Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. Merlant)/Texte entier
30 francs
INTRODUCTION
Il y a eu quatre éditions des Rêveries de Senancour.
Rêveries sur la nature primitive de l’homme, sur ses sensations, sur les moyens de bonheur qu’elles lui indiquent, sur le mode social qui conserveroit le plus de ses formes primordiales, par P… Senancour. Premier cahier. À Paris, chez de la Tynna, éditeur, rue Honoré, no 100, en face de celle de l’Arbre-Sec, et chez Cérioux, libraire-imprimeur, quai Voltaire, no 9. Germinal, an VI. — In-8°, 47 pages.
Au verso du titre, se trouve cette note : « Des raisons particulières[1] ont engagé à faire imprimer ces essais successivement, et par cahiers, dont la réunion formera un ou deux volumes, à la fin desquels seront placés les sommaires ou analyses de chaque Rêverie. »
Le deuxième cahier ni les suivants n’ont jamais été publiés à part. Les bibliographes, qui parlent de deux ouvrages anonymes attribués à Senancour, ne mentionnent pas d’éditions partielles des Rêveries continuant A, et mes recherches n’ont abouti qu’à me convaincre qu’il n’y en a pas eu. La Bibliothèque Nationale possède un exemplaire de A. (Rp. 2594, Inventaire.)
Rêveries….. (etc., cf. A), par P… t. Senancour, à Paris, chez J.-Ch. Laveaux et compagnie, imprimeur-libraire, rue du Faubourg Honoré, maison ci-devant Beauveau ; de la Tynna, rue Honoré, no 100, en face de celle de l’Arbre-Sec ; Moutardier, imprimeur-libraire, quai des Augustins, au coin de la rue Gît-le-Cœur ; Cérioux, libraire, quai Voltaire, no 9. An VIII. In-8°, 340 pages.
Sur la destinée de cette édition, Senancour a donné, dans les Rêveries de 1833 (note b, p. 353), les explications suivantes : « C’est en 1799 que cet écrit parut. La deuxième édition[2] eut lieu en 1809. La première[3] ayant été enfouie dans les magasins d’un spéculateur étranger à la librairie (parce que l’imprimerie de l’hôtel B[eauveau] avait été vendue à l’improviste), le libraire entre les mains de qui tombèrent ces ballots trois ans plus tard, imagina de changer le frontispice des Rêveries, et d’y mettre le mot seconde édition. Le même libraire, digne du reste de beaucoup d’estime, se chargea ensuite de la deuxième édition (C), qui fut désignée seulement comme nouvelle, et non comme troisième ou comme seconde, parce que je ne pouvais approuver le fait antérieur, et que toutefois je désirais ne le pas démentir. C’était un ménagement naturel à une époque où l’exactitude en cela n’avait plus aucune importance ; mais, en qualifiant de troisième l’édition présente[4], il faut donner ces éclaircissemens. »
Voici le frontispice de l’édition faussement intitulée seconde, et qui n’est à vrai dire que la première totale, celle même de l’an VIII, sortie en l’an X des magasins où elle était restée enfouie pendant deux ans :
Rêveries… (etc.). Seconde édition. À Paris, chez Cérioux, Libraire, quai Voltaire, no 9 ; Lepetit, jeune, Libraire, palais du Tribunat, galerie de bois, no 223, et rue Pavée-Saint-André-des-Arcs, no 28. An X-1802.
La Bibliothèque Nationale possède un exemplaire de l’édition de l’an VIII (R. 2808,9. 18712, Inventaire) et un exemplaire de celle de l’an X (R. 51067, Inventaire). M. Jules Troubat, le premier, puis moi-même, nous avons confronté les deux textes ; les explications de Senancour sont exactes. L’édition de l’an VIII et celle de l’an X n’en font qu’une ; elles diffèrent seulement par leurs frontispices.
Rêveries sur la nature primitive de l’homme, nouvelle édition, avec des changemens et des additions considérables. Par P… de Sénancour. Paris, Cérioux, libraire, quai Voltaire, no 17. Arthus-Bertrand, libraire, rue Hautefeuille, no 23. 1809. De l’imprimerie de L. Haussmann. In-8°, 371 pages. En épigraphe. Étudie l’homme et non les hommes. Pythagore.
Au verso du feuillet de garde :
Les Rêveries nouvelles et autres parties de ce volume qui étoient inédites, en forment presque le tiers. Le reste est partout réduit ou changé.
La seconde partie d’Oberman ne sera point publiée ; la première partie d’Oberman ne sera jamais réimprimée[5].
Sur le livre de l’Amour, seconde édition, voyez la note première de ce volume-ci, p. 292 et suivantes.
Rêveries, par de Sénancour. Troisième édition. À la librairie d’Abel Ledoux, 95, rue de Richelieu. Paris, 1833. In-8°, 409 pages.
Senancour la présente en ces termes (note b, p. 353) « De nombreux changemens avaient été faits, pour l’édition de 1809. Celle-ci en a subi d’aussi grands. Il serait difficile de les multiplier davantage sans dénaturer entièrement les anciennes Rêveries….. D’après l’intention de ne pas faire réimprimer Obermann, plusieurs passages en avaient été tirés, vers l’année 1808, pour être insérés dans les Rêveries et aussi dans de l’Amour. Obermann, au contraire, n’étant pas abandonné[6], il en résulte des répétitions (mais non dans les mêmes termes), pour lesquelles l’indulgence du public est implorée. Tant de remaniemens eurent lieu, et les projets d’édition furent soumis à tant de vicissitudes, qu’il est devenu à peu près impossible d’effacer toutes les traces de ce désordre. L’auteur a du moins pour excuse l’intention positive où il avait été de supprimer Obermann : alors il avait encore en vue à l’égard de ses divers écrits ce que les circonstances ne lui permettront pas d’exécuter. »
Au total, les Rêveries de 1833 forment un ouvrage presque entièrement nouveau[7].
À vrai dire, il y a une seule édition totale des Rêveries, qui soit pure de tout alliage : celle de l’an VIII, ou de l’an X (B). C’est celle dont nous donnons le texte. Nous avons reproduit le frontispice de l’an X, de préférence à celui de l’an VIII, parce que c’est à dater de l’an X que B s’est répandu[8].
Nous avons placé les notes de B au-dessous du texte, en caractères plus petits et sans filet de séparation. Dans l’original, la série des appels de notes recommence avec chaque page ; nous avons dû adopter une numérotation continue pour chaque Rêverie : les références aux notes dans les variantes se trouvent ainsi réduites au seul numéro de la note, sans qu’il y ait à tenir compte de la page.
Les variantes de Α, pour les trois morceaux que contenait le premier cahier, et celles de C, pour tous les fragments de B qui y sont insérés, se trouvent au bas de la page en petit texte, et sont séparées par un filet du texte ou des notes de Senancour. Pour chaque page, toutes les variantes de Α sont au-dessus de celles de C et forment un alinéa indépendant.
La disposition des variantes de C offrait quelques difficultés particulières. Senancour n’a pas seulement multiplié les corrections de détail ou refondu ses phrases. C’est toute son œuvre qu’il a remaniée en 1809, supprimant, ajoutant, utilisant pour des combinaisons nouvelles des fragments très éloignés les uns des autres dans B, enfin mêlant le texte et les notes de B. Étant donné ce système de mosaïque, il fallait permettre au lecteur de se rendre compte 1o de l’étendue du morceau découpé dans B pour être inséré dans C ; 2o de la place où ce morceau s’insère dans C. Pour cela, nous avons mis en tête des variantes, pour chaque fragment conservé dans C, l’indication précise de concordance : C, nme Rêverie, p. 00 (ou p. 00 et sq., ou p. 00 à 00) = lignes 00 à 00 [du texte de B ci-dessus].
Il arrive que deux fragments continus dans B soient reproduits dans C à quelque distance l’un de l’autre, et séparés par un morceau nouveau : en ce cas nous arrêtons la variante à la place où s’insère le morceau nouveau, et nous donnons une nouvelle indication de concordance à l’endroit où C reprend le texte de B. Ainsi le lecteur est averti que le texte de C, à cette place, présente une addition au texte de B.
Il arrive inversement que C reproduise à la suite l’un de l’autre deux fragments de B discontinus : en ce cas, si les deux fragments de B sont très éloignés l’un de l’autre, il va de soi que la variante aussi est discontinue ; — si au contraire ils ne sont séparés que par quelques lignes, non insérées dans C, nous avons pris le parti, pour assurer la lecture continue de C, d’indiquer dans la variante le dernier mot du premier fragment et le premier mot du second fragment de B, avec les numéros de lignes correspondants. Le lecteur voit ainsi comment se fait la soudure.
Il arrive qu’un fragment de C amalgame des éléments empruntés au texte et aux notes de B. En ce cas, nous donnons d’abord, en tête des variantes de C, l’indication de provenance de tous les éléments qui s’y rencontrent, et dans l’ordre où ils s’enchaînent (C, nme Rêverie, p. 00 = 1. 00 à 00 ; note 0, 1. 0 à 0 ; 1. 00 à 00, etc…) puis dans la série des variantes, nous reproduisons l’indication partielle de provenance chaque fois que C passe du texte à la note, ou inversement. — Si C refond dans une phrase nouvelle des fragments de phrases empruntés à B et à une note de B, l’indication de provenance mentionne : 1. 00 et note 0, 1. 0. — Très souvent, la note de B est simplement juxtaposée, dans C, au texte de B, et donnée dans son tout, sans solution de continuité ; – quelquefois au contraire, il y a interruption, puis reprise : la variante indique alors le mot où se fait la soudure.
Pour chaque fragment, les variantes forment une série continue sans alinéa. Voici la raison de cette disposition : un passage de B repris dans C s’étend, très souvent, sur plusieurs pages, et il était impossible de faire concorder la coupe des pages de notre édition avec les coupes des variantes ; d’autre part les alinéas de nos variantes auraient difficilement correspondu à ceux de C ; nous avons cru préférable de marquer d’un astérisque la place de ceux-ci.
Nous reproduisons en marge, à droite, la pagination de B ; un trait vertical, dans le corps de la ligne et, quand il y a lieu, du mot, indique exactement où commence la page de B, sauf quand le commencement de la page coïncide avec un alinéa.
Enfin nous numérotons les lignes du texte de 5 en 5, par Rêverie, et les lignes des notes de 5 en 5 pour chaque note.
Nous avons réservé jusqu’ici une difficulté. Les emprunts faits par C à Oberman sont très nombreux (v. plus haut, p. vii, n. 1), tellement nombreux que, si nous en tenions compte dans les variantes, notre édition critique des Rêveries serait une édition critique partielle d’Oberman. Ces emprunts ne sont d’ailleurs pas fondus intimement aux Rêveries, et, malgré la communauté du titre, ils gardent leur physionomie distincte. On constate en effet que :
B ne se rencontre pas, et Oberman se trouve seul, dans C, aux Rêveries III, VI, IX, XXI à XXIII, XXV à XXXIV, XXXVI à XXXIX, XLI, XLIII et XLIV ;
Oberman ne se trouve pas, et B se trouve seul, dans C, aux Rêveries V, X à XV, XVII à XIX, XXIV, XXXV et XLII ;
Un fragment d’Oberman est simplement juxtaposé, dans C, à un fragment de B, aux Rêveries I, II, IV, VII, VIII, XL ;
Enfin des morceaux d’Oberman alternent, dans C, avec des morceaux de B, aux Rêveries XVI et XX.
Soit, sur 44 Rêveries de C, 36 qui ne mêlent pas les deux textes (dont 23 sont de pur Oberman), et 8 qui les mêlent (dont 6 juxtaposent seulement un fragment d’un texte et un fragment de l’autre, et 2 font alterner des éléments empruntés aux deux textes, mais encore sans en altérer la physionomie).
Il ressort de là que C est bien, à la lettre, une réédition partielle d’Oberman, et qu’il revient à l’éditeur d’Oberman de donner les variantes des fragments d’Oberman qui se trouvent reproduits dans C. Nous avons reconstitué fragment par fragment tous les emprunts faits par C à Oberman, et l’on verra comment la présente édition a utilisé ce travail.
Ce premier volume ne suffit pas pour donner au lecteur la connaissance totale de C, puisqu’il reproduit seulement les variantes des fragments de B insérés dans C. Un second volume donnera donc, dans l’ordre et avec les indications voulus pour assurer la lecture continue de C : 1o le texte complet des passages nouveaux, qui ne proviennent ni de B ni d’Oberman ; 2o pour les fragments provenant de B, l’indication de la page du présent volume où l’on trouvera les variantes de C ; 3o pour ceux qui proviennent d’Oberman, l’indication de la page de l’édition critique d’Oberman, actuellement préparée par M. Michaut pour la Société des Textes français modernes, où l’on trouvera les variantes de C.
Reste D. Notre second volume dira la part que nous lui avons faite.
Nous avons respecté l’orthographe de B ; on trouvera donc ici une reproduction minutieusement fidèle du texte. La ponctuation n’a pas été retouchée, même quand elle pouvait paraître bizarre : ainsi, Senancour, presque toujours, sépare le sujet du verbe par une virgule, quand le sujet est suivi d’une série d’épithètes ou d’un groupement de mots quelconque ; on relèvera quelques particularités du même ordre, que nous avons conservées comme autant d’indices de la manière dont Senancour entendait qu’on lût ses phrases.
Nous avons corrigé seulement[9] les fautes d’impression manifestes, qui rendraient le texte inintelligible ; ainsi :
IVe Rêv., l. 3, nous écrivons : les manières, au lieu de la manière.
Ve Rév., l. 84 et 85 : on, au lieu de ou.
XIe Rêv., l. 151 : institution, au lieu de instruction.
Ibid., l. 243 : servi, au lieu de servit.
XIIe Rêv., l. 166 : fera au lieu de feront.
XIVe Rév., l. 9 : inconsidérés, au lieu de considérés.
XVIe Rêv., note 1 = seule, au lieu de seul.
Enfin nous avons cru devoir donner, IIIe Rév., l. 175, consoles, vivifies, bien que B donne l’s à montres seulement (l. 178) ; — IVe Rêv., l. 249, chaos et non cahos (de même au Sommaire de la IXe Rév., l. 22) ; — Ve Rév., l. 4, Macbeth et non Machbet (de même au Sommaire de la Ve Rév., l. 5) ; – XVe l. 364, athée et non athée.
C donne au verso du titre une liste des Fautes principales, d’ailleurs incomplète, que nous ne reproduisons pas, mais dont nous avons tenu compte.
Nous n’avons pas fait état dans les variantes de Α de quelques particularités orthographiques, dont voici la liste complète :
Α : abyme, Ire Rév., l. 213 ; – asyle, asyles, IIIe Rév., l. 346, 365 et 410 ; – loix, Ire Rév., l. 182 ; ibid., note 11, l. 16, 20 et 46 ; IIIe Rév., l. 313 ; – phantômes, IIIe Rév., l. 17 et 420 ; primeverts, ibid., l. 194 ; – printems, ibid., l. 193, 200 et 308 ; – Solstice, ibid., l. 335 ; – temps, Préliminaires, l. 44 ; Ire Rêv., l. 111 ; IIIe Rév., l. 195, 229, 427 ; – terreins, Ire Rév., l. 45 ; Tout, Ire Rêv., l. 86 ; zéphir, IIIe Rév., l. 191.
fatiguans, Préliminaires, l. 63 ; – méchaniques, Ire Rév., note 11, l. 46 ; nud, ibid., l. 41 ; – vuide, Préliminaires, l. 246 ; IIIe Rév., l. 341 et 382.
toléré, Préliminaires, l. 16.
long-temps, Ire Rêv., l. 264.
J’ai dit le service que m’a rendu M. Jules Troubat et je l’en remercie bien vivement ; je dois aussi remercier M. le comte d’Eggis, grâce à qui j’ai pu longuement conserver un exemplaire des Rêveries de 1809, appartenant à la Bibliothèque Cantonale de Fribourg (Α. 168) ; enfin et surtout M. Mario Roques, dont les conseils m’ont été très précieux en tout ce qui regarde la disposition et l’exécution typographique de cette édition ; il m’a d’ailleurs beaucoup aidé dans la correction des épreuves.
Chez | Cérioux, Libraire, quai Voltaire, no 9 ; | |
Lepetit, jeune, Libraire, palais du Tribunat, galerie de bois, no 223, | ||
Et rue Pavée-Saint-André-des-Arcs, no 28. |
La nature de cet écrit ne le laissant pas susceptible de classification, ni de divisions régulières, le contenu de chaque Rêverie sera indiqué dans des sommaires ou précis libres, à la fin du volume.
Nous avons placé la note ci-dessus au verso du titre, mais elle se trouve dans l’édition de 1802 au verso du faux titre : Rêveries | sur | la nature primitive | de l’homme, dont nous avons jugé inutile de donner une reproduction figurée.
[i]PRÉLIMINAIRES
J’ai vu la nature mal interprétée, j’ai vu l’homme livré à de funestes déviations : j’ai cru entendre la nature, j’ai desiré ramener l’homme. Je pouvois errer moi-même, 5 mais je sentois profondément qu’il pouvoit être modifié d’une manière meilleure. J’interrogeai ensuite mes besoins individuels ; je me demandai quel seroit l’emploi, l’occupation de ma vie ; je portai mes regards sur ce qui est donné aux mortels et sur ce que leurs desirs poursuivent 10 dans les mœurs et les climats opposés : je n’ai rien vu qui déjà ne fût indifférent à mon cœur, ni dans la possession des biens de la vie, ni dans la recherche des illusions [ij] difficiles ; j’ai trouvé que tout étoit vain, même la gloire et la volupté, et j’ai senti que ma vie m’étoit inutile. 15 Voyant qu’elle ne contenoit nul bien pour compenser ses douleurs, je l’ai seulement tolérée[A 1] comme un fardeau nécessaire. Il y a quatre[10][A 2]années, environ (j’en avois
[JM 1] vingt-deux alors), je m’appuyai sur la sagesse des
Stoïciens ; et sa fière indifférence me soutint contre les
20
afflictions ; mais elle n’eut à opposer contre le sentiment
du néant de la vie, que de spécieuses chimères. Je trouvai
que, par la sagesse, on étoit moins malheureux ; je
trouvai qu’elle pouvoit beaucoup contre les maux ; mais
lorsque je cherchai par quel bien positif elle rendoit la
25
vie heureuse, et sur quelle vérité inébranlable s’élevoit
son sublime édifice, je dis avec découragement : la sagesse
elle-même est vanité. Que faire[iij] et qu’aimer au milieu
de la folie des joies et de l’incertitude des principes ? Je
desirai quitter la vie, bien plus fatigué du néant de ses
30
biens qu’effrayé de tous ses maux. Bientôt mieux instruit
par le malheur, je le trouvai douteux lui-même, et je connus
qu’il étoit indifférent de vivre ou de ne vivre pas. Je
me livrai donc sans choix, sans goût, sans intérêt au
déroulement de mes jours. Au milieu des dégoûts et de
35
l’apathie, où ma raison détrompée retenoit mon cœur
aimant, mes plus fréquentes impressions étoient la réaction
sur moi des misères de mes semblables. Je cherchai
leurs causes, et je vis qu’à l’exception de quelques douleurs
instantanées, tolérables ou mortelles, qui dès-lors
40
ne pourroient constituer un état de malheur, tous les
maux de l’humanité découloient d’erreurs locales et
accidentelles ; qu’ainsi le sort[iv] de l’homme pouvoit être
amélioré ; et que s’il étoit une destinée irrévocable, cette destinée même contenoit sans doute un tems meilleur, 45 puisque la versatilité des opinions funestes sembloit montrer que les habitudes malheureuses ne faisoient point partie de la nature essentielle de l’homme. J’osai donc concevoir un grand dessein[S 1] ; soit sensibilité, soit génie, soit orgueil, je voulus tenter de ramener l’homme 50 à ses habitudes primitives[v], à cet état facile et simple composé de ses vrais biens, et qui lui interdît jusqu’à l’idée des maux qu’il s’est fait. Je voulois montrer cet état si méconnu et indiquer cette route de rétrogradation, devenue si nécessaire et que l’on croit si difficile. Mais 55 projeter, qu’est-ce autre chose que choisir dans les possibles des événemens à notre gré, et accorder, par leur moyen, nos affections futures avec nos affections présentes, pour nous dissimuler que nous ignorons et les occasions et les sentimens que l’avenir produira ? 60 Que d’entraves au-dehors et au-dedans sont survenues dès les premiers pas ! Une force comprimante a pesé sur moi lentement et constamment. Des soins puérils et fatigans ont occupé mes jours sous le déguisement des devoirs, et m’ont refusé d’abandonner tout à fait au sort 65 ma vie incertaine et précaire.[vj] Libre de tout
[JM 3] assujettissement direct, libre aussi du joug des passions, je n’ai pu jouir de ma stérile indépendance.
En abandonnant pour un tems l’exécution entière de l’ouvrage le plus important et le plus nécessaire, je ne 70 changerai point d’objet. Je n’ai qu’un but et n’en puis avoir d’autre.
Dans un travail moins suivi, plus vague, plus convenable à l’importune nullité de mes heures, je m’occuperai toujours de combattre les erreurs dangereuses, de dévoiler 75 les progrès séducteurs de notre déviation, et de chercher quelles institutions peuvent convenir à l’homme social de la nature ; c’est-à-dire, quelle est, des formes possibles à l’homme, la plus facile et la plus heureuse.
Je ne me suis jamais dissimulé combien un pareil 80 dessein étoit au-dessus de mes moyens, et peut-être du génie[vij] d’un homme. Que l’on ne m’accuse point d’être le jouet des prestiges de la vie en méprisant ses vanités. L’espoir de servir le genre humain n’aura été pour moi qu’une illusion sans doute ; mais l’illusion est nécessaire 85 à la vie, et celle-là seule restoit à la mienne : voilà ma réponse. Il faudroit trop long-tems parler de moi pour l’expliquer à ceux qui n’entendront pas d’abord tout ce qu’elle contient.
Je ne fais qu’essayer foiblement mes premiers pas à 90 l’entrée de la carrière que je voulois parcourir ; et je l’aurois abandonné tout à fait, si je m’étois arrêté davantage à la considération de tout ce qui me manque pour l’entreprendre………………… Cependant, c’est avec ces craintes pusillanimes que 95 tout cède au torrent, que tout s’endort sous le joug. Emporté par sa passion, celui qui travaille pour lui-même
[JM 4] [viij]
- est facilement | audacieux. L’amour du bien public plus
- réfléchi est aussi moins confiant. Tant de prudence mène
- à l’incertitude : on hésite, on a tout voulu, on n’a rien
100
- tenté. L’homme de bien projette, attend ; l’ambitieux
- s’agite, se précipite ainsi tout se détériore et se perd.
- Peut-être un tems meilleur me permettra-t-il un travail
- plus utile. On a vu des végétaux déjà flétris reprendre
- quelques instans d’une vie nouvelle, et produire, dans
105
- cette activité inattendue, des fruits qu’ils ne promettoient
- pas. Quel homme pourra deviner les modifications successives
- de son être ? passif plus qu’il ne veut se l’avouer
- au milieu de la sphère d’événemens qu’il prétend activer,
- qui peut savoir ce qu’il sera, entraîné par des affections
110
- qu’il ne pressent pas, et par un ordre de choses dont le
[ix]
- fil échappe à son avide imagination ? qui | sera semblable
- à lui-même, livré à l’inertie morale ou soutenu par la
- sagesse, embrasé par un sentiment effectif ou consumé
- par un besoin sans objet ; qui sera affecté des mêmes
115
- sensations sous les brumes de la Hollande, ou le ciel de
- Nice dans la monotonie des plaines, ou l’âpreté des
- monts ; dans la fétidité de nos prisons populeuses, ou
- l’inaltérable pureté des Alpes et de l’Atlas. Ainsi la pensée
- même de ce maître du globe dépend de la terre qu’il
120
- habite, des alimens qu’il prend, de l’air qu’il respire, des
- événemens qui l’entraînent, des sentimens qui l’affectent.
- Que de Leibnitz et de Marc-Aurèle morts dans leurs
- berceaux, abrutis chez les Kamschadales, déformés chez
- les Omaguas, ignorés dans la misère des chaumières
125
- européennes, entravés par les préjugés, éteints dans les
- ennuis !
