Races latines
Il est des paradoxes qui, par leur diffusion dans la presse quotidienne, tendent à devenir des lieux communs ; ils ne deviennent pas pour cela des vérités. Que les peuples qui s’intitulent anglo-saxons aient essayé d’ennoblir leurs succès industriels et leurs conquêtes militaires en prétendant anoblir leur race, qu’ils se soient attribué je ne sais quelle supériorité naturelle ou providentielle, rien de plus conforme aux habitudes de tous ceux qui réussissent : dans tous les temps, ceux-ci ont éprouvé le besoin de faire adorer intellectuellement leurs triomphes matériels. A la consécration religieuse a succédé de nos jours une consécration pseudo-scientifique, empruntée aux théories régnantes et surtout aux moins démontrées, qui, par leur incertitude même, prennent un air mystérieux et sacré. Plus la doctrine des races est douteuse, mieux elle est appropriée au culte de la victoire. Les oints du Seigneur ont cédé la place aux oints de la Science. Mais ce qui est curieux pour le psychologue, c’est de voir certains peuples qui avaient été non moins orgueilleux que les autres à l’heure de leurs succès, qui même traitaient leurs voisins de « barbares », consentir eux-mêmes de nos jours à leur prétendue infériorité de race, s’incliner devant les nouveaux préjugés nobiliaires des peuples favorisés par la fortune.
Entre les diverses nations dites néo-latines, il y a une communauté de traditions religieuses ; il y a aussi une parenté de langues ; il y a enfin les analogies de la culture classique et un commun amour des arts : c’est l’origine des plus naturelles sympathies, et des plus précieuses pour la civilisation. Il faut cependant aussi tenir compte de ces inévitables différences de tempérament, de caractère, de milieu social que la psychologie et la sociologie ne sauraient méconnaître. C’est ce qu’oublient les partisans des doctrines courantes sur les prétendues « fatalités » inhérentes à tous les peuples néo-latins. On retrouve ces doctrines dans l’intéressant ouvrage de M. G. Ferrero sur l’Europa giovane, où l’auteur partage, avec beaucoup de simplicité, l’Europe en deux camps : les races du Nord et les races prétendues latines. M. G. Sergi, plus récemment encore, a étudié les causes de la « dégénérescence » des Néo-Latins. Faut-il donc admettre comme des conclusions scientifiques ces prophéties hasardeuses qui veulent imposer d’avance à tous les peuples de langue néo-latine une destinée semblable, inférieure à la haute mission que s’attribue l’orgueil des races germaniques et anglo-saxonnes ? Il nous semble impossible de rendre ainsi solidaires l’Espagne, l’Italie et la France. L’Italie, notamment, qui est le type même des nations latines, présente au philosophe, malgré les difficultés qu’elle traverse, un éclatant exemple de toutes les ressources morales et sociales cachées au sein des nations qui avaient paru s’affaisser ou s’endormir. Elle a monté dans ce siècle, elle continue de monter sous nos yeux. Elle nous fait voir que chaque grand peuple a sa vitalité profonde et son caractère propre ; qu’il est lui-même en majeure partie l’auteur de ce caractère et peut, dans l’avenir, par sagesse ou par folie, lui faire produire de bons ou mauvais fruits pour l’humanité entière.
Et d’abord, où est-elle, cette « race latine » dont on parle sans cesse et dont on prétend a priori déduire le sort futur, selon la méthode géométrique chère à Taine ? Le vrai peuple latin, ce fut sans doute l’antique peuple romain, et s’il y a chez les Latins comme tels une infériorité de « race, » c’est chez les Romains qu’elle aurait dû éclater. Comment donc se fait-il qu’ils aient conquis, organisé, réformé le monde ? Pour Nietzsche, le Germain est la « noble bête de proie blonde, » qui abat ses « griffes » sur les peuples plus paisibles, plus serviles. Et pourtant c’est un Latin qui, résumant l’histoire d’une autre race de proie, a prononcé le debellare superbos, en y ajoutant un correctif que Nietzsche n’eût pas admis : parcere subjectis.
La France, qui sert de thème aux déclamations contre les peuples néo-latins, n’a de latin que sa langue et une partie de ses traditions. A moitié celtique, elle est germanique pour un quart, et, pour l’autre, méditerranéenne, ou, si l’on y tient, latine. En d’autres termes, elle présente une proportion supérieure de crânes courts aux cheveux noirs, mêlés à des crânes allongés de race blonde Scandinave et à des crânes également allongés de race brune méditerranéenne. C’est là une étonnante manière d’être « latin ! » En Espagne domine le type brun dolichocéphale des races méditerranéennes, avec mélange de Celtes et de Germains ; rien ne ressemble moins à la proportion du mélange français, où l’ordre des élémens est renversé. Trouverons-nous du moins la race latine sur la terre des Latins ? C’est avec raison qu’on a appelé l’Italie une région œcuménique, « rendez-vous séculaire de toutes les races humaines. » M. Gebhart y a montré le lieu de passage d’une « caravane éternelle, » Gaulois, Espagnols, Grecs, Asiatiques, Egyptiens, Juifs, Germains, Bretons, Africains, Goths, Lombards, Byzantins à Ravenne, Slaves à Venise, Allemands, Normands, Angevins, Sarrasins, etc. Cherchez dans ce pêle-mêle la « race latine ! » Ce qui a fini par dominer dans l’Italie moderne, au point de vue ethnique, ce n’est pas l’élément latin, c’est l’élément celto-slave à crâne large dans le Nord, avec de nombreux méditerranéens à crâne long dans le Midi. Du « sang » des Quintes, il ne reste aujourd’hui à peu près rien. C’est donc précisément l’élément latin qui manque le plus aux races dites latines, qu’il s’agisse des Italiens, des Espagnols ou des Français.
Les anthropologistes nous disent que les brachycéphales de France sont identiques aux Badois, aux Piémontais, aux Suisses, aux Bavarois, aux Albanais et aux Polonais ; or, ce ne sont pas seulement les langues qui diffèrent d’un de ces peuples à l’autre ; le caractère est au moins aussi différent : un Breton ou un Auvergnat ressemble-t-il à un Albanais ou à un Bavarois ? La race est donc secondaire, quand il s’agit d’une différence de quelques degrés dans « l’indice céphalique. »
Le tempérament, qui a une si grande influence sur le caractère, diffère beaucoup chez les différens peuples qu’on réunit sous la commune étiquette de néo-latins. Tandis qu’en France dominent les nerveux-sanguins, ce sont plutôt les nerveux-bilieux qui abondent en Italie, comme dans toutes les contrées méridionales et chez toutes les populations brunes à crâne allongé. Or on sait que ce genre de tempérament influe sur la sensibilité et donne aux passions une forme spéciale : violence innée, impulsivité souvent irrésistible dans les momens de paroxysme, jointe à l’empire habituel sur soi-même. On rencontre ce tempérament en Italie, notamment dans l’Italie méridionale ; on le trouve aussi en Espagne, où dominent les Méditerranéens bruns à crâne long. On ne le trouve guère en France, même parmi nos Méridionaux et nos Méditerranéens, qui ont bien la vivacité impulsive, mais qui ont l’expansion plutôt que la concentration sur soi, plutôt que l’intérieur fermé des Italiens ou des Espagnols.
Le tempérament tient lui-même en grande partie au climat. Les climats ne sont pas plus identiques que tout le reste chez les nations néo-latines. Ils ont un seul caractère commun : c’est d’être plutôt tempérés, avec des mélanges de chaud et de froid qui sont sensibles quand on passe de Naples à Turin, de Grenade à Madrid, de Marseille à Paris. Si les Néo-Latins sont peu pessimistes, cela tient à leur climat tempéré. On ne peut vraiment exiger que, sous un ciel ensoleillé, l’Italien, l’Espagnol et le Français même nourrissent l’humeur sombre des brumes anglo-saxonnes. Un climat plus doux n’opère pas une sélection aussi rigoureuse en faveur des constitutions fortes et des volontés fortes qu’un climat où la lutte incessante et pénible élimine presque tous les faibles. C’est là le secret de certaines supériorités attribuées aux races du Nord, ainsi que d’une certaine tendance à la mollesse dans les races du Midi. Le climat chaud produit une certaine précocité chez les jeunes gens, les fait parvenir plus tôt à la puberté, les éveille et les excite davantage ; d’où il suit que l’éducation est moins longue et a moins de prise, qu’une certaine fermentation est dans le sang, qui rend la sagesse plus difficile. M. Ferrero a voulu déduire de là des conséquences innombrables. Toute l’école lombrosienne a l’habitude de s’attacher à un détail et de l’enfler outre mesure afin de faire prendre la grenouille pour le bœuf. Sans nier l’influence du climat et celle de la précocité juvénile sur les « passions de l’amour, » nous ne saurions voir dans l’ « érotisme » chronique le secret des destinées néolatines.
