secrète de ses sympathies pour les doctrines. La jeune fille n’ambitionna plus dès lors que le rôle de Judith ou de Charlotte Corday. Les héroïnes de nature plus tendre étaient pour la jeune Lombarde comme si elles n’eussent jamais existé. Paolo ne cessait de lui envoyer des journaux prohibés, des brochures poursuivies par la police; elle-même fut chargée de quelques missions dangereuses, dont elle s’acquitta avec autant de courage que d’adresse, et avec un plein succès. Les louanges que Paolo lui prodigua en de telles occasions la remplirent d’une douce joie, qu’elle attribua à la conscience d’avoir fait son devoir. Les entretiens des jeunes gens roulaient toujours sur les malheurs de la patrie et sur sa régénération prochaine. Ces entretiens étaient longs, fréquens et secrets; faut-il s’étonner s’ils donnèrent naissance à des sentimens plus personnels que l’amour de la patrie?

On était arrivé cependant au 22 mars de l’année 1848. Légèrement blessé dans les rues de Milan, Paolo, qui s’était bravement battu sur les barricades, y avait reçu le commandement d’un corps de volontaires. Lorsqu’il revint à la ferme après la retraite des troupes autrichiennes, il portait un uniforme pittoresque et un peu théâtral qui lui allait à merveille. Rachel le reçut avec enthousiasme; elle lui plaça en bandoulière une écharpe tricolore qu’elle avait brodée à son intention, et se fit raconter dans les moindres détails tous les épisodes du combat. Les autres membres de la famille accueillirent d’abord plus froidement le jeune officier. L’idée que le gouvernement établi put être dans son tort, qu’un peuple pût se révolter et triompher, ne pouvait entrer dans l’esprit de M. Stella ni dans celui de sa femme; mais lorsque Paolo leur eut raconté certains actes du gouvernement renversé, dont la connaissance n’était jamais parvenue jusqu’à eux, lorsqu’il leur apprit surtout qu’un pape avait déclaré qu’il n’y avait pour les Italiens qu’un seul devoir, celui de chasser les étrangers, lorsqu’il eut affirmé qu’actuellement même les révoltés lombards n’agissaient qu’à l’instigation et d’après les ordres du souverain pontife, dont les forces étaient déjà en mouvement pour se joindre à eux, le signor Stella demeura pétrifié. Il leva les épaules, fronça les sourcils et s’écria d’une voix dolente : — Je ne sais plus où j’en suis. Ah! mon frère a raison de dire que les temps sont changés. Il se peut que tu aies raison, mon enfant,... tu as même raison évidemment, si le pape est avec toi... (et il souleva sa casquette), l’empereur lui-même... (et il la souleva de nouveau); mais que voulez-vous? je suis trop vieux pour changer de principes. Si j’ai tort, et si ma façon de penser me rend impropre à porter ma part des malheurs et des troubles de mon pays, comme tout homme de bien doit le faire, je regrette de n’avoir pas placé tous mes enfans sous une autre discipline que la mienne, et j’en demande pardon à Dieu et à ma femme. J’ai cru bien faire, c’est tout ce que je puis dire en ma faveur...

Les voix émues de la famille entière vinrent interrompre le vieux fermier. Que se passait-il donc dans le monde pour que la toute-puissance et l’infaillibilité paternelles se sentissent ébranlées dans l’un de leurs plus dignes représentans au simple contre-coup des événemens du dehors? Encouragé par cette émotion générale à prendre la parole, le taciturne Pietro s’approcha de son père. — Je comprends, lui dit-il, ce que vous éprouvez, et je crois que vous avez raison jusqu’à un certain point, mais pas entièrement. J’ai moi-même adopté vos principes, et il me serait impossible à cette heure d’en changer, de suivre par exemple la voie que mon frère a choisie. Pourtant les opinions qu’il vient de nous exposer, les actes qu’elles lui ont inspirés, ne peuvent déplaire à Dieu. Non, nous ne sommes pas propres à prendre notre part dans les événemens d’aujourd’hui ni dans ceux qui vont se succéder; mais si vous ne nous avez pas appris à nous mêler activement et dignement dans les troubles de notre temps et de notre pays, vous nous avez appris autre chose, mon père. Vous nous avez appris à vivre honnêtement selon la loi de Dieu, et à nous contenter de notre sort. Je comprends aujourd’hui combien les limites de la vie qui m’est faite sont étroites, et je ne l’en accepte pas moins telle qu’elle est avec reconnaissance. Que la raison et le bon droit combattent avec nos amis ou avec leurs ennemis, le pauvre cultivateur de ces campagnes n’a pas besoin de savoir ce qui en est pour semer ou pour récolter. Instruits ou non des causes de la guerre, le fils honorera toujours son père, le père de famille élèvera et chérira toujours ses enfans. Même dans notre humble sphère, nous trouverons peut-être l’occasion de rendre service à nos compatriotes, sans nous ériger en juges de leurs griefs. Convaincu donc que, tout en demeurant à l’écart des affaires publiques, j’ai encore bien des devoirs à remplir, je vous dis du fond du cœur : Merci, mon père, pour le sort que vous m’avez fait!

Mme Stella ne savait trop sous quelle bannière se ranger; mais pendant qu’elle hésitait, elle ne détachait pas son regard du visage de Paolino. Or cette contemplation lui apprit bientôt que jamais jusqu’à ce jour le jeune étudiant n’avait eu si bonne mine, l’œil si vif, le teint si coloré, et cette découverte l’absorba tellement qu’elle ne lui laissa plus le loisir de poursuivre ses délibérations intérieures. Elle se sentit néanmoins disposée à l’indulgence envers une révolution qui avait produit sur la santé de son bien-aimé plus d’effet que toutes les ordonnances jadis émanées des docteurs.

Après cette conversation, Paolo fut absent pendant plusieurs. jours, et quand il reparut, ce fut pour dire à sa famille un long adieu. Il partait avec sa petite troupe pour le Tyrol, où les volontaires lombards firent pendant l’été de 1848 une si héroïque, si malheureuse et si mystérieuse campagne.

Avant son départ pour le Tyrol, Paolo sortit un matin avec Rachel pour se promener avec elle dans les champs, et quelques paroles s’échangèrent entre les deux jeunes gens, qui ne devaient pas se revoir avant plusieurs mois.

— Penseras-tu un peu à moi pendant ma longue absence? demanda Paolo.

— Tu n’en doutes pas, répondit Rachel ; tu seras toujours devant nos yeux à tous ! Comment t’oublier un seul instant, lorsque nous te savons exposé à tant de dangers?

— Si ce n’est que la pensée des dangers que je vais courir qui t’empêche de m’oublier, répondit le jeune homme, blessé par cette explication, tu peux m’effacer de ton souvenir à l’instant même, car ces dangers ne valent pas la peine qu’on s’en inquiète.