[x]
- De grands hommes ont établi des | innovations
- imposantes, mais ils travailloient selon leurs intérêts ou leurs
- préjugés, et leurs innovations ambitieuses ou inconsidérées
130
- ont affligé la terre. De grands génies et des hommes
- de bien ont imaginé des systèmes spécieux et des changemens
- utiles, mais ils n’ont rien produit, soit que l’exécution
- fût impossible, soit que les circonstances fussent
- contraires. D’autres plus désintéressés, plus sages ou
135
- plus heureux, ont ramené sur des parties du globe
- quelque ombre de félicité sociale. Il est tems d’oser plus
- qu’eux tous. L’espèce humaine, trop abandonnée à sa
- propre détermination, a prodigué, dans de nombreuses
- erreurs, l’enthousiasme d’une jeunesse toujours flottante
140
- et toujours passionnée. Avançons le terme de sa maturité
- nécessaire, et que cent siècles de déviation lui suffisent
[xj]
- enfin pour l’expé|rience d’elle-même. La folie des tems
- écoulés ne pourra-t-elle instruire des tems meilleurs ? et
- faudra-t-il que dans ses mutations inconsidérées cette
145
- espèce toujours avide et toujours trompée, perde sa
- durée toute entière à s’essayer à vivre ? Répétons-lui la
- leçon terrible, proférée par toutes les contrées et transmise
- par tous les âges ; qu’elle suive la filiation de toutes
- ses misères, qu’elle en reconnoisse la source commune
150
- dans l’abus du besoin de jouir ; qu’elle abjure enfin le
- desir trop extensif de l’inexpérimenté, l’avidité des
- extrêmes, et la vénération de l’inconnu, et l’amour du
- gigantesque, et l’habitude des passions ostensibles, et
- l’orgueil des vertus austères, et la manie des abstractions,
155
- et la vanité de l’intellectuel, et la crédulité pour l’invisible,
- et le préjugé universel de la perfectibilité. Lisons
- avec impartialité dans le grand livre des désastres du
[xij]
- monde. | Les fatigantes puérilités des études, des négociations
- et des arts, les prestiges de la gloire, l’apathie de
160
- la servitude, l’opinion si facile aux novateurs, si puissante
- sur la foule prévenue, et les spectres célestes, et
- le rêve d’un autre monde, et le fanatisme des passions
- consacrées, ont livré tous les peuples aux sollicitudes
- réelles, aux terreurs de l’idéal, à tous les genres d’oppressions,
165
- de souffrances et de fureurs. Qu’un zèle généreux,
- animant le génie de son impérieuse audace, apprenne à
- la terre désolée, que l’on peut encore ne pas désespérer
- de l’homme altéré, déformé, vieilli ; et que dans ce cercle
- de mutations précaires, les formes indélébiles doivent se
170
- reproduire de l’épuisement des habitudes sociales, et
- l’homme primordial rester subsistant quand aura passé
- l’homme d’un jour.
[xiij]
- À qui sera-t-il donné de conduire cette réforme générale,
- dont les obstacles sont si grands, mais la nécessité si
175
- impérieuse ? qui possédera les moyens nécessaires pour
- persuader les hommes prévenus, et renverser les erreurs
- gigantesques de leurs bases antiques et vénérées ? qui réunira
- l’universalité des connaissances dont le génie le plus
- vaste a besoin pour juger toutes les faces des choses dans
180
- un seul apperçu, unir leurs rapports dans un système qui
- n’admette rien d’occulte ou d’arbitraire, et déduire de
- leurs nombreuses données une solution rigoureusement
- vraie et parfaitement simple ? quel génie sera assez grand
- et assez véritablement savant pour bannir de la terre ces 185
- études vaines et cette grandeur trompeuse, ou du moins
- pour fermer au commun des hommes l’accès de ces voies
- d’égaremens et d’amertumes ?
- Préparons le moment de réparation et de renouvellement,
[xiv]
- en démasquant | toutes les folies puériles ou désastreuses
190
- que l’erreur a revêtues d’apparences spécieuses, et
- qui, sous le sceau de noms révérés, ont usurpé l’aveugle
- faveur de l’opinion. Cependant, en rappelant des vérités
- simples, immuables, mais trop universellement oubliées,
- traduisons-les dans une langue facile et moins étrangère,
195
- et souvenons-nous que sur ce globe la lumière de l’aurore
- ne succède pas rapidement aux ténèbres ; mais que transmise
- par un milieu qui l’annonce et la modifie, elle convient
- mieux à nos yeux, en les éclairant indirectement et
- par degrés.
200
- Je le répète, ce ne sont ici que des essais informes.
- J’écrivis sans art et presque sans choix ce que rencontra
- ma pensée. Je la laissai errer librement. Je fus même
- obligé de faire quelques suppressions et plusieurs rapprochemens,
- pour donner à ces rêveries le peu d’ordre et
205 [xv]
- d’ensemble | que l’on y pourra trouver. À l’exception de
- ces légers changemens de distribution, j’ai laissé les
- choses comme elles ont été écrites dans la succession
- naturelle des idées : rien ne m’étant plus étranger que ce
- second travail qui consiste à revoir, à perfectionner, et
210
- n’a guères pour objet qu’une correction que j’estime peu
- nécessaire. Je voudrois écrire des choses utiles, et renoncerois
- volontiers à la gloire de produire un ouvrage
- fini.
- Si l’on peut me lire avec quelqu’intérêt, que l’on
[JM 7] 215
- m’entende comme un solitaire qui, loin des arts et du bruit,
- écoute la nature, consulte peu de livres, préfère la vérité
- des choses à l’art qui les exprime ; apprend seulement à
- sentir, à penser, surtout à douter ; et, même lorsque la
- force des événemens le retient dans les villes, veut encore
220
- y rêver en liberté.
[xvj]
- Je suis souvent réduit à des expressions peu justes, soit
- que je ne rencontre pas celles que je desirerois, soit qu’elles
- manquent en effet à la langue. Cependant, si l’on veut
- s’habituer en quelque sorte avec moi, je crois que l’on
225
- entendra ma pensée, quoique mal exprimée.
- J’ai considéré les choses sous diverses faces et dans
- des acceptions circonscrites, et j’ai évité, souvent à dessein,
- d’aller jusqu’à la vérité. Je veux me faciliter ses
- routes par l’habitude de m’y promener çà et là. Je craindrois
- entendra ma pensée, quoique mal exprimée.
230
- de les oublier trop tôt, si je les franchissois d’un
- effort trop rapide ; je craindrois de ne me pas familiariser
- avec cette multitude de communications indirectes, dont
- les faciles sinuosités mènent au terme par degrés, et où,
- chemin faisant, l’on reconnoît tous les lieux de cette contrée
235 [xvij]]
- trompeuse, et l’on s’instruit à | suivre avec sûreté les
- ramifications du vaste dédale de l’opinion. Peut-être les
- amis du vrai se reposeront volontiers avec moi sur les
- confins de l’erreur. Il est bon de l’observer sans dédain [S 2]
- l’universalité des hommes ne l’auroit point prise pour la
240
- vérité, si elle n’avoit eu avec celle-ci des rapports et des
- conformités réelles. Il faut connoître ses moyens de
- séduction, pour s’assurer que la vérité elle-même n’est pas
- une séduction nouvelle. Les premières affections de
- l’homme forment un centre simple, vrai, essentiel, d’où
245
- partent des rayons illimités, qui sont seuls des voies de
- certitude. L’espace vide qu’ils laissent entre eux, est celui
- des rapports métaphysiques ; c’est la région de l’idéal.
- Près du centre, l’on ne sauroit s’égarer long-tems ; serré
[xviij]
- de | toutes parts entre ces routes certaines, l’on est aussitôt
250
- ramené à leur foyer commun ; mais quand l’homme excite
- en lui cette force de projection que la nature lui a imprimée
- pour en faire un être actif, et méprise la force contraire
- qui le ramenoit au centre par une opposition dont
- devoit résulter le mouvement harmonique d’un être organisé ;
255
- quand il s’abandonne avec passion à une tendance
- factice, alors, l’espace vague entre les routes directes,
- devenant d’autant plus étendu qu’il s’avance d’avantage,
- il s’ouvre d’innombrables sentiers de déviation, et une
- fois perdu dans les déserts de l’erreur, il y consume le
260
- plus souvent sa vie entière, avant de rencontrer une de
- ces traces primitives, qui seules ramènent à la vérité dont,
- comme les rayons solaires, elles divergent dans leur émanation.
[19]
RÊVERIES
SUR
LA NATURE PRIMITIVE
DE L’HOMME
5
- Des misères de l’homme la plus funeste, et celle qui
- d’abord paroît la plus inexplicable, est cette dépendance
- comme indirecte des choses, qui assujettit celui même
- qui veut leur être supérieur, l’asservit sans qu’il connoisse
10
- le joug, et le force à consumer sa vie dans un ordre
- de choses qu’il n’a point consenti, auquel il n’a cru céder
- que pour un jour. Ainsi, entraîné toujours malgré lui à
[20]
- faire de sa vie un | usage qu’il n’a pas voulu, l’homme
- sentant que jamais il n’a pu se soumettre ainsi volontairement,
15
- attribue la prétendue foiblesse de sa volonté à la
- séduction des apparences ; et, pour ne pas désespérer de
- l’avenir, refuse de s’avouer qu’il n’a été subjugué que par
- la force inconnue, mais irrésistible de la nécessité, et que
- sa volonté n’a été foible et sans effet, que parce qu’elle
20
- avoit pour objet ce qui ne devoit pas arriver……………
- Cette dépendance ne m’est jamais plus pénible, que
- dans la saison où la nature inspire le repos et un libre
25
- abandon. Cette année du moins ma volonté paroît moins
- impuissante. Si je dois finir le mois dans cette retraite, terre
- automnale ! nourris-moi de ta douce langueur ; cieux tranquilles !
- reposez l’inquiétude de mon cœur : je livre ma
- pensée à vos faciles impressions, je veux écrire librement
30
- et sans art ce que j’aurai senti sur l’homme et sa première
[21]
- destination [S 3]. Je cherche, en ma ma|nière errante, quelques
- vérités dans le silence et la profondeur de la nature.
35
- Près de………… sont des sables arides et peu fréquentés,
- qui présentent un espace ouvert au promeneur
- qui veut errer librement. Leur aspect assez sauvage
- rappelle des idées d’indépendance et d’abandon propres
- à nourrir les rêveries, plaisirs des solitaires, et volupté
40
- des cœurs infortunés comme des cœurs aimans. Des
- monticules de sable nu de petites plaines de bruyères
- et des hauteurs boisées remplissent cet espace que je
- nomme le désert, cherchant à ajouter à son étendue,
- comme à embellir l’expression de ses différens sites,
45
- creusant d’idée les terrains les plus bas en vallées profondes,
- changeant en pâturages quelques herbes desséchées,
- et transformant en chaînes d’âpres rochers et de
[22]
- sommets élevés [S 4], les diverses sinuosités de ses buttes
- sableuses, et les débris de ses grès dispersés. La plus élevée
50
- de ces buttes domine assez au loin les forêts voisines :
- quelques bouleaux isolés ont pris racine sur son sommet
- battu des vents, et j’allai jouir des derniers feux du jour
- sur les grès écroulés le long de la pente qu’elle incline au
- soleil couchant.
55
- Dans cet espace inculte et désert, la végétation étoit
- foible et rare. Deux ou trois bouleaux sans feuilles et de la
- bruyère desséchée, laissoient à ce lieu sauvage l’expression
- d’une solitude profonde. J’avois long-tems confondu avec
[23]
- les couches de sable et les parcelles blan|ches des grès
60
- épars, deux troupeaux de brebis fort distans l’un de
- l’autre : leurs têtes étoient baissées, et leurs yeux fixés
- dans les touffes rougeâtres de la bruyère où elles cherchoient,
- avec plus de constance que de succès, quelques
- brins arides d’une herbe jaunie. C’étoient les seuls êtres
65
- animés qui respirassent dans ces landes, et leur immobilité
- sembloit craindre d’en troubler la paix silencieuse. Le
- soleil, sans nuage, éclairoit d’une manière fixe la contrée
- vaste et déserte. Seulement, de tems à autre, l’on entendoit
- dans les bruyères le bêlement de la brebis plaintive.
70
- Ce grand calme ajoutoit à cette étendue solitaire, son
- ciel sembloit plus profond, plus illimité, sa terre plus
- abandonnée.
- Plusieurs de ces collines lointaines, à divers points de
- l’horizon, ramenoient des souvenirs douloureux et des
75
- regrets inénarrables. J’étois agité dans ce calme général,
- et je l’étois seul ; nul homme ne s’y étoit retiré pour y
- penser librement, pour y souffrir ignoré.
- Avide de pensers sublimes et d’émotions extrêmes, mon
- idée, perdue dans le vague de l’essence primitive des
80
- êtres, sondoit, dans sa démence, d’inexplicables et douloureuses
- profondeurs. Qu’en cet instant suprême les
[24]
- vicissitudes humaines, et la succession nécessaire et des
- choses et des tems, me sembloient imposantes ! que cette
- nature en son universalité étoit belle à ma pensée, et la
85
- vie de l’homme misérable à mon cœur !……
- Triste et indéfinissable opposition du tout permanent et
- sublime à l’individu souffrant et mortel ! Que m’importe
- cette beauté que je n’admire qu’un jour, cet ordre dans
- lequel je ne serai plus rien, cette régénération qui
- vie de l’homme misérable à mon cœur !……
90
- m’efface ?
- Pour quelle intelligence suprême et indéfinissable fut
- donc préparé ce spectacle à la fois rapide et durable, toujours
- varié et toujours le même. Acteur misérable, formé
- pour un rôle pénible, esclave jeté sur l’arène pour être
95
- immolé au spectateur impassible, n’apprendrai-je pas du
- moins quel est cet être qui eut besoin de moi pour me
- détruire, qui me donna les desirs pour me donner les
- regrets, et l’intelligence pour que je connusse ma misère ?
100
- Si tout passe ainsi, et que nul être ne jouisse immuables
- de cette succession de vie et de mort, concevrai-
- je davantage cette terrible nécessité qui forme pour
- dissoudre, qui produit sans relâche pour consumer
- toujours, qui fait toutes choses et n’en maintient
25
- aucune, | dont les lois sont inintelligibles, dont la cause n’est
105
- qu’elle-même, dont la fin n’est encore qu’elle-même ?
- Qui m’expliquera pourquoi, animalcule qui m’agite
- sur un point et végète un jour, je perçois l’univers
- et veux l’éternité ? Si mon être ne peut s’agrandir avec
- ma pensée, pourquoi ma pensée n’est-elle pas bornée à
110
- mon être ? Pourquoi ne puis-je vivre dans tout cet univers
- qu’embrasse mon idée, et dans ces tems successifs dont
- elle pressent la durée ? Quel pouvoir me transporte où
- je ne suis pas, et perpétue mon être qui ne sera plus ? Par
- quelle inconséquence mes vœux passent-ils mes droits,
115
- ou quelle injustice m’enlève des droits qu’ils attestent ?
- Ne pourrois-je respirer sur la terre sans mesurer la
- profondeur des deux, ni vivre un jour sans calculer la succession
- des siècles ? N’ai-je reçu des conceptions ineffables
- que pour m’irriter de mon néant, et des espérances
120
- immortelles que pour abhorrer l’heure de ma
- destruction ?
- De cette étonnante élévation, d’où j’observe l’essence
- des êtres et juge la nature, quelle force irrésistible me
- précipitera dans l’éternel néant ? L’anéantissement est
125
- contradictoire…… mais l’immortalité est impossible.
- Ainsi se combat et s’égare la raison humaine dans ses
- assertions téméraires.
[26]
- Ô profondeur vraiment sinistre, tu appartiens à la
- dissolution mais le renouvellement ne peut te reproduire !
130
- Tu as vécu, tu as senti, tu as pensé durant un jour rapide,
- pour ne plus penser, ne plus sentir jamais… jamais. Cet
- univers s’épuise et s’alimente, se dévore et se renouvelle ;
- il subsiste toujours vieilli et toujours renaissant mais toi,
- tu ne renaîtras pas. Les tems s’écouleront incalculables,
135
- une seule heure ne te sera pas donnée. Des siècles plus
- heureux consoleront l’humanité ; tu ne verras pas ces
- siècles plus heureux. La nature te devient étrangère, tu
- ne l’admireras plus, tu ne l’entendras plus. Ce soleil se
- levera, tu ne le verras pas ; la terre fleurira, tu ne le sauras
140
- pas. Ce chêne, déjà vieux quand tu naquis, ranimera
- ses rameaux séculaires ; mais son ombrage rajeuni s’étendra
- sur ta tombe. Celle que tu aimois… elle t’appelle ;
- elle se fixe près de toi dans le silence de la nuit ; elle
- pleure, et tu ne sens pas ; elle pleure, mais sa larme amère
145
- s’arrête refroidie sur la pierre impénétrable qui pèsera
- long-tems sur ta cendre éteinte.
- Comme elle est sinistre cette idée de destruction totale,
- d’éternel néant elle fatigue, elle travaille tout notre être,
[27]
- elle le pénètre | d’un frémissement de mort. Comme tout
150
- génie, toute vertu se sèchent et s’éteignent dans sa froide
- horreur ! elle opprime, elle serre le cœur, elle atterre.
- Tel est le délire de l’extension ; telle est la séduction de
- cette sorte d’ivresse et son retour navrant.
- Homme trompé, tes misères sont de toi seul. Rien
155
- n’est contradictoire, rien n’est injuste ; bien plus, rien
- n’est misérable dans tes destins mortels. Tu te plains de
- la nature, homme aveugle, elle ne peut rien contre toi,
- elle ne peut rien pour toi ; toujours indifférente et toujours
- nécessaire, elle te forme et te détruit dans ses mutations
160
- irrésistibles. Tu es foible pour les jouissances, tu es
- donc limité pour les douleurs. Demain tu ne seras plus :
- qu’importe, en vis-tu moins aujourd’hui ? ou quand tu
- seras dissous, sera-ce un mal ? Insensible, ne seras-tu pas
- impassible ? As-tu gémi de n’être pas né ? Tes rêves avides
165
- ont seuls fatigué ton cœur périssable par le délire des
- vœux immortels. Abandonne une résistance, et si fatigante
- et si vaine ; plus sage et plus heureux, livre-toi doucement
- à l’irrévocable nécessité. Tes vœux n’arrêteront
- pas tes destins ; laisse donc tes destins entraîner ta volonté
170 [28]
- pai|sible. Cède, pour n’être pas contraint ; et sans opposer
- un effort puéril à la force universelle que rien n’arrête,
- sans lutter contre le fleuve éternel, repose heureusement
- sur la nacelle qu’une douce pente entraîne à l’inévitable
- mort. Si cet abandon est paisible, jouis des fruits que
175
- présente à ta main la rive qui s’offre et fuit sans cesse ; si
- les orages ou les ennuis te font desirer le terme, quitte ta
- nacelle, il est par-tout sous toi.
- Tout est indifférent dans la nature, car tout est nécessaire
- tout est beau, car tout est déterminé. L’individu
180
- n’est rien, comme être isolé : sa cause, sa fin sont hors de
- lui. Le tout existe seul absolument, invinciblement, sans
- autre cause, sans autre fin que lui-même, sans autres lois
- que celle de sa nature, sans autre produit que sa permanence.
- Nulle chose n’est particulièrement selon la nature,
185
- car nulle n’est hors d’elle : tout est semblable à ses yeux ;
- ou plutôt elle ne choisit rien, ne veut rien, ne condamne
- rien ; elle se sent dans toutes ses parties, mais elle marche
- de sa force irrésistible sans dessein comme sans liberté.
- Elle a le sentiment, mais non la science [S 5] d’elle-même.
190 [29]
- Elle ne peut être au|trement, comme elle ne peut n’être
- pas. Elle est, parce qu’elle étoit ; elle sera, parce qu’elle
- est. Éternelle, impérissable, elle compose, absorbe, travaille
- sans relâche toutes ses parties, agrégations mobiles
- et passagères de substances inaltérables. Ses formes s’engendrent,
195
- s’effacent, se reproduisent dans une série sans
- bornes qui ne sera jamais répétée ; et de toutes choses
- toujours nouvelles, se forme leur invariable
- universalité.
- Il ne peut être de limites pour cette nature universelle ;
200
- des possibles hors d’elle sont aussi contradictoires
- qu’un espace qu’elle ne contienne pas, qu’un tems qui la
- précède ou la suive. Tout ce qui est possible, a existé ou
- existera ; tout ce qui est, est également nécessaire ; tout
- ce qui est, sert également à la composition du grand
205
- tout.
30
- Le beau, le vrai, le juste [S 6], le mal, le | désordre,
- n’existent que pour la foiblesse des mortels : raisons de
- choix pour la partie isolée, rapports circonscrits dans une
- sphère individuelle ; mais nuls dans la nature qui, contenant
210
- toutes choses, les contient également, subsiste par
- toutes, et les produit toutes avec une même nécessité.
- Que lui importe que le mortel se joue sur la rive fleurie,
- ou s’engloutisse dans l’abîme des eaux ; qu’il secourre
- son semblable ou poignarde son ami ; qu’il jouisse ou
215
- souffre, naisse ou meure ? Que lui importe que le
[31]
- soc | féconde la terre ou que le bronze vomisse la mort ?
- Qu’importent et les vertus et les joies des mortels, et
- leurs douleurs ou leurs crimes, et leurs amours ou leurs
- fureurs ? La même cité nourrit le Décius qui s’immole à
220
- son salut, et le Néron qui la livre aux flammes et aux
- bourreaux. La même terre contient les vergers heureux et
- les volcans dévastateurs. Le scélérat triomphe, le héros
- meurt ; le verger s’épuise, le volcan s’éteint ; une même
- ruine dévore et l’animé et l’inanimé ensevelis dans un
225
- même oubli ; et dans un monde renouvelé, il ne subsiste
- nulle trace de ce qui fut abhorré ou divinisé dans un
- monde effacé.
- L’homme se forme, s’anime, se perpétue, languit et
- meurt ; l’herbe germe, se développe, fructifie, se flétrît,
230
- se corrompt. Ainsi commencent et finissent toutes choses ;
- ainsi, les globes se forment, s’embrasent, se fécondent ;
- puis, refroidis et stérilisés, sont dissous pour servir à la
- formation nouvelle des mondes qui, comme eux, doivent
- s’animer et s’éteindre. Une même fécondité produira l’insecte
235
- d’un jour et l’astre de mille siècles ; une même
- nécessité décomposera pour jamais et ce ver éphémère
- et ce soleil passager comme lui.
[32]
- Tout corps est composé ; toute agrégation | durable est
- nécessairement organisée [S 7] ; tout être organisé reçoit
240
- l’action des autres composés, et réagit sur eux : il est donc
- sensible et actif. Il connoît, quand il sent ; il veut, quand
- il agit. Si son organisation est plus compliquée, il conserve
- l’empreinte des sensations passées ; alors, il a la
- faculté d’effectuer plusieurs réactions, il délibère, il veut
245
- avec choix. Cette série d’impulsions reçues et rendues,
- compose le moi de chaque être organisé. Tout composé
- a donc le sentiment de son être, mais les plus organisés
- ont seuls le sentiment du moi ou de la succession des
- sentimens produits par les impulsions qu’ils ont reçues,
250
- et productifs des impulsions qu’ils ont données. Cette seule
- différence marque les degrés d’animalité, depuis le composé
- le moins organisé possible, jusqu’à celui qui l’est le
- plus possible. Ces espèces extrêmes sont inconnues à
- l’homme, mais dans la foible partie de cette chaîne dont
255
- il peut percevoir quelques notions, les extrêmes seront le
[33]
- grain de sable et l’homme même [S 8]. Le moi de tout | être
- organisé n’est donc autre chose que cette succession
- d’impulsions qui doit nécessairement finir par la décomposition
- des organes, comme elle a nécessairement
260
- commencé lors de leur formation.
- La chimère de l’immortalité fut produite par l’ignorance
- des choses comme toutes les autres assertions
- fausses ou hasardées, où l’esprit humain devoit s’arrêter
- long-tems.
- commencé lors de leur formation.