Pour la sobriété et la tempérance, qui est aussi une de ces grandes vertus à la fois physiques et morales dont l’action est profonde chez les peuples, les vrais Latins pourraient donner de belles leçons aux faux Latins comme nous, et aussi aux Anglo-Saxons ou aux Germains. Que ne sommes-nous tempérans comme les Italiens et les Espagnols ! La sobriété est une des forces vives qui assurent la santé et l’énergie d’un peuple. M. Ferrero a beau gémir sur les mœurs des Latins, l’érotisme même est bien loin de produire les ravages de l’alcoolisme ; sans compter qu’il ne faudrait pas trop approfondir les vertus de chasteté qui semblent appartenir à certaines nations soucieuses du decorum extérieur. Ce souci, fort honorable et fort nécessaire, ne va pas toujours sans quelque hypocrisie, et ce n’est pas chez les nations néo-latines qu’on trouve le plus de pharisiens remerciant le ciel de n’avoir point les vices de leurs voisins.
Après le climat et le tempérament, on invoque l’usure des siècles. Mais, quand on dit que tels peuples ou telles races sont parvenus à leur vieillesse, par exemple les Néo-Latins, c’est là une métaphore qu’il ne faut pas prendre pour une réalité. Un peuple se renouvelle incessamment, à vrai dire ; il est donc toujours jeune. La grande question est de savoir de quels élémens il est composé à tel ou tel moment de sa vie. Il se produit sans cesse, en effet, une sélection de ces élémens, tantôt avec excédent des meilleurs, tantôt au profit des pires ; dans le premier cas, il y a progrès, dans le second, il y a recul. C’est un jeu compliqué de forces sociales où, fort heureusement pour les peuples « intellectuels, » l’intelligence joue un rôle de plus en plus considérable. La France est infiniment plus intellectuelle que l’Espagne, par exemple, et ce n’est pas un malheur. L’Europe elle-même est-elle « vieille ? » N’est-elle pas plutôt, sous maint rapport, trop jeune et trop en retard ? Nous ne résoudrons jamais un problème avec des figures de rhétorique, fussent-elles habillées à la mode scientifique du jour.
La population joue un rôle capital dans la puissance industrielle d’un peuple, comme dans sa puissance militaire, quand d’ailleurs la race n’est pas par elle-même inférieure ou attardée. Or, les Anglo-Saxons, les Germains, les Slaves ont aujourd’hui pour eux le nombre ; c’est là leur vraie « supériorité. » Les Néo-Latins, relativement à eux, se trouvent notablement réduits. Mais la « latinité » n’y est pour rien ; car, si la France reste stationnaire, l’Italie et l’Espagne accroissent très rapidement leur population ; l’Italie a même un taux d’accroissement supérieur à celui de l’Allemagne. Il y a donc ici ascension et non décadence.
D’autre part, le mouvement de la population tend partout à décroître à mesure que les nations vivent d’une vie plus intellectuelle, plus industrielle et plus démocratique, c’est-à-dire plus moderne. L’intelligence plus développée accroît la prudence pour l’avenir de la famille, en même temps que l’ambition ; les besoins croissent aussi dans les milieux plus industriels ; enfin la démocratie, en répandant l’égalité, généralise l’ambition d’arriver, qui entraîne la nécessité de restreindre les charges de famille pour alléger sa marche. Sous tous ces rapports, est-ce les nations latines qu’il faut accuser ? Si la France sert ici de texte aux plaintes de dépopulation, songez que le taux de la natalité diminue d’une manière plus considérable encore en Angleterre et aux Etats-Unis. Tandis que la France, par exemple, passait en dix ans du taux de 22,6 pour 100 à celui de 22,1, l’Angleterre passait du taux de 36,3 à celui de 30,8, diminution énorme. Elle a encore une supériorité acquise, mais cette supériorité va diminuant plus vite qu’ailleurs. Comment donc admettre que les Anglo-Saxons nous donnent ici l’exemple ? Des préceptes, oui, ils en sont prodigues ! Mais leurs actions, comme il arrive trop souvent, contredisent leurs sermons, et ce sont précisément les Italiens ou les Espagnols qui donnent ici le bon exemple.
Il en est de même pour un autre symptôme fâcheux : l’exode vers les villes, qui dépeuple les campagnes, entasse pêle-mêle les travailleurs dans un milieu malsain au point de vue physique et au point de vue moral, leur donne le goût du plaisir et de la vie mondaine, éveille leurs ambitions aux dépens de leur sobriété, de leur fécondité, de leur santé. Où cet exode est-il le plus considérable ? — En Angleterre, en Allemagne. Ici encore les détracteurs de la France la laissent bien loin derrière eux.
Un autre orgueil des Anglo-Saxons, c’est qu’ils colonisent. Mais les Romains ont été les premiers colonisateurs du monde, tout latins qu’ils fussent ; les Français ont été jadis de grands colonisateurs, tout latins qu’on les prétende. S’imagine-t-on que le Canada eût cessé de prospérer s’il fût resté en notre pouvoir, et voit-on aujourd’hui que les vieux Français s’y montrent inférieurs aux Anglo-Saxons ? Les Espagnols et les Portugais ont devancé les Anglais. Les Allemands ont beau être de race germanique, ils ne colonisent pas encore, mais attendez demain ! Tout peuple dont la population déborde émigré et, s’il le peut, conquiert les pays où il émigré. La France d’aujourd’hui a beau ne pas émigrer, — étant à l’aise et au large chez elle, — elle a conquis un vaste empire colonial ; et ne serait-ce pas une des raisons pour lesquelles les Anglo-Saxons la voient de mauvais œil ?
Parmi les systèmes relatifs à l’infériorité des nations latines, il faut considérer encore celui qui attribue toute décadence à l’« immobilisme. » La biologie étant aujourd’hui en honneur, les sociologues lui empruntent des comparaisons qu’ils donnent volontiers comme des raisons ; or la biologie érige en loi l’adaptation des espèces au milieu. Le milieu physique changeant, une espèce doit elle-même se transformer ou disparaître. De même, le milieu humain se modifiant à travers les siècles, grâce aux progrès de la civilisation, de la science, de l’industrie et des arts, chaque nation, chaque race doit s’adapter au milieu nouveau, ou disparaître. Le manque de flexibilité et d’adaptation progressive est ce que M. Sergi appelle l’immobilisme. Selon lui, il y a une paléontologie sociale, où nous voyons subsister des monstres d’un autre âge, des races attardées qui n’ont pas su se plier aux nouvelles conditions d’existence. A l’en croire, c’est par l’immobilisme que tombent tous les empires, depuis l’empire de Chine jusqu’à l’empire romain, et, si les races latines sont aujourd’hui en décadence, c’est qu’elles s’endorment dans l’immobilité. Mais on peut répondre que, si l’immobilisme est un péril, le « mobilisme » exagéré en est un autre. En outre, si certaines nations dites néo-latines ne brillent pas par une flexibilité extrême, comme l’Espagne, voit-on que l’Italie, elle, soit tellement immuable, incapable d’une souple accommodation aux circonstances ? Partout où l’on instruit les Italiens, ils profitent très habilement de leur instruction. Quant aux Français, c’est bien plutôt l’excès de mobilité gauloise que l’immobilisme « latin » qui les a fait souffrir. Nous aurions pu, sans inconvénient, faire l’épargne de je ne sais combien de révolutions, de guerres, de changemens de politique, de renversemens de ministères, etc., etc. Comment prétendre que la France soit, comme l’Espagne, un pays attardé, perdu dans son passé, ignorant du présent, insoucieux de l’avenir ? Toutes ces généralisations sont de pures hypothèses, toutes ces formules étroites laissent échapper la réalité. Quand on a dit que le progrès est fait tout ensemble de permanence et de changement, de « statique » et de « dynamique, » on n’a encore énoncé, sous des formes scientifiques, que le plus banal des lieux communs.
En somme, à voir tout ce que de prétendus savans attribuent qui au climat, qui à la race, qui au tempérament, qui à la vieillesse ou à la jeunesse des peuples, on se prend à douter des systèmes et des vocables sonores où les systèmes viennent se résumer. On soupçonne que la grandeur et la décadence des nations tiennent à des causes trop complexes pour rentrer dans une formule ethnique. De la physiologie des peuples, passons donc à leur psychologie.
Il y a au fond d’un même peuple un ensemble de sympathies et un ensemble de « synergies : » les premières viennent d’un certain mode commun de sentir et de penser, les secondes, d’un certain mode commun de réagir et de vouloir. Il en résulte non pas des races, mais des types ethniques. Le type français est-il plus le type italien ou espagnol qu’il n’est le type anglais ou allemand : c’est ce que nous devons examiner.