— Mais je ne suis jamais tranquille lorsque tu es absent, et je le serai beaucoup moins encore lorsque je te saurai sous le feu de l’ennemi !

— Pourquoi ne parles-tu plus au nom de toute ma famille maintenant?

Rachel leva sur Paolo un regard étonné. — Pourquoi, lui dit-elle avec un accent de profonde tristesse, pourquoi me tourmenter ainsi?

— Puis, tout en larmes, elle garda le silence.

Les hommes dont les manières sont les plus douces, et qui prétendent à une grande tendresse de cœur, éprouvent parfois un singulier plaisir à voir couler les larmes qu’ils font verger, tandis que les hommes aux manières et aux apparences rudes ne peuvent supporter un pareil spectacle. Les pleurs de Rachel n’amenèrent qu’un léger sourire sur les lèvres crispées de Paolo. — Qu’as-tu maintenant, Rachel? T’ai-je offensée? Je n’en avais pas l’intention.

— Quelques mots que murmura la jeune fille parvinrent à peine aux oreilles de l’étudiant; il avait cru comprendre que Rachel l’accusait d’injustice, et des paroles presque dures lui échappèrent. — En quoi suis-je injuste? Tu me parles de tes sentimens, à toi, comme étant ceux de ma famille entière, et tu verses des larmes pendant que les yeux de mes frères sont secs! Je m’en étonne, j’ai tort : les femmes ont les larmes plus promptes que les hommes; c’est là toute la différence. — Paolo, s’écria l’orpheline, ne parle pas ainsi! Jamais je ne t’ai vu si cruel! — Encore! en quoi donc suis-je cruel? Je rends justice à la grandeur, à la générosité de ton cœur; mais, que veux-tu? puisqu’il ne m’appartient pas, je ne puis apprécier, comme tu le voudrais, toutes ses belles qualités. — Et qui te dit qu’il ne t’appartient pas? Ah! Paolo! Paolo! pourquoi m’arracher de tels aveux?...

Aussitôt Paolo, se reprochant son mouvement de folle irritation, mit tout en œuvre pour rassurer, pour consoler Rachel. — Il l’aimait, lui dit-il, et il en fit le serment, à partir du jour où, petite fille encore, elle était arrivée à la ferme. Il l’avait toujours aimée depuis lors, et il l’aimerait aussi longtemps que son cœur battrait dans sa poitrine. S’il ne lui avait jamais déclaré son amour, c’était pour ne pas abuser de sa tendresse en l’engageant à unir son sort à celui d’un homme sans fortune et sans avenir, engagé dans de périlleuses entreprises; mais sur le point de la quitter, sans savoir même s’il la reverrait jamais, l’effort était trop grand, et il ne pouvait garder plus longtemps le silence. Emporterait-il du moins la consolante pensée qu’elle aussi l’aimait du même amour, et qu’elle le suivrait par la pensée dans sa vie aventureuse? — Tu me rends à la fois bien heureuse et bien malheureuse, Paolo, lui répondit Rachel. Je sais bien que je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne; mais te voir partir, te savoir exposé à mille dangers, ignorer même l’époque de ton retour!... ah! il y a Là de quoi troubler la plus grande joie!... Et d’ailleurs ton père consentira-t-il à notre mariage? Ne m’accusera-t-il pas d’ambition, de vanité, de coquetterie? Ne dira-t-il pas que je n’eusse jamais dû me permettre seulement de rêver une telle alliance?

— Cela signifie-t-il que, si nos parens ne consentent pas à notre mariage, ton intention est de rompre avec moi et de m’oublier, peut-être d’en épouser un autre?

— C’est aujourd’hui, la première fois que j’aperçois de la méchanceté dans ton cœur, Paolo, et cette méchanceté, c’est sur moi que tu l’exerces!... Ce n’est pas à moi que je pense, mais à toi. Si tes parens nous refusent, tu seras libre, et je me sentirai consolée si je puis me dire : Je n’ai pas profité de son amour pour l’enchaîner irrévocablement à mon sort... Viens, Paolo, ne tardons pas davantage; il me semble que je les trahis aussi longtemps que je les laisse dans l’ignorance de ce qui se passe entre nous.

Rachel avait raison sans doute, mais Paolo n’était pas disposé à suivre ses conseils. Le moment lui paraissait mal choisi pour s’expliquer avec ses parens. N’avait-il pas répondu la veille à son père, qui lui demandait comment il s’arrangerait pour continuer ses études d’ingénieur, que le moment était venu d’oublier les intérêts personnels pour ne songer qu’à la patrie en danger? C’était la mode, il faut bien le dire, parmi les camarades de Paolo, et dans le monde où il vivait, de plaindre et même de traiter avec quelque dédain ceux qui étaient attachés (ou qui avouaient l’être) à la société par d’autres liens que ceux du patriotisme. « Le vrai soldat ne doit avoir ni femme, ni enfans, ni maîtresse, » disaient ces jeunes gens, à peine sortis du collège, et qui pour la plupart avaient déjà eu plus d’une maîtresse. Paolo tenait d’autant plus à la bonne opinion de ses frères d’armes qu’il se sentait médiocrement apprécié par ses parens. Demander la main de Rachel dans la situation où il se trouvait, c’était encourir le blâme de ceux-là et se montrer encore plus enfant qu’il ne l’était réellement aux yeux de ceux-ci. Quand il reviendrait de sa première campagne, couvert de gloire, élevé à un grade considérable, favorablement connu de ses chefs et des membres du gouvernement, assuré par conséquent d’un brillant avenir, sa famille compterait avec lui, et, tout en regrettant peut-être qu’il n’eût pas fait choix d’un parti plus approprié à sa nouvelle fortune, elle n’oserait lui refuser un consentement dont il pourrait à la rigueur se passer. La pensée que Rachel fût un trop beau parti pour lui, et que ses parens en fussent convaincus, ne se présenta seulement pas à l’esprit de Paolo. Il ne céda donc pas aux instances, aux supplications de Rachel, et il exigea même d’elle la promesse de ne rien révéler de ce qui s’était passé entre eux, sans sa permission expresse, à aucun des membres de sa famille. Cette promesse, que Rachel se laissa arracher après une longue résistance, redoubla sa tristesse et son malaise; mais le jour de l’abdication de sa volonté était venu pour elle. En avouant son amour, elle avait courbé sa tête sous le joug et fait ce que bien d’autres ont fait avant elle.


III.