265
- L’individu ne sentant qu’en lui, doit d’abord se croire
- seul : (et sans doute le grain de sable dont je parlois se
- croit seul dans la nature) mais à mesure que les sensations,
- dont il peut comparer les traces subsistantes dans
- sa mémoire, deviennent plus nombreuses, sa vue moins
270
- limitée, voit plus également tous les êtres ; et plus elle est
- universelle, plus le jugement qui en résulte diminue de
[34]
- son | être [S 9], ajoute aux autres êtres, et approche par degrés
- de leur véritable estimation. Ainsi, l’œil voit d’abord les
- objets placés près de lui, mille fois plus grands [S 10] que les
275
- mêmes objets reculés à une grande distance ; il ne les
- juge semblables que quand un nombre d’épreuves l’a fait
- parvenir à voir moins partiellement [S 11].
[35]
- L’homme doit se borner à estimer les différences des
- choses dans leurs seuls rapports à son individu : alors il
280
- ne peut les sentir que d’une manière bonne, c’est-à-dire,
- convenable à sa conservation, en tant que partie nécessaire
- de la permanence du grand tout. Mais dès qu’il veut
- estimer les relations générales des choses, il manque de
- données. Nécessairement borné dans une sphère trop
[JM 17] 285
- limitée, quoique plus étendue que sa sphère primitive, il
- juge toujours très faussement, puisqu’il ne veut plus
- juger selon son être seul, et ne peut jamais juger selon
- l’universalité des êtres.
- Pour estimer seulement deux êtres individuels, selon
290 [36]
- leurs rapports ou leurs diffé|rences [S 12] réelles et essentielles,
- il faudroit connoître la nature entière ; pour connoître
- ainsi la nature, il faudroit l’avoir toute entière
- éprouvée, avoir vécu dans toutes ses parties, les avoir
- toutes senties, avoir réagi sur toutes. Cette expérience de
295
- toutes choses étant impossible à l’espèce humaine, sa
- science sera donc toujours incomplète et vaine.
- Mais l’homme peut avoir la science suffisamment
- parfaite des rapports les plus directement propres à ses
- besoins qui existent entre lui et les choses extérieures les
300 [37]
- plus ordinaires. | Cette science seule est utile et vraie ;
- tout le reste est vanité, erreur, impénétrabilité.
- Eh quand il pourroit connoître la nature entière, quand
- il auroit respiré dans l’éther, vécu dans tous les mondes ;
- quand il auroit communiqué avec toutes les intelligences,
305
- senti avec la pierre et pensé avec les soleils, quelle leçon
- si desirable recevroit-il de cet univers interprété ? ce seul
- mot terrible à l’intelligence avide de durée et d’extension ;
- ce mot unique, inutile, désespérant.
- Tout produit est aveugle, tout corps est périssable,
310
- toute chose est indifférente et nécessaire.
- Tout choix et toute prudence, tout art ou tout effort,
- toute science et toute moralité sont anéantis par ce résultat
- de toute étude, par cette interprétation de la nature
- universelle, par ce dernier pas de l’intelligence, cette
- toute chose est indifférente et nécessaire.
315
- unique vérité, TOUT EST NÉCESSAIRE.
- Mais s’il n’est qu’une vérité absolue, comme il n’est
- qu’un tout universel, les vérités relatives se multiplient
- avec les combinaisons des êtres partiels.
- S’il n’est pas de choix réel, parce que tout est invinciblement
- unique vérité, TOUT EST NÉCESSAIRE.
320 [38]
- déterminé, il est une liberté | apparente, parce
- que ce qui n’est pas produit ne peut encore être connu.
- Si l’homme, en imprimant un mouvement, n’est jamais
- que cause seconde et réactive, il se croit souvent cause
- première, parce qu’il n’a pas le sentiment distinct de la
325
- cause antérieure [S 13].
[39]
- Ainsi ce qui est chimérique dans une acception
- générale et absolue, est vrai pour l’individu ou pour l’espèce
- particulière.
[40]
- Ainsi quoique tout choix soit illusoire, il est inévitable
330
- que l’homme délibère.
- Ainsi le bien et le mal existent dans les rapports des
- choses avec la conservation ou la destruction de tel être
- organisé [S 14].
- que l’homme délibère.
[41]
- Ainsi le juste et l’injuste existent dans l’ordre | social,
335
- en supposant que la cité ait déterminé ce qu’elle admet ou
- rejette comme tel.
- Mais il n’y a de mal et de bien que pour l’individu : et
- il n’est de justice ou de moralité que celle convenue,
- et dont l’objet naturel est la conservation et le bien-être
340
- du plus grand nombre dés individus qui en ont adopté
- le mode arbitraire [S 15]
[42]
- La multitude illimitée des êtres simples compose l’universalité
- absolue des choses, l’univers qui est. Ces êtres
- essentiels, primitifs ou élémentaires, perpétuellement unis
5
- et séparés par un mouvement général et éternel, produisent
- la nature effective, l’univers tel qu’il est.
- Toute agrégation d’êtres simples forme un composé
- unique et distinct ; un nouvel être individuel qui existe
- positivement et particulièrement [S 16].
10
- Plus cette agrégation est composée, plus elle peut
- perdre ; plus elle est organisée, plus elle peut être altérée ;
- plus il y a hors d’elle de forces qui pourroient la dissoudre,
- plus il faut en elle de forces, de résistance. Un composé
[43]
- peu organisé résiste par l’effort intérieur de | continuité [S 17] ;
15
- un composé plus organisé oppose aux forces
- ennemies des moyens actifs : par les uns, il évite le choc
- des corps étrangers en se transportant hors de leur sphère
- d’impulsion par d’autres, il répare, en absorbant des
- corps plus foibles, les pertes de sa propre dissipation.
20
- L’être primitif, la particule élémentaire ne pouvant être
- changée, ne sauroit avoir le sentiment des objets extérieurs
- seulement elle doit se sentir d’une manière toujours
- semblable et peu distincte, puisqu’elle n’est pas
- comparée.
25
- Dès que plusieurs particules premières se réunissent,
- leur ensemble peut changer par l’adjonction de particules
- encore étrangères, et par la soustraction ou le déplacement
- de celles déjà réunies ; il est donc susceptible de
- divers ébranlemens et dès-lors de diverses sensations.
30
- Le nombre de sensations diverses, propres ou possibles,
- à un composé, croît en raison du nombre de parties élémentaires
[44]
- dont il est | formé, et des lois plus ou moins
- compliquées de son organisation. Si ce nombre est fort
- grand, et ces lois très-propres à le maintenir, chaque
35
- ébranlement ne changeant que bien partiellement sa disposition,
- le second peut ne pas effacer tout à fait l’impression
- reçue par le premier [S 18]. Si l’organisation est plus
- parfaite encore, c’est-à-dire, extrêmement compliquée,
- chacune de ses altérations change peu dans sa disposition 40
- totale, comparativement à ce qu’elle en laisse subsister ;
- ce corps organisé peut donc conserver un nombre de
- traces des impressions reçues ; il y aura donc en lui continuité,
- souvenir ; et lorsque l’impression actuelle ne sera
- pas assez forte pour absorber seule [S 19] toute sa faculté
45
- sensitive, il pourra estimer les différences entre ces
[45]
- impressions conservées ; il | sera capable de choix, de
- répugnance, de desir, et bientôt de prévoyance et de
- dessein.
- Tout desir n’est primitivement que le sentiment d’un
50
- besoin ; tout besoin n’est qu’une expression particulière
- du besoin général d’être conservé. C’est le besoin du
- repos, du mouvement, de la nourriture, de la reproduction,
- selon que ce besoin général a pour objet présent ou
- la conservation de l’espèce, ou quelqu’un des moyens
55
- divers dont la réunion conserve l’individu.
- Dans l’univers toujours mu, tout être individuel est
- perpétuellement actif et passif ; toute cause est nécessairement
- effet ; tout effet est nécessairement cause ; toute
- impulsion reçue est rendue, car la somme du mouvement
60
- subsiste toujours la même.
[46]
- Le besoin d’action [S 20], dans un être organisé, | n’est
- essentiellement que le besoin d’effectuer des mouvemens
- propres à le soustraire aux causes de sa destruction. Les
- mouvemens de l’animal tendent tous directement ou
65
- indirectement à sa conservation [S 21].
- Ceux d’entre les animaux à qui leurs premiers besoins
- indirectement à sa conservation [S 21].
[47]
- commandoient le plus de mouvemens, seront ceux qui,
- dans un repos trop prolongé, éprouveront une inquiétude
- plus marquée, lors même que les objets de ces premiers
70
- besoins, offerts par-tout auprès d’eux, n’exigeront aucun
- déplacement. Un long repos est un état pénible à des
- organes disposés pour des mouvemens fréquens ; il devient
- une contrainte intolérable quand une constante habitude,
- en facilitant plus encore chaque jour ces mouvemens
75
- déjà naturels, a rendu comme ineffaçable l’empreinte si
- souvent frappée, et changé de simples facultés en un
- besoin impérieux.
- Dans l’homme livré à la multitude des impulsions
- sociales, l’habitude immodérée d’être mu devient une
80
- passion d’activité dont les suites inévitables seront, ou
- l’épuisement des organes si cette passion est constamment
- alimentée, ou l’ennui si elle vient enfin à manquer
- d’objet.
- Dès que le desir de sentir et d’agir est exagéré par
85
- l’habitude ou par des causes accidentelles, et qu’à l’emploi
- nécessaire de ses facultés, l’homme fait succéder leur
- emploi extrême, il se donne des lois nouvelles, ou plutôt
- il détermine une extension fortuite de ses lois primitives.
- Il pouvoit également se livrer ou ne se livrer pas à cette
90 [48]
- pente sédui|sante et dangereuse mais une fois entraîné,
- il ne s’arrêtera pas qu’il ne soit précipité. Le voilà avide
- d’étendre ses facultés, d’en multiplier les actes, de connoître,
- d’atteindre, de pouvoir, de posséder, d’exister
- davantage de cette existence sentie, attribut d’un composé
95
- organisé.
- Avide d’alimenter ce besoin immodéré, mais retenu
- par la douleur qui le force à un choix, d’abord il repousse
- les sensations pénibles ; bientôt il dédaigne celles mêmes
- qui ne sont qu’indifférentes, et change en passion ce
- organisé.
100
- simple besoin de jouir, qui étoit primitivement très-
- limité, comme l’étoit le besoin d’être mu, borné lui-même
- dans les limites naturelles du besoin d’être conservé.
- De ces sources découlent toutes les passions appétentes ;
- elles ne sont que les expressions diverses de cette extension
105
- du besoin d’être actif, extension que nécessairement
- l’on cherche à diriger dans des voies heureuses ou
- spécieuses.
- Dans les passions appétentes sont compris tout desir,
- toute ardeur, tout amour ; la joie, l’enthousiasme, l’orgueil, 110
- l’ambition, la volupté, le goût des arts, le desir de
[49]
- la science, le besoin de penser, la générosité, l’audace, la
- confiance, le fanatisme, l’amour des prestiges séducteurs,
- des rêves immortels, toutes les illusions heureuses ; et
- jusqu’à la passion des liqueurs spiritueuses, de ces moyens
115
- enivrans qui rendent à l’imagination tout le charme de
- son délire, et aux sensations cette force victorieuse de
- toute considération réprimante.
- De ces mêmes sources découlent indirectement les passions
- repoussantes et en quelque sorte négatives ; c’est
120
- du besoin de n’être pas réprimé dans notre activité et de
- nous y livrer sans souffrir, que viennent nos haines, nos
- craintes, nos antipathies, l’envie, la colère, la cruauté, la
- défiance, la pusillanimité, l’égoïsme, la lésinerie, l’avarice,
- l’indifférence à tout ce qui ne nous est pas personnel, et
125
- l’indolence pour tout ce qui n’est pas indispensable.
- Nos nombreuses affections, en apparence si opposées,
- n’ont toutes qu’un même principe ; elles n’ont aussi qu’un
- même but, soit qu’elles y tendent directement en cherchant
- ce qui y conduit, ou indirectement en repoussant
130
- ce qui en éloigne ; mais la plupart concourent en même
- tems par ces deux voies à leur fin commune, et l’ambition
- elle-même, ce desir d’être plus que les autres, peut
[50]
- être justement | considéré comme la crainte d’être moins ;
- toutes ses iniquités viennent originairement du sentiment
135
- de l’égalité. Le plus ambitieux des hommes ne l’eût pas
- été s’il l’eût été seul ; il ne s’élève au-dessus de tous que
- dans la crainte qu’un seul s’élève au-dessus de lui-
- même.
- De la perpétuelle versatilité entre ce que l’on desire et
140
- ce que l’on craint, ce que l’on cherche et ce que l’on
- évite, se forme un besoin de rapprocher ces extrêmes,
- une sorte de goût pour un accord plus paisible entre eux,
- un sentiment de délicatesse [S 22], modération que les ames
- foibles portent dans toutes choses, et les ames fortes
[JM 23] 145
- seulement dans les petites : les premiers veulent bien des
[51]
- impressions nombreuses, mais leur foiblesse ne leur permet
- de les éprouver que légèrement ; les seconds ont
- assez de force pour recevoir des impressions profondes,
- mais ils dédaignent d’employer cette énergie supérieure
150
- pour des choses faciles au commun des hommes.
- Les effets de ces principes universels et constans de
- nos affections se modifient dans chaque homme, et sont
- inclinés vers tel ou tel objet principal par le pouvoir
- déterminant de l’habitude. Entre plusieurs choses qui
155
- étoient également possibles, l’habitude a rendu les unes
- toutes naturelles et convenables, et laissé les autres encore
- difficiles [S 23] et comme étrangères.
[52]
- Les organes de l’homme répètent plus facilement ce
- qu’ils ont déjà exprimé [S 24], et c’est une raison de choix
160
- pour l’être à la fois avide et limité, qui veut produire le
- plus possible avec le moins d’efforts et de moyens [S 25].
- L’habitude ou le penchant pour les choses accoutumées,
- n’est autre chose que le choix de la sensation, de
- l’action, de la jouissance la plus facile ; elle reçoit son
165
- pouvoir du concours des deux besoins, celui de l’activité
- et celui du repos…………
- L’habitude ne peut remplacer ou changer la loi de la
- nature, mais elle est elle-même sa loi dans toutes les choses
- d’un ordre secondaire, dans tout ce qui n’est pas d’une
170 [53]
- néces|sité absolue ; c’est elle qui détermine ce qui, étant
- indifférent, pouvoit être variable.
- Afin que l’homme fût par-tout semblable, la nature lui
- a donné des besoins uniformes, primitifs, inaliénables.
- Afin qu’il fût par-tout différent, qu’il se sentît libre, qu’il
175
- voulût et choisît dans les choses d’un ordre inférieur, elle
- l’a laissé varier dans les possibles ; mais le retenant invisiblement
- sous son joug inévitable, elle lui a donné une loi
- moins sensible, l’habitude qui conduit sans commander,
- qui entraîne en rendant facile, et dont l’empire est aussi
180 étendu que celui de la loi une et invariable. Cette loi une
- et invariable pour un nombre d’êtres animés constitue
- l’espèce ; l’habitude différente pour chacun d’eux fait les
- individus.
- Le pouvoir de l’exemple est encore celui de l’habitude [S 26].
185
- Dans tout ce qui est convenable à nos besoins et
[54]
- dès-lors possible à nos moyens, | il nous est naturel de
- choisir ce qui est facile à nos efforts. Au défaut de notre
- propre expérience, nous aimons à en juger par l’expérience
- d’un autre, et même c’est obtenir avec moins de
190
- peine un résultat à peu près égal. Nous présumons que
- les choses déjà éprouvées comme convenables, faciles ou
- agréables par un être semblable à nous, donneront les
- mêmes produits à nous qui sommes d’une même nature.
- Ce qui n’est pas étranger à l’espèce humaine, peut facilement
195
- nous devenir personnel ; sans hasarder les premiers
- essais, sans nous exposer à leurs suites funestes,
- nous nous livrons à cette confiance que donnent leurs
- suites heureuses sans les alarmes de l’inconnu, nous
- jouissons dans la sécurité de l’habituel. Ainsi, nous appropriant
200
- les rameaux déjà féeondés d’une tige lente et incertaine,
- nous laissons à des mains étrangères leur culture
- pénible, et d’une main privilégiée nous cueillons, avec
- assurance, leurs doux fruits à l’instant heureux de leur
- maturité.
[55]
5
- Nulle innovation ne nous éloigne davantage de notre
- manière naturelle, et n’altère plus en nous l’habitude primitive,
- que l’effort de produire, sans occasion et sans
- besoin, des pensées relatives à des objets absens ou étrangers
- à nous. L’impression des premiers besoins, ce mouvement
10
- nécessaire que produit l’altération qui survient
- dans notre équilibre général, ou bien l’action des êtres
- extérieurs sur nos sens, doivent seuls nous donner nos
- sensations, et dès-lors imprimer seuls le mouvement aux
- organes qui les opposent, les estiment et jugent leurs
15
- différences. Vouloir penser sans occasion présente, c’est
- regarder en l’absence de la lumière ; aussi dans ces deux
- cas la pensée comme l’œil, saisissent des fantômes. L’individu
- ne doit pas marcher seul ; sa volonté ne saurait |
[56]
- l’isoler sans l’égarer ; sa force est d’être entraîné ; sa
20
- destination d’être porté par le torrent des êtres. Jamais,
- quoiqu’il fasse, il ne pourra former un tout particulier,
- séparé et comme indépendant ; effet nécessaire de tant de
- causes par lesquelles il est cause lui-même, il ne peut
- sentir son être que comme le résultat de toutes les impressions
25
- reçues. C’est la discordance entre le cours universel
- et cette trace particulière sur laquelle le penseur factice
- veut s’arrêter au sein de la succession générale des
- impressions ; c’est cette résistance, cette déviation, en quelque
- sorte imprévue dans la nature, qui rend si pénible et si
30
- destructive la méditation arrêtée sur un objet imaginaire
- et déterminé. Mais en nous livrant au cours fortuit de nos
- idées, ou en nous abandonnant sans choix à l’effet imprévu
- des moyens extérieurs, nous animons notre être sans
- l’épuiser, et nous jouissons sans fatigue. Nous trouvons
35
- une douceur, une facilité inexprimable dans la libre succession
- des souvenirs et dans le vague d’une rêverie confuse ;
- c’est qu’alors, modifiés selon la nature entière,
- nous sommes ce que nous avons été faits en elle, une
- corde particulière dont les vibrations concourent
40
- l’harmonie universelle.
[57]
- Le plus léger des accidens extérieurs, un son, un mouvement
- suffisent pour nous distraire des méditations les
- plus importantes ; il faut tout l’enthousiasme extatique
- pour retenir la pensée sur son premier objet, lorsque nos
45
- sens frappés par une impulsion extérieure, viennent lui en
- apporter un nouveau. Cette dépendance des impressions
- reçues du dehors rend favorable à l’abandon de la pensée
- la succession douce et égale des impressions légères, et
- la continuité d’un mouvement facile. Dans un silence et
50
- une inaction absolue, la pensée seroit pénible, l’existence
- même seroit fatiguante. Il est difficile de créer en nous
- le mouvement, mais nous aimons à être mus par une
- impulsion donnée ; celle même que nous produisons en
- nous, tarde peu à se modifier selon une direction générale,
55
- et si nous nous oublions un moment, nous nous
- trouvons bientôt dans une sorte d’accord avec ce qui nous
- environne. Tout tend à l’unisson dans une sphère d’activité.
- Le mouvement est même plus facile que le repos à
- un corps jeté parmi d’autres corps en mouvement ; il est
60
- entraîné, s’il ne fait constamment un effort contraire ;
- mais qu’il s’abandonne, il recevra sans peine autant d’activité
[58] qu’il en eût pu produire dans | l’isolement, en épuisant
- ses propres forces.
- Trop d’impressions différentes se combattent avec une
- ses propres forces.
65
- sorte d’effort, et dans cette oscillation trop précipitée ou
- trop inégale, l’on ne sauroit être doucement entraîné.
- J’éviterois également d’être agité par des objets trop frappans
- ou en trop grand nombre. Je ne m’assiérai point
- auprès du fracas des cataractes ou sur un tertre qui
70
- domine une plaine illimitée ; mais je choisirai, dans un
- site bien circonscrit, la pierre mouillée par une onde qui
- roule seule dans le silence du vallon ; ou bien un tronc
- vieilli, couché dans la profondeur des forêts, sous le
- frémissement du feuillage et le murmure des hêtres que le
75
- vent fatigue pour les briser un jour comme lui. Je marcherai
- doucement, allant et revenant le long d’un sentier
- obscur et abandonné ; je n’y veux voir que l’herbe qui
- pare sa solitude, la ronce qui se traîne sur ses bords, et la
- caverne où se réfugièrent les proscrits, dont sa trace
80
- ancienne est le dernier monument. Souvent, au sein des
- montagnes, quand les vents engouffrés dans leurs gorges
- pressoient les vagues de leurs lacs solitaires, je recevois
- du perpétuel roulement des ondes expirantes, le sentiment
[59]
- profond de l’instabilité des choses et de l’éternel | renouvellement
- du monde. Ainsi livrés à tout ce qui s’agite et
- se succède autour de nous, affectés par l’oiseau qui passe,
- la pierre qui tombe, le vent qui mugit, le nuage qui
- s’avance ; modifiés accidentellement dans cette sphère
- toujours mobile, nous sommes ce que nous font le calme,
90
- l’ombre, le bruit d’un insecte, l’odeur émanée d’une herbe,
- tout cet univers animé qui végète ou se minéralise sous
- nos pieds ; nous changeons selon ses formes instantanées ;
- nous sommes mus de son mouvement, nous vivons de sa
- vie.
95
- Si le mouvement est trop insensible au-dehors, je sens
- le besoin d’en produire en moi-même un qui soit facile,
- afin qu’il se perpétue sans exiger de moi l’effort d’une
- volonté nouvelle, et uniforme, afin que je puisse comme
- oublier sa sensation pour être tout entier à celles que
100
- j’attends, et que, sans nuire à celles-ci et les absorber, il
- ne soit pour elles qu’une sorte d’accessoire qui les fortifie,
- et qui, toujours semblable, puisse indifféremment s’unir
- à toutes [S 27].
[60]
- Il n’est pas deux effets semblables dans la nature : nous
105
- ne saurions être affectés deux fois d’une manière vraiment
- égale ; ainsi, la rêverie la plus abandonnée ne peut reproduire
- la même série d’idées dans son cours involontaire.
- Il n’est pas besoin, pour être émus d’une manière toujours
- nouvelle, de passer des bords d’un paisible canal au
110
- sommet des monts dépouillés par les orages, ou du pâle
- couchant de la lune, à l’éclat des feux du midi. Dans le
- même site, les peupliers ne seront pas aujourd’hui balancés
- par les vents, de même qu’ils l’étoient hier ; le cri
[61]
- nocturne | des hibous ne sera pas autant de fois répété
115
- dans les rochers caverneux ; le ruisseau précipite ses ondes
- d’une manière qui nous paroît semblable, mais le soleil
- ne donne plus d’éclat à la blancheur de ses vagues
- écumeuses ; le cygne, qui nage dans ses remoux, a fait fuir le
- poisson qui s’y jouoit hier ; et l’églantier, qui penchoit ses
120
- fleurs sur sa rive, a perdu leurs pétales desséchées sur son
- gravier stérile ou emportées par ses eaux. Le soleil vient
- à luire dans le vallon, c’est une solitude charmante ; un
- nuage épais l’obscurcit un moment, c’est un triste désert.
- Le chant d’un oiseau suffit pour animer la contrée, et le
125
- plus léger souffle des airs a changé pour nous la nature ;
- tout est mu et tout est moteur à son tour : tout se succède,
- tout change ; mais rien n’a passé en vain, tout a été
- senti, excepté par l’homme altéré, aliéné dans sa vie
- factice.
130
- L’homme qui s’est moins séparé du reste des êtres, et
- qui a conservé des habitudes moins étrangères à sa première
- nature, vit dans un état analogue à la situation
- générale de tout ce qui change et se reproduit.
- Moins emporté par les passions, moins consumé par les
135
- sollicitudes sociales, il reçoit ses changemens des causes
[62]
- naturelles ; il est ce que | le font les lieux, les saisons : et
- il est moins dissemblable à lui-même, et surtout moins
- péniblement changé que l’homme ordinaire toujours
- façonné selon les caprices des autres hommes, et travaillé
140
- par des vicissitudes bizarres et cruelles.
- Chacun des jours rapides de la perpétuelle reproduction
- des années, apporte un changement sensible au degré progressif
- de la végétation, à l’état des cieux, à la situation
- de toutes choses mais, dans sa marche, comme ascendante,
- par des vicissitudes bizarres et cruelles.