Sensibilité vive et passions intenses, intelligence subtile, pénétrante et rusée, longue mémoire et longues rancunes, défiance mutuelle, activité impulsive et impétueuse, quoique ordinairement prudente et circonspecte, patiente et persévérante, avec des alternatives de longues périodes d’apathie, tel est le caractère commun des Méditerranéens méridionaux. A la nation latine et méditerranéenne par excellence, l’Italie, avec son agilité, sa souplesse, sa ductilité, son sens positif, le moins rêveur qui soit au monde, son art de temporiser et de préparer des effets à longue échéance, comparez l’esprit de chimère des Don Quichottes d’au-delà ou d’en deçà des Pyrénées, l’Espagne demi-africaine, avec son caractère romantique et chevaleresque, son idéalisme nuageux et trop souvent étranger aux choses positives, son inflexibilité hautaine et son manque de souplesse, son entêtement indomptable, son insociabilité, sa volonté âpre, dure et cruelle ; la France, avec sa vivacité de réaction, ses emportemens, ses coups de tête, ses légèretés, ses étourderies, ses ingénuités, son manque de tradition et de continuité dans les desseins, sa mobilité, son impatience brouillonne, son intelligence simple et claire, toute primesautière, sa volonté trop peu tenace, ses grands espoirs suivis de grands découragemens, son ressort final et ses ressources inépuisables, qui réservent sans cesse au monde des surprises, sa confiance en soi, en tout, en tout le monde, son ignorance de l’étranger, sa facilité à juger d’autrui d’après soi, sa gaieté d’humeur, son insouciance prompte à l’oubli, son optimisme natif, ses penchans sympathiques, sa passion contagieuse, son esprit de prosélytisme, son idéalisme philanthropique, son absence de sens politique ; son amour des abstractions, sa logique illogique ; sa nature diffusive, expansive, communicative, son goût de mettre en commun idées et sentimens, comme si ce que chacun garde était perdu pour lui et pour les autres ; son amour de l’égalité, qui exclut le respect hiérarchique en laissant subsister la fraternité et en refrénant l’originalité individuelle ; son « humanitairerie, » que Gioberti raillait si amèrement, enfin et en un mot, sa foncière sociabilité ! A la concentration en soi, à la circonspection, à la réserve du vrai Latin peut-on assimiler notre imprudence, notre étourderie gauloise, notre nature ouverte et sans détour, qui se laisse duper à toutes les protestations d’amitié, et prend les belles paroles pour argent comptant ? Si l’Italien est ami des moyens termes et des accommodemens, s’il a le génie des compromis, s’il rivalise sous ce rapport avec l’Anglais, peut-on en dire autant du Français mathématicien en toutes choses, dialecticien par plaisir de pousser les raisonnemens jusqu’à ce bout où ils choquent la raison, radical, intransigeant, qui veut tout ou rien ? Au peuple italien trop souvent sceptique, qui respecte les faits et d’ordinaire ne respecte que les faits, comparez notre foi aux idées, notre crédulité aux systèmes, notre oubli fréquent des réalités, notre fonds d’enthousiasme mal contenu par les dures leçons de l’expérience. Il est clair que qualités et défauts instinctifs diffèrent profondément en deçà et au-delà des Alpes, comme aussi des Pyrénées. On peut même dire que les qualités natives des diverses nations sont ici complémentaires. Comment donc le psychologue pourrait-il les réunir sous une même appellation et sous une commune appréciation ?
Un des principaux thèmes à déclamation contre les races latines est leur « infériorité religieuse. » Pour soutenir cette nouvelle thèse, on commence par faire du catholicisme une sorte de propriété commune des Néo-Latins. Les catholiques de Belgique, et ceux de Cologne, d’Aix-la-Chapelle et des bords du Rhin, ceux de la Bavière et de l’Autriche, enfin ceux de New-York et des Etats-Unis sont-ils donc des Néo-Latins ? Se ressemblent-ils entre eux et ressemblent-ils aux catholiques de Naples, de Séville ou de Paris ? Rien de plus illusoire que de vouloir ici enrégimenter des peuples très divers sous une seule bannière. Ce qui est vrai, c’est que, dans leur interprétation du sens intime de la religion, les peuples latins et néo-latins en ont toujours modifié la primitive idéalité et la tendance mystique ; ils en ont tempéré le sublime pessimisme moral par un serein instinct de l’art et de la vie sociale, par l’eurythmie d’un naturel qui répugne à tout idéalisme excessif. Pour les croyances religieuses comme pour tout le reste, l’esprit classique, héritage de Rome, a laissé sa marque chez le peuple italien et chez tous les peuples de culture latine. Par son sens de la vie pratique, l’Italie a échappé au fanatisme. Ramener sur terre le ciel de l’Evangile et l’introduire dans le domaine de l’art, voilà sa tendance constante. De l’âme italienne on ne peut guère attendre la foi germanique au divin « mystère » des choses et de la vie ; elle s’en tient de préférence aux œuvres, et, trop souvent, à l’observance rituelle, qui est comme la partie légale du code religieux. Mais la complication des rites et des pratiques n’en a pas moins pour elle, comme pour les anciens Romains, un sens profond : elle représente les liens sociaux, l’union du citoyen avec son pays ; c’est, dit M. Barzellotti, « une fonction de la vie publique. » Aussi serait-il très injuste de ne voir dans la religion des peuples néo-latins que la sanctification des pratiques extérieures. Les « œuvres, » d’ailleurs, ne sont pas seulement des cérémonies liturgiques, des sacrifices, des pénitences imposées au croyant ; elles sont aussi, elles sont essentiellement des actes de justice et d’amour ; elles s’élèvent chez le chrétien jusqu’à « l’ascétisme héroïque, » à la pauvreté volontaire, à la perfection du dévouement. Si les excès de la justification par les œuvres peuvent aboutir au culte machinal, ceux de la justification par la foi n’aboutissent-ils pas au dédain mystique de la morale concrète et vivante ? En se tournant surtout vers les œuvres, les nations catholiques n’ont pas négligé l’œuvre la plus haute et la plus vraiment sociale, comme la plus divine : la charité. C’est un des honneurs de l’Italie, en particulier, que le développement des institutions charitables dans son sein, et non pas seulement de celles qui ont un caractère religieux, mais aussi de celles qui sont purement civiles et laïques.
On ne saurait soutenir que, avec ses qualités et ses défauts, la puissante organisation catholique, dont un Auguste Comte a si admirablement montré le grand rôle civilisateur à travers le monde entier, soit une œuvre de races inférieures. En Angleterre même et aux États-Unis, le catholicisme a eu sur le protestantisme une influence heureuse, en l’adoucissant et en adoucissant les mœurs, en tempérant chez une minorité, puis, par la contagion de l’exemple, chez la majorité même, ce qu’avait de farouche et d’insociable l’individualisme protestant, le culte du moi en vue de Dieu, le culte de Dieu dans le moi, qui confinait à la divinisation du moi. Un éminent critique a dit que le protestantisme fut la « protestation de l’individu contre le caractère social du catholicisme, » et ce n’est pas là, assurément, une définition complète ou adéquate de la Réforme ; mais on peut accorder que la Réforme fut une révolte de l’individualisme et une victoire de la personnalité, qui enveloppait d’ailleurs l’exaltation de la conscience individuelle, de la foi individuelle, de la religion individuelle, trop étouffées sous les formes, sous les œuvres, sous l’organisation collective du catholicisme. Il y a donc là deux tendances également hautes, l’une à la diversité individuelle, l’autre à l’unité sociale, dont aucune ne constitue une « infériorité » de race ou de valeur morale.
Un des plus beaux exemples de confusion d’idées qu’offre la théorie des races néo-latines, c’est l’habitude de leur attribuer je ne sais quel socialisme inné par opposition à « l’individualisme anglo-saxon ou germanique. » Ainsi raisonne, par exemple, M. G. Lebon, un des admirateurs forcenés de la race anglo-saxonne ; ainsi raisonnent M. de Lapouge et M. Demolins. La vérité est que l’individualisme se rencontre partout à doses diverses et sous diverses formes et que, en somme, les Italiens, les Espagnols, les Français se montrent trop souvent individualistes. C’est un écrivain d’au-delà des monts qui, en parlant de l’Italien, a dit cette forte parole : « L’individualité est son type. » La plupart des psychologues italiens s’accordent à reconnaître dans leur pays, comme contraste avec l’antiquité romaine, cet excès d’individualisme, souvent en opposition avec la discipline sociale. Déjà le Tasse disait :
Alla virtù latina
O nulla manca, o sol’ la disciplina.
Bonaparte reprochait au peuple italien d’être « séditieux sous un gouvernement faible, » de « ne respecter et redouter qu’un gouvernement fort. » M. Garofalo dit, avec quelque exagération peut-être, que pour ce peuple, toute coercition de la part de l’autorité est une vexation intolérable. « Il n’y a pas d’exemple eu notre pays d’un règlement quelconque auquel on obéisse tranquillement. » Chaque année, beaucoup d’agens de police, « victimes ignorées du devoir, tombent sous le couteau des scélérats qu’ils avaient surpris en faute. » Quelque nouvelle loi qu’on fasse, « notre peuple ne se préoccupe que d’une chose : trouver le meilleur moyen de l’éluder. » — « L’intolérance de tout frein » est une des « caractéristiques de l’Italien ; » seul le service militaire, avec ses peines sévères et immédiates, parvient à en triompher pour quelques années. « L’Italien, à tous les momens de sa vie, veut faire seulement ce qui lui plaît. » L’Espagnol, lui aussi, offre un individualisme replié sur soi et un étonnant esprit de rébellion à l’égard de la discipline sociale. La race, a dit Mme Pardo-Bazan, a un instinct d’anarchie individualiste qui « empêche toute œuvre collective » et qu’on ne doit pas confondre avec l’instinct d’indépendance[1].