Paolo partit en emmenant son frère Filippo, Pietro, Cesare, Orazio demeurèrent à la ferme. Nous connaissons les opinions du premier. Cesare portait à l’extrême les principes paternels, et, peu accoutumé aux circonlocutions atténuantes, il proférait à chaque instant d’atroces blasphèmes contre le patriotisme. Tous les rebelles, disait-il par exemple, méritent le même traitement, une corde au cou. Tous ceux qui refusent d’obéir aux autorités établies sont des rebelles. Ceux qui jugent ou qui prétendent juger les actes de leurs maîtres sont aussi des rebelles, etc. — Quand M. Stella entendait ses propres sentimens ainsi mis en relief par son second fils, il commençait par sourire d’un air approbateur et satisfait; mais peu à peu ses sourcils se fronçaient, son visage se rembrunissait, il s’agitait sur son siège, et il finissait par quitter la place. Quant à Orazio, il était de l’avis de tout le monde, pourvu qu’on discutât sans se fâcher. Il ne voyait pas l’application directe et pratique de toutes ces doctrines, et il s’étonnait de la chaleur qu’on mettait à des discussions purement spéculatives selon lui.

Filippo n’était ni inflexible comme Cesare, ni insouciant comme Orazio. Il avait voué à son frère Paolo une affection mêlée d’admiration pour ses facultés intellectuelles et de pitié pour sa faiblesse physique. L’idée du combat le jetait dans un ravissement inexprimable, et une sorte de pressentiment qu’il protégerait son frère sur le champ de bataille s’ajoutant à cet enthousiasme belliqueux, rien n’eût été capable de le retenir à la ferme, si ce n’est pourtant un ordre de son père. L’autorité de M. Stella se ressentait, à vrai dire, de l’ébranlement du trône, et si ses fils étaient tout aussi obéissans que de coutume, lui-même était moins impérieux, moins absolu dans ses volontés. Depuis qu’il s’était dit que ses opinions étaient peut-être surannées, depuis surtout que le pape semblait s’être rangé sous le drapeau révolutionnaire, M. Stella avait découvert que personne ici-bas ne pouvait se croire à l’abri de l’erreur, et sa confiance en lui-même s’était altérée. Aussi ne s’opposa-t-il pas au départ de son troisième fils Filippo, et lui donna-t-il, ainsi qu’à Paolo, sa paternelle bénédiction. — Soyez honnêtes et soyez chrétiens, leur dit-il. Je n’ose pas vous faire d’autres recommandations, puisque les temps sont changés, les hommes aussi, et moi qui ne change pas, peut-être suis-je dans mon tort. Allez, mes enfans; que Dieu vous protège et vous garde! Ayez soin de vous, ne commettez pas d’imprudence, et faites-nous savoir ce qui vous arrivera. Et toi, Filippo, qui es le plus fort, fais attention à ton frère. Adieu, adieu.

Puis, essuyant du revers de sa main les grosses larmes qui pendaient à ses cils, le vieillard rentra dans sa chambre, où sa femme s’était réfugiée après avoir embrassé ses enfans à l’écart, et tous les deux ils demeurèrent enfermés pendant une heure, échangeant leurs regrets, leurs craintes et leurs espérances. Le lendemain, ils reprirent le cours de leurs occupations quotidiennes, quelque peu abattus et silencieux, mais calmes et sereins comme tous ceux qui vivent habituellement dans la pensée de Dieu.

Rachel seule était profondément agitée. La contrainte toute nouvelle que Paolo lui avait imposée eût suffi à éteindre la vive gaieté de son caractère. Dans ce cas particulier, le remords s’ajoutait à la gène, et ses inquiétudes sur le sort de Paolo, inquiétudes qu’elle se croyait tenue de cacher, lui étaient tout repos la nuit comme le jour. Pietro s’aperçut bientôt du changement survenu dans son humeur et dans son caractère : il l’attribua à ce qui en était en effet l’une des causes, mais il était loin de deviner tout ce qui se passait dans le cœur de la pauvre enfant. — Elle est inquiète pour mes frères, se dit-il, et c’est fort aimable à elle, naturellement si vive et si étourdie, d’éprouver une si grande inquiétude pour de simples parens. — Pietro ne soupçonnait donc ni ce qu’était pour Rachel l’un de ces parens, ni les reproches qu’elle s’adressait sur sa conduite envers lui comme envers ses bienfaiteurs, tant il est vrai que les natures candides qui n’ont pas encore subi le contact du monde sont incapables de supposer et de reconnaître la dissimulation! A mesure qu’il admirait davantage la sensibilité de Rachel et qu’il déplorait les chagrins que lui causait cette sensibilité, Pietro devenait plus assidu auprès d’elle et lui témoignait plus d’affection que par le passé; mais, comme il arrive presque toujours à toutes les femmes, les attentions d’un amant qu’elle n’aimait pas causaient à Rachel des mouvemens d’impatience et de répulsion tels qu’elle n’en avait jamais ressenti de semblables. — Que me veut donc cet être grossier et stupide? se disait-elle parfois lorsque Pietro était demeuré plus longtemps que de coutume à ses côtés. Aurait-il par hasard formé des projets sur moi? Croit-il pouvoir réussir à me plaire? Quelle illusion !

Et Rachel, qui se reprochait avec un humble effroi ses prétentions à la main de Paolo, ne se disait pas que son cousin Pietro était le plus grand parti de la famille, le successeur immédiat et légitime de M. Stella, l’héritier désigné de son autorité et de sa fortune, tandis que Paolo n’était qu’un cinquième enfant encore sans carrière, par conséquent sans avenir, et ne possédant pas même un pauvre toit sous lequel il put abriter sa compagne. Elle se sentait autant au-dessous de Paolo qu’au-dessus de Pietro, et cela parce qu’elle aimait le premier et qu’elle était aimée du second. C’est sur de semblables bases que femmes et hommes fondent presque toujours leurs jugemens.

Paolo écrivait de temps en temps, et ses lettres apportaient tour à tour la joie et la terreur dans la famille. Elles étaient courtes, contenaient en peu de mots le récit des principaux événemens auxquels il prenait part, et trahissaient parfois un profond et amer découragement. Ce découragement n’était pas sans motif. Eloignés de leurs amis, ignorant ce qui se passait autour d’eux, les volontaires envoyés dans le Tyrol recevaient irrégulièrement et indirectement des nouvelles souvent contradictoires et presque toujours exagérées des mouvemens des troupes en campagne. Leurs plaintes, leurs inquiétudes librement exprimées irritaient les chefs, pour la plupart anciens militaires accoutumés à l’obéissance passive et à la discipline des camps. Lorsqu’il s’agissait de combattre, de marcher, de supporter les privations, les fatigues, et de braver le danger, les volontaires faisaient merveille et étonnaient leurs commandans, qui ne s’attendaient pas à tant d’héroïsme et de persévérance dans des jeunes gens accoutumés à l’oisiveté, à la vie molle des villes ou à la paisible activité des champs; mais les batailles ne forment que de courts et glorieux épisodes de l’existence du soldat, et les volontaires avaient assez de loisirs pour se communiquer leurs griefs et leurs soupçons.