145
- puis rétrograde, la série annuelle se divise dans
- nos climats en deux saisons marquées ; dans l’une, principe
- de vie, tout se compose, s’augmente, s’anime, se
- développe ; dans l’autre, époque d’altération et de dissolution,
- tout se repose, s’arrête, se corrompt, se détruit.
150
- Dans leurs premiers momens, celle-là ajoute à notre vie,
- celle-ci nous communique de son repos ; mais notre durée,
- plus longue que celle de la plante annuelle, résiste à leur
- action extrême pour ne se point épuiser dans son premier
- été, ni finir à son premier hiver. C’est ainsi que notre
155
- nature, se refusant à l’influence d’une activité trop consumante,
- et d’une décomposition trop prématurée, nous
[63]
- soustrait aux effets des deux périodes absolus, en nous
- laissant seulement sensibles aux impressions encore modérées
- du printemps et de l’automne, qui animent et calment
160
- alternativement notre vie, sans la fatiguer ou l’arrêter.
- Dès que la nature visible est activée par les émanations
- de l’astre qui la féconde, et reprend à nos yeux sa force
- productive suspendue dans les hivers, ce mouvement
- nouveau imprimé à tous les êtres, facilite notre vie, et nos
- alternativement notre vie, sans la fatiguer ou l’arrêter.
165
- desirs s’embrasent au feu de l’impulsion générale : tout
- nous entraîne, tout promet, tout séduit ; avides d’extension,
- nous ne voyons sur sa trace rapide que joies, espérances,
- illusions heureuses ; pleins de confiance et de
- séduction, nous hâtons l’avenir pour y précipiter notre
170
- vie. C’est ainsi que nous chérissons la saison où nous sentons
- plus ardemment et plus heureusement, et où nous
- existons en quelque sorte davantage.
- Doux printemps, jeunesse toujours nouvelle de l’inépuisable
- nature, tous les cœurs ont aimé tes premiers beaux
[JM 28] 175
- jours, tous les poètes les ont chantés : tu soutiens et
- consoles notre vie, tu fais fleurir l’espérance sur tes traces
- annuelles, et vivifies nos jours flétris durant le sommeil de
[64]
- la nature. Tu la montres toujours | jeune à nos yeux
- vieillis, et son immuable durée semble éloigner le terme
180
- de nos jours rapides, comme s’il nous étoit donné de nous
- renouveler avec elle ; comme si chaque printemps n’abrégeoit
- pas notre vie passagère comme si nous n’étions
- pas des parties mortelles du tout impérissable.
- Heureux pourtant qui peut encore sentir ainsi, et n’a
185
- point effacé, sous nos formes factices, son empreinte
- primitive ! Heureux l’enfant de la nature qui, libre d’un
- joug étranger, chérit la main féconde qui prépare les
- délices de l’année ! Heureux celui dont les misères et les
- ennuis n’ont point séché le cœur, qui ne s’est pas éteint
190
- dans une froide langueur, qui sourit à la douce haleine
- du zéphyr [S 28] africain, renaît avec l’ombrage des forêts, et
- s’épanouit avec la fleur des prairies !
- Et moi aussi j’ai aimé le printemps ; j’ai observé le
- bourgeon naissant, j’ai cherché les prime-vères et le
[JM 30] 195
- muguet, j’ai cueilli la violette. J’ignore si ces tems se
[65]
- reproduiront encore. Je | n’ai point perdu les goûts
- primitifs ; mais leurs impressions ont changé lorsque mon
- cœur a perdu les desirs, altérations passagères de l’être
- qui sent profondément et ne végétera qu’un jour.
200
- Le printemps seul se revêt d’un charme indicible. Nulle
- saison ne peut lui paroître comparable aux yeux qui ne
- sont pas désenchantés : aux plaisirs qu’il donne, l’attente
- de l’été ajoute encore ceux qu’elle promet ; mais je sens que
- je lui préfère déjà la mélancolique automne, reste épuisé de
205
- la splendeur des beaux jours, dernier effort de vie mêlé
- d’une sorte de langueur qui déjà repose et bientôt va
- s’éteindre sous les frimats ténébreux.
- Insensés ! nos pertes sont notre ouvrage : notre main
- imprudente comprime et refroidit la nature. Les joies de
210
- la vie devoient durer autant qu’elle ; le sentiment du
- plaisir étoit de tous les âges. Il promettoit au vieillard
- même sa délicieuse ivresse pour les précieux momens du
- mois des violettes, et les jours enchanteurs de la saison
- des roses. Mais les fleurs du printemps, séduisante image
215
- des joies heureuses, sont pour les hommes fortunés qui
- connoissent la passion douce des jeunes coeurs, le plaisir
[66]
- et ses illusions charmantes. La teinte | automnale des
- feuilles jaunies, et ce vêtement de la nature déjà flétrie,
- convient mieux à l’habitude des rêveries profondes et des
220
- pensers amers.
- Douce et mélancolique automne ! saison chérie des
- cœurs sensibles et des cœurs infortunés, tu conserves, tu
- adoucis le sentiment triste et précieux et de nos pertes et
- de nos douleurs ; tu nous fais reposer dans le mal même,
- pensers amers.
225
- en nous apprenant à souffrir facilement, sans résistance
- comme sans amertume. Tes ombres, tes vapeurs, tes
- feux qui s’éteignent, et ce revêtement antique que tu
- commences à dépouiller ; tout ton aspect délicieux et
- funèbre attache nos cœurs aux souvenirs des tems écoulés,
230
- aux regrets des impressions aimantes. Émus, attristés,
- navrés, nous t’aimons, nous te bénissons, car tu nous
- ramènes au charme aimable des illusions perdues, tu
- reposes à demi le voile consolateur sur nos yeux fatigués
- d’une imprudente lumière. Douce automne, tu es la saison
235
- chérie des cœurs sensibles et des cœurs infortunés !
- Tes jours plus courts et ton soleil plus tardif, semblent
- abréger nos maux en abrégeant nos heures. À travers tes
- chérie des cœurs sensibles et des cœurs infortunés !
[67]
- brouillards, portés sur les prairies, l’aurore elle-même |
- suspend sa lumière douteuse. Le voile vaporeux laisse au
240
- matin le silence de la nuit et la paix des ténèbres, et nous
- nous éveillons libres du poids des heures écoulées, et
- incertains même s’il faut déjà vivre ou si nous reposons
- encore. Automne ! doux soir de l’année, tu soulages nos
- cœurs attendris et pacifiés, tu portes avec nous le fardeau
245
- de la vie !
- Toi seule fais oublier et les plaisirs du printemps et la
- splendeur des étés. Cet espoir séduisant, ce charme nouveau,
- tout ce délire expansif des premiers beaux jours ne
- valent pas, ô automne ! ta simple et paisible volupté. Ces
- de la vie !
250
- nuits éclairées du solstice, cette durée des jours, cette
- profusion et de vie et de lumière, l’été dans sa puissance
- et toute sa splendeur, ne vaut pas, ô automne ! la simplicité
- de tes dons, cette douce température, ce silence ineffable
- et des cieux calmés et de la terre mûrie et reposée.
255
- Que le jeune cœur, avide d’amours et d’illusions, se livre
- dans son enthousiasme aux erreurs du printemps, je ne
- veux pas le détromper : l’ombre du bonheur s’est retirée
- sous le voile ; il ignore la vie et s’ignore lui-même ; qu’il
- jouisse longtems : pour moi je t’aime, douce et mélanco|lique
260 [68]
- automne ! tu es douteuse et fugitive comme la
- vie de l’homme. Si belle encore, et pourtant si voisine
- des frimats nébuleux, tu apprends à son cœur détrompé,
- que du moins le présent peut s’écouler doucement dans
- l’oubli des maujx que-là crainte anticipe.
265
- Le renouvellement de l’année agite nos cœurs de desirs
- immodérés et d’affections indicibles. L’homme froid peut
- avoir besoin de cette impulsion nouvelle pour rendre
- quelque sentiment à sa vie stérile, mais les cœurs profondément
- sensibles souffrent trop de cette agitation
270
- immodérée ; cette nature si puissante les fatigue et les dévore ;
- ils reposent plus heureusement sous les ombres
- automnales.
- Et toi aussi, infortuné, que le sort a poursuivi, que les
- hommes ont opprimé ; toi aussi tu te refuses à ces saisons
275
- qui n’inspirent qu’espérance, joie et bonheur, car tous ces
- prestiges sont loin de ton cœur ; toi aussi, triste victime
- des misères humaines, tu préfères l’arbre qui jaunit dans
- les vergers, les champs dont les travaux ont fini, et la
- feuille abandonnée sur le sol des forêts tu marques à tes
280
- douleurs un cours annuel, et voyant cesser la végétation,
- comme si la nature s’arrêtoit toute entière tu espères à
- toutes choses un terme désiré.
[69]
- Et toi disciple de la vérité, tranquille solitaire, qui aimes
- et plains l’humanité souffrante ; homme éclairé, vertueux
285
- et aimant ; mais détrompé par la sagesse ou le malheur,
- quelle est des modifications annuelles celle que tu chéris
- davantage ? L’automne n’a-t-elle pas surtout entretenu tes
- méditations, inspiré tes pensées, et ramené ton cœur ?
- Dans le silence de ses soirées vaporeuses, n’as-tu pas
290
- connu une justice plus naturelle, senti plus d’impassibilité
- philosophique, et pénétré dans une profondeur plus
- sublime ?
- Automne ! saison des cœurs sensibles et des cœurs infortunés,
- tu es encore la saison du sage, tu imprimes à nos
295
- ames ce caractère précieux de calme et d’indifférence, base
- nécessaire de toute justice et de toute vérité ; tu disposes
- à penser et à sentir en sage. Tu es encore la saison de cet
- homme simple qui, loin de l’ivresse et de l’amertume des
- villes, cultive son antique héritage dans les mœurs patriarchales 300
- et la paix domestique. Tu payes ses travaux naturels,
- tu rassembles sous son toit vénérable les dons de la
- féconde nature, tu assures son existence durant le stérile
- hiver, tu le rappelles à son humble foyer. Là, près des
[70]
- siens, il va goûter des joies cham | pêtres inconnues aux
305
- hommes moins simples que lui ; c’est-là que tu prépares
- son repos ; et pour combler ses derniers vœux, tu lui souris
- jusques sous les frimats que tu suspends comme pour
- lui promettre et lui montrer déjà le printemps
- réparateur.
310
- Douce automne ! c’est toi que la nature a destinée au
- soutien, à la consolation, aux délices des victimes sociales
- qui vivent encore pour elle. Tu la fais aimer, tu ramènes
- à ses lois oubliées, tu es touchante comme le soir d’un
- beau jour, consolante comme le soir de la vie, et tes
315
- émotions chéries se perpétuent dans le vague des souvenirs,
- et agrandissent notre être dans l’abîme du regret
- inénarrable.
- Vous, à qui les touchantes soirées d’octobre conviennent
- davantage qu’un matin du mois de mai, comptez que la
320
- vie a déjà perdu pour vous son illusion fugitive ; que les
- regrets seront vos seuls plaisirs, et qu’il n’est plus d’autre
- habitude du cœur qu’une mélancolie qui consume et que
- l’on aime. Le charme une fois dissipé ne revient jamais.
- Vous êtes dans le soir de la vie, et son couchant se
325
- prépare. Descendez doucement vers la nuit de la tombe : il
- n’est plus pour vous d’aurore ; vos yeux fatigués ne verront
[71]
- pas même l’éclat du | midi, et le seul espoir qui vous
- reste est celui d’un sommeil paisible. — Mais ce repos, ce
- sommeil funèbre aura-t-il aussi son réveil ? Non, il ne
330
- l’aura point…… Cependant reposez du moins.
- Les deux saisons extrêmes influent aussi sur nous ;
- mais il semble qu’elles soient plutôt l’occasion seulement
- que la cause directe des impulsions que nous éprouvons
- alors.
- l’aura point…… Cependant reposez du moins.
335
- Les grands jours du solstice, saison riche et pompeuse,
- sont les jours que nos regrets rendent les plus pénibles.
- Cette température heureuse, ces nuits charmantes, cette
- terre abondante, cette nature si facile aux vœux de
- l’homme, si vivante pour son cœur, si productive pour
340
- ses besoins : tout rappelle, tout invite, tout commande.
- Mais dans cette nature si remplie, si animée, quel vide
- pour celui qui l’a oubliée dans des habitudes étrangères ;
- quel silence pénible pour celui qui pressent son langage
- et ne peut pas l’entendre !
345
- Quand une atmosphère douce et une terre fertile présentent
- par-tout les alimens et l’asile, l’activité et le repos,
- qu’avons-nous besoin de tous ces efforts d’un art qui
- falsifie les dons de la mère commune ? pourquoi languir
[72]
- dans ces amas de stériles décombres, dont | d’insensés
350
- travaux nous ont construit d’étroites et hideuses prisons ?
- Que ces chaînes ridicules sont pesantes et peut-être
- indissolubles ! Quoi ! nous qui conservons encore quelque trace
- de notre forme originelle, nous ne pourrons, libres de cette
- insidieuse oppression, fuyant une terre conquise et dévastée,
355
- respirer en paix sous le beau ciel des tropiques, dans
- des contrées indépendantes, dont les productions naturelles
- fourniroient bien mieux à nos vrais besoins, où nous
- n’aurions plus à souffrir les insipides jouissances, à recevoir
- les funestes bienfaits, à partager les inévitables misères
360
- de l’homme des cités ?
- Dans l’hiver de nos climats la nature semble justifier
- nos arts. Affoiblis comme nous le sommes par notre
- manière de vivre, nous pourrions difficilement supporter
- les frimats, et il faut bien que nous aimions nos tristes
- de l’homme des cités ?
365
- asiles, puisqu’enfin ils sont vraiment commodes, et que
- l’habitude nous persuade qu’ils sont devenus nécessaires ;
- mais dans l’été, nous reprenons quelque chose de notre
- indépendance, nos regrets s’éveillent alors. En admirant,
- nous sentons ce que nous avons perdu, en jouissant nous
370
- souffrons. C’est alors que les feux de l’air, le roulement
[73]
- des eaux, la paix des om|brages, l’abondance des fruits,
- l’aspect d’une contrée aimable et majestueuse, que tout ce
- qui nous plaît et nous enchante, nous opprime et nous
- attriste. Alors les chants d’une voix lointaine nous accablent
375
- d’un sentiment indéfinissable de nos pertes, et de je ne sais
- quel souvenir confus de ce qui ne fut jamais pour nous,
- mais que d’autres impressions semblables nous avoient
- déjà fait pressentir vaguement ; et si dans le silence d’une
- nuit éclairée, nous nous livrons aux accens sublimes du
380
- rossignol solitaire, un invincible pouvoir égare notre
- imagination dans l’éthéré, l’élyséen, et navre aussitôt nos
- cœurs abandonnés dans un vide intolérable.
- Ainsi l’inexplicable regret nous entraîne par sa douleur
- même, et nous plaît en nous déchirant. Ainsi le sentiment
385
- se ranime sur la trace de l’objet aimé. Ainsi le montagnard
- des Alpes, exilé dans les plaines de France ou de
- Hollande par la manie mercenaire d’une bravoure inconsidérée,
- se plaît aux premiers accens du Ranz des vaches ;
- mais bientôt s’intéresse, s’attendrit, pleure, soupire
300 [74]
- profondément, déserte ou meurt [S 29]. Ainsi cette ex|tension à
- la fois délicièuse et funeste qui nous lie à tout ce qui est
- et fut hors de nous, qui rend toutes les altérations
- extérieures sensibles à nos organes, qui nous modifie selon la
- succession instantanée de toutes choses, qui nous fait
395
- éprouver leurs rapides mutations et vivre dans toute la
- nature ; cette sensibilité vaste, délicate et profonde, ce sens
- intérieur susceptible d’affections innombrables, consume
- et précipite l’existence qu’il agrandit, et afflige la vie qu’il
- devoit embellir.
400
- La sensibilité n’est pas seulement l’émotion tendre ou
- douloureuse, mais la faculté donnée à l’homme parfaitement
- organisé, de recevoir des impressions profondes de
- tout ce qui peut agir sur des organes humains. L’homme
[75]
- vrai|ment sensible [S 30], n’est pas celui qui s’attendrit, qui
405
- pleure ; mais l’homme qui reçoit des sensations là où les
- autres ne trouvent que des perceptions indifférentes. Une
- émanation, un jet de lumière, un son nuls pour tout
- autre, lui amènent des souvenirs ; une roche qui plombe
- sur les eaux, une branche qui projette son ombre sur le
410
- sable désert, lui donnent un sentiment d’asile, de paix, de
- solitude ; et la perpétuelle incertitude de son cœur est
- retracée dans cette eau toujours écoulée, et toujours reproduite,
- que le moindre souffle agite en ondes prolongées,
- et que bouleversent de fréquens orages. Si le soleil écarte
415
- les nues, dans la nature embellie, il ne voit que des biens,
- il ne sent que l’espérance. Si les nuées reviennent voiler
- le soleil, tout dans l’ombre se flétrit à ses yeux : l’avenir
- est chargé de maux, tout est sinistre, alarmant, le voilà
[76]
- détrompé, triste, accablé. Une fleur odorante | se trouve-
420
- t-elle sous ses pas, son parfum a dissipé tous ces fantômes,
- et ramené sur l’avenir le voile des illusions plus heureuses.
- Une idée triste se présente-t-elle la première à son réveil,
- cette journée sera celle des ennuis et des douleurs ; s’est-
- il éveillé dans la paix, il va tolérer la vie. Qu’il consulte,
425
- le matin, les brouillards et les vents ; qu’il écoute quels
- oiseaux chantent l’aurore : les malheurs lui seront moins
- pénibles dans un beau jour, que le poids seul du tems
- sous un ciel voilé de brumes. Il est des sensitives qui se
- flétrissent dans les tems d’orage, et se réveillent avec la
430
- sérénité des cieux.
- Mais toujours dépendant, et des saisons, et des hommes,
- et des choses, satisfait ou triste, actif ou abattu selon la
- circulation de ses fluides et le jeu de ses organes, comment
- sera-t-il heureux quand tout peut l’affliger ? comment sera-t-il
435
- égal ainsi changé sans cesse ? Embarrassé d’un regard,
- troublé par un mot ; toujours partageant les affections de
- ceux qui l’environnent ; toujours inquiété, ébranlé, altéré
- par les objets mêmes étrangers à lui ; où trouvera-t-il la
- paix du sage et son impassibilité, lui que tout affecte, lui
440
- que tout agite ? Cette sensibilité exquise est-elle un avantage,
[77]
- | une perfection ? sur-tout est-elle un moyen de
- bonheur ?
- Si cet homme sensible possède une ame forte, un cœur
- détrompé, que de combats en lui ! s’il possède une raison
445
- supérieure, qui pourra le soustraire à l’ennui de la
- vie ?
- Quand la passion de la vérité a conduit au doute
- universel, quand le doute a dévoilé les biens et stérilisé les
- desirs, le silence du cœur devroit du moins régner sur
450
- ces ruines éteintes : mais des cœurs mortels, nul n’est
- plus déchiré que celui qui conçoit un monde heureux,
- et n’éprouve qu’un monde déplorable, qui toujours incité
- ne peut rien chercher, et toujours consumé ne peut rien
- aimer ; qui, refroidi par le néant des choses humaines,
455
- est arraché par une sensibilité invincible au calme de sa
- propre mort. Il s’attache à la nature inanimée pour devenir
- indifférent comme elle, pour reposer dans sa paix impassible :
- il la vouloit muette, mais il l’entend encore ; il la
- sent, il l’interprète toute entière, et demande à chacun
460
- de ses accens une expression indicible pour des douleurs
- inénarrables. Il voit la terre agitée dans la vague qui se
- brise contre le roc, et la destinée humaine dans celle qui
- vient mourir sur la grève.
[78]
- De la disposition et du cours de nos fluides, de l’habitude
- de nos organes, dépendent absolument les manières
- souvent opposées, dont les mêmes objets nous affectent en
5
- des tems différens. Notre bonheur, notre malheur sont
- déterminés par les causes intérieures plus encore que par
- l’influence actuelle des objets étrangers. Souvent des
- impressions agréables reçues du dehors, nous ont préparé
- des années de tristesse, et des impressions présentement
10
- pénibles, seront la source d’un bien-être durable. Le plus
- sûr, le plus grand, le plus vrai de nos biens est cet heureux
- équilibre de nos forces motrices, cette harmonie générale [S 31]
[79]
- qui fait la santé parfaite. Cette harmonie con|servée [S 32],
- troublée, ou rétablie, fait nos goûts ou notre
[JM 37] 15
- indifférence ; notre joie ou notre tristesse ; notre confiance ou
- nos alarmes ; ces tems de bien-être où tout est heureux et
- desirable, ou ces tems d’ennui où tout est odieux et alarmant ;
- nos affections ou nos haines ; notre indolence ou
- notre énergie ; et tout ce que nous éprouvons, et tout ce
20
- que nous pensons, et tout ce que nous sommes.
- C’est au rétablissement subit de cette harmonie, après
- une altération longue mais réparable, que nous devons
- ces momens d’une vie nouvelle où l’activité expansive
- que nous pensons, et tout ce que nous sommes.
[80]
- porte sur tous les objets l’intérêt, le desir, et ce sentiment
25
- délicieux des rapports de notre être avec les êtres
- extérieurs ; où l’on ne voit par-tout que le bien ; où l’on
- n’est affecté que des avantages que tout présente ; où les
- inconvéniens et les maux s’oublient devant notre sécurité ;
- où l’on aime également et le calme du soir et la splendeur
30
- de l’aurore, et la sombre profondeur des forêts vieillies
- et l’éclat des prairies renouvelées, l’agrément des lieux
- faciles ou fréquentés et l’âpreté des lieux sublimes ou des
- ruines abandonnées, le bruit des hommes et la paix des
- déserts. Où nous aimons chaque chose parce qu’elle est,
35
- où nous l’aimons comme elle est ; le sable parce qu’il
- cède sous nos pieds ; la pierre parce qu’elle nous soutient
- sans fléchir ; une terre unie parce qu’elle est facile à nos
- pas ; une roche sauvage parce qu’il la faut gravir avec
- effort ; l’épaisse forêt parce qu’elle voile l’éclat des cieux ;
40
- et le canal embrasé des feux du couchant parce qu’il
- reflette et multiplie toute sa lumière. Où nous aimons
- l’animé parce qu’il nous appelle hors de nous, et qu’il vit
- comme nous ; l’inanimé parce que nous le soumettons à
- notre être, et qu’il reçoit de nous sa destination ; la nature
45 [81]
- toute entière et dans ses | parties les plus indifférentes ou
- les moins apperçues, parce qu’elles sont toutes l’occasion
- de notre activité, l’aliment de notre pensée, la matière de
- notre vie.
50
- . . Il est des momens de paix et d’énergie où l’ame confiante,
- libre, indifférente, assez indépendante pour tout
- attendre sans être alarmée de rien, assez impassible pour
- s’abandonner, se nourrit d’elle-même ; étend sur toutes
- choses réelles ou possibles, le sentiment de sa force et de
55
- son bien-être ; reste comme immobile dans le tems qui se
- succède, immuable dans le monde agité, et commence un
- bonheur dont sa délicieuse erreur éternise la durée.
- Mais nulle forme, nulle situation n’est permanente dans
- la nature, toutes passent et s’altèrent. Comment resterions-
60
- nous invariables au sein de l’agitation, calmes au milieu
- des orages, et toujours semblables dans un monde toujours
- changé ? Heureux le mortel qui du moins repose souvent
- dans cet état de félicité dont on ne sauroit rendre raison,
- de calme indicible que nul objet extérieur ne peut donner,
65
- où l’on ne jouit de nulle chose en particulier ; où l’on ne
- sauroit exprimer ce que l’on sent, ni dire ce qui rend heureux
[82]
- où il n’est rien | que l’on desire ni que l’on redoute ;
- où le passé s’éloigne sans laisser de regrets, et l’avenir
- s’avance libre d’alarmes ; où tout remplit le cœur, et rien
70
- ne l’afflige ; où tout bien est actuel et présent, tout mal
- impuissant et éloigné ; où tout sentiment pénible est
- étranger à notre être ; où tout sentiment d’admiration,
- d’amour, de joie, de confiance, compose le sentiment [S 33] de
- nous-mêmes.