Chez le Français, l’indiscipline et l’individualisme d’humeur sont en partie compensés par l’extrême sociabilité, par l’esprit de suite et même d’imitation. En France, ou du moins dans la société française, l’individu a toujours eu moins d’importance que n’en ont les relations des individus entre eux. A l’individualité libre nous avons substitué trop volontiers la société anonyme et irresponsable. On nous déclare, en conséquence, socialistes d’instinct et par fatalité « latine ! » On oublie combien de variétés individuelles, trop souvent indisciplinées, se cachent, en France même, sous l’apparente uniformité des manières et sous l’impersonnalité de la politesse. Ce qui est incontestable, c’est que le sentiment de sociabilité est très développé en France et que la justice a fini par apparaître aux Français comme de nature éminemment sociale. Ce n’est pas là, à coup sûr, une infériorité : pour le philosophe, la justice sociale est la seule vraie justice.
Aux yeux des Romains, l’Etat était tout, l’individu empruntait sa valeur à l’Etat, il n’avait, en quelque sorte, qu’une valeur sociale. Dans le christianisme, l’individu acquiert une valeur infinie, mais il est en même temps un simple membre de la cité spirituelle. Que cette cité, dans le catholicisme, devienne une monarchie absolue, il pourra se faire que l’individu perde parfois le sentiment de lui-même dans sa soumission au pouvoir religieux. Si les peuples du Midi et si la France ont montré l’amour de la centralisation politique et religieuse, ils le doivent moins à leur génie de race qu’à leur éducation latine et au double joug que leur imposèrent la Home des empereurs, puis la Rome des papes. On ne saurait encore voir là une infériorité, car l’avenir n’est pas plus au pur individualisme qu’au socialisme exclusif ; il sera la synthèse de la dignité et de la subordination sociale, de la liberté personnelle et de la centralisation.
On attribue aux Latins, comme qualité intime, l’assujettissement volontaire au pouvoir d’un seul, le « besoin inné de tutelle gouvernementale. » Mais ce besoin, s’il existe, vient d’une longue habitude d’être gouverné. En France, les excès du pouvoir absolu ont produit une habitude de ce genre, qui persiste et fait que nous ne savons pas encore nous gouverner nous-mêmes. Un défaut non pas de la race, mais de l’éducation latine, c’est l’habitude de compter toujours sur un individu, un sauveur, un héros comme ceux de Carlyle, qui pourtant n’était pas un Latin. On confond trop la moralité avec l’héroïsme, et on compte trop sur l’héroïsme des autres plutôt que sur son effort personnel. C’est une ressouvenance persistante des temps héroïques de la Grèce et de Rome. Mais, si vous songez que le progrès de la liberté individuelle n’empêche nullement celui de l’action collective et de l’intervention gouvernementale, vous reconnaîtrez qu’il n’y a encore là aucune marque de décadence : c’est plutôt l’anticipation d’un avenir encore trop éloigné.
Le sentiment de l’égalité s’est particulièrement développé dans les nations de culture latine, parce que la loi et les institutions romaines avaient un caractère de généralité et même d’universalité devant lequel s’effaçaient les irrégularités individuelles. En France, surtout, a fini par se répandre l’amour de l’uniformité. C’est, au contraire, une tendance des Anglo-Saxons que de distinguer et de diversifier pour établir une répartition et une hiérarchie des tâches. Division du travail, tel est le grand secret, plus d’une fois signalé, de la prospérité anglaise. Dans l’industrie, cette division accompagnée de coopération a produit les résultats que l’on sait. L’ouvrier anglais n’a pas la prétention de savoir tout faire, comme l’ouvrier français ou italien, qui a conscience de son extrême souplesse intellectuelle ; il s’en tient à une besogne spéciale, et l’accomplit avec une persévérante opiniâtreté. S’il passe d’une occupation à une autre, il ne prétend jamais faire deux choses à la fois. Le commerçant anglais n’essaie pas d’étendre sans cesse les objets et la nature de son commerce, d’ajouter sans cesse des occupations nouvelles aux anciennes : il élargit sa clientèle et le chiffre de ses affaires pour un objet déterminé, auquel il s’attache exclusivement et qu’il perfectionne courageusement. La politique anglaise repose également sur la division du travail ; elle met à part, pour l’intérêt de la nation, une dynastie toujours chargée de cet intérêt ; elle met à part une Chambre des lords chargée de maintenir les traditions gouvernementales et de constituer une aristocratie ayant sa tâche politique. Elle ne confiera pas tout à la royauté, ni à la Chambre des lords, ni à la Chambre des communes : séparant les pouvoirs, elle distribuera à chacun sa besogne spéciale pour le bien général. La manie de tout faire, de tout mêler, de tout égaliser, de tout ramener à l’uniformité, n’indique pas, chez les Néo-Latins, une infériorité intellectuelle, mais plutôt le sentiment d’aptitudes intellectuelles très variées, avec une plus grande mobilité des goûts d’où résulte un défaut traditionnel de concentration. L’Anglo-Saxon et le Germain sont meilleurs ouvriers ; le Néo-Latin est plus artiste. Dans notre monde d’industrie mécanique, qui n’est plus l’ère des artisans, des outils et des chefs-d’œuvre de maîtrise, l’art importe moins qu’une application soutenue : c’est ici que le génie devient une longue patience. Ne faut-il point pourtant qu’il existe des peuples plus portés à maintenir en toutes choses les qualités de goût, d’art et d’inspiration ?
Un des plus grands chefs d’accusation contre les races latines, c’est le taux de leur criminalité. Considérez l’Espagne, moins la Catalogne, la Sardaigne, la Sicile, la Corse même, enfin les anciens États romains et napolitains, vous remarquerez avec les statisticiens un énorme taux de criminalité à peu près semblable. Faut-il donc accuser la race latine ou méditerranéenne d’être « impropre à une civilisation élevée ? » Mais c’est de la plupart de ces contrées que, au moyen âge, venait la lumière ; ce sont elles qui initiaient l’Europe septentrionale « aux arts, aux sciences, au commerce et au droit. » Il faut encore ici chercher d’autres causes que la race.
L’Italie, notamment, traverse une crise morale non moins grave que la nôtre et que celle de l’Espagne, peut-être plus grave encore. Déjà, en 1879, M. Garofalo écrivait : « L’Italie est rongée par la terrible infirmité du crime, corrosa dalla terribile infirmità del delitto. » D’après la statistique criminelle, le chiffre des délits y atteint, dans son ensemble, le double de la moyenne des autres pays. La criminalité violente y est beaucoup plus élevée que partout ailleurs. Il y a en Italie, à chiffre égal de population, seize fois plus d’homicides qu’en Angleterre (vingt fois plus en 1889), neuf fois plus qu’en Belgique, cinq fois plus qu’en France, deux fois plus qu’en Espagne même. Si l’on divise l’Italie en trois zones, Lombardie, Centre et Midi, on trouve dans la première trois homicides sur 100 000 habitans, dans la seconde dix, dans la troisième seize[2]. Question de culture sociale et non de climat ou de race, car, du temps de la Grande-Grèce, la proportion était assurément renversée.
L’augmentation de la criminalité est surtout due aux facteurs moraux et sociaux. M. Tarde a dit avec beaucoup de raison : « La moralité d’un peuple est si étroitement liée à la fixité de ses mœurs et de ses coutumes, comme, en général, celle d’un individu à la régularité de ses habitudes, qu’il ne faut pas s’étonner de voir les époques troublées par de grandes crises, les nations remuées par la longue lutte de deux cultes, de deux civilisations, de deux partis, de deux années, se signaler par leur criminalité exceptionnelle[3]. » Toutes les révolutions produisent un accroissement d’immoralité. Depuis la révolution de 1789 et celles qui l’ont suivie, le résultat a été visible en France. En Italie, non seulement la révolution a remué, comme il était inévitable, les élémens fangeux que contient toute société, mais elle s’est réalisée en antagonisme direct avec la papauté et le catholicisme, c’est-à-dire avec les éducateurs moraux d’une nation où morale et religion furent toujours fondues ensemble ; de là un amoindrissement simultané du sentiment religieux et moral dans la péninsule. Parmi les facteurs de la delinquenza, les statistiques officielles signalent entre autres : « l’affaiblissement du sens moral dans les populations » (Atti della commissione per il riordinamento della statistica giudiziaria). Elles reconnaissent aussi, comme une des sources de l’accroissement actuel de la criminalité, la miscredenza, l’incroyance. On a justement noté dans l’histoire du risorgimento deux courans parallèles : l’un conservateur et chrétien, qui eut surtout ses représentons dans le Nord : Silvio Pellico, Balbo, Manzoni, etc. ; l’autre anticatholique : Cavour, Garibaldi, Mazzini, Crispi, etc., et qui l’a finalement emporté. La « fibre du tempérament national, » naguère si tendue, s’est bientôt relâchée, la disproportion entre les espérances conçues et les réalités auxquelles on avait abouti a contribué à produire la démoralisation. En Espagne et en France même, vous pourriez constater des résultats analogues, qui ne tiennent en rien à la latinité. Mais les facteurs les plus décisifs sont économiques. Le professeur Todde, de l’Université de Cagliari, a constaté pour la Sardaigne que la délinquance était en diminution sensible pendant la période de prospérité économique, de 1880 à 1887 ; l’augmentation devient rapide avec la grave crise économique qui, depuis 1887, a commencé à sévir dans l’île. De même, dans la province de Bari et dans les Pouilles, une amélioration notable se produisait, lorsque, en 1887, après la dénonciation du traité de commerce avec la France, la crise économique augmenta rapidement les crimes contre la propriété.