Ces soupçons étaient-ils fondés? Tous ne l’étaient pas assurément. Quoi qu’il en soit, les faits semblèrent les confirmer. On n’avait jamais annoncé aux volontaires que des victoires remportées par les troupes italiennes sur les Autrichiens. On avait abandonné plusieurs points d’attaque et négligé plusieurs moyens de défense, parce que, l’ennemi étant aux trois quarts défait, tant de précaution semblait superflu. La capitulation de Mantoue et l’évacuation de Vérone par le vieux maréchal Radetzky étaient des événemens annoncés chaque jour comme imminens et inévitables. Ces beaux rêves furent suivis d’un réveil aussi soudain que terrible. Au milieu des réjouissances que l’on célébrait dans le camp des volontaires à l’occasion d’une prétendue victoire, arriva un courrier porteur d’étranges nouvelles. La bataille si heureusement commencée avait fini par une déroute, et les troupes autrichiennes avaient passé l’Adda à la suite des troupes italiennes en pleine retraite. L’ordre était donné de rassembler tous les corps de l’armée sous les murs de Milan, où se livrerait probablement une bataille décisive. L’espoir de cette bataille arrêta les murmures près d’éclater dans les rangs des volontaires. — Nous allons enfin nous mesurer face à face avec l’ennemi, se disaient-ils les uns aux autres en se serrant la main. C’est à Milan qu’il a senti d’abord la force de nos bras, c’est à Milan qu’il vient recevoir le coup fatal et décisif. Le lieu est de bon augure, et nous acceptons de grand cœur le rendez-vous. A Milan! à Milan! criait-on de toutes parts. — Et au son des chansons guerrières cette jeunesse ardente se préparait au combat.

Paolo éprouvait le contre-coup de cet enthousiasme; mais pour lui, hélas! tout espoir de prochains faits d’armes était perdu. Blessé dans une escarmouche quelques jours auparavant, il gisait à l’ambulance, souffrant de sa blessure et des tristes pressentimens que la fièvre lui inspirait. Il se ranima pourtant en voyant tous ces apprêts, et malgré son épaule à demi fracassée il voulut marcher avec ses camarades, ne consentant à profiter du petit nombre de charrettes attachées à l’ambulance qu’à de rares intervalles, et lorsque ses forces trahissaient complètement son bon vouloir. Ils arrivèrent ainsi jusqu’aux environs de Lodi, où d’affreuses nouvelles les attendaient. Les troupes piémontaises avaient continué leur retraite, toujours poursuivies par l’ennemi, jusque sous les murs de Milan, qui les accueillit comme des frères et des libérateurs. La ville était animée des meilleures et des plus fortes intentions. Les rues avaient été couvertes de barricades, toute la population était à son poste, prête à combattre, et la veille du jour marqué pour la grande bataille, toutes les maisons avaient été spontanément illuminées, comme pour fêter à l’avance l’heure du combat. Au milieu de tant d’enthousiasme et de résolution, quel esprit s’était glissé dans les conseils royaux pour y souffler la défiance et le découragement?... Mais je n’écris pas l’histoire de 1848, je n’oublie pas surtout que justice a été pleinement rendue à cet héroïque et infortuné souverain que la douleur de sa défaite a tué, mais qui a laissé en mourant à son pays, à l’Italie tout entière, un successeur si loyal, si brave et si dévoué, qu’il suffit à justifier de tout reproche le père qui l’a formé. C’est de Paolino et de ses compagnons d’armes que j’ai seulement à m’occuper ici.

Parmi leurs officiers, quelques-uns affectaient de ne rien voir d’extraordinaire dans les événemens, et prétendaient s’y attendre depuis longtemps : cette retraite était une manœuvre fort habile; on verrait plus tard, et ceux qui murmuraient à cette heure reconnaîtraient avant peu leur méprise. D’autres partageaient l’étonnement et la douleur des soldats; ils étaient bouleversés, confondus, et ne savaient quel parti prendre. Les officiers satisfaits parlaient de se replier sur Novare et d’y attendre les ordres du roi Charles-Albert; les autres, et presque tous les soldats avec eux, déclaraient que mieux valait se livrer directement entre les mains des Autrichiens que de prolonger une résistance qu’on semblait croire inutile. Il arriva ce qu’on pouvait prévoir : le corps des volontaires fut dissous, et, à l’exception d’un petit nombre qui suivit son commandant en Piémont, le reste chercha son salut dans la fuite et l’isolement.

A demi mort de fatigue et de désespoir, Paolo s’était jeté vers le soir dans des sentiers détournés qu’il connaissait bien, et qui le conduisirent en quelques heures auprès d’un petit bâtiment en ruines qui servait pendant l’été d’abri aux troupeaux de son père. Filippo l’accompagnait, et tous deux se cachèrent dans l’intérieur d’un fossé bordé d’arbres et assez profond pour que deux hommes de haute taille pussent s’y tenir à pied et sans être aperçus de ceux qui travaillaient dans les champs ou qui suivaient le sentier. Ils se proposaient d’attendre ainsi la nuit close et de gagner alors une porte dérobée qui donnait dans l’intérieur de la ferme, à moins que quelque membre de leur famille ne vînt à passer auparavant à portée de leur voix.

Le soleil se levait alors sur l’horizon, et Paolo, qui avait marché toute la nuit malgré ses blessures et ses fatigues récentes, ne tarda pas à s’endormir dans son humide abri. Deux heures s’étaient à peine écoulées, lorsque Filippo, qui avait l’oreille au guet, entendit le pas lourd d’un homme évidemment chaussé de fortes bottes, comme en portent les habitans de ces contrées marécageuses. Cet homme s’avançait en sifflant un air bien connu le long du sentier qui serpentait au-dessus de leur tête. Un chien accompagnait le campagnard. Arrivé à quelques pas de la cachette des deux frères, le chien s’arrêta court, fit entendre un aboiement étouffé, et comme s’il ne pouvait se donner le temps d’en dire davantage, il se précipita le museau contre terre dans l’intérieur du fossé. Filippo avait déjà reconnu un des chiens de la ferme; mais sa joie fut grande lorsqu’il reconnut aussi la voix mâle de son frère aîné. — Lampo, qu’y a-t-il ? criait Pietro. Laisse le gibier tranquille, mon chien; je ne suis pas d’humeur à chasser.

— Descends par ici, Pietro, cria Filippo, tout en répondant aux caresses du chien qui lui léchait les mains, et qui, sans respecter le sommeil de Paolino, bondissait d’un frère à l’autre, à moitié fou de joie. Descends par ici, et tu ne seras pas fâché de voir le gibier qu’a déterré Lampo.