75
- Il faut à l’homme un exercice constant mais modéré de
- toutes ses facultés ; l’excès du travail le détruit, l’excès de
- l’inaction le rend malheureux ; tous deux sont funestes :
- mais, parmi nous, l’excès du repos est plus funeste encore
- qu’un travail immodéré. Trop inquiets, nous avons besoin
80
- d’être toujours occupés. Il faut que tout notre être soit
- actif comme notre imagination ; nos heures soumises
- à son avidité, nous paroissent vides et stériles si une
[83]
- cons|tante diversion n’occupe leur durée remplie et
- fécondée [S 34]
[JM 38] 85
- L’énergie ne sauroit être soutenue, si elle ne s’exerce
- sur des objets variés ou sur un objet inépuisable. Les
- recherches du goût et les inventions du luxe ont à la
- vérité multiplié et varié presqu’à l’infini les moyens du
[84]
- plaisir ; | mais le plaisir lui-même est nécessairement resté
90
- monotone et limité dans l’impression que nous en recevons,
- qui seule constitue son essence ; car pour que cette
- impression soit douce, il faut qu’elle soit ou préparée par un
- besoin réel, ou embellie par les illusions de la nouveauté.
- Ces derniers moyens sont bientôt épuisés sans retour ; et
95
- le plaisir restreint alors aux besoins primitifs, borné et
- instantané comme eux [S 35], ne sauroit, malgré la séduction
- extérieure de sa durée, remplir jamais les longues heures
- de la vie.
- Ainsi celui qui s’abandonne au plaisir, se livre au
100
- dégoût d’une vie inutile et ennuyée ; ainsi cette classe que
[85]
- l’on envie, à qui tout | est sacrifié, et pour laquelle les
- autres sont vouées aux misères, est elle-même la plus
- nécessairement misérable ; ainsi….. [S 36].
- Nos affections, résultat nécessaire de tout ce qui est, de
105
- tout ce qui fut en nous et hors de nous, sont déterminées
- par cent causes indépendantes de notre volonté ou qui
- même l’asservissent. Comment donc espérerons-nous la
- félicité dans cet état mobile et précaire où se perdent nos
- jours ? Il n’est point de félicité sans permanence. Le bien-
110
- être d’un moment ne fait que montrer le bonheur ;
- l’habitude de sa durée, source de confiance pour sa durée
- future, constitue seule la félicité en mettant l’ame dans cette
- situation qui lui fait aimer sa destinée et se complaire
- dans son existence. Si même il étoit possible de goûter
115
- sans interruption des plaisirs impétueux et toujours différens,
- cette succession de jouissances incertaines ne donneroit
- pas la félicité. Le cœur seroit trop agité pour jouir
- profondément, trop actif pour avoir un sentiment parfait :
[86]
- d’ailleurs, | desirant et craignant toujours, il seroit toujours
120
- inquiet et fatigué. Dans la mobilité de chacun de ses
- plaisirs, il verroit la mobilité de son bonheur ; et perdant
- sans cesse quelque chose, il craindroit sans cesse de tout
- perdre un jour : tous ses plaisirs seroient incomplets et
- stériles ; il ne seroit tout entier à aucun ; il auroit des
125
- regrets, des craintes, des desirs ; il ne seroit jamais calme,
- il ne seroit pas heureux.
- Le bonheur véritable n’est donc accessible que dans
- une vie simple et circonscrite. Ce n’est pas à dire qu’une
- telle vie soit nécessairement heureuse ; elle ne sauroit
130
- l’être si l’on y porte des passions étrangères à son sort,
- une ame étroite et dépendante, un cœur vide et déjà
- flétri.
- Le sentiment de sa propre existence doit primitivement
- suffire à l’être qui se connoît lui-même. Puisqu’il sent, il
135
- jouit ; il est heureux de cela seul qu’il vit, et jouit de cela
- seul qu’il se conserve pour jouir. Toute situation indifférente
- lui est bonne, et il repose dans la permanence du
- bien-être tant qu’il ne sent pas péniblement. Le mal qu’il
- trouve dans la nature est si instantané qu’il ne peut flétrir
140 [87]
- sa vie. Le bonheur est son état nécessaire ; | exister est
- le bien suprême. Il peut souffrir un moment, mais non
- cesser d’être heureux ; car le malheur n’est pas dans la
- douleur qui passe aussitôt, mais dans la durée des douleurs.
- Il faut une succession suivie, une continuité dans le
145
- mal pour constituer l’état de malheur. Pour lui, il ne
- sauroit être malheureux, il cesse de souffrir ou bien il
- cesse de vivre. Tout animal libre vit content et sain, occupé
- de conserver son existence et non de la supporter ; s’il est
- attaqué, il est en un moment vainqueur ou dévoré ; s’il est
150
- blessé, il ne tarde pas à guérir, ou bien il meurt
- aussitôt. Parmi les hommes mêmes, l’habitant des forêts
- sauvages connoît le besoin, mais non l’inquiétude, la douleur
- et non le chagrin. Il peut avoir faim, il peut être
- blessé ; la faim est appaisée, la blessure est guérie ; tout
155
- cela ne dure qu’un jour ; il est sans regret, sans ennui,
- sans alarmes ; il n’est pas malheureux. Une terre aride ne
- lui fournit-elle nul aliment, sa chute est-elle mortelle, ou
- le reptile qui l’a surpris portoit-il un venin indomptable ?
- tout cela ne dure qu’un jour encore, il meurt et n’est
160
- point malheureux. La vie des êtres connus est généralement
[88]
- indifférente. Quelques instans rapides sont pour | la
- douleur, quelques autres presqu’aussi passagers sont pour
- le plaisir. En ajoutant peu de chose à ces jouissances
- passagères, nous avons tellement multiplié les instans du
165
- mal, et tellement prolongé leur durée, que, tandis que
- tous nos jours à venir sont dans notre volonté consacrés
- à jouir, tous nos jours présens sont en réalité consumés
[89]
- à souffrir [S 37]. De | plus, et c’est notre plus triste erreur, nous
- avons changé en état de peine et d’impatience cet état en
170
- quelque sorte neutre, mais heureux en son apparente nullité,
- dans lequel s’écouloit presque toute la vie naturelle.
- Parmi nous il n’est plus de milieu entre jouir vivement,
- ce que la satiété, fruit de nos excès, nous rend d’ordinaire
- impossible ou souffrir d’une manière navrante, soit par
175
- les vains regrets, soit par les alarmes inconsidérées, soit
- par l’intolérable ennui, soit par les privations toujours
- inévitables à qui desire toujours immodérément. Ainsi
- l’homme social jouit aussi peu que souffroit peu l’homme
- de la nature ; il souffre davantage que celui-ci ne jouissoit ;
180
- et de plus, ce bien-être que donnoit l’existence
- simple sans plaisir déterminé, il l’a changé pour un état
- pénible, plus cruel quelquefois que tous les maux positifs,
- l’ennui de sa propre vie et le dégoût de toutes choses [S 38].
[90]
- L’ennui ne naît pas de l’uniformité ; car la vie des
185
- hommes simples est très-uniforme, et les hommes simples
- ne connoissent pas l’ennui. Il ne vient pas de la privation
- des plaisirs ; car ceux qui vivent loin des plaisirs, sont par
- leur manière même de vivre, à l’abri de ses atteintes. Il
[91]
- ne vient pas de la continuité des | peines ; car, des hommes
190
- constamment malheureux ne se sont pas ennuyés un jour :
- il ne vient pas non plus de l’oisiveté, car nul n’est plus
- oisif que les sauvages de la Torride, et ces sauvages ne
- s’ennuient pas. Toutes ces choses ne sont que des causes
- accidentelles qui facilitent ou déterminent l’ennui, mais
195 [92]
- ne | le produisent pas ; l’ennui peut exister sans aucunes
- d’elles, et n’être pas là où elles sont réunies. L’ennui naît
- de l’opposition entre ce que l’on imagine et ce que l’on
- éprouve, entre la foiblesse de ce qui est, et l’étendue de
- ce que l’on veut ; il naît du vague des desirs et de l’indolence
200
- d’action ; de cet état de suspension et d’incertitude
- où cent affections combattues s’éteignent mutuellement ;
- où l’on ne sait plus que desirer, précisément parce que l’on
- a trop de desirs, ni que vouloir, parce que l’on voudroit
- tout ; où nulle chose ne paroît bonne, parce que l’on
205
- cherche une chose qui soit absolument bonne ; où la
- crainte d’un léger inconvénient dégoûte d’un grand avantage ;
- où rien ne plaît, parce que rien n’est sans mélange ;
- où le cœur ne peut plus trouver assez, parce que l’imagination
- a trop promis ; où l’on est rebuté de tous les biens,
210
- parce qu’ils ne sont pas extrêmes, et fatigué de la vie,
- parce qu’elle n’est pas nouvelle.
- Puisque l’ennui naît de l’opposition entre la sphère illimitée,
- rapide ou riante, que nous imaginons, et la sphère
- étroite, lente ou triste, où nous nous trouvons circonscrits,
215
- il s’ensuit que l’ennui ne menace proprement que
[93]
- ceux dont l’idée, trop abandonnée à son | imprudente
- énergie, a étendu les desirs et les regrets à des choses
- qu’ils ne sauroient atteindre, ou dans un monde qu’ils
- n’habiteront pas ; et encore ceux qui, sans beaucoup penser
220
- ou même sentir profondément, ont beaucoup éprouvé,
- et dont les relations, et surtout les jouissances, ont passé
- les bornes naturelles à l’homme : d’où il résulte deux
- classes de victimes de l’ennui ; l’une qui a connu, l’autre
- qui a pressenti hors des indications primitives et limitées
225
- de la nature. L’homme simple, occupé de travaux directement
- utiles, heureux de jouissances modérées, ne
- sachant que ce qu’il doit connoître, et ne desirant que ce
- qu’il peut posséder, sera toujours à l’abri de cette funeste
- langueur [S 39]. Que de prises on donne au malheur en
230
- étendant ainsi son être à tant de choses qui peuvent l’affecter
- péniblement : comment ne sent-on pas que le cœur si
- occupé au-dehors trouve en lui un vide indéfinissable,
- une foiblesse nécessaire qui produit l’impatience du
- moindre mal, l’indifférence pour tout bien, et dès-lors le
235
- dégoût d’une existence altérée par tant d’extension, et
- comme perdue et dissipée dans l’univers ?
[94]
- Tout semble commander à l’homme de borner ses
- vœux pour rendre leur objet accessible [S 40], de cacher sa
- vie pour la conserver libre, et de limiter son être pour le
240
- posséder tout entier. Telle étoit l’indication de la nature ;
- mais égaré accidentellement par les desirs donnés pour le
- conduire, l’homme ne s’arrêta plus dans sa déviation ; il
- l’aima, il la vanta, il la consacra ; l’orgueil de son être
[95]
- dégénéra | en une vanité aussi puérile que fastueuse dans
[JM 39] 245
- son objet, aussi désastreuse qu’illimitée dans ses suites :
- à force de tendre à ce qui lui parut élevé, il imagina une
- grandeur fantastique ; à force de chercher une vie meilleure,
- il méprisa, il perdit celle qui étoit propre à sa
- nature ; il parvint à cette vie actuelle livrée au chaos des
250
- passions extrêmes, et à la dépendance des combinaisons
- fortuites et multiples de tout ce qui compose à chacun de
- nous un caractère qui n’étoit pas le nôtre, et un sort que
- nous n’avions pas voulu.
- Parmi nous, celui qui ne jouit pas de toutes les
255
- recherches, de tous les caprices du luxe, éprouve les
- privations et l’opprobre de l’indigence. On y confond la
- pauvreté avec le malheur ; et, suivant les conséquences
- naturelles de principes si faux, on conçoit à peine comment
- l’existence seroit tolérable ailleurs qu’au sein des
260
- villes, et comment il pourroit être quelque bien hors des
- conditions qui donnent droit à tout prétendre, et sans les
- richesses, moyen de tout obtenir.
- Cependant, la simplicité diffère essentiellement de la
- misère. L’homme simple méprise ou ignore tous ces
265
- biens que le misérable envie ; ainsi, l’un est heureux tandis
[96]
- que | l’autre est déplorable ; et, dans des positions que
- des yeux prévenus pourroient trouver semblables, leurs
- destinées réelles différent comme leurs cœurs.
- La misère n’est pas dans la non-possession de ce qui
270
- ne nous est point d’une nécessité absolue, mais dans
- l’opposition entre les besoins et la possession, surtout entre
- les desirs et les espérances. Le plus fortuné des hommes
- est souvent plus misérable que celui qui ne possède rien ;
- car desirant encore, il manque en effet, et sent davantage
275
- la privation de ce qu’il envie que la jouissance de ce qu’il
- possède. La misère n’est pas précisément dans la privation,
- mais dans ce que la privation a de contraint, de
- pénible et de perpétuel. Elle navre le cœur, parce qu’elle
- prouve une grande foiblesse dans celui à qui ce qu’il veut
280
- constamment est constamment refusé. La misère est
- encore produite par une sorte de comparaison envieuse
- où nous conduit le sentiment de l’injustice, joint à celui
- de l’humiliation. Il faut que l’on imagine, ou que l’on
- voie un sort meilleur ; que l’on soit plus pauvre que l’on
285
- ne pourroit être, plus que ne l’est tel autre ; que l’on
- trouve à sa pauvreté quelque chose d’abject, soit par le
[97]
- sentiment de son | impuissance pour en sortir, soit par le
- mépris qu’elle porte les autres à faire de nous. Dans un
- lieu où tous également manqueroient des choses du luxe,
290
- et même des commodités arbitraires de la vie, mais ne
- compareroient pas leur situation avec celle des étrangers,
- il y auroit, si l’on veut, une pauvreté absolue ; mais
- comme il n’y en auroit point une relative, on n’y seroit
- pas misérable ; car la misère n’est [S 41] que dans un dénuement
295
- relatif, abject et contraint, qui avilit l’homme en le
- mettant tristement et malgré lui au-dessous de ses
- semblables et dans leur dépendance.
- L’homme simple possède seulement ce que la nature
- lui donne, mais il est heureux de cette simplicité même,
300 [98]
- dans laquelle il ignore, | néglige ou méprise tout ce qu’il
- ne possède pas. Exempt de passions comme d’ennuis et de
- satiété, à chaque heure de sa vie indifférent pour le passé,
- tranquille sur l’avenir, il jouit au moment actuel, et de ce
- qu’il reçoit du dehors et du sentiment de sa propre force
305
- qu’il conserve en lui ; parce qu’il est ce que la nature l’a
- fait ; parce qu’il use de ce qu’elle lui a donné ; et qu’ainsi
- il n’y a pas entre sa nature et ses vœux, entre ses vœux
- et sa situation, cette discordance qui afflige et fatigue tant
- d’hommes, en les opposant à eux-mêmes, et eux-mêmes
310
- à leurs destinées.
[99]
5
- La fermeté ne peut rien dans ces tristes momens. L’ame
- la plus forte est souvent alors la plus abattue ; elle s’est
- consumée plutôt, parce que son feu étoit plus actif ; son
- énergie même a rendu son abattement nécessaire ; comme
10
- celui dont un rude travail animoit toutes les forces, a besoin
- de les suspendre dans un repos d’autant plus profond que
- leur activité fut plus grande. On surmonte les grandes
- douleurs, on succombe aux ennuis ; c’est le héros qui debout
- combat un géant, et lorsqu’il repose est enchaîné par un
15
- enfant. Le foible est toujours foible, il ne varie que dans sa
- foiblesse ; mais le fort est foible quelquefois. Le sage paroît
[100]
- toujours semblable, il l’est autant que l’homme | peut
- l’être, autant qu’il est bon que l’homme le soit ; il
- maîtrise ses sensations ou se les déguise à lui-même. Il
20
- ne paroît jamais vaincu, ce n’est pas qu’il soit toujours
- supérieur à ses ennemis constans ; il peut ne pas vaincre,
- mais il ne sauroit être asservi ; il n’est maître absolu ni
- des choses, ni des sensations qu’il en reçoit, ni de l’habitude
- de ses organes : cependant il paroît l’être, parce que
25
- dès qu’il agit, il agit en maître de lui-même. Comme être
- actif, il est toujours indépendant, toujours égal ; comme
- être passif, il ne sauroit l’être.
- Un grand génie, une ame magnanime peuvent se trouver
- dans un corps foible ; une ame inébranlable, ne s’y
30
- trouve pas. Un tel homme sera fort contre les grands
- maux, et souvent foible contre les moindres contradictions ;
- il franchira les plus puissans obstacles, et sa marche
- n’en sera que plus fière ; de légères entraves le fatigueront,
- et il sera rebuté sans que l’on voie même ce qu’il
35
- avoit à combattre. Cette disproportion entre le choc et la
- résistance, n’a rien de contradictoire ; on est fatigué par
- un ennemi foible qui harcèle sans cesse, parce que l’on
- n’a pas rassemblé contre lui ses forces : le mépris que
[101]
- l’on faisoit de sa foiblesse, lui a donné par | cette foiblesse
40
- même le moyen de nuire. Un ennemi plus puissant est
- moins funeste ; on proportionne son effort à la grandeur
- du péril, et l’on est moins en danger par cela même que
- l’on s’y croyoit davantage.
- Les petits maux toujours renaissans montrent la misère
45
- humaine par-tout où l’on attendoit un sort meilleur ; en
- détrompant toujours ils rebutent enfin. Ils font le malheur
- de la vie, parce qu’ils ôtent l’espérance sans laquelle la
- vie sociale n’est qu’une longue douleur. À chaque moment
- nous croyons être mieux, à chaque moment nous sommes
50
- pis. La confiance trop abusée s’éloigne sans retour ; et
- parce que le présent est constamment flétri, on voit dans
- l’avenir non plus le bien qu’il promet, mais le mal habituel,
- même celui qu’il n’enfantera pas.
- Je préférerois les maux les plus grands à l’importunité
55
- des ennuis, et les plus cruels tourmens d’une vie orageuse
- à l’habitude d’une destinée exempte de grands revers ;
- mais vide de situations énergiques, fatiguée de mille
- peines d’un jour, et corrompue par sa propre apathie.
- Les momens les plus extrêmes sont ceux où l’on vit
60
- davantage : à qui n’a pas de grandes joies, il faut de [102]
- profondes douleurs. | L’énergie est nécessaire à l’homme qui
- pense ; s’il la peut trouver dans le bonheur, il l’exalte
- davantage encore en luttant contre l’affliction. Le seul
- fléau de l’ame forte est la langueur [S 42], parce qu’elle seule
65
- peut l’affoiblir. L’ame accroît sa force par l’orgueil même
- de sa force ; dès qu’elle s’estime, elle peut tout ; dès
- qu’elle s’affoiblit, elle ne peut plus rien : elle pourra
- toujours moins, car elle cessera de vouloir. Jusqu’au
- moment des grandes épreuves, elle repose dans son propre
70
- abattement ; elle soupçonne à peine combien elle est avilie ;
[103]
- elle ne se juge pas, elle s’abandonne ; elle ne | sauroit
- être vaincue tout à coup, elle peut être énervée lentement ;
- elle ne meurt point, elle s’endort. Dans cet état,
- de légères attaques peuvent l’affoiblir plus encore : mais
75
- si elle reçoit une atteinte profonde, alors l’indifférence
- cesse, le voile n’est plus ; elle sent combien elle est tombée,
- elle s’indigne, et cette indignation la remet à sa hauteur :
- à ce coup terrible elle appelle toute sa force ; la
- voici debout dans son attitude imposante ; qui pourroit
80
- l’abattre sans la tromper par le sommeil ?
- Quand la tourmente s’annonce sur les mers orageuses,
- le pilote appelle son art, et son art lutte contre la tourmente.
- Quand le calme le saisit sur les plages de la
- Pacifique, il n’est plus d’art, plus d’effort, on se consume
- l’abattre sans la tromper par le sommeil ?
85
- lentement, on périt dans l’abattement, c’est un calme de
- mort. L’homme de génie s’élève contre de grands
- malheurs, il les combat, il les surmonte. Quand de
- lentes douleurs l’oppriment froidement, quand les ennuis
- le harcèlent et l’accablent, il est terrassé sans combat, il
90
- s’éteint sans résistance.
[104]
- Les excès physiques ou moraux de nos passions et de
- notre intempérance, prouvent sensiblement ce besoin
- d’énergie intérieure et de mouvement corporel, ce principe
5
- actif qui est la vie même, qui ne cesse que dans le
- vieillard, et ne s’éteint en lui que parce que sa vie elle-
- même s’éteint. Nous animons nos sensations, nous nous
- plaisons à outrer non-seulement celles du plaisir, mais
- aussi celles de la douleur. Toute passion se concentre en
10
- quelque sorte, et se veut nourrir d’elle-même. Le cœur
- mélancolique cherche une mélancolie plus profonde.
- L’infortuné chérit le sentiment de ses douleurs ; il aime
- sa passion malheureuse, il s’abreuve de ses amères délices ;
- leur oubli seroit un vide plus intolérable ; il redoute le
- [JM 41] 15
- terme de ses maux, il ne veut point être consolé. L’excès
- caractérise et nos douleurs et nos joies ; il produit et nos
[105]
- vertus et nos | forfaits. Nous portons en tout une sorte
- d’enthousiasme, un certain besoin de nous livrer à toute
- la fougue du penchant, dans la colère comme dans la
20
- joie, dans la bienveillance, l’amour, les vengeances. Nos
- vertus sont extrêmes comme nos erreurs ; car il n’est point
- de détermination sans passion, de passion sans excès, ni
- d’homme sans passion.
- L’on a aimé, dans toutes les parties du globe, ces boissons
25
- fermentées, dont les esprits exaltent et agitent jusqu’à
- l’égarement de l’ivresse. L’infortuné veut oublier un
- moment et son sort et lui-même, et l’heureux cherche un
- bonheur plus grand. Le premier degré est celui du bien-
- être, le second celui de la joie ; viennent ensuite l’oubli,
30
- l’égarement, la fatigue et la destruction. Malgré cette
- progression inévitable expérimentée chaque jour, peu
- d’hommes savent s’arrêter à ce premier bien-être, et, dans
- cette joie légère, ne pas chercher une joie plus forte : la
- plupart sont toujours entraînés par ce besoin d’aller au-
35
- delà ; toujours éprouvant et pourtant oubliant toujours
- qu’il n’est point de bien extrême, et qu’au-delà du sommet
- commence la chûte.
- L’opium dans l’Orient, le bethel vers le Gange, le coca
[106]
- dans les mines du Potose ; le | tabac, le café, les liqueurs
40
- spiritueuses chez tous les peuples [S 43] ont produit des goûts
- qui ne périront point, quoiqu’ils ne soient pas fondés
- sur des besoins absolus. Les alimens d’une saveur exquise,
- et les compositions les plus recherchées lasseront à la
- longue : le temps en peut faire perdre l’usage ; mais les
45
- essences et les boissons spiritueuses ne seront point
- oubliées tant qu’il y aura sur la terre de la tristesse et de
- la joie ; tant que l’on y distinguera ce charme indicible
- d’une existence satisfaite d’elle-même d’avec ce sentiment
- pénible d’une vie léthargique et fatiguée de sa triste indolence ;
50
- tant que l’ivresse secouera les chaînes factices ; tant
- que la joie sera expansive et confiante, et que le plaisir
- rapprochera les hommes ; tant que les coeurs opprimés
- chercheront à boire l’oubli d’une vie misérable………
55
- …… Toute joie exaltée est nécessairement peu durable.
[107]
- Il est entre nos sensations, comme | entre toutes les forces
- de la nature, une sorte d’équilibre qui modère les unes
- pour ne pas détruire les autres. Dans leurs oscillations
60
- une impulsion trop grande produit une réaction inévitable.
- Une tristesse accablante suivra la joie immodérée ;
- l’action est convulsive, le repos sera léthargique……
- …………… L’on ne voit pas, l’on ne veut pas voir
- qu’il n’est qu’une joie durable, ce bien-être que donnent
65
- seules la paix intérieure et une santé toujours jeune. En
- changeant ce sentiment d’une volupté tranquille pour une
- joie plus vive, plus animée, l’on détruit à jamais en soi
- l’aptitude au bonheur [S 44].