Nous pouvons admettre, avec la plupart des criminologistes, que, si la criminalité est plus grande en Italie, c’est que ce pays y rassemble en ce moment les délits et les crimes de la civilisation à l’européenne qui y a fait irruption, et ceux d’un état social plus arriéré. La criminalité violente, legs d’un autre âge, continue d’y sévir, en même temps que la criminalité frauduleuse et immorale y suit une marche ascendante, comme dans les autres pays de l’Europe. « La criminalité y réunit à la fois l’extension et l’intensité[4]. »
De cet accroissement de la delinquenza, on aurait tort de conclure que l’Italie, prise dans son ensemble, soit un pays immoral. Un « indice certain de la moralité d’un pays, » c’est assurément la stabilité de la famille. Or la famille est constituée, en Italie, sur des bases bien plus solides que dans d’autres pays, en France par exemple. Dans la péninsule italienne comme dans l’ibérique, les mariages sont féconds ; le fléau de la stérilité volontaire presque inconnu ; l’autorité des parens est respectée, le lien qui unit entre eux les divers membres de la famille est très fort[5]. La delinquenza particulière à l’Italie et à l’Espagne atteste plutôt une fausse idée de l’honneur, un reste de barbarie, une misère plus grande, qu’une radicale perversion des mœurs.
Il n’en est pas moins vrai que, la criminalité immorale elle-même augmentant en Italie et aussi en Espagne, un tel état de choses devrait préoccuper davantage ceux qui ont le souci de l’avenir. Mais quelle est la nation en Europe qui pourrait jeter à l’Italie la première pierre ? Par million d’habitans, il y a en Italie 45 suicides contre 392 en Saxe, 198 dans le Wurtemberg, 166 en Prusse ; 2 444 vols contre 2 608 en Angleterre et dans le pays de Galles et 4 236 en Écosse. Sur 1 000 naissances, l’Italie en compte 73 illégitimes, la Saxe 127, la Suède et le Danemark 101. En 1885, il y a eu en Prusse 230 707 mariages et 3 902 divorces ; en Italie, 233 931 mariages et 556 divorces. Si les meurtres sont plus nombreux en Italie qu’ailleurs, les Italiens l’attribuent à la fougue de leur tempérament et à l’antique habitude de la vengeance, qui finit par être considérée comme un devoir.
Non seulement la criminalité a augmenté aussi en France, — on sait dans quelles proportions inquiétantes, — mais elle s’est accrue de même chez les peuples germaniques et anglo-saxons. En Hollande, les délits commis par les enfans au-dessous de seize ans ont doublé depuis vingt ans. En Allemagne, d’après la statistique de l’Empire, de 1888 à 1893, le nombre des condamnés de tout âge s’est élevé de 21 pour 100, et celui des adolescens entre douze et dix-huit ans, de 32 pour 100. Tandis que l’accroissement de la population allemande était de 25 pour 100, celui du crime juvénile était de 50 pour 100. Quant aux Anglais, ils ont une catégorie de jeunes criminels que l’on essaye de corriger par la peine du fouet. Or, les jeunes Anglais fouettés après condamnation judiciaire, de 1868 à 1894, ont passé du chiffre de 385 par an à celui de 3192. L’auteur de la plus récente statistique officielle anglaise (1896) après avoir constaté la bonne opinion qu’a le continent sur l’exception que ferait l’Angleterre à « l’accroissement de la criminalité des mineurs, » exprime la crainte « que cette exclusion faite en faveur de l’Angleterre ne soit due à une fausse interprétation des statistiques pénitentiaires anglaises ; » puis, chiffres en main, il conclut à « une augmentation considérable. » Aux Etats-Unis, l’accroissement est plus inquiétant encore. Les diverses races n’ont donc pas lieu de se lancer l’anathème. Les conditions morales et économiques ont partout un rôle dominant ; le tempérament national et le climat ne déterminent guère que la forme générale des crimes, où prévaut tantôt la violence, tantôt la ruse. Au lieu de s’en prendre aux races, mieux vaudrait donc s’en prendre à l’état psychologique et social des peuples.
A la crise morale, chez les Néo-Latins comme chez les Germains ou même les Anglo-Saxons, se joint la crise sociale. La marche des idées socialistes en Italie s’est manifestée d’abord par le nombre croissant des grèves : 25 en 1870, 186 en 1889, 132 en 1891 ; puis, par les congrès socialistes comme celui de Reggio-Émilia en 1893, par la multiplicité toujours croissante des publications socialistes, par le mouvement agraire en Sicile ; enfin par les troubles de Milan. Toutefois les événemens de Sicile ne sont pas le résultat d’un mouvement exclusivement socialiste ; ils sont plutôt une révolte contre une organisation administrative et économique qui paraissait insupportable : ils sont « l’insurrection de la faim. » Les doctrines nouvelles ont joué un plus grand rôle dans les troubles de l’Italie du Nord.
Les grandes agglomérations industrielles sont encore relativement rares en Italie, surtout au sud de Rome ; aussi nous ne pensons pas que le danger socialiste soit grave actuellement. Le sens pratique et politique est si grand dans cette nation qu’elle ne semble pas encore exposée aux expérimentations des doctrinaires. La population italienne a l’horreur de la révolution ; pour y échapper, elle supporte tout, même ce qui eût paru d’abord insupportable, et, dans son ensemble, elle applaudit à toute répression, même rigoureuse, des menées révolutionnaires.
Si la France voit monter sans cesse le parti socialiste, elle reste cependant, sous ce rapport, bien loin de la germanique Allemagne, où M. Ferrero lui-même nous montre le collectivisme s’élevant à la hauteur d’une église en même temps que d’une armée puissamment disciplinée et tous les jours plus nombreuse.
La statistique allemande, comme la française, comme aussi l’italienne, constate une pléthore de médecins, d’avocats, d’ingénieurs, d’architectes, dont le nombre s’augmente d’année en année et qui est hors de toute proportion avec le nombre de places disponibles. Le développement de l’enseignement supérieur entraîne une somme énorme d’activités inoccupées, et ce prolétariat intellectuel, ouvert à toutes les utopies sociales, finit par constituer lui-même un véritable danger social.
En Italie comme en France, le régime parlementaire, emprunté aux Anglo-Saxons, par les abus qu’il entraîne, a produit la montée et le règne des politiciens, leur action dissolvante sur les ministères esclaves de leurs votes et livrés à l’instabilité, leur ingérence continuelle dans l’administration et jusque dans la justice, dont ils faussent tous les ressorts, leur immixtion aux affaires d’argent les plus louches, leur influence démoralisatrice sur une presse sans frein et, trop souvent, sans pudeur, assurée de l’impunité auprès des jurys populaires ; enfin leur habitude de tourner au profit de leurs ambitions personnelles les tendances sociales du peuple, de fomenter les grèves et les discordes, de faire dévier les plus belles associations pour le travail et pour l’épargne en instrumens de révolte contre la société entière. Il faut toute la sagesse italienne pour avoir résisté à une telle force de dissolution et d’abaissement, et cela au milieu des plus grandes difficultés économiques. Dira-t-on que le parlementarisme perd ses vertus quand on le transplante en sol latin ? Nous ne voyons pas qu’il soit plus impeccable en Autriche ou même en Allemagne. Quant à la terre bénie des politiciens, n’est-ce pas précisément l’Amérique anglo-saxonne ? La « corruption » n’existe-t-elle qu’en France ou en Italie ? N’est-elle pas plus énorme encore aux Etats-Unis, où se font de plus en plus éhontés le trafic des votes et celui de la justice ? Et voit-on que, sous le régime autocratique, les Slaves soient plus exempts de corruption que les Latins sous leur régime démocratique ?