— Divine miséricorde! est-ce toi? est-ce vous? s’écria Pietro. Et le pauvre garçon, pâle et tremblant d’émotion, embrassait ses frères et paraissait ne pouvoir se détacher d’eux. — Merci, Seigneur! disait-il, vous n’êtes pas morts! Ah! notre pauvre père, comme il va être content! Vous aurez peine à le reconnaître, hélas! tant il est changé! Ces derniers jours l’ont plus vieilli que les dernières quarante années. Et vous êtes vivans, bien portans! et vous n’êtes pas blessés! Si vous saviez quelles nouvelles nous avions reçues!

La joie de Pietro se calma subitement lorsqu’il s’aperçut qu’une partie de ses félicitations était hors de propos. Paolino s’efforça de le rassurer sur la gravité de son état; mais une blessure reçue à la guerre a pour les gens de la campagne quelque chose de mystérieux et d’effrayant. Filippo d’ailleurs se mit à parler de fuite, de dangers de capture, d’exécutions militaires, et Pietro se trouva bientôt aussi troublé qu’il s’était senti joyeux quelques minutes auparavant. Tous trois convinrent enfin que les bâtimens intérieurs de la ferme étaient la plus sûre retraite pour les fugitifs, pourvu toutefois qu’ils parvinssent à s’y introduire sans être aperçus des journaliers. On attendrait pour cette tentative la tombée de la nuit. Paolino demeurerait caché aussi longtemps que sa blessure exigerait du repos; Pietro ferait une course à la ville dès le lendemain; il y récolterait les nouvelles et les moindres bruits. Selon la gravité des événemens, on cacherait Filippo comme on cachait Paolino, ou bien on l’aiderait à atteindre la frontière sarde. Pietro promit en outre d’envoyer Rachel aux proscrits avec des provisions pour le restant du jour; puis, ayant encore embrassé ses frères et après les avoir recommandés à la protection divine, il reprit le chemin de la ferme, le cœur rempli d’émotions diverses, où ne se faisait jour aucun sentiment égoïste.

Il n’eut pas de peine à trouver Rachel, qui se tenait d’ordinaire dans la grande chambre inhabitée, pour y pleurer et y rêver en liberté. — J’ai de grandes nouvelles à t’apprendre, lui dit-il à voix basse en y entrant; mais rassure-toi : ce sont plutôt de bonnes que de mauvaises nouvelles, et surtout j’ai à te charger d’une commission. Mes deux pauvres frères...

— Paolo ! s’écria Rachel, devenue aussitôt plus pâle qu’une morte.

— Paolo et Filippo sont ici, reprit Pietro, frappé non-seulement de sa pâleur, mais du mouvement qui avait amené sur les lèvres de sa cousine un seul nom.

Rachel se leva en sursaut et fit un bond vers la porte, en criant : — Où est-il?

— Tous deux sont cachés dans le fond du fossé, près de la ruine. Ils sont fugitifs, poursuivis, obligés de se cacher pour sauver leur vie, et Paolino est de plus légèrement blessé... Calme-toi, ce ne sera rien. Nous les ferons entrer à la ferme quand la nuit sera venue, et nous garderons Paolino jusqu’à ce qu’il soit rétabli; quant à Filippo, nous verrons demain soir ce qu’il faudra faire pour lui. Mais ils ont marché toute la nuit, et ils doivent se tenir cachés pendant tout le jour; il faut donc leur apporter des provisions, et j’ai pensé que tu remplirais mieux cette commission qu’aucun de nous. Je ne pourrais, quant à moi, retourner maintenant d’où je viens, un paquet sous le bras, sans exciter des soupçons, et il importe que leur retraite soit ignorée de tous. Pars donc aussitôt que tu le pourras, et prends Lampo avec toi, car c’est lui qui les a découverts.

Rachel était demeurée immobile de surprise, de terreur et de joie pendant le récit de Pietro ; mais, tout absorbée qu’elle était dans la pensée de son amour, l’orpheline remarqua la fixité du regard que son cousin attachait sur elle. Troublée par ce regard morne et soupçonneux, elle répondit non sans quelque aigreur : — Mais si vous voulez que je lui apporte des provisions, pourquoi me retenez-vous?

— Je ne songe pas à te retenir, Rachel... Et maintenant que je t’ai dit tout ce que tu devais savoir, pars et hâte-toi. N’oublie pas seulement qu’ils sont deux.

— Pourquoi l’oublierais-je? répondit encore la jeune fille, qui comprenait que Pietro avait lu dans son cœur. Celui-ci n’était pas homme cependant à perdre son temps en vaines doléances sur son propre sort. Après être demeuré quelques minutes silencieux et la tête baissée sur sa poitrine, il se redressa brusquement de toute sa hauteur comme s’il reconnaissait que le poids si récemment tombé sur son cœur n’était pas trop lourd pour ses membres vigoureux. — Chacun a sa peine, murmura-t-il, et dans cette humble demeure, au milieu de nos paisibles travaux, au sein de notre modeste aisance, qui donc est sans souci? Cette chère et faible enfant ne porte-t-elle pas sa charge avec courage? Et mon pauvre père qui fléchit sans se plaindre, et se prépare résigné au dernier départ!... Soyons homme, et chassons ces misérables regrets.

Pietro trouva dans un champ peu éloigné le signor Stella, qui surveillait ses ouvriers. Le fermier n’était plus le vert et vigoureux campagnard que nous avons connu; les soucis l’avaient courbé, et les rides de son visage étaient creusées par de pénibles réflexions. Ses préjugés, un moment ébranlés par les ardentes paroles de son plus jeune fils et par les événemens, avaient repris sur lui tout leur empire, depuis que ces paroles avaient cessé de se faire entendre et depuis que les événemens semblaient avoir pris à tâche de les contredire en rompant l’alliance conclue entre les révolutionnaires et le souverain pontife. La loi martiale s’était appesantie sur les populations lombardes, et chaque jour se répandait en Lombardie la nouvelle d’exécutions sanglantes. Le vieux fermier sentait son sang se glacer au récit des violences qui désolaient son pays; mais ses anciens principes, ranimés et confirmés par les événemens, lui défendaient le murmure et jusqu’à la réflexion. Les pleurs de sa femme, de ses filles et de sa nièce lui retombaient sur le cœur, et avec l’injustice des partis il les imputait, non pas aux vengeances du pouvoir, mais aux actes qui avaient motivé ces vengeances. — Si tout le monde s’était tenu tranquille, disait-il, nous n’en serions pas où nous sommes.

Lorsque Pietro joignit son père dans les champs, aucun de ses frères n’était avec le vieillard. — J’ai des nouvelles à vous communiquer, mon père, lui dit-il à voix basse, et je voudrais vous parler un moment à l’écart.