[108]
- Rien n’est beau hors de sa destination ; le bonheur de
70
- l’être actif n’est que dans son activité. Le travail corporel
- et l’élévation de la pensée, sont les seuls moyens réels de
- soutenir ou de rappeler l’énergie qui console, utilise et
- embellit la vie ; eux seuls sont sûrs, féconds, durables ;
- eux seuls maintiennent la vraie santé, emploient et
75
- prolongent nos jours, conservent nos goûts, nos desirs,
- effacent nos regrets, et dissipent nos pensers amers ; ils
- rendent la vie heureuse même sans plaisirs ; ils font bien
- plus qu’eux, ils la font aimer.
- Homme inconsidéré, tu t’es refusé à l’activité nécessaire ;
80
- homme abusé, tu as dédaigné le paisible sentiment
- du bien-être. Tes erreurs t’ont ravi les biens de la nature :
- alors des erreurs nouvelles t’ont montré le plaisir sur un
- terrain incertain, miné, d’où s’exhale le parfum séducteur
- d’un charme mortel ; égaré sur l’abîme, tu t’es précipité
85
- voluptueusement ; pour jouir, tu t’es détruit. Puissance
- désastreuse de l’humanité fléau d’elle-même ! fatalité
- terrible et profonde d’erreurs innombrables qui affligent,
- épuisent, mutilent, tourmentent et dévorent des millions
- de victimes, sans que l’imbécile postérité s’instruise à la
90
- lumière sinistre qui jaillit de cet univers sépulcral.
[109]
- Occupés de projets, de desirs, de sollicitudes sans
- nombre ; toujours distraits des choses présentes, toujours
- attachés où nous ne sommes pas, et multipliés hors de
5
- nous-mêmes ; dépendans de mille événemens étrangers et
- toujours incertains ; liés par nos besoins factices, par nos
- desirs sans bornes, par tous nos préjugés et nos alarmes ;
- nous sommes agités de la mobilité générale de tout ce qui
- s’altère et change sans cesse ; et nous ne reposerons
10
- jamais, parce que le cours de tant de choses ne sauroit
- s’arrêter avec nous. Dans l’ordre primitif, nos relations et
- nos besoins circonscrits et simples, n’occupoient chaque
- instant que d’une affection unique ; et bientôt ce desir
- étoit pour jamais oublié, soit qu’il s’éteignît dans la
15
- possession de son objet, soit qu’il fût effacé par un besoin
- plus pressant.
- Un mobile est nécessaire à l’être actif ; des desirs
[JM 43] [110]
- simples, passagers, renaissans, doivent | conduire l’homme
- et entraîner ses jours dans des voies qu’il aime ; mais des
20
- passions nombreuses et opposées qui, sans relâche le
- pressent, le retiennent et l’agitent en sens contraire, ne
- peuvent que fatiguer et perdre sa vie.
- L’habitude de conserver et combiner les traces de tant
- d’impulsions reçues, celle que contractent les organes
25
- d’être mus à la fois par tant de moteurs différens, diminuent
- tellement la force comme exclusive, qui devoit
- appartenir à l’impression la plus récente, que nous ne
- sommes jamais que très-partiellement au moment présent ;
- et que n’usant jamais de l’heure actuelle, nous ne jouissons
30
- pas d’une seule de nos heures.
- Malgré la force de l’habitude, et les erreurs toujours
- renaissantes de nos passions, nous sentons confusément
- que c’est l’agitation de cet état d’attente et de suspension
- qui creuse le vide où se perdent laborieusement nos
- pas d’une seule de nos heures.
35
- pénibles jours.
- Il nous paroît impossible de ramener nos cœurs altérés
- à leur simplicité originelle ; mais nous pouvons
- rencontrer dans l’excès même de notre déviation les moyens
- de nous rapprocher d’elle ; et, rapidement entraînés sur ce
- pénibles jours.
40 [111]
- cercle de la versatilité humaine, nous delvons trouver vers
- ce point extrême et dangereux, que nous nous flattons
- d’atteindre, quelques similitudes avec l’extrême primitif
- où nous étions placés.
- Dans l’ordre primitif nous étions susceptibles de peu
45
- d’affections, et chacune étoit déterminée à son moment
- et comme choisie indépendamment de notre volonté, par
- les besoins de notre nature.
- Dans l’ordre actuel il faut donc trouver et un moyen
- de ne recevoir à la fois qu’une impression unique, ou du
50
- moins très-supérieure à toute autre ; et un moyen de faire
- dans les impressions dont nous sommes susceptibles, un
- choix toujours conforme à nos besoins, toujours convenable
- à notre nature, et dès-lors à notre bonheur.
- Ces deux moyens nous restent seuls de retourner en
55
- quelque sorte à cette situation primitive, même par des
- voies éloignées d’elle. L’un, au milieu de la ligne de
- déviation, nous y rejette rapidement, mais instantanément ;
- l’autre, dans l’excès de cette déviation circulaire,
- nous fixant à son terme extrême, nous retient auprès du
60
- point primitif qui, dans l’orbite des choses, est lié à lui
- par cela même qu’il est l’extrême opposé.
[112]
- De ces deux voies heureuses qui restent seules à l’homme
- des sociétés ; l’une est le vin [S 45] ; l’autre est la philosophie
- la plus profonde.
65
- Si les effets des spiritueux et des fermentés n’étoient
- point passagers et destructifs, il n’est pas un homme
- vraiment détrompé [S 46], il n’est pas un sage qui ne les
- préférât à la plus sublime indifférence de la philosophie.
- Mais le bonheur ne consiste point dans des instans isolés
70
- d’énergie, de volupté ou d’oubli. Le bonheur est une
- succession presque continue, et durable comme nos jours,
- de cet heureux concours de paix et d’activité, de cette
- harmonie douce et austère [S 47] qui est la vie du sage.
- Toute joie vive est instantanée, et dès-lors funeste ou
75 [113]
- du moins inutile ; le seul bonheur | réel c’est de vivre sans
- souffrir [S 48], ou, plus exactement encore, être heureux, c’est
- vivre : tout mal est étranger à la plénitude de la vie, et
- toute souffrance a pour principe des causes de destruction.
- La douleur est contraire à l’existence ; quiconque
80
- souffre ne vit pas pleinement et entièrement ; sa vie est
- menacée et comme suspendue.
- Des occupations commandées, ou les dispositions
- heureuses du tempérament peuvent encore, même parmi
- nous, protéger beaucoup d’hommes contre une partie des
85
- maux factices.
- Mais vous, heureux de l’ordre social, qu’une fortune
- destructive consume de ses funestes faveurs ; vous, privilégiés
- par notre étonnante inégalité ; victimes du hasard séducteur
- de votre naissance, ou des fruits perfides de vos coupables
- maux factices.
90
- facultés ; vous qui pensez et qui savez, qui possédez,
- commandez ; vous tous sur qui pèse et s’accumule le produit
[114]
- vainement admiré de cent siècles de délire, et toute | cette
- laborieuse erreur de la terre savante ; vous, exempts de
- travail, de privations et d’ignorance, à jamais séparés d’un
95
- facile bonheur [S 49] ; ridicules et misérables divinités d’œuvre
- humaine, vous ne pourrez que dans la philosophie seule
- régénérer votre être et rajeunir votre vie épuisée ; vous
- ne pourrez que dans son calme factice, reposer à l’abri
- des orages ce cœur foible et altérable que sa nature n’avoit
100
- point préparé pour la tourmente des cités.
- L’action présente des êtres extérieurs produisoit les
- sensations de l’homme simple. Les traces conservées les
- déterminoient rarement, et peut-être même ne les
- produisoient jamais qu’indirectement. Ainsi, toujours modifié
105
- selon le cours universel des choses, toujours à sa place,
- l’homme de la nature étoit toujours bien.
[115]
- L’homme actuel s’est isolé de la foule des | êtres ; il s’est
- formé un ordre particulier de rapports, de convenances et
- d’affections. Il peut établir quelqu’harmonie dans ce monde
110
- factice ; mais à ses limites tout est mu selon les lois du
- monde universel ; là finit le pouvoir de l’homme ; là aussi
- finit l’accord entre ce qu’il desire et ce qui est. Ceux dont
- les besoins et les idées sont resserrés dans un cercle étroit,
- ne soupçonnent pas ou imaginent à peine cette discordance
115
- placée à des limites qu’ils ne sauroient atteindre ;
- mais celui dont l’ame active s’est agitée dans la sphère
- toute entière de la déviation humaine, a par-tout senti
- briser son effort contre ce cercle d’oppositions, d’impuissance
- et de misère, placé aux bornes nécessaires de
120
- l’œuvre accidentelle et périssable.
- L’incalculable multiplicité des impulsions conservées
- ou reproduites, imprime en nous une activité immodérée
- qui nous entraîne à des efforts vains et destructeurs si
- elle agit librement ; et si elle est trop comprimée,
- l’œuvre accidentelle et périssable.
125
- dégénère en une apathie mortelle. La véritable philosophie
- allège également ces deux fléaux inévitables chez l’homme
- qui s’est voulu perfectionner.
- La sagesse ou la recherche de l’utile et du vrai en étendant
[116]
- les idées, en balançant les | rapports, fait voir toutes
130
- choses également et indifféremment. Dans le monde intellectuel,
- comme dans le monde visible, l’objet présent
- efface ou surpasse d’abord tout [S 50] objet éloigné ; il faut, à
- la pensée comme à l’œil, une sorte d’habitude de voir
- universellement pour substituer les rapports réels aux
135
- rapports apparens ; autrement ce que nous desirons ou
- craignons, ce que nous éprouvons actuellement absorbe
- toutes nos facultés. Cet objet présent devenu gigantesque
- par sa proximité, ne nous laisse voir que lui-même. Trompés
- par cette disproportion, nous ne trouvons en cette
140
- perpétuelle erreur ni modération dans nos joies, ni allégemens
- dans nos peines. Cette fausse estimation, convenable
- dans la vie primitive, devient dans la vie sociale la
- source générale de nos inconséquences et de nos misères.
- La philosophie, en rétablissant les proportions et les
145 [117]
- convenances réelles, fait évanouir | cette multitude de
- maux que la crainte, l’espoir, le regret et toutes les erreurs
- d’une imagination trompée enfantent à chacune de nos
- heures. Cette inquiétude vague et indéterminée ; cette
- activité qui nous fatiguoit et qu’excitoit encore notre
150
- propre épuisement ; ce desir avide et passionné que la
- moindre séduction embrasoit, que nulle jouissance ne
- pouvoit éteindre, et qui sans autre besoin que de brûler
- toujours, dévoroit le cœur qui l’avoit conçu ; ce feu
- indompté se calme et se perd dans le sentiment profond
155
- de la vanité et de l’instabilité de toutes choses.
- En commandant aux sensations, la philosophie n’apprend
- point à les détruire [S 51] ; mais elle donne le pouvoir
- de les choisir, et elle fournit pour ce choix les meilleures
- données possibles à une foible intelligence. En nous délivrant
- de la vanité et de l’instabilité de toutes choses.
160
- des alarmes de l’imaginaire, elle nous apprend à
- jouir de l’effectif ; en nous instruisant de ce qui convient
- à notre nature, elle nous prescrit de vouloir et d’agir :
- elle nous ramène au mouvement corporel et à l’énergie
[118]
- de la pensée ; elle substitue à la | fougue aveugle, qui
165
- égaroit notre vie, une force raisonnée et permanente qui
- la soutient et l’améliore.
- Si jamais cette élévation, à laquelle l’homme social
- cherche à se placer, fut réelle ou utile, si jamais elle put
- être appelée [S 52] la dignité de son être ; c’est lorsque sentant
170
- le besoin d’une règle et celui de l’énergie, sa dépendance
- des choses naturelles, et son indépendance inaliénable de
- tout assujettissement arbitraire, il s’élève à l’impassibilité
- et à l’abandon du sage ; obéissant aux choses quand il les
- reconnoît propres ou essentielles à la destinée de l’homme,
175
- et aux lois, quand il les a consenties ; docile à tous les
- maux particuliers de l’ordre naturel, à toutes les contraintes
- légitimes imposées par l’intérêt public, mais
- invincible contre tout ce qui altère la nature de l’homme,
- contre tout désordre en lui et hors de lui toujours
180
- indépendant, parce qu’il est toujours supérieur, soit qu’il
- consente, soit qu’il résiste, et toujours heureux par le sentiment
- de l’ordre universel, soit que ses effets accidentels
- combattent ou favorisent son bien individuel ou son intérêt
- actuel.
185 [119]
- Mais il n’appartient qu’à l’homme vraiment détrompé,
- ou qui se sent fait pour l’être, de se rapprocher de la
- nature par la philosophie. Elle seroit pour le commun des
- hommes une voie nouvelle de préventions et
- d’égaremens ; rarement, à la vérité, plus dangereuse que les
190
- principes qu’elle détruit, elle est du moins souvent inutile.
- Si l’on s’arrête dans cette route du vrai ; si l’on veut
- ménager en soi-même certains préjugés, et conserver certaines
- passions ; ou si donnant la philosophie elle-même
- pour objet à ces passions et à ces préjugés, on se met à la
195
- vénérer avec une sorte d’enthousiasme [S 53] religieux qui
- empêche d’approfondir, et qui substitue bientôt aux préventions
- des hommes irréfléchis des préventions non moins
- illusoires, et au fanatisme vulgaire le fanatisme d’une
- fausse sagesse ; il arrivera enfin que, plus froids ou moins
200
- aveugles, on sera forcé de dire un jour avec
[120]
- découra|gement [S 54], la philosophie elle-même m’a trompé.
- La vraie philosophie ne peut ni tromper ni affliger.
- Seule voie actuelle de vérité et de bonheur, elle est à la
- fois et le plus doux et le plus puissant modérateur de la
205
- vie ; mais ne pensons pas qu’elle puisse être elle-même
[JM 45] [121]
- ab|solument exempte de vide et de vanité [S 55] et qu’aucune
- institution humaine, aucune œuvre d’une main
- partielle puisse être jamais sans nulle discordance avec la
- nature universelle. La plus sublime philosophie, le dernier
210 [122]
- effort de l’esprit humain égaré dans la route trouvée | par
- l’homme ; le plus haut degré où la sagesse puisse élever
- un génie détrompé, ne vaut pas le mobile primitif, ce
- pouvoir impérieux et comme aveugle des simples sensations
- présentes dont la force n’étoit point calculée, dont
215
- la nature n’étoit point approfondie.
[123]
- Lorsque les premiers frimats ont achevé de dépouiller
- les arbres et de resserrer la terre ; lorsque semblant
- terminer sans retour les douceurs de l’automne, ils ont forcé
5
- notre espoir à n’en plus attendre que de la saison de
- renouvellement, souvent il arrive que tout à coup l’air
- s’adoucit, et le ciel prend un aspect plus heureux : la terre
- reposée se livre avidement à ces influences, et l’homme facilement
- séduit croit, dans quelques jours froids et sombres,
10
- avoir passé toute entière la saison des frimats ; il jouit
- déjà du printemps avant même le solstice d’hiver. Dans
- ces jours incertains un vent, un brouillard suffisent pour
- ôter à la terre ses inutiles émanations, et à l’homme sa
- touchante erreur ; mais ces instans du moins ont un
15
- charme égal aux jours les plus rians du printemps et les
- plus doux de l’automne. Je ne sais même si leur volupté
[124]
- n’a pas | quelque chose de plus achevé : elle réunit
- l’espoir et la mélancolie, tandis que les joies du printemps
- manquent de douleur, et que la mélancolie d’automne
20
- n’a point d’espérance. Cette volupté ineffable mais précaire,
- se soustrait par son inconstance même à l’art stérile
- qui efface les impressions en raisonnant les jouissances.
- C’est ainsi que nulle fleur ne nous touche davantage que
- la Violette cachée sous l’herbe : le sentiment qui en émane
25
- s’offre à nous et s’y refuse aussitôt ; nous le cherchons en
- vain, un léger souffle a entraîné son parfum, il le ramène
- et l’entraîne encore, et son caprice invisible a fait notre
- volupté. Les fleurs les plus vantées ne valent point la
- violette si simple, elle fait oublier tout leur éclat, elle
30
- attache plus que la Rose elle-même. La rose est comme
- le plaisir, son charme est le délire d’un moment ; celui
- de la violette, plus profond et plus mystérieux, pénétre
- doucement le cœur que la rose agite. La rose commande
- le plaisir, elle convient à la joie, elle peut fleurir dans nos
35
- jardins. La violette inspire de paisibles délices, elle appartient
- au bonheur ; ne la cherchez que dans les prés inclinés
- au midi, au pied des bois, près du libre cours des
[125]
- eaux. La rose est connue des voluptueux, | la violette est
- chérie du sage ! elle semble partager le sentiment des
40
- hommes bons et toute la mélancolie des cœurs aimans ;
- elle est par-tout où peut jouir un homme sensible, elle
- embellit les asiles qu’il aime ; elle choisit les sites heureux ;
- elle fleurit dans les jours du sentiment, et fait leurs
- délices les plus indicibles. Elle s’épanouit aux beaux jours
45
- comme les cœurs simples ; comme eux, elle promet peu
- et donne beaucoup. Loin des lieux découverts, elle se
- plaît dans un asile commode et inconnu : elle ne se
- montre qu’à ceux qui la cherchent ; elle se cache même,
- mais on la devine au loin par le sentiment qu’elle exhale.
50
- Même dans le mois des frimats, la voici fleurie et odorante
- sous ces buissons épineux que l’hiver a flétri. Nulle
- main d’homme n’a marqué pour son séjour ce lieu si
- propre à son charme pastoral mais en suivant les pentes
- et les aspects favorables, elle s’est approchée et s’est étendue
55
- jusqu’ici : puis abandonnant les terres où l’on cherchoit
- à la retenir, elle semble n’avoir voulu se perpétuer
- que dans cette heureuse solitude. Nul site dans toute la
- contrée n’inspire un intérêt si durable que ce vallon ignoré
- dans le sein de la forêt. Sa prairie inclinée s’y creuse avec
60 [126]
- une grâce | indéfinissable : élevant ses bords irréguliers
- dans la profondeur des ombrages, elle y dessine des asiles
- de paix et d’obscurité, que protègent les cimes des hêtres
- et des pins balancés sur le front des collines. Les bois
- plus ou moins avancés, descendent par intervalles jusques
65
- dans la prairie qu’une eau bien tranquille et bien pure
- traverse en s’égarant dans sa solitude ; même on les voit
- çà et là, oubliant leur silencieuse vétusté, descendre
- jusqu’au ruisseau pour redire, dans leurs troncs caverneux,
- le murmure de son eau plaintive. Dès qu’un souffle insensible
70
- traverse le vallon, le peuplier s’agite et frémit sur sa
- tige élancée ; le Narcisse et le Lyseron inclinent leur tête,
- se croyant frappés de tout l’effort des autans, et l’on voit
- frissonner cette onde qui n’a pas connu de plus grands
- orages.
75
- Un jour je m’y étois arrêté long-tems, je remarquai
- que nul homme n’y venoit oublier, une heure du moins,
- les sollicitudes de la vie ; quelquefois on voyoit passer, à
- la hâte, des femmes chargées de bois mort, dont la misère
- avoit séché le cœur, ou des chasseurs, insensibles aux
80
- beautés solitaires, qui cherchoient avidement les traces
- des daims et des faons, car ils se plaisoient à les détruire.
[127]
- Pour moi je n’y | cherchois que des violettes mais
- m’approchant d’un vieux hêtre, au pied duquel je croyois en
- trouver, je vis écrit sur son écorce : Quand le cœur
85
- s’ouvre aux passions, il s’ouvre à l’ennui de la vie [S 56].
- Toutes les fois que ce mot profond revient à ma
- mémoire, un mouvement irrésistible d’admiration et de
- douleur fait frémir tout mon être au sentiment des
- misères humaines. Nous ne jouissons plus que dans les
- s’ouvre aux passions, il s’ouvre à l’ennui de la vie [S 56].
90
- courts momens d’illusion et d’oubli ; tant notre raison
- savante a réglé nos sensations et réformé dans nous la
- nature. Dès que cette triste inscription m’eut ramené à
- moi-même, dès que j’eus apperçu l’homme dans ces lieux
- encore heureux, les regrets flétrirent leur vaine beauté :
95
- leur solitude fut trop austère, leur silence fut de l’ennui,
- leur paix de l’abandon, le roulement du ruisseau m’attrista,
- et le parfum des fleurs ne dit plus rien à mon cœur.
- Quelle déviation a pu rendre une espèce toute entière
- victime de ses propres affections, l’affliger de ce qu’il y
100
- avoit d’heureux dans son être, l’aliéner de ses desirs
[128]
- mêmes, et faire de ces moyens de jouissance, de ces |
- ressorts généreux de vie et de conservation, une agitation
- convulsive et vainement laborieuse sous le poids d’une
- compression mortelle ?
105
- Avant même que des passions immodérées nous
- dévorent de leur feu indomptable, nous éprouvons déjà
- tout leur déchirement ; et notre cœur, avide parce qu’il
- est fatigué, s’altère et s’épuise sans objet dans l’attente ou
- le desir de ce qui doit le consumer enfin.
110
- C’est bien déjà une passion, et la plus irrémédiable
- peut-être, que cette soif vague et intarissable d’en sentir
- une plus déterminée. Quand une ame forte a connu deux
- années ce vaste besoin, l’occasion seule lui manque pour
- entraîner le monde. Si d’impuissantes destinées la
115
- compriment, ne pouvant soumettre de grandes choses à son
- action, elle soumet l’univers à sa pensée ; et dans ses conceptions
- générales, toujours loin de sa sphère individuelle,
- elle choisit indifféremment dans les lieux et les siècles ce
- qui convient à sa nature. Un instant interrompt tout le
120
- sublime délire de ce génie mortel ; il s’arrête étonné de
- n’occuper qu’un point et qu’un moment dans cet univers
- qu’il contenoit tout entier, il sent que tout est vain dans
- une existence si vaine, et ne s’occupe des soins de la
[129]
- vie que | comme ces vieillards dégoûtés de toute chose
125
- sérieuse, et qui reprennent avant la mort les jeux du premier
- âge, trouvant que ce n’est plus la peine de rien
- entreprendre de meilleur.
- Vainement ton génie inquiet te commande de grandes
- choses, vainement ta profonde sensibilité t’apprend ce qui
130
- seroit convenable à ta nature dans la multitude des choses
- possibles que le présent ne contient point : elles seront,
- mais alors tu ne seras plus. Cela est contradictoire à tes
- yeux ; tu cherches à toute chose une raison semblable à
- celle que l’homme éprouve en lui lorsqu’il se détermine.
135
- Mais la raison du cours de l’univers est composée de
- rapports si innombrables, que beaucoup de rapports
- particuliers ne peuvent lui être coordonnés. Bien d’autres
- auront senti de même, et tandis qu’ils plaignoient dans
- leur solitude le malheur des hommes, la terre, qui n’en a
140
- rien su, adoroit ses dévastateurs. Depuis cinquante siècles
- connus, elle rampe avec la même stupidité de misères en
- misères. Que sont donc tes prétendus droits au bonheur ?
- tu parois un jour sur le fleuve du monde, comme ce flot
- passager qui s’élève et s’efface sur le torrent des eaux. Si
145
- toute substance est éternelle, tout mode est passager ; le
[130]
- principe est | invariable, ses émanations sont nécessitées
- et toujours mobiles. Toute modification, tout rapport et
- des sons et des mouvemens et des formes et des nombres,
- tout accident sera produit, nul ne sera perpétué dans une
150
- durée sans bornes. La force une et irrésistible, seul principe
- inhérent à l’univers, seule cause de l’univers modifié,
- la nécessité, entraîne toutes choses dans une succession
- toujours changée et toujours illimitée. Dans cette éternité
- des essences toujours permanentes et des formes toujours
155
- mobiles ; dans cette infinité des lieux et des tems, un point
- est marqué à chaque individu, et pour l’espace et pour la
- durée. Vouloir exister dans le siècle actuel et dans le siècle
- futur, c’est vouloir vivre à la fois et dans les lieux présens
- et dans les lieux éloignés ; c’est vouloir être un autre que
160
- soi-même ; c’est vouloir qu’une chose soit au même
- moment où elle n’est ni ne peut être. Laisse ces plaintes
- si vaines ; use de tes jours rapides : veux-tu demander à
- la nature universelle pourquoi sa vaste conception n’est
- point modelée sur ton sentiment individuel ? veux-tu
165
- lutter contre l’irrésistible, et reculer ta dissolution dont
- tes forces mêmes sont les moyens, dont ta vie est l’inévitable
[131]
- préparation ? Par cela même que tu | es sur ce globe
- misérable, tu ne peux te trouver parmi des êtres plus
- heureusement animés, et par cela seul que tu perçois
170
- aujourd’hui ce monde dont tu desires les mutations, vingt
- siècles avant que son changement commence tu seras
- insensible et éteint. Cent générations auront passé de même,
- foibles, trompées, et accusant amèrement l’injustice de
- leurs destinées, comme s’il étoit une justice de la nature.