Il n’est pas aussi sage que le croient MM. Ferrero et Sergi d’exciter les nations latines à la servile imitation des anglo-saxonnes et des germaniques. S’il est incontestable que, eu égard au nombre moindre de leurs habitans et à l’état de leur industrie ou de leur commerce, les nations du Midi ne peuvent étendre leurs conquêtes et leur trafic à l’égal des nations du Nord et de l’Ouest, c’est une raison de plus pour qu’elles n’abandonnent pas leur culture latine et leur génie dans les arts. C’est là que l’Italie pourra dire : Je ferai par moi-même, et surtout : Je serai moi-même. Et la France aussi farà dà se. Un Anglais qui a longtemps vécu en France, qui connaît à fond notre pays, qui lui a consacré deux gros volumes nourris de faits, qui enfin ne lui refuse ni son estime ni sa sympathie, M. Bodley, disait récemment aux Français : « C’est en cultivant votre génie national, formé par vos aïeux, que vous maintiendrez la grandeur de votre race ; ce n’est pas en le transformant selon les ordonnances de vos empiriques anglomanes. Ensuite, l’imitation n’est-elle pas un signe d’infériorité[6] ? »
Quand on propose aux Espagnols comme modèles les Anglo-Saxons, ils demandent s’ils ne pourraient pas apprendre d’eux « l’acquisivité » et « l’instinct d’appropriation » plutôt que « la loyauté et l’humanité. » Si l’Angleterre a de très réelles vertus, sa principale vertu aux yeux des admirateurs de la race anglo-saxonne, c’est sa puissance et sa richesse. Mis à l’abri de ses voisins par sa position, le peuple anglais devait être, après les Hollandais, le premier chez qui l’esprit militaire, devenu inutile, cédât le pas à ce que Spencer appelle l’industrialisme. L’Anglais finit par comprendre qu’il valait mieux commercer que guerroyer et piller. De là au développement de l’esprit mercantile, il n’y avait pas loin, et l’idée d’intérêt devait finir par être prédominante.
Le grand peuple anglo-saxon, depuis un siècle, a élevé à la dignité d’un culte l’amour de l’argent. Cet amour, sans doute, est presque aussi vieux que le monde, mais, si l’on honora toujours les riches, on n’honorait pas l’amour même de la richesse ; au-dessus de la fortune, on élevait bien haut la noblesse de naissance, la noblesse de situation, le talent, la vertu, La sainteté. L’Angleterre contemporaine, acceptant le nouvel ordre économique et financier comme un ordre politique plus profond et, par extension, comme un ordre providentiel, a trop souvent, et d’une manière ouverte, adoré l’argent. Ce n’est pas, à coup sûr, ce que les Anglo-Saxons ont introduit de meilleur dans le monde moderne, ni le plus bel exemple qu’ils ont donné aux Latins[7].
Outre l’individualisme économique et l’individualisme politique, l’un aboutissant au culte de l’argent, l’autre à l’égoïsme individuel et national, l’Angleterre a fait triompher la morale utilitaire et le droit utilitaire. Que l’utilitarisme soit la marque propre de l’esprit anglo-saxon dans la philosophie morale et juridique, c’est ce qu’il est difficile de contester, et c’est aussi, semble-t-il, ce qu’il est difficile d’admirer sans réserve.
Dans leurs rapports avec les autres peuples, qu’ils soient latins, germains, celtiques, hollandais, les nations utilitaires ont certainement de grands avantages. Comment en serait-il autre-mont ? Parfois aussi elles en abusent. Les Anglo-Saxons ne se sont-ils jamais fait accuser d’égoïsme, de superbe dédain pour les droits d’autrui ? « Nous ne subsisterions pas si nous étions justes un seul jour, » disait au siècle dernier le plus grand orateur de l’Angleterre. Tocqueville écrivait à Mme Grote la surprise que lui causait l’habitude apportée en politique par l’esprit anglais : « La cause dont le succès est utile à l’Angleterre est toujours la cause de la justice. » En France, ajoutait-il, « nous avons fait souvent des choses injustes en politique, mais sans que l’utilité cachât au public l’injustice. Nous avons même quelquefois employé de grands coquins, mais sans leur attribuer la moindre vertu. » L’Angleterre, elle, glorifie tous les moyens dont elle est la fin. Elle accorde son estime à qui réussit, son amitié à personne. Dure et impitoyable dans la répression des révoltes, la politique anglo-saxonne fut trop souvent indifférente aux souffrances et aux griefs de ceux qu’elle dominait ; elle a réduit l’Inde à la famine ; elle a forcé la Chine, par le droit du canon, à tolérer la contrebande de l’opium ; elle a dépouillé le Portugal d’une partie du Mozambique, lancé dans le Transvaal une première expédition d’aventuriers, puis une expédition de conquérans. Après avoir fait, à plusieurs reprises, des promesses solennelles, elle a déclaré devant l’Europe qu’il suffisait de sceller certaines choses avec du sang pour les rendre justes : « Un champ de bataille est une étape de l’histoire, » variante adoucie de la formule : La force prime le droit. Enfin les Anglo-Saxons, ces grands colonisateurs en pays lointain, n’ont réussi dans leur propre Royaume-Uni qu’à faire l’Irlande martyre, si bien que l’Irlande n’est pas encore assimilée. Ils en accusent l’Irlande : est-elle donc « latine, » elle aussi ? La vérité est que la situation insulaire de la Grande-Bretagne avait pour pendant la situation insulaire de l’Irlande : les deux îles sont demeurées l’une en face de l’autre. L’Anglais et l’Irlandais, quoique d’intelligence à peu près semblable, ont conservé des caractères différens. Et cette différence ne peut être due essentiellement à l’élément ethnique, puisque la moitié à peu près de l’Irlande est germanique. Elle est due à des traditions et habitudes qu’a développées l’oppression anglaise. On sait quel régime de fer fut imposé à l’Irlande et comment on lui appliqua le dicton barbare : « It is no felony to kill an Irishman. » On a souvent rappelé à ce sujet que, sous le règne d’Elisabeth, fut prescrite la destruction des bestiaux et de la culture de plusieurs comtés irlandais, pour y faire mourir de faim les habitans impossibles à exterminer d’une autre manière : le poète Spenser décrit avec complaisance les horribles tortures de cette famine préméditée. Il faut convenir que ce genre de politique n’était pas fait pour opérer la fusion des esprits. On ne voit pas bien ici la « supériorité des Anglo-Saxons, » que l’on nous donne en exemple.
Ce que les circonstances ont fait pour l’Angleterre, elles pourraient un jour le défaire. Renonçant à l’agriculture pour la grande industrie et le commerce, l’Angleterre ne subsiste que si les autres peuples achètent les produits de son travail. Le quart du commerce britannique se fait avec l’Europe et près du cinquième avec les Etats-Unis. Que la concurrence allemande et américaine aille croissant, que les autres pays civilisés développent leur industrie nationale et se défendent par des tarifs élevés, la suprématie industrielle de l’Angleterre sera menacée. Ses colonies, étant autonomes, peuvent aussi se fermer à ses produits ; déjà l’Australie pratique un protectionnisme outré. Dans les Indes mêmes, l’Allemagne a vendu il y a quelques années pour 300 millions. Les diverses parties de l’empire colonial, déjà presque indépendantes, peuvent un jour se séparer de la métropole, si des questions d’intérêt les y amènent ! Aux nations triomphantes, comme aux triomphateurs antiques, on peut rappeler le mot : Souviens-toi que tu es mortel.
Si maintenant nous suivons jusqu’en Amérique les Anglo-Saxons, que l’on nous propose comme modèles, il est incontestable que cette race ou cette nationalité y a eu le principal honneur. Elle a fourni, avec les institutions essentielles, le premier fond psychologique et moral du caractère américain. Il n’en est pas moins vrai que, de plus en plus, l’Américain est multiple et multicolore selon le pays, la race et la religion, alors même qu’il s’attribue le titre honorifique d’Anglo-Saxon. Dès lors, ce titre n’a plus aucune valeur scientifique ni historique. Les États-Unis, qui comptaient 4 millions d’âmes en 1790 et en ont aujourd’hui près de 70, sont composés d’États ayant chacun sa physionomie propre et ses centres d’activité ; l’immigration amène par mois 50 000 habitans, dont les meilleurs arrivent d’Angleterre, de France, de Scandinavie et d’Allemagne, les plus dangereux de Russie, d’Italie, de Pologne et de Hongrie. 00 pour 100 des immigrans de ces derniers pays ne savent pas lire. Dans la population entière des États-Unis, il y a 29 pour 100 d’habitans d’origine étrangère. En mettant de côté les criminels noirs, les prisons pénitentiaires offrent, parmi 100 prisonniers, 51 d’origine étrangère ; dans les maisons d’assistance, 60 pour 100. Les Chinois sont nombreux, malgré les lois restrictives. Dans de telles conditions, il se produit nécessairement aux États-Unis le plus singulier mélange de races, qui donne aux caractères quelque chose d’instable et empêche toute définition générale, toute qualification commune. Ajoutez que, en 1890, la population de couleur, dans les États-Unis, était de 20 pour 100. Le gouvernement américain a prohibé l’importation d’esclaves, puis encouragé l’immigration des blancs à tel point que la proportion des gens de couleur est tombée à 15 pour 100. Malgré cela, elle s’accroît d’une manière très inquiétante dans les États du Sud. Dans les anciens États à esclaves, ils seront deux pour un vers 1920. Si, par divers amendemens à la constitution fédérale, les noirs ont gagné l’égalité politique, ils sont loin de l’égalité sociale. Les mariages mixtes sont prohibés par la loi. Une barrière morale sépare toujours les deux races. Dans beaucoup de stations de chemin de fer, le voyageur ne lit-il pas : salle d’attente pour les blancs, salle d’attente pour les gens de couleur ? Au fond, les blancs conservent le sentiment du danger que court la race blanche en s’absorbant dans une race inférieure ; mais ils poussent ce sentiment jusqu’à l’injustice et à la cruauté.