Les mains du vieux fermier tremblèrent en secouant la lourde canne qui lui servait d’appui. Il interrogea du regard la physionomie de son fils comme pour y lire de quelle nature étaient ces nouvelles, et ce qu’il y vit lui rendit quelque assurance. Faisant signe à Pietro de le suivre, il se dirigea lentement vers un champ contigu à celui dans lequel travaillaient ses ouvriers. Après avoir mis une distance suffisante entre ces derniers et lui, il se tourna vers Pietro et lui dit d’une voix mal assurée : — Ils ne sont pas morts, Pietro? — Non, mon père; ils vivent et sont en bonne santé. Paolino est légèrement blessé, mais ce n’est rien, et quelques jours de repos le rétabliront.

— Du repos? Où peuvent-ils en trouver? où sont-ils?

— Ici près, mon père.

Le vieillard fut pris d’un frisson plus violent, et Pietro poursuivit en lui prenant respectueusement le bras : — Du courage, mon père. C’est à présent que nous allons avoir besoin de toute votre énergie, de toute votre sagesse. Paolino et Filippo doivent demeurer cachés. J’irai demain à Milan voir comment vont les choses, et d’après les nouvelles que j’en rapporterai, vous jugerez s’il est nécessaire ou non que Filippo passe la frontière. Quant à Paolino, il a besoin de repos et de soins. Il nous faudra le cacher dans la ferme et l’y garder pendant quelques jours. Comment faire?

Le vieillard ne l’écoutait plus : il ne voyait que ses fils proscrits, l’un d’eux blessé, sanglant, poursuivi par les gendarmes, saisi, exécuté sous ses yeux. — Oh! mon enfant! mon enfant! s’écria-t-il enfin en levant vers le ciel ses mains tremblantes et son visage couvert de larmes. Qui m’eût dit, lorsque la vieille Anna vint te placer dans mes bras au moment de ta naissance, lorsque je te vis si faible et si chétif et que je priai Dieu de te donner ce qu’il avait donné à tes frères, les forces et le cœur d’un homme, qui m’eût dit que ce jour viendrait? Ce que je demandais à Dieu pour toi, c’était la santé, et toujours la santé. C’était là, me disais-je dans ma folie, tout ce qui pouvait te manquer! Dieu m’a puni de ne pas avoir accepté de ses mains ta faiblesse comme tout autre de ses dons. J’ai manqué de soumission, et c’est pourquoi Dieu me punit.

Pietro ramena adroitement l’esprit du vieillard aux nécessités du moment. Ils convinrent ensemble de l’heure et de l’endroit précis où l’on irait chercher les deux fugitifs, de la chambre où l’on enfermerait Paolino, des moyens de se procurer les objets indispensables au traitement de sa blessure, des explications à donner aux domestiques. Il fallut ensuite avertir la famille, et c’est le vieillard qui se chargea de ce soin. Tous ces hommes au cœur chrétien comprirent aisément quels devoirs nouveaux leur étaient imposés, et se préparèrent à les remplir.

Rachel pourtant, guidée par son cœur et par le fidèle Lampo, avait découvert sans peine la retraite de ses cousins, et leur avait apporté de quoi soutenir leurs forces pendant la journée. Elle se fût précipitée volontiers dans les bras de Paolino; mais la présence de Filippo, la réserve de Paolino lui-même la retinrent. Les malheurs de son pays, ses propres souffrances et ses propres dangers, le soupçon vague d’une trahison qu’on ne savait à qui imputer et qui planait sur tous, mille pénibles préoccupations absorbaient presque entièrement le chef des volontaires, et il accueillit Rachel plutôt comme une affiliée qui devait pourvoir à son salut que comme une femme aimée qui accourait partager et soulager sa douleur. Il lui demanda des nouvelles, reçut celles qu’elle lui apportait avec désespoir, et passa minutieusement en revue toutes les précautions qu’il faudrait prendre pour empêcher qu’on ne découvrît son séjour à la ferme. La crainte de compromettre sa famille entrait sans doute pour une large part dans ses appréhensions; mais Rachel eût désiré qu’il s’en rapportât à elle pour éviter ce péril, et qu’il s’occupât d’autre chose que de son salut. Ce n’est pas qu’il négligeât tout le reste, car il raconta dans les moindres détails les événemens auxquels il avait assisté pendant la campagne du Tyrol, les soupçons qui l’avaient poursuivi durant tout ce temps, les efforts qu’il avait faits pour s’en délivrer, et les motifs qu’il croyait avoir d’y persister. Tout cela n’avait aucun rapport direct avec sa sûreté personnelle, et pourtant Rachel ne l’écoutait pas sans impatience. — Ne m’aime-t-il donc plus, que tous ces intérêts l’occupent seuls au moment où il me retrouve après une si longue absence? Ah! que mon amour est différent du sien ! Moi aussi, j’aime mon pays, je lui sacrifierais ma vie, si ma vie pouvait lui être de quelque utilité; mais en un moment pareil je pourrais bien l’oublier, s’il ne m’en parlait pas constamment.

Et elle écoutait les récits de Paolino d’un air distrait, que celui-ci n’eut garde d’interpréter avec bienveillance. — Toutes les femmes se ressemblent, pensait-il; un enthousiasme passager, mais point de constance! Les grandes pensées les fatiguent, les revers les accablent et les dégoûtent. Les meilleures même sont faites ainsi.

La nuit suivante vit les fugitifs installés dans une partie reculée de l’habitation, où l’on avait rassemblé à la hâte tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. La pauvre mère de famille était toute tremblante, sans savoir au juste pourquoi. Ayant passé toute sa vie dans l’intérieur de sa famille et de cette ferme isolée, les puissans du monde étaient pour elle une sorte d’abstraction, comme le sont pour nous les personnages de l’histoire ancienne. Jamais elle ne s’était trouvée en contact avec les représentans ni avec les exécuteurs de la loi, et si on lui eût demandé tout à coup de jurer qu’il y avait dans ce bas monde des juges et des gendarmes, sa conscience se fût alarmée. Aussi la pensée qu’on pût découvrir ses fils et les arracher de ses bras ne l’atteignit pas, et sauf une vague terreur dont elle ne se rendait pas compte et qu’elle se reprochait comme un enfantillage, la blessure de Paolino l’inquiétait seule.

Mieux informé, le signor Stella était par conséquent moins rassuré, mais il avait eu soin de placer les proscrits dans une partie des bâtimens qui communiquait avec les vastes souterrains de la ferme. Dès la première nuit qui suivit le retour des deux enfans, le vieillard et ses quatre robustes fils avaient déblayé une partie de ces souterrains, et en avaient soigneusement obstrué l’entrée, préparant ainsi aux deux fugitifs une retraite ignorée de presque tous et à peu près inaccessible.