175
- Ne sois pas avide d’une extension refusée à ta foiblesse
- éphémère ; mais aussi gardes-toi de comprimer ton être :
- nourris en toi ces vastes conceptions pour les opposer au
- prestige des puérilités sociales. Laisse au vulgaire asservi
- ces besoins d’opinion, ces soins passionnés, ces grandeurs
180
- d’un jour, cette futilité laborieuse qui dévore toute entière
- son ame étroite, et dissipe ses jours inutiles. Compte les
- heureux d’entre eux et prends en pitié leurs fastueuses
- vanités. Si tu as le bonheur de sortir de la sphère ridicule
- qu’ils ont ordonnée, crois avoir une seconde fois
185
- acquis l’existence. Vis pour vivre, quitte la foiblesse des
- prudens et la modération de la foule ; que t’importe le
- blâme des insensés et le rire ironique des guides qu’ils
- vénèrent ? de leur risible étonnement dédaigne la calomnie,
[132]
- et place-toi si loin de leur | opinion que tu ne puisses
190
- les entendre. Ils ont voulu modeler tous les hommes sur
- leurs formes étroites ; ils ont appelé romanesque tout ce
- qui n’étoit pas selon leurs habitudes ; ils ont appelé gigantesque
- tout ce qui n’étoit pas petit comme eux mais dis-
- leur, il est un autre ordre de choses que celui que vous avez
195
- fait ; il est une autre prudence, une autre sagesse, une
- autre grandeur, que la grandeur, la prudence ou la sagesse
- que vous vantez ; il est, pour les génies que vous
- n’entendrez pas, une destination différente de celle que vous
- prétendez sentir et suivre. Voulez-vous qu’il se traîne sur
200
- vos traces, celui qui marche avec la nature entière ; qu’il
- soit semblable à vous, lui dont l’être caractérisé n’est
- semblable qu’à lui-même ; ou qu’il reste dans vos limites,
- lui dont la sphère est l’univers. Laissez à chaque être sa
- destination ; la sienne est d’être indifférent à toutes choses,
205
- parce qu’il les voit toutes également, et supérieur à toutes
- atteintes, parce qu’il les a toutes prévues ; la vôtre est de
- végéter dans vos habitudes serviles, et de poser plaisamment
- à votre étroite enceinte les bornes du monde.
- Regardez la vie de vos semblables, et expliquez, si vous
210
- le pouvez dans vos systèmes, la raison de leur existence :
[133]
- prenons | l’un d’entre vous. Il va naître, il n’étoit point,
- pourquoi sera-t-il donc ? Un caprice, le hasard, un attentat
- vont le produire ; vingt préjugés le refusent à sa mère
- pauvre ou pusillanime. Vingt lois défendent qu’il naisse,
215
- et cet enfant adultérin, vil et proscrit, sera le législateur,
- et peut-être le dieu du monde. Il ne se sent
- pas encore vivre et déjà tous les besoins l’environnent ;
- toutes les conventions sociales existent pour lui, il ne les
- connoit pas. Il est la cause et l’objet des affections, des
220
- vengeances, des projets ; tout est déterminé de lui ou pour
- lui : il ne pense, ni ne veut, ni n’agit ; et il vit déjà dans
- la pensée, les volontés ou la disposition d’autrui. Les
- hasards de ses premières années déterminent, pour sa vie
- entière, ses opinions, ses affections, ses fureurs ou ses
225
- vertus. Quel est le moment de son existence réelle, où
- voyez-vous le but de son être ? Enfant, il traîne sa nullité
- dans les contraintes ; jeune, il s’élance inconsidérément
- dans la vie, il prodigue et dévore ses années. Il cherche,
- essaye et rejette ; il desire, possède et s’ennuie. Tous ses
230
- desirs finissent par l’indifférence, ses opinions par le doute
- et ses passions même par le dégoût. Jeune, il pressent le
[134]
- bonheur ; plus âgé, il s’irrite de ne le pas | trouver ; plus
- vieux encore, il y renonce. Il croit ce qu’il ignore, il
- s’empresse pour ce qui lui nuit, il fait ce que l’on fait
235
- auprès de lui. Il abhorre sans cause, il aime par erreur,
- il se livre par imprudence, s’épuise sans le savoir, se
- détruit pour se conserver, et meurt quand il prétend
- commencer à vivre. L’injustice ou l’ineptie lui dicte des
- lois, une morale absurde prétend régler son cœur ; il
240
- vénère ou méprise, fait ou s’abstient, chérit ou déteste,
- selon les lieux qu’il habite, les hommes qu’il a connu, les
- humeurs qui dominent en lui ; selon qu’il est sanguin ou
- mélancolique, sobre ou ivre, occupé ou ennuyé, paisible
- ou agité. Il ignore aujourd’hui ce qu’il sera demain ; il
245
- ignore même s’il est tel qu’il se croit sentir, s’il peut
- résoudre librement, si sa raison n’est pas une folie
- systématique, et sa prudence une froide témérité ; si la ruine
- des plus grands desseins n’est pas la suite indirecte de
- leur profonde conception ; si la vertu est bonne, l’esprit
250
- un avantage, la santé même un bien, et la vie quelque
- chose d’effectif, ou une série de perceptions fantastiques.
- A-t-il marqué la borne entre la foiblesse ou la bonté, la
- grandeur ou l’orgueil, l’enthousiasme ou le fanatisme,
[135]
- l’énergie ou la passion, la froideur ou | l’apathie, l’usage
255
- ou l’excès, les lois du devoir ou les chaînes de l’opinion,
- les vertus de la force ou les crimes de la fureur ? A-t-il
- précisé ce que légitime son besoin ou sa nature ; ce qu’il
- doit aux usages, aux lois, à la chose publique ; ce qu’il
- doit aux hommes ? Y a-t-il quelque règle de justice, quelque
260
- permanence en lui ou hors de lui ? est-il quelque certitude
- ou dans son être ou dans les choses ? La morale ! mais
- s’il ne l’étudie point il n’en aura pas d’autre que les
- besoins de son cœur, et ce n’est pas celle-là que vous
- demandez de lui ; s’il connoît l’homme et qu’il examine
265
- la morale de vos sociétés, soit dans vos préceptes, soit
- dans votre histoire, que pensez-vous qu’il puisse jamais
- imaginer de plus inepte et de plus immoral ? Qu’est-ce
- donc qui le dirige, ce qui vous entraîne tous, l’aveugle
- cours des choses ? qu’est-ce qui l’anime, ce qui vous anime
270
- tous, l’intérêt personnel ? qu’est-ce qui le soutient, l’illusion
- de ce qui est, l’espoir de ce qu’il imagine ? S’il desire
- l’avenir, c’est parce qu’il ne le connoît pas ; s’il tient à la
- vie, c’est parce qu’il s’élance avec ses jours, c’est qu’il est
- ébloui de leur rapidité par cela même qu’il les hait, il
275
- s’attache à eux. Impatient de les voir meilleurs, il croit
[136]
- trouver des biens | parce qu’il va changer de maux, et il
- finit sans savoir s’il y a, en aucun sens, un bien ou un mal
- absolu ; s’il y avoit à sa vie une destination utile ; par
- quelles causes, par quelles lois, pour quelle fin il a
280
- vécu.
- Mais toi, fils immédiat de la nature, en qui les formes
- accidentelles n’ont pas effacé l’empreinte primitive, tu
- veux savoir, au milieu de tant de nations de mœurs opposées,
- ce qui est commun à toutes, ce qui convient à ton
- vécu.
285
- espèce en général ; tu consultes leurs annales, histoire
- incomplète de deux cents générations, et dans ces
- mémoires d’un jour tu prétends voir ce qu’il y a de
- permanent dans l’homme. Autant vaudroit juger l’Europe
- par les habitudes de ta famille, ou les mœurs des êtres
290
- animés par celles du chien que tu as façonné à l’esclavage.
- Consulte tes sensations et tu sentiras bien mieux ce qui
- est propre à l’homme. Au-dehors tu ne verrois qu’une
- foule servile et nulle, et quant aux hommes, en petit
- nombre, qui, quelque part que le hasard les ait jeté, s’y
295
- sont conservés à peu près tels qu’ils eussent été ailleurs, à
- la vérité ils n’ont pas intérieurement assujetti leur être aux
- autres êtres placés près d’eux ; mais leur vie extérieure ne
[137]
- pouvoit être indépendante | des climats et des événemens,
- et tu ne verrois pas encore en eux l’homme uniquement
300
- homme.
- La multitude des soins de la vie soutient facilement
- ceux à qui tout suffit et que tout passionne ; mais il faut
- des sensations profondes à qui peut sentir profondément.
- Ces hommes que la nature entraîne si puissamment, et
- homme.
305
- que l’art laisse insensible, éprouvent souvent cet état de
- suspension et de léthargie ou tous les objets se décolorent,
- toutes les facultés s’éteignent, et la vie ne paroît plus
- qu’une pénible vanité. Homme de la nature cherche alors
- dans l’action des objets inanimés l’occasion de ce mouvement
310
- intérieur que tu ne peux plus produire [S 57]. C’est en cela
[138]
- surtout que tu | éprouveras combien nos villes sont tristes
- et insuffisantes à ces besoins auxquels on n’a pas songé,
- parce qu’ils ne sont pas ceux de l’existence, mais ceux du
- bonheur [S 58]. C’est dans les lieux sauvages que le solitaire
315
- reçoit de l’inanimé même une facile énergie ; vois-le sur
- cette rive dans l’ombre des vallées. Assis sur le tronc
- mousseux du sapin renversé, il considère cette tige superbe
- que les ans ont nourrie, et que les ans ont stérilisée ; et
- ces plantes nombreuses étouffées sous sa vaste ruine, et la
320
- vaine puissance de ses branches ensevelies sous les eaux
- tranquilles qu’elles protégèrent trois siècles de leur orgueilleux
- ombrage. Il écoute le vent de la montagne qui descend
- s’engouffrer dans la forêt ténébreuse, et s’efforce par intervalle
- de l’agiter dans sa profondeur. Il suit dans sa chûte
325 [139]
- la feuille qui | se détache des hêtres ; un souffle invisible
- la porte sur l’onde agitée : c’est l’instant imprévu où la
- multitude animée, dont elle étoit l’aliment et la patrie,
- doit finir dans l’abîme des eaux ses destinées éphémères.
- Il observe ce roc immobile dont vingt siècles ont
330
- commencé l’irrésistible destruction. Les eaux ont fatigué sa
- base de leurs perpétuelles ondulations ; l’effort de l’air a
- desséché son front ruineux : dans ses fentes imperceptibles
- le lichen et la mousse se sont introduits pour le dévorer
- en silence ; et les racines tortueuses d’un yf encore foible
[JM 47] 335
- et déjà vieux, travaillent constamment à séparer ses
- parties entr’ouvertes. Le conçois-tu bien ce solitaire ?
- conçois-tu tout ce qu’il éprouve au sein du mouvement et du
- silence, de la végétation et des ruines ? le vois-tu s’avancer
- avec les ondes, se courber avec les branches, frémir
340
- avec l’oiseau fugitif ? le sens-tu quand la feuille tombe,
- quand l’aigle crie, quand le roc se fend ?…………
[140]
- Malgré le joug des lois et l’effort plus puissant de la
- morale, la terre est universellement affligée par les vices
- de l’homme et les erreurs perpétuées par ces vices [S 59] : on
5
- en a conclu que l’homme étoit né méchant ; d’autres ont
- dit, la nature ne peut avoir fait un être mauvais, et la
- dépravation de l’espèce ne peut se communiquer à l’individu
- avant sa naissance [S 60]. L’homme naît donc bon. Ces
[141]
- deux opinions ont pour base une | même erreur, et c’est
10
- sur un fondement si faux que l’on établit la morale des
- sociétés, et que l’on éternise les misères humaines.
- On est surpris d’abord que la seule science, utile à
- l’homme, soit encore à naître, tandis qu’il a poussé tant
- d’autres connoissances inutiles ou funestes, et qui ne
15
- méritent que le nom d’arts, jusqu’à un point d’élévation
- ou de subtilité, d’industrie et d’érudition, qui sembloit
- inaccessible à nos cinq sens et à notre vie de moins d’un
- siècle. N’auroit-on pu s’attacher avant tout à distinguer
- les vrais besoins de l’homme, et à connoître la nature de
[JM 48] 20
- ses affections, et jusqu’à quelle borne ses facultés extensives
- pouvoient ajouter à son bonheur ? Non, telle n’est
- point la marche sociale, et ce seroit encore une erreur
- que de s’en étonner. Ces recherches ne peuvent se faire
- que dans le silence des passions ; comment eussent-elles
25
- convenu à des générations nouvelles qui, précisément
- opposées à nous, avoient l’ame forte et l’esprit grossier ;
- qui agissoient et ne raisonnoient point ; et qui, sans
- expérience, et, dès-lors sans moyens de pressentir les résultats
- indirects, se dévoient précipiter dans l’ordre de choses
30
- qu’ils entrevoyoient, avec cette avidité que donne à de
[142]
- jeunes | cœurs l’espoir d’obtenir des jouissances
- nouvelles. De plus, les arts et les autres connoissances étoient
- la plupart susceptibles de marcher à pas lents, soit par
- leur nature même, soit parce que les premières sociétés
35
- avoient un besoin moins impérieux d’en faire usage, soit
- parce que, dans ces arts positifs, il falloit nécessairement
- découvrir des vérités pour obtenir des résultats. Au
- contraire, dans la morale et les lois, l’on pouvoit s’avancer
- rapidement sans rien connoître, s’égarer long-tems avant
40
- de le soupçonner ; et le premier inconsidéré pouvoit,
- comme le plus profond politique, proposer des conventions
- et donner des préceptes. Il falloit même les adopter
- quels qu’ils fussent ; parce que l’on ne pouvoit s’en passer,
- on ne s’arrêta pas à en chercher de bons ; et parce que
45
- leur objet même exigeoit qu’ils fussent vénérés et
- inviolables, on s’attacha moins encore à les réformer [S 61].
- Plusieurs autres causes ont concouru à ce malheur
[143]
- presqu’inévitable, et nous voyons les phi|losophes mêmes
- parmi les Grecs occupés très-long-tems de recherches
50
- abstraites, d’hypothèses physiques et surlunaires, avant d’en
- venir à la terre et à l’homme. C’est à peu près ainsi qu’ils
- écrivirent en vers [S 62] dans les premiers tems, et semblèrent
- ne descendre à la prose que difficilement et à regret.
- L’homme n’est point bon, il n’est point méchant. L’on
55
- se trompe également dans ces deux assertions, parce que
- l’on confond l’homme actuel avec l’homme en général ;
- parce que l’on attribue à un principe absolu et primitif des
- modifications accidentelles ; parce que l’on transporte à
- l’homme seulement homme, des altérations passagères
[JM 49] 60
- comme les lois de convention qui, après les avoir long-
- tems supposé, les produisent enfin ; et parce que l’on juge
- dans le rapport social ou dans les vues particulières de
- telle ou telle législation, ce qui ne doit être considéré
- que dans le rapport de l’homme au reste de la nature.
65 [144]
- Ce que nous nommons mauvais ou bon est toujours ce
- qui nuit ou convient à l’ordre que nous voulons établir ;
- ordre momentané que la nature n’a pas préparé positivement,
- quoiqu’elle l’ait laissé possible.
- L’homme est ce qu’il doit être. Ses penchans, déterminés
70
- par ses besoins et dès-lors effets immédiats de sa
- nature, ne peuvent être mauvais et bons que relativement
- à une situation particulière. Ils sont essentiels, indélébiles.
- Vous voulez faire l’homme ce qu’il ne doit point
- être, et vous appelez méchanceté originelle la résistance
75
- que vous éprouvez en sa nature ; mais modelez sur elle
- vos institutions, et vous trouverez que l’homme, comme
- toute autre partie de l’universalité des choses, est
- nécessairement bon, non point selon des convenances factices
- ou les caprices d’un législateur, mais selon ses rapports
80
- dans l’ordre général.
- Si la résistance est inévitable et toujours victorieuse de
- nos funestes efforts, et que nous disions, l’homme est
- donc né méchant, nous ressemblons à l’insensé qui,
- s’obstinant à suspendre une pierre ou une colonne d’eau,
85 [145]
- accuseroit de dépravation naturelle la pierre | parce qu’elle
- tombe, et l’eau parce qu’elle se nivelle.
- Dans l’alternative de plier la nature à nos caprices ou
- de vouloir ce qu’elle indique, concevez-vous que l’on ait
- pu balancer ; concevez-vous que l’on ait choisi de réformer
90
- la nature, et que ces prétendus réformateurs aient
- été les législateurs des nations ; ou si vous le concevez
- sans peine, n’avez-vous jamais désespéré de l’homme ?
- La vanité de sa sagesse est plus sinistre que les fureurs de
- ses passions. Qu’il asservisse l’Afrique pour travailler un
95
- misérable roseau, qu’il dévaste l’Amérique pour recueillir
- un métal inutile, et mutile l’Asie pour insulter à ses
- femmes ; l’on s’indigne et l’on espère encore ; mais que,
- vil troupeau traîné au carnage, il se presse par millions
- au geste insolent d’un Xercès ou d’une Sémiramis pour des
100
- caprices dont on ne daigne pas l’instruire ; mais que,
- chargé d’oppressions, de vices et de misères, entassé
- avidement dans des prisons fangeuses, il vante ses
- jouissances et son industrie ; mais qu’élevé sur ses propres
- ruines, le fantôme masqué d’une splendeur illusoire,
105
- applaudisse stupidement à sa dépravation colossale ; l’on
[146]
- est attéré, l’on accuse la nature de n’avoir pas | enchaîné [S 63]
- le dévastateur, d’avoir produit Ahriman.
- Si l’homme étoit né bon à notre manière, ou plutôt si
- nous ne cherchions que sa perfection naturelle, nous
110
- n’aurions besoin ni des lois pour le changer et le
- contraindre, ni de l’éducation qui doit préparer leur pouvoir,
- et dont les effets sont nuls ou dangereux s’ils ne
- conduisent au même but.
- Si le tempérament et les différences des organes
115
- déterminoient seuls ce que sera chaque homme, l’éducation
- seroit superflue, et la contrainte des lois seroit plus
- impuissante encore qu’elle ne l’est en effet.
- Si la diversité des circonstances, si les leçons reçues des
[147]
- livres ou des maîtres et sur|tout des choses, varioient
120
- seules les caractères, les lois unies à l’éducation, ou plutôt
- la suite bien conciliée des préceptes et de l’expérience de
- tous les âges, feroient enfin des hommes tous semblables
- et aussi ridiculement vertueux que le demandent leurs
- guides.
125
- Mais ces assertions opposées sont également détruites
- par l’histoire publique ou particulière des sociétés. Un
- certain nombre de formes constitutives sont communes
- à tout homme et déterminées par ses premiers besoins ;
- toutes les autres par lesquelles nous voyons les peuples
130
- et les individus différer entre eux, résultent également du
- plus ou moins de perfection des organes, du concours des
- circonstances, des instructions et des passions connues
- dans un âge plus ou moins avancé. Il n’est pas un homme
- qui, né sous un autre ciel, sous d’autres lois, formé à
135
- d’autres habitudes, pût être semblable à lui-même ; et
- jamais il ne se trouvera deux hommes qui, dans la
- supposition, imaginaire à la vérité, du concours de circonstances
- absolument les mêmes, soient entièrement semblables
- l’un à l’autre. Plusieurs causes concourent aux
[JM 50] 140
- mêmes effets : ne cherchons pas aux résultats particuliers
[148]
- de la nature un principe unique ; ne transportons pas | des
- ateliers de l’homme aux mutations de la matière universelle,
- le principe de la voie la plus courte. L’utile humain
- consiste à ménager des forces bornées, à faire beaucoup
145
- avec peu ; mais la nature, contenant toutes choses, opère
- par des moyens illimités ; et pourtant nulle force n’est
- perdue en elle ; car si chaque effet tient à toutes les
- causes, chaque cause entraîne tous les effets.
- Ainsi l’éducation, prise même dans le sens le plus
150
- étendu, n’a qu’un pouvoir secondaire : mais il est assez
- grand pour changer le sort des nations, et l’on a trop
- appris jusqu’à quel point elle peut en quelque sorte
- dénaturer l’homme.
- Elle sera mauvaise, essentiellement par-tout où elle
155
- combattra la nature, et relativement par-tout où elle ne
- sera pas liée tellement avec les lois, tellement dirigée
- selon leur esprit, que les formes qu’elle ébauche dans
- l’enfant soient finies par celles-ci dans le citoyen ; et que
- l’homme, plus sûr de ce qu’il doit, sorte enfin de ce chaos
160
- d’institutions contraires qui font de sa prudence une
- adresse flétrissante, de son bonheur l’œuvre du hasard ou
- du crime, et de ses devoirs un problème.
- Cette opposition perpétuelle entre l’éducation et la loi,
[149]
- l’usage, l’honneur ou le préjugé, | donne à qui veut être
165
- homme de bien plus d’entraves que les passions mêmes ;
- et il faut plus d’art pour deviner les devoirs que de vertus
- pour les suivre. L’incertitude amène les sophismes, et la
- raison impartiale s’égare souvent elle-même. Si l’homme
- passionné s’en impose aisément, le méchant a des
170
- ressources prêtes pour se justifier, et le magistrat vendu des
- prétextes pour être inique. La vertu devient funeste, son
- prix est pour le crime. La droiture est un abus, et l’humanité
- un ridicule. Le juste, s’il n’est impassible, est bientôt
- rebuté. L’imprudent a fait les premiers pas qu’il suivra,
175
- parce qu’il n’a plus rien à perdre. Mille dehors spécieux
- colorent les vues ambitieuses et les trames perfides.
- D’innombrables dupes grossissent les partis formés par
- quelques fripons déhontés. L’homme abusé fait le mal ;
180
- l’homme désabusé le fait autant. Tout est doute et
- confusion. Le mal est dans le bien même, et les vertus qui
- subsistent encore sont un fléau de plus.
- Mais dans cette déviation il y a bien plus d’erreurs que
[150]
- de perversité [S 64]. C’est par les | conséquences imprévues de
- ses fautes que, placé entre l’injustice ou les misères,
185
- l’homme est devenu souffrant et atroce. La bizarre
- multiplicité des formes sociales donne à chaque individu des
- intérêts contraires et un sort différent. Cette incalculable
- variété de situation, en opposant sans cesse les besoins,
- enfante des desirs nouveaux et des passions factices et
190
- désordonnées ; nécessite l’avidité, l’égoïsme, les haines,
- et précipitant chaque homme dans une direction personnelle,
- fait d’un peuple, non pas, comme on l’a tant dit,
- une troupe d’athlètes qui, parcourant une carrière commune,
- s’animent mutuellement et accroissent l’effort de
195
- chacun de l’impétuosité de tous, mais une foule aveuglée
- par mille feux incertains qui s’embrasent et s’éteignent
- aussitôt dans les ténèbres générales. Pressée de l’ivresse
- du vertige, elle se heurte sans cesse, parce qu’elle court
- en sens contraire l’un épuisé arrête en tombant
200
- l’effort du plus audacieux ; celui-ci détourné de son impulsion
- ne voit plus le guide qu’il suivoit ; et nul guide
- n’atteindra le but qu’il avoit promis. Tout effort
[151]
- impru|dent est aggravé par une réaction plus funeste. Les
- fautes de la témérité appellent les cruautés de la
205
- vengeance ; les maux personnels enfantent les maux publics ;
- l’injure d’un seul allume des fureurs générales ; les
- guerres nécessitent les dévastations, et le sang ruisselle
- plus abondamment sur la trace du sang qui n’a pas tari.
- Quand un fléau cesse, tremblez qu’il ne soit absorbé
210
- dans une calamité plus grande. Les passions sociales ont
- prouvé que les crimes étoient nécessaires : on les a légitimés
- pour qu’ils soient plus sûrement interminables.
- L’oppresseur que l’on n’aime plus doit se faire craindre.