Les Etats-Unis ont refoulé les noirs avec une dureté qui n’avait rien à envier aux Espagnols, et ils continuent de se montrer hostiles. A chaque instant, les noirs subissent la loi de Lynch. On en a vu souvent, qui avaient poursuivi des femmes blanches, saisis par la foule, enduits de goudron et allumés comme des candélabres. Les journaux font le silence sur ces scènes, la statistique n’enregistre qu’une partie de ces exécutions ; elle n’en a pas moins noté 1 100 pendant les sept dernières années. Cette façon de maintenir en respect la criminalité des noirs par un mode de justice qui est lui-même criminel montre que les Anglo-Saxons et les Espagnols sont souvent équivalens pour la barbarie.
En opposant l’Amérique colonisée par les Espagnols à l’Amérique colonisée par les Anglo-Saxons, on met sur le compte des Latins ce qui est le fait des nègres et des rouges, témoin M. Le Bon qui se donne en spectacle « la décadence des races latines » dans l’Amérique du Sud, alors que les races de beaucoup dominantes et absorbantes sont l’indienne et la noire. En outre, dans les républiques hispano-américaines, les conditions climatologiques et économiques sont dix fois pires que dans le Nord. M. Child, dans un livre célèbre, reproche à ces républiques d’être sous la férule de présidons qui exercent une autocratie non moins absolue que le tsar de toutes les Russies, plus absolue même, en ce qu’ils sont à l’abri de toutes les importunités et de l’influence de la censure européenne. « Le personnel administratif est uniquement composé de leurs créatures ; les citoyens votent comme bon leur semble, mais il n’est tenu aucun compte de leurs suffrages. » Chaque république, le plus souvent, « n’est une république que de nom ; en réalité, c’est une oligarchie de gens qui font de la politique un commerce. » A propos de l’une des moins dégradées parmi ces républiques, M. Child dit : « Au point de vue commercial, on reste confondu par l’immoralité qui s’affiche partout. » Mais faut-il accuser ici les races néo-latines ? S’il est vrai que la mère patrie espagnole est elle-même difficilement gouvernable, comment des colonies mêlées d’élémens si disparates, la plupart nègres ou indiens, et sous un climat si défavorable, ne manifesteraient-elles pas le même pseudo-individualisme, trop voisin de l’anarchie ?
Les républiques sud-américaines n’en ont pas moins leurs apologistes. Selon eux, si les États-Unis n’ont pas de révolutions, c’est parce que, depuis le commencement de leur vie politique, ils ont été entraînés dans une véritable tourmente d’affaires matérielles. Les Américains du Sud excusent leur régime de bouleversemens en prétendant qu’ils en sont où l’Europe elle-même en était jadis en sa période de révolutions et de guerres ; ils déclarent que, si les luttes européennes n’ont pas pris plus souvent la forme des guerres civiles et sociales, c’est parce qu’on était maintenu dans l’union par la crainte de l’étranger et sans cesse occupé aux querelles internationales. Aujourd’hui encore, les Européens ne sont-ils pas tous sous les armes, dépensant en vue des exterminations futures le meilleur de leurs ressources ? Ne versent-ils pas, en somme, plus de sang, et ne prodiguent-ils pas plus d’argent en ces luîtes insensées que les républiques américaines dans leurs révolutions intérieures, phénomènes de surface, auxquels la généralité du pays reste dans le fond indifférente ? Il est certain qu’il y a du vrai dans ces reproches qu’on nous adresse ; ce qui n’empêche pas la vérité des reproches adressés par l’Europe aux Américains du Sud et même du Nord. Si donc on parcourt les divers pays d’Europe et d’Amérique, on trouve partout un inextricable mélange de bien et de mal, où la latinité n’a rien à voir, et où il est bien difficile de discerner la décadence sociale de l’état d’enfance ou de simple croissance.
En résumé, il n’y a rien de vraiment scientifique dans les théories qui soutiennent l’infériorité native ou la dégénérescence des soi-disant Néo-Latins. Ces théories ne sont qu’une des innombrables transformations du culte secret de l’humanité pour la force et le succès. Les coryphées de la gloire anglo-saxonne, au fond, cèdent à un sentiment d’utilitarisme plus ou moins déguisé, à l’admiration pour l’industrialisme, » pour le « commercialisme » et, à parler net, pour l’argent. Sous le nom de « volonté, » semblablement, les flatteurs de l’Angleterre, de l’Amérique et de l’Allemagne n’adorent-ils point trop souvent la force individuelle, la force qui prime le droit, chez les individus comme chez les peuples, qu’elle soit « anglo-saxonne » ou « germanique ? » Ils répètent aux jeunes gens : « Soyez pratiques ! soyez énergiques ! » Traduction trop fréquente : « Soyez brutaux ! Enrichissez-vous par tous les moyens. Le succès justifie tout. »
Parmi les prétendus Néo-Latins, les Français sont ceux qui s’accusent le plus volontiers eux-mêmes. Il y a partout des « fanfarons de vertu, » et aussi des « fanfarons de vice ; » les premiers sont les hypocrites, et ce n’est pas en France ni chez les Néo-Latins qu’ils sont les plus nombreux ; peut-être trouverait-on outre-Manche et même outre-Rhin plus de fanfarons de vertu que sur les bords de la Méditerranée. En revanche, les fanfarons de vice abondent parmi nous et y font une étrange ostentation de « décadentisme, » dont nos voisins, sur la roue de la fortune, profitent pour s’écrier : Habemus confitentem reum ! Les Italiens, aujourd’hui, se mettent à faire montre comme nous de vices néo-latins. Ne faisons pas le jeu de nos concurrens et de nos rivaux. A l’étranger, ceux qui parlent tant de la décadence des nations latines sont tout simplement ceux qui sont en rivalité avec elles et qui ne demanderaient pas mieux que de recueillir leur héritage. Mettons-nous en garde contre le découragement qu’ils voudraient nous inspirer. Le pessimisme, par ses effets d’autosuggestion déprimante, est comme la jalousie dont parle Othello : le monstre aux yeux verts qui fabrique lui-même le poison dont il se nourrit.
Ce sont les conditions économiques qui, dans notre siècle, ont nui le plus aux pays dits néo-latins, mais, par les progrès de la science, dont les résultats s’étendent toujours d’une nation à l’autre, les conditions industrielles, agricoles, commerciales, iront partout s’améliorant, et la solidarité des peuples en sera fortifiée. Ne mesurons donc pas tout au degré de puissance actuelle, et n’estimons pas uniquement les peuples d’après les succès matériels. La nation « latine » qui semble le plus en baisse est assurément l’Espagne. Mais si, dans sa dernière guerre, l’Espagne a perdu beaucoup d’argent, elle a perdu aussi beaucoup d’illusions : cette dernière perte est un gain, pourvu que la nation cesse enfin de rêver à l’impossible pour rêver au possible. Débarrassée du poids mort de ses colonies, il faudra bien qu’elle cherche à faire de l’Espagne même la grande ressource des Espagnols. Presqu’île dégagée qui s’avance hardiment au milieu des deux mers entre l’ancien monde et les jeunes civilisations d’Amérique ou les civilisations futures d’Afrique, la position géographique de l’Espagne est trop belle pour ne pas produire un jour, par le commerce et la navigation, une renaissance de prospérité. L’émigration diminue notablement le taux d’accroissement de la population en Espagne, qui, sans elle, irait très vite. Que les conditions économiques s’améliorent, et vous verrez se repeupler avec rapidité cette terre qui eut jadis quarante millions d’habitans. Un peuple fécond ne saurait être considéré comme en train de disparaître.