Les nouvelles que Pietro rapporta le lendemain de Milan étaient des plus tristes, les exécutions se succédaient presque sans intervalle, et les prétextes les plus frivoles suffisaient pour faire périr un innocent. Des soldats en uniforme autrichien (de faux soldats peut-être) parcouraient les rues, entraient dans les boutiques et dans les maisons, importunant les citoyens pour leur arracher des aumônes qu’ils obtenaient soit de la pitié, soit de la peur; mais à peine le confiant citoyen avait-il déposé son offrande dans la main du soldat, que celui-ci se jetait sur lui et le traînait, secondé par ses camarades, jusqu’au poste voisin, où il l’accusait de lui avoir donné de l’argent pour l’engager à déserter. Il montrait l’argent, et on ne demandait pas d’autres preuves. Le prétendu suborneur était fusillé sur-le-champ. Deux des amis du signor Stella avaient déjà péri, victimes de ces odieux attentats, et la terreur s’était emparée de toutes les âmes. — Mon avis, dit Pietro, c’est que Filippo gagne sur-le-champ la frontière. Quant à Paolino, il n’y faut pas songer, son état exige des soins; mais Filippo s’exposerait, en demeurant ici, à un danger qu’il peut éviter. Du reste, ce que mon père ordonnera sera bien.

Le signor Stella consulta ses autres enfans, qui partagèrent tous l’avis de Pietro, et la résolution de la famille fut bientôt arrêtée. Depuis plusieurs jours, il était question d’envoyer Orazio ou Cesare au marché de Vigevano pour y acheter des moutons, et les serviteurs de la ferme connaissaient ce projet. On décida donc que Filippo et Orazio partiraient la nuit suivante après que tous les serviteurs seraient couchés, et qu’on leur annoncerait le lendemain le départ du second. Les fermiers de cette partie du Milanais sont ordinairement munis d’un laisser-passer qu’ils renouvellent à certaines époques déterminées, et qui leur sert de passeport dans les fréquens voyages que leurs affaires les forcent d’entreprendre, soit en Suisse, soit en Piémont. Chacun des quatre fils agriculteurs du signor Stella possédait un de ces laisser-passer sur lequel un serviteur était mentionné, et rien n’était plus facile que de gagner la frontière en quelques heures. Arrivé à Vigevano, Orazio devait faire ses emplettes et laisser le bétail entre les mains d’un ami jusqu’à ce qu’on l’envoyât chercher. Si on l’interrogeait au retour sur ce qu’il avait fait de son domestique, il devait répondre qu’il l’avait chassé pour s’être enivré, et sans savoir ce qu’il était devenu. Toit ayant été arrêté ainsi, Filippo prit congé de ses parens, qui le virent partir avec une douleur qu’ils essayèrent vainement de dissimuler.

Quoique privé des conseils d’un médecin, Paolino fut bientôt guéri de sa blessure. Les soins ne lui manquaient pas. Rachel, qui avait toujours vécu un peu à l’écart du reste de la famille, et qui n’avait jamais pris une part fort active aux travaux du ménage ni à ceux de la ferme, pouvait disparaître plus aisément que sa sœur et ses cousines sans exciter d’étonnement. Aussi passait-elle une grande partie de ses journées dans la cachette occupée par le jeune homme, tandis que les serviteurs la croyaient enfermée dans la grande chambre qui était devenue la sienne. La signora Stella consacrait ses soirées et ses nuits à son cher blessé, mais elle n’osait le visiter pendant le jour qu’à la dérobée et pour de courts instans. Le fermier demeurait aussi une partie des nuits auprès de son fils, et consentait seulement à prendre quelques heures de repos vers le matin. Les frères et les sœurs de Paolo ainsi que la sœur de Rachel allaient et venaient sans cesse de la cachette aux autres parties de la maison. Quant à Pietro, tout en visitant son frère aussi souvent que les autres membres de la famille, jamais il n’interrompait les tête-à-tête des deux amans. Paolino et Rachel ne remarquèrent pas cette réserve, ou, s’ils la remarquèrent, ils en firent honneur au hasard et à leur étoile. Profitèrent-ils au moins de tant de liberté? Pas précisément. Rachel était découragée, et Paolino impatient. Rachel craignait de lui être importune en l’entretenant constamment d’un amour dont il ne se montrait guère en peine; mais elle ne pensait pas à autre chose, et ce désaccord entre ses paroles et ses pensées lui donnait un air contraint qui déplaisait à Paolino. — Comme elle est changée! se disait-il parfois. Comme elle est indifférente aux malheurs de la patrie! Elle jadis si enthousiaste, elle qui animait mon ardeur et me reprochait ma modération, qu’elle appelait du nom de tiédeur! Ma tiédeur est de la flamme auprès de sa glace ! — Et tandis que Paolino la condamnait ainsi, Rachel se disait de son côté : Avec quelle facilité il oublie que mon sort est attaché au sien! Son silence n’est-il pas une muette déclaration du changement survenu dans son cœur, et ne s’étonne-t-il pas en secret de ma lenteur à le comprendre? — Cette pensée s’empara si fortement de la pauvre Rachel qu’elle finit par se sentir incapable de la cacher, et qu’elle se décida à obtenir de Paolino une explication formelle. Rien pourtant n’est plus difficile que de provoquer une explication qu’on craint de recevoir, et Rachel ne connaissait pas d’artifice. Elle essaya maintes fois d’articuler cette simple question : «Paolo, m’aimes-tu toujours?» Mais comment placer une semblable question au bout d’une tirade politique? Et si Paolino, se disait-elle, lui répondait par un mouvement d’impatience ou d’ennui? Et si sa réponse était non? Ou bien même si c’était un oui prononcé d’un air distrait et indifférent?

Ainsi poussée en sens contraires, Rachel se trouva amenée sans trop savoir comment à suivre ce qu’on appelle en Italie una via di mezzo. Elle imagina de demander à Paolino s’il ne pensait pas que le moment fût arrivé de tout confier à leurs parens. — Tu vas t’éloigner, lui dit-elle, et Dieu sait pour combien de temps! Qui sait si tu re verras jamais ton père? S’il mourait pendant ton absence, ne penses-tu pas que tu regretterais éternellement le pardon qu’il ne pourrait plus t’accorder? Ne penses-tu pas que, même au sein de la félicité la plus parfaite, nous regretterions toujours de ne pas avoir obtenu son consentement et sa bénédiction? Et moi, Paolo, songe à ce que j’aurais à souffrir en recevant son dernier adieu un mensonge sur les lèvres, un masque sur le front! Évite-moi ce déchirement, je t’en conjure, et ne nous quitte pas sans avoir tout avoué à tes parens.

À ces paroles, prononcées d’une voix profondément émue, Paolo répondit avec un grand calme : — Je ne puis partager ta manière de voir à ce sujet, chère Rachel. Je me suis aperçu comme toi de l’abattement et du dépérissement de mon pauvre père, et c’est là surtout ce qui rend mon départ si douloureux, car s’il ne s’agissait que de quitter ce malheureux pays, le plus tôt serait le mieux; mais c’est précisément par ménagement pour mon père que je me garderai bien de suivre ton avis.

— Ce n’est pas un avis, Paolo, c’est une prière.

En honnête garçon qu’il était, Paolo aimait Rachel de tout son cœur, pas assez peut-être pour faire une folie, trop assurément pour lui en faire commettre une. Aussi longtemps qu’il s’était agi pour lui de gagner le cœur de Rachel, la nature lui avait enseigné ces innocens artifices, comme elle lui avait inspiré ces expressions ardentes qui ont tant de pouvoir sur les sentimens des jeunes filles ; mais il s’était calmé depuis qu’il se savait aimé. Cela est arrivé à bien d’autres. Il voyait clair maintenant, il raisonnait comme un homme sage; le bon sens prédominant chez les habitans des campagnes avait ressaisi son empire. Nul doute que l’exil auquel il était forcé de se soumettre ne lui eût semblé infiniment moins amer si Rachel l’eût partagé avec lui; mais il savait que l’exil marchait toujours en compagnie de la pauvreté, et il ne voulait pas y condamner Rachel, car, se disait-il en vrai mathématicien qu’il était, les souffrances de la pauvreté sont de celles qu’une compagne multiplie, au lieu de les amoindrir, en les partageant. — Il est bon d’ajouter que l’imagination de Paolino ainsi que son enthousiasme étaient presque entièrement engagés au service de la patrie, et que tout autre objet, sans même excepter Rachel, le laissait comparativement froid. Le cœur était aussi fidèle que tendre et vrai; mais on ne sait pas assez combien les affections du cœur, même les plus pures et les plus saintes, peuvent paraître froides et mesquines lorsqu’elles n’empruntent aucune des brillantes couleurs de l’imagination.

Tous les sentimens, toutes les craintes qui agitaient Paolino se trahirent dans le cours de son entretien avec Rachel. Accoutumée à des attentions incessantes, à des discours passionnés, la jeune fille fut douloureusement surprise de ce changement. Elle avait cru reconnaître dans l’adoration dont elle se voyait l’objet l’une de ces passions effrénées dont elle avait lu quelque chose dans certains romans du début de ce siècle. Trop fière et trop timide à la fois pour se plaindre, elle cacha son désespoir sous un air d’indifférence et de dignité auquel Paolino ne se laissa prendre qu’à demi. Il vit qu’elle était blessée, mais sans se rendre compte de la profondeur de la blessure, et, se sentant en paix avec sa propre conscience en ce qui concernait Rachel, il se dit que ce moment d’humeur se dissiperait sans laisser de traces. Il continua de se montrer pour elle tendre et bon; il prit même parfois, et à son insu sans doute, un air de paternelle indulgence qui mit à de rudes épreuves la patience de la pauvre enfant. Leurs cœurs pourtant n’étaient pas changés, et il est probable qu’après un temps d’orage plus ou moins long, ils fussent revenus l’un à l’autre et eussent recommencé à s’entendre parfaitement; mais le séjour de Paolino à la ferme était accompagné de mille dangers et pour lui et pour les siens. La nouvelle de perquisitions faites dans un village voisin à la recherche d’un déserteur redoubla les craintes de tous, et hâta le départ du proscrit. La signora Stella, d’abord si confiante et si rassurée, avait perdu le sommeil, et son visage exprimait à toute heure une inquiétude si vive, qu’il était impossible de l’aborder sans lui demander ce qui la troublait ainsi, question qui redoublait encore l’effroi de la pauvre femme.

Une telle situation ne pouvait durer : la frontière piémontaise n’était qu’à trois heures de distance de la ferme, et ce trajet pouvait être fait en voiture. Il faudrait franchir à pied le court espace qui sépare le poste autrichien du poste piémontais, ou, pour mieux dire, quitter la grande route avant d’atteindre le premier des deux; mais pour un campagnard accoutumé aux longues courses dans les champs et à la chasse dans les marais, une promenade d’une heure ou deux aide la convalescence, au lieu de l’arrêter. Paolo courait d’ailleurs des dangers bien autrement graves en prolongeant son séjour dans le Milanais, et son départ fut décidé; il fut convenu que Paolo partirait pour le Piémont, et que son père l’accompagnerait jusqu’à la frontière. Pietro aurait voulu les suivre, mais le fermier jugea prudent de laisser la ferme sous sa garde, et de n’emmener avec lui, outre le fugitif, qu’un de ses plus jeunes fils, Orazio, celui qui avait déjà facilité l’évasion de Filippo.

Un soir, après que les domestiques et les ouvriers se furent couchés, Pietro, Cesare et Orazio attelèrent sans bruit la calèche qui était sous un hangar, au fond de la cour principale. Ils ouvrirent ensuite une porte qui donnait de la remise même dans les champs, et ils conduisirent la voiture, attelée de deux forts chevaux, à quelque distance de la maison, sur la route de Pavie. Là ils allumèrent les réverbères, et Orazio s’installa sur le siège, tandis que Pietro et Cesare rentraient à la ferme. Toute la famille était rassemblée dans la chambre de Paolino; tous pleuraient, et les pleurs redoublèrent à l’arrivée des deux frères qui donnaient le signal du départ.

— Allons, mes enfans, finissons ces tristes adieux; épargnez votre pauvre mère...

Un coup frappé violemment à la porte extérieure du bâtiment interrompit le signor Stella. La même pensée traversa aussitôt tous les esprits. La police était là. — Descendez par l’escalier dérobé, dit à voix basse le fils aîné à son père; passez par la porte de derrière dont voici la clé, gagnez la voiture qui vous attend avec Orazio sur la route de Pavie, et laissez-nous occuper la police. Vite, pas un mot! partez.

L’épouvante avait en quelque sorte vaincu la douleur. Tous les yeux étaient secs. Le vieux Stella embrassa sa femme, dit adieu au reste de la famille, et, saisissant son fils par le bras, il l’entraîna, suivi de Pietro, qui voulait les voir hors des murs de la ferme avant d’introduire la police.


CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO.

  1. Il existe aux portes de Milan des prairies arrosées par un fossé qui traverse toute la ville et se charge de toutes ses immondices; ces prairies sont fauchées régulièrement une fois par mois. Une si merveilleuse fécondité n’est pourtant qu’un fait exceptionnel, et le plus grand nombre des prairies lombardes est fauché trois fois par an. Entre ces deux extrêmes, il y a des degrés, et les prairies que l’on fauche huit fois par an ne sont pas rares en Lombardie.