- La religion qui s’affoiblit va lancer ses foudres. La
215
- foiblesse, menacée par la haine ouverte, appelle la trahison
- qui élude. Le bien que l’on promet déguise le mal
- que l’on va faire ; l’intérêt de tous que l’on prétexte justifie
- celui de plusieurs que l’on cherche, ou prépare la
- ruine générale que l’on médite. Tromper les hommes est
220
- l’adresse d’un guide profond ; les sacrifier en masse est
- une mesure de sûreté ; les égorger est trop équitable. La
- victime doit être enviée sous le couteau consacré, et l’on
- insulte aux morts que l’on a dévoués par le rare bienfait
- d’une gloire qu’ils n’ont pas voulu. Quand le crime a
225 [152]
- choisi ceux qu’il | daigne proscrire, un crime plus sinistre
- applaudit insolemment à leur sacrifice et les proclame
- heureux de ce qu’ils ont vécu.
- Dès que l’on a opposé les devoirs aux desirs et les inclinations
- à la loi, il a fallu écarter en la déclarant impie la
230
- redoutable main de la raison. Pour dénaturer la volonté
- publique, il falloit un prodige de prudence dans les
- gouvernans ou de docilité dans les gouvernés, et l’on s’est
- assuré de celui-ci du moins, en mettant les tables de la
- loi dans la splendeur céleste du Sinaï, en faisant descendre
235
- le livre [S 65] sur les ailes de Gabriel et annoncer l’heureuse
- nouvelle [S 66] par l’esprit de feu : mais un jour vient enfin où le
- peuple prosterné soupçonne que ces tables peuvent être
- brisées, il se lève et les brise ; que la nouvelle heureuse
- est une foible copie d’un rêve antique, il la dévoile et la
240
- juge ; que le livre est écrit de main d’homme, il l’examine
- et rit des divines inepties.
- Que vous restera-t-il alors, à vous qui n’avez bâti que
- sur l’erreur ? Il n’est d’empire durable que pour la beauté
[153]
- qui n’a pas besoin | d’illusion. Mais qu’importent à
245
- l’adroit dominateur les siècles éloignés, si la génération
- qu’il séduit le sert et l’encense ? Qu’importe à Odin que ses
- institutions sanguinaires le fassent abhorrer un jour, pourvu
- qu’il répande dans le Nord la terreur de son nom et qu’il
- l’arme tout entier pour sa vengeance [S 67] ; ou à Mahomet que
250
- le voile imposteur soit enfin déchiré, s’il sort de l’obscurité
- dont il s’irrite, s’il est adoré des juges qui l’ont banni,
- s’il élève ses sectaires sur les débris du monde ? Nations,
- voilà vos législateurs !
- Les vues particulières de l’ambition, de l’orgueil ou des
255
- vengeances, de fausses idées de grandeur et de gloire, de
- tristes erreurs sur les vraies sources de la prospérité d’un
- peuple, ont entrainé ou séduit les modérateurs des destinées
- humaines. L’homme de la nature fut par-tout
- méconnu : l’on s’efforça sous cent formes erronées de
260
- produire l’homme imaginaire, le fantôme de la perfection
- sociale. Une morale systématique, des lois de
[154]
- circonstance, | le vain édifice d’une institution locale et
- quelquefois inepte, fut vénéré comme la loi de la nature et
- trop souvent comme l’oracle d’un Dieu. Des mœurs
265
- sévères, des opinions comprimantes, l’estime des choses
- difficiles et la manie de la perfectibilité préparèrent pour
- la servitude politique des cœurs flétris par l’asservissement
- moral. Les sentimens heureux qui rapprochent les hommes
- sont devenus plus odieux que les passions haineuses qui
270
- les aliènent : on a même exaspéré ces levains de haine,
- une même erreur proscrit la jouissance, vante la folie des
- douleurs volontaires et sanctifie le double héroïsme des
- dévastateurs et des victimes. La démence morale poursuit
- avec autant d’acharnement la colombe innocente et
275
- la biche en pleurs, que le vorace vautour et le reptile qui
- répand le venin.
- Ce n’est point la liberté de l’homme qu’il faut enchaîner ;
- par sa nature elle est déjà limitée. Ce n’est point un
- but général qu’il faut offrir à son choix ; ce but existe,
280
- il le connoît, et sent assez que le principe de toute
- impulsion est l’amour de soi, le desir du bonheur. Pourquoi
- l’y mener par des moyens indirects et faux, et le
- tourmenter sur des voies difficiles pour lui faire manquer
[155]
- le terme | qu’il espère. La nature avoit semé pour
285
- lui des joies plus simples sur des traces plus heureuses.
- La féconde et impérissable espérance qui balance
- ses maux et nourrit ses desirs, ne lui fut-elle donnée
- que pour que les imposteurs ministres d’une destination
- céleste et les enthousiastes d’un vain songe de
290
- perfectibilité, promènent son inquiétude d’erreurs en
- erreurs, et appesantissent sur lui le joug des privations et
- des douleurs par la main même qui le guidoit à la
- félicité ?
- Ce desir du bonheur est le principe de toute vertu, de
295
- toute action, de toute recherche. Les insensés qui en ont
- fait un crime, ont étouffé le germe qu’il falloit féconder ;
- n’en pouvant créer un autre, ils n’ont su rien produire,
- et n’ont obtenu que le triste succès d’avoir flétri le cœur
- humain et brisé les liens naturels. D’autres, plus fanatiques,
300
- ont proscrit l’amour [S 68] qui enchaîne tous les rapports,
- et, par le charme du bon, facilite tous les devoirs,
- pour y substituer ce moyen destructeur, ce ressort
- comprimant ennemi de toute énergie, l’aversion, et son sceptre
- odieux a régné sur l’abaissement de toutes les volontés et
305 [156]
- le silence | de tous les cœurs. Environnés de ruines,
- ministres de haines, de terreurs, de ténèbres, ils se sont
- dits les organes du dieu d’amour et de vérité.
- Nos besoins réels et dès-lors nos besoins sentis étoient
- bornés c’est en les étendant imprudemment dans
310
- l’indéfini qu’on a fait naître cette attente illimitée que
- maintenant l’on affecte de donner pour preuve d’une
- destination supérieure à la vie terrestre. D’où viendroit à
- l’habitant de la terre le besoin de ce que la terre ne
- contient point, et à des organes éphémères des
315
- conceptions éternelles. Mais, a-t-on dit, les lois seront insuffisantes
- si l’on n’admet [S 69] un Dieu qui observe quand les
- regards des hommes ne peuvent atteindre, qui peut encore
- punir quand on échappe aux vengeances humaines, et
- qui, commandant par les remords, ôte l’espoir de les
320
- étouffer et le dangereux courage de les mépriser. Ainsi en
- s’écartant des indications de la nature, on s’est vu autorisé
- à consacrer des erreurs qui, outre les maux qu’elles
- produisent, seroient déjà funestes à l’ordre social par cela
[157]
- seul qu’elles | ne peuvent avoir qu’une autorité précaire et
325
- que se dissipant un jour, elles abandonnent dans une
- nudité ridicule tout cet échafaudage moral dont elles
- déguisoient la subversion.
- Sans le bonheur qui la rend juste et nécessaire, la
- moralité de nos actions n’est plus qu’une chimère que
330
- nous respectons par erreur ou par contrainte, que nous
- méprisons dès que nous sommes désabusés et que nous
- désavouons hautement si nous nous sentons assez forts.
- Pour gouverner les hommes sans les rendre heureux,
- il étoit indispensable de les tromper, et les moyens
335
- religieux étoient les plus puissans. Mais la vérité seule est
- vraiment durable ; l’imposture dut toujours craindre d’être
- refutée ; car voici à peu près ce qu’elle put dire.
- Peuples que la nature déprave et que la raison égare,
- cessez d’écouter des penchans que l’Éternel vous donna
340
- pour vous séduire, et de suivre les desirs que vous suggère
- d’accord avec lui, et pourtant contre lui, l’ennemi toujours
- subsistant du maître absolu de toutes choses. Revenez
- de cette confiance qu’entretiennent tous ces amis de
- la sagesse qui vous perdent, et voyez l’abîme que la bonté
345
- suprême tient toujours ouvert sous vos pas afin de
[158]
- vous | rendre meilleurs. Entendez la foudre qui gronde pour
- vous pénétrer d’espérance et d’amour. Hommes de chair,
- avez-vous pu sans crime écouter les besoins de vos sens ?
- ne sauriez-vous comprendre que le plaisir est un piège,
350
- et que les passions auxquelles votre créateur vous a soumis
- sont autant d’ennemis secrets qui travaillent à votre bien
- pourvu que vous les combattiez sans cesse ? Que seroit
- la grandeur divine sans les efforts des animalcules qui la
- servent ? Vos victoires cachées font la gloire de l’Être-
355
- Suprême. Insensés qui vous reposez sur l’idée de sa bonté
- infinie ; s’il est le Dieu indulgent, n’est-il pas surtout le
- Dieu juste qui vous punira de n’avoir pas suivi les vertus,
- fruits des grâces que vous n’aurez pas obtenu de lui. Il est
- le Dieu puissant et le Dieu caché, tous vos momens sont
360
- à lui, vos pensées les plus involontaires sont soumises
- aux lois dont nous sommes nécessairement les interprètes
- sacrés. Il est encore le Dieu jaloux qui ne souffrira jamais
- que vous vous éloigniez des sentiers que nous tracerons :
- il est surtout le Dieu terrible, le Dieu vengeur, le Dieu
365
- exterminateur ; et ce qui doit redoubler vos précautions,
- votre zèle, votre amour, il est souvent le Dieu tentateur.
[159]
- De sa grandeur infinie vous | concluez que l’homme ne
- sauroit l’offenser, ou du moins ne peut l’irriter. Quelle
- erreur, mes frères, abjurez cette raison mondaine. Vos
370
- moindres fautes embrasent sa colère et appellent ses
- vengeances ; mais nous vous prescrirons des expiations qui
- retiendront son bras toujours prêt à foudroyer. Moyennant
- ces combats, ces sacrifices, ces prières, ces macérations,
- vous obtiendrez une éternité de contemplations ineffables,
375
- si ; après la vie la plus méritoire, une mauvaise pensée ne
- vient à l’instant de la mort vous plonger pour jamais dans
- les abîmes infernaux. Car l’offense ne diminue point par
- la foiblesse du coupable, mais elle s’accroît avec la grandeur
- de l’offensé. Vos sages, qu’inspirent évidemment les
380
- démons, vous disent que le puissant s’abaisse en se
- vengeant d’un foible ennemi : ils vous entretiennent de
- pardon, de générosité ; ce sont toutes sujétions de l’esprit
- de ténèbres : il ne faut jamais pardonner à ces philosophes,
- et il ne faut être généreux qu’envers les ministres
385
- des autels. Les choses célestes sont quelquefois d’un autre
- ordre que les choses mortelles. Dieu est foible comme
- l’homme lorsqu’il aime ou pardonne, et nous avons trouvé
- que c’étoit la bonté subordonnée à la justice : mais il est
[160]
- vraiment | Dieu dès qu’il punit ; il est infini, impénétrable
390
- lorsqu’il se venge : c’est-là sa grandeur suprême, l’attribut
- divin. Il n’est pas de vertu sans effort ; et Dieu mérite
- bien que le foible mortel se sacrifie à lui, c’est-à-dire, à
- son culte, à ses ministres. Réprimez vos penchans, cela
- lui est agréable, parce que cela est pénible : étouffez toutes
395
- vos passions, détruisez en vous l’homme de la nature pour
- y substituer l’homme de la grâce docile à nos vues. Ne
- doutez pas un moment, tout examen est une impiété,
- toute discussion est un blasphème ; d’ailleurs la religion
- la plus absurde [S 70] aux yeux profanes est nécessairement 400
- la seule vraie. Elle est encore la plus consolante ; elle
- mène au bonheur par les austérités et fait oublier toutes
- les misères de la vie dans l’espérance céleste que sur mille
- réprouvés il pourra y avoir un élu. Assurément il est
- essentiel au genre humain que nos dogmes deviennent
405
- universels. Hâtons-nous de réformer et de combattre. Le
- Dieu jaloux sera le Dieu des armées qui nous soumettront
- les peuples. Abjurons ces lois profanes de liberté et
[161]
- d’équité. | La volonté divine est antérieure aux principes
- humains. Vous mourrez pour nous, avantage inestimable
410
- qui vous donnera quelque part une vie bien meilleure et
- bien plus durable. Ne craignez point de massacrer vos
- frères au nom du Dieu qui vous ordonne de les aimer ; il
- n’y a point là de contradiction, hommes de peu de foi.
- C’est par amour que nous les tuons : nous en égorgerons
415
- cent mille ; mais nous circoncirons les autres. D’ailleurs
- il y a une différence si prodigieuse entre des infidèles et
- des vrais croyans, qu’il n’est pas bien prouvé que ceux-là
- soient aussi des hommes.
- Ainsi parla l’imposture appuyée sur le fanatisme, insultant
420
- à la raison pour se soustraire à l’examen, divinisant
- l’absurdité par l’audace et semant les haines pour obtenir
- l’empire.
- L’homme devenu trop libre [S 71] par l’extension de ses
- facultés, abusoit de ses desirs et de ses moyens. On
425
- vit qu’il falloit un but et des limites ; on parla de devoirs,
- de bonheur. Mais, en marchant où le devoir n’étoit point,
[JM 54] [162]
- l’homme s’écartoit aussi du bonheur : on mit par-tout | le
- devoir sous ses pas afin qu’il ne pût l’éviter ; il marcha
- donc de devoirs en devoirs, et ne voyant jamais que des
430
- devoirs, il demanda où est donc le bonheur. Jouir sans
- cesse, cela ne se peut. Jouir le plus possible, c’est s’épuiser
- en un jour, et l’épuisement conduit à la satiété, au désespoir ;
- certes le bonheur n’est pas sur cette voie de dégoûts :
- seroit-il sur la voie contraire ? Il consiste peut-être à ne
435
- pas jouir, car rien n’est plus pénible, donc rien n’est plus
- grand ; et, perfectionnés déjà, nous savons qu’être grand
- c’est être heureux. Mépriser les jouissances, c’est peu pour
- les destins suprêmes de l’homme ; souffrir est seul
- convenable à sa dignité : voilà sa destination, sa félicité.
440
- Dédaigner de repousser les maux de la vie, est d’un sage ;
- s’en faire beaucoup à soi-même, est d’un héros ; ne les
- point sentir, est d’un Dieu. Alors plusieurs de ces dieux
- terrestres, impassibles et mortels, demi-consumés sur les
- bûchers embrasés par leurs mains, crioient douloureusement,
445
- je n’ai rien souffert ; expression magnanime, mais
- extravagante, d’une ame forte et d’un esprit trompé.
- Écoutez l’Indien. Le suprême bonheur des dieux, c’est
[163]
- l’immobilité, l’insensibilité. L’In|dien comme l’Européen
- veut imiter ses dieux. Une longue civilisation [S 72] mûrit les
450
- folies orgueilleuses. Cependant l’Indien partage encore les
- passions et l’activité des enfans de la terre ; le Quiétiste
- chinois est encore loin du principe aërien : sur ce globe
- sublunaire l’homme dégradé n’est après tout qu’un dieu
- fort imparfait.
455
- Vanter les bienfaits de l’Éternel et mépriser ses bienfaits ;
- bénir sa bonté, l’adorer dans ses œuvres et affirmer
- que l’homme s’élève à lui en dédaignant les biens qu’il
- lui donna, l’on ne doit point voir en cela d’inconséquence,
- l’erreur n’est que ce qui peut humilier l’homme ; tout ce
460
- qui l’élève est vrai, parce qu’il aime à s’élever.
- Il y a moins loin que l’on ne pense de l’impassibilité
- stoïque à l’abnégation de l’insensé sous le froc, à la
- démence du faquir qui mérite la béatitude du vingtième
- ciel, en fixant la lumière bleue, ou même au jaloux
- qui l’élève est vrai, parce qu’il aime à s’élever.
465 [164]
- honneur | de la veuve indienne qui, pour prouver qu’elle
- vivoit préférée à ses compagnes, sollicite sa propre mort ;
- et perd tout ce qui est, pour obtenir une estime vaine là
- où elle ne sera plus.
- Selon le stoïcien, l’homme sans passions est le chef-
470
- d’œuvre de la nature : rien n’est plus contradictoire.
- Supprimez les passions, il n’y a plus d’hommes, plus de
- morale ; les passions peuvent seules la former ; l’équilibre
- des passions modérées peut seul la maintenir. Les éteindre
- est le précepte du fanatique : les suivre est la loi de
475
- l’homme isolé ; les réprimer sans les anéantir, les
- soumettre à une raison plus sentie que disputante, plus douce
- que sévère, voilà sans doute le devoir de l’homme en
- société.
- L’homme social n’est point un être nouveau créé par
480
- un système humain ; c’est l’homme de la nature en société.
- C’est pour suivre ses passions, c’est pour obtenir ses
- besoins qu’il réprime quelquefois les unes et limite les
- autres. C’est pour n’être pas toujours assujetti, qu’il s’impose
- à lui-même une loi, c’est pour conserver le plus
485
- possible de ses droits effectifs qu’il a consenti, non pas à
- en aliéner une partie, mais à négliger de les exercer. S’il
[165]
- perd plus qu’il ne gagne, s’il sacrifie plus qu’il n’ac|quiert,
- l’ordre social n’est pas bon pour lui ; si le plus grand
- nombre perd ainsi, l’ordre social est mauvais : bien plus,
490
- il est dissout, car il ne se maintient plus par la volonté
- générale, mais par une force étrangère à lui-même.
- La science des sociétés se réduit à suivre les passions
- primitives, en balançant leurs efforts, en réprimant leurs
- mouvemens orageux, et surtout en étouffant sans
495
- ménagement et sans retour, en prévenant avec sagesse tout
- besoin que la nature n’a pas donné, tout desir qu’elle
- n’inspire point, toute prétention à des droits qu’elle n’a
- pas autorisé. Ce qui est essentiel à l’homme est seul légitime ;
- ce qui convient ainsi expressément à sa nature ne
500
- peut varier avec les tems et les lieux, ne peut dépendre
- de l’opinion des législateurs, ni changer selon
- l’inconstance des peuples.
- L’art de jouir est le seul art de l’être qui sent et modifie
- son existence. Tout commande le plaisir, c’est vers lui
505
- que nous tendons sans cesse : nous ne pourrions même
- soutenir cet effort factice qui le repousse, si nous ne
- donnions le change à nos desirs ; nous leur en promettons
- un imaginaire, dont l’excès et la plénitude balancent les
[166]
- avantages que les | plaisirs réels reçoivent de leur
510
- présence, de leur entière conviction, et de leur accord avec
- la situation de nos organes.
- Mais, disent nos froids moralistes, le plaisir est dangereux,
- il nous corrompt [S 73] sans nous satisfaire ; il énerve
- les ames, et les rend incapables de tout effort vertueux.
525
- Tout son prestige n’est qu’une vanité indigne du sage ; il
- passe comme une lumière instantanée, et son inutile éclat
- rend plus sinistres les ténèbres qu’il ramène.
- Le plaisir est corrupteur. Je conviens qu’il est contraire
- à notre morale, et c’est ma plus forte preuve contre elle.
520
- Je conviens aussi que beaucoup de nos plaisirs sont
- contraires à toute vertu, et c’est encore un des bienfaits de
- notre morale.
[167]
- Le plaisir énerve les ames. Je veux qu’il éteigne les
- passions des sujets et tous les genres de fanatisme jusqu’à
525
- celui de la liberté ; mais pourquoi notre liberté elle-même
- a-t-elle besoin de fanatiques ? quelle prudence l’a caché
- dans les mystères du lieu saint ? ne seroit-elle que
- l’oppression déguisée d’un siècle plus adroit [S 74] ?
- Le plaisir ne sauroit nous satisfaire. Parce que, trompés,
530
- nous le cherchons où il n’est pas ; parce que, dépravés,
- nous l’avilissons, nous le flétrissons ; parce qu’égarés par
- l’inquiétude de nos chimères vagues et exagérées, nous
- ne saurions plus jouir de ce qui est simple, positif et
- vrai.
535
- Le plaisir est vain, il passe rapidement, les regrets et
- la douleur lui succèdent. Parce que nous ne savons pas
- le fixer, le prolonger sur la vie ; parce que, voulant
[168]
- excessivement, nous | croyons ne rien obtenir même en
- obtenant beaucoup ; parce que, toujours hors de la nature,
540
- nous cherchons des joies extrêmes, et nous oublions que
- la félicité n’est point une succession d’éclairs rapides,
- mais une lumière douce et durable.
- Les plaisirs impétueux conviennent bien mal à l’homme
- des grandes sociétés, qui ne vit pas seulement dans le
545
- présent, mais bien plus encore dans l’avenir et le passé.
- Leur brillante séduction, avec ses inégalités, ses intervalles
- et ses craintes, produit plus encore de dégoûts et d’anxiétés
- que de desirs et de jouissances. Cette avide inquiétude
- nous captivoit par ses promesses irrésistibles ; le feu passe,
550
- les facultés se consument, l’espoir reste infécond dans le
- cœur dévoré d’une stérile ardeur, et l’existence elle-même
- n’est qu’un poids pénible à qui la porte en vain. Des
- jouissances tranquilles, mais continues, amènent le calme,
- la sécurité. Ce paisible bonheur ne séduit pas d’abord, et
555
- ne fait pas d’enthousiastes ; il promet moins, mais il ne
- trompe jamais. Il s’accroît et se perpétue, nourri de ses
- propres forces, et se reposant sur son expérience ; mais
- les excès de joie qui nous entraînent si vivement, fuient
[169]
- avec une égale | rapidité, et tous ces plaisirs bruyans sont
560
- le prestige et non l’emploi de la vie.
- Homme d’un jour, placé par l’éternelle nécessité sous
- la loi de la douleur et du plaisir, ta seule fin morale est
- le bonheur, et ton seul devoir le moyen convenu pour le
- le prestige et non l’emploi de la vie.
- bonheur de tous. Ton existence toute entière est dans
565
- cette alternative, jouir ou souffrir. Tous les êtres pèsent
- et gravitent les uns sur les autres, soutenus chacun par
- l’effort central de sa sphère individuelle. Cette force de
- résistance s’affoiblit en s’éloignant de son principe, et
- devient nulle à la circonférence contre les efforts multipliés
570
- de la compression extérieure. C’est en limitant son
- être que l’on le possède tout entier ; l’extension n’est que
- misère et dépendance. On souffre, on s’épuise au loin ;
- l’on ne jouit, l’on ne vit véritablement qu’au centre. Mortel
- foible et si vainement avide, circonscris ton être, évite
575
- les maux en restant dans les bornes de tes facultés et du
- bonheur. Jouis, il n’est pas d’autre sagesse ; fais jouir, il
- n’est pas d’autre vertu ; mais jouis avec choix, avec
- réserve ; sans cette prudence, il n’est pas de félicité réelle.
- Partage tes plaisirs ; le méchant veut jouir seul, mais le
580 [170]
- méchant ne sait point jouir. La | jouissance consume elle-
- même sa mobile illusion. Pour la conserver toute entière,
- produis des plaisirs dont l’épreuve ne se fasse pas sur toi-
- même : ainsi le bonheur que nous donnons devient notre
- volupté la plus pure ; et l’art de jouir est souvent celui
585
- de céder le plaisir [S 75]. Partage aussi tes douleurs, la
- bienveillance les allège et les rend tolérables. Souffrant, confie
- tes peines si tu ne veux le désespoir ; jouissant, communique
- tes joies si tu veux en connoître d’indicibles. Dans
- l’enthousiasme de la volupté comme sous le poids du
590
- malheur, toujours entraîné foible et dépendant, ô homme
- appuie-toi sur ton frère. La nature vous unit dans la
[171]
- conformité [S 76] de vos sensa|tions, elle vous protège l’un par
- l’autre ; mais vous vous déchirez pour le stérile honneur
- de la combattre, et vous trouvez vos plus affreux malheurs
595
- dans le bonheur exclusif que vous avez si imprudemment
- cherché. Elle vous disoit à tous : aime, console, jouis et
- fais jouir ; jouis dans toi-même et dans tout ce qui
- ressemble à toi. Elles passeront les lois atroces et les
- superstitions sanguinaires ; ils passeront les stériles efforts des
600
- vertus austères et les écarts effrénés, plaisirs de la servitude ;
- mais la loi primitive