Quant à la nation italienne, elle a aujourd’hui pour elle deux grandes conditions de progrès et de croissante influence : sa fécondité, qui lui assure un grand développement de population, et sa sobriété, qui la sauve des dangers de l’alcoolisme. Sous ces deux rapports, loin d’offrir la moindre trace de cette dégénérescence que M. Ferrero attribue à toutes les races prétendues néolatines, l’Italie donne, au contraire, des preuves éclatantes de vitalité et de santé. Le taux d’accroissement de la population, pour l’Italie, est parmi les plus élevés : 38 pour 1000, mort-nés déduits (l’Allemagne n’en a que 36). Comme notre taux, en France, est seulement de 22 pour 1 000, il en résulte que l’Italie ne tardera pas à nous dépasser ; il lui faut pour cela un laps de temps assez court, pendant lequel de profonds changemens dans l’esprit et les mœurs de ses familles sont peu probables. Est-ce là une race épuisée ? D’autre part, c’est en Italie que l’alcoolisme, malgré une légère augmentation depuis une dizaine d’années, est à son plus faible degré ; la consommation de l’alcool s’y maintient au-dessous de 1 litre par habitant (contre 5 en France). Le Méridional n’a pas besoin d’excitans, il est déjà à l’état d’excitation perpétuelle, le soleil et le vent entretiennent chez lui une sorte d’ébriété chronique : « il est ivre de naissance. » L’absence d’empoisonnement alcoolique assure au peuple italien le maintien de sa force physique, — et même morale, — par l’heureuse hérédité de générations saines. À ces deux vertus fondamentales, d’ordre à la fois physiologique et psychologique, joignez les extraordinaires qualités d’intelligence que nous avons reconnues dans la nation italienne, et vous conviendrez que la part est encore belle même pour de vrais Néo-Latins.
Quant à nous, Français, la plupart des maux qu’on attribue aujourd’hui à notre latinité viennent d’un régime démocratique encore mal conçu, amorphe et inorganisé.
- Enfans de six mille ans qu’un peu de bruit étonne,
nous sentons devant le présent s’ébranler notre foi en l’avenir. Pourtant, découpez au hasard dans notre histoire un quart de siècle, et comparez-le froidement avec les vingt-cinq dernières années qui achèvent notre siècle ; le désavantage sera-t-il toujours du côté du présent ? Ce qui est étonnant, en vérité, c’est que, n’étant pour ainsi dire plus gouvernés, mais abandonnés à nous-mêmes, délivrés de tout frein, lancés sans apprentissage préalable en pleine licence, jetés en proie à tous les agitateurs, meneurs, exploiteurs, politiciens, hommes de plume, hommes de finances, nous ne soyons pas pires ! Quel autre peuple, à notre place, avec un tel régime d’irresponsabilité et d’impunité universelle, ne ferait pas autant et plus de folies ? Nous nous contentons ordinairement d’en dire beaucoup ; c’est une sagesse relative ! Les « Anglo-Saxons » devraient nous juger sur ce que nous faisons, non sur ce que nous disons.
Récemment encore, quelques professeurs, dans la jeune et confiante Amérique, ont cru devoir donner comme sujet à leurs élèves : « Pourquoi la France et les nations néo-latines sont-elles en décadence ? » Mais d’autres professeurs, également en Amérique, font volontiers appel aux écrivains français pour leur demander des conférences et des leçons. S’il s’agit d’un concours pour une nouvelle Université à construire, par exemple à San Francisco (où l’on disposait d’une somme de quarante millions), le jury international met au premier rang quatorze concurrens dont neuf Français, les autres de diverses nationalités, mais tous élèves de notre Ecole des Beaux-Arts ; puis, parmi ces quatorze, le jury finira par donner le prix à un Français. Dans combien d’autres branches les concours ne nous seraient-ils pas favorables ! C’est un Américain sociologue de grand savoir et de bonne foi, M. Lester Ward, qui a dit : « Il n’y a pas de plus grande erreur que de se représenter l’esprit français comme léger et banal. J’ai entendu des mathématiciens, des astronomes, des physiciens relever l’erreur en question pour les grands départemens de leurs sciences respectives. Tout chimiste, anatomiste, physiologiste est obligé d’être familier avec la pensée française sur ses sujets. Ce fut Lamarck qui réellement ouvrit la voie à la nouvelle biologie et lui donna son nom. L’économie politique, avec tous ses mérites et ses défauts, débuta avec les physiocrates. Dans le terme même d’altruisme, Auguste Comte établit les fondemens d’une éthique scientifique. L’esprit français pénètre au cœur même de chaque problème qu’il attaque, et ne se laisse point détourner par les obstacles pratiques. Il a été ainsi le grand organisateur de la pensée humaine, laissant les détails et les embarras de frottement aux écoles allemandes et anglaises. La France a ourdi la chaîne de la science et de la philosophie, d’autres nations la trame[8]. »
Que les admirateurs exclusifs des Anglo-Saxons cessent donc de condamner les autres peuples à l’infériorité et à la décadence : chacun de ces peuples a sa valeur, ses mérites, son rôle utile dans le présent, ses espérances pour l’avenir.
Etaient-ils de race saxonne, les Italiens de Gênes et de Venise, si puissans jadis par la banque (invention italienne qui a merveilleusement fleuri en terre anglo-saxonne), par la lettre de change, par la généralisation du crédit, que les Anglais d’alors ne connaissaient guère ? Etaient-ils de race saxonne, les Portugais qui doublaient le cap de Bonne-Espérance, et couvraient de leurs comptoirs les Indes aujourd’hui anglaises ? On a rappelé à ce sujet, pour montrer les vicissitudes de l’histoire, que Malacca était alors le Singapore des Néo-Latins ; on a cité les portes monumentales de la ville, et surtout le cimetière grandiose construit par les conquérans pour couvrir toute une colline avec une muraille de quatre mètres de haut entourant un quadrilatère de cinq cents mètres de côté, et dont le temps n’a pu ébranler la solidité, digne des anciens Latins. Dans ce cimetière, taillé pour servir d’abri pendant mille ans aux restes de cinquante générations, un voyageur a fait observer que, sur la première ligne des tombes et sur une partie de la seconde, on lit les noms des grands navigateurs portugais : Gama, Mascarenhas, Pinto, da Silva, etc. ; puis, tout d’un coup, sans changement dans la couleur ni la forme des pierres, les noms portugais font place aux hollandais ; mais la ligne de leurs tombes s’arrête à son tour, et l’on voit commencer la série des Robinson esquire, Gordon esquire, Smith, et autres enfans de cette Albion qui, aujourd’hui, se croit en possession définitive de la supériorité terrestre ! N’a-t-on pas eu raison de voir dans ce cimetière une « sévère leçon d’histoire[9] ? »
Avant l’Angleterre, l’Espagne s’était vantée, elle aussi, de ne pas voir le soleil se coucher sur ses royaumes ; la France elle-même, qu’on prétend inhabile à la colonisation, avait des possessions bien plus vastes que n’en avait la Grande-Bretagne ; et c’est avec les dépouilles de la France, de l’Espagne, de la Hollande, que les Anglais ont fini par former leur immense empire colonial. La grandeur exagérée de leurs possessions actuelles peut rendre un jour difficile de maintenir une si disparate accumulation de territoires à l’abri des désordres intérieurs et des convoitises du dehors. La sécurité des mers, nécessaire à l’Angleterre, peut être compromise même par des marines moins fortes que la sienne. En un mot, l’avenir est incertain pour les Anglo-Saxons comme pour les Néo-Latins ; aucun ne peut se flatter d’être dépositaire ni de la vertu ni de la puissance perpétuelle. « Il y a place pour tous, disait Spinoza, dans la maison du Seigneur ; » il y a place aussi pour tous les peuples dans les destinées de la grande famille humaine, et aucun n’est, par nature ou par race, voué à la décadence. De plus, selon nous, c’est une loi de l’histoire que les facteurs sociaux et, conséquemment, intellectuels ou moraux l’emportent de plus en plus, avec le progrès des civilisations modernes, sur les facteurs ethniques, géographiques et de climat. L’avenir n’est pas aux Anglo-Saxons ou aux Latins, il est aux plus savans, aux plus industrieux, et aux plus moraux.
ALFRED FOUILLEE.
- ↑ Si cet instinct a parfois contribué à la défense du sol, il a plus souvent « rendu inefficace la loi, allumé la discorde, et dispersé les forces nationales. »
- ↑ A Côme, il n’y a que deux homicides par un pour 100 000 habitans, à Agrigente, il y en a 50.
- ↑ Criminalité comparée, Paris, Alcan, 1893.
- ↑ Voir l’étude de M. F. Carry dans le Correspondant (1895) sur la criminalité en Italie.
- ↑ En Italie, le chiffre des parricides est le double de celui de la France ; mais ce fait prouve une seule chose, dit M. Carry, la brutalité des mœurs et la violence des passions. En revanche, il y a deux fois moins d’infanticides en Italie qu’en France.
- ↑ Discours au Congrès d’économie sociale.
- ↑ En réponse aux détracteurs des Latins, Ouida rappelait récemment, dans une revue italienne (Nuova Antologia, août 1899), que « la richesse est le facteur dominant dans la vie sociale et politique de l’Angleterre, et qu’un commerce sans scrupule forme le seul but de l’impérialisme dont on a récemment levé l’étendard. » La vieille noblesse a été étouffée sous une nouvelle, « créée seulement à base d’argent ; » tout ministère, en quittant le pouvoir, laisse son lot de « riches élevés à la dignité de lords. »
- ↑ Outlines of Sociology. London, 1898, p. 9.
- ↑ G. de Contenson, Revue politique et parlementaire, 1898, p. 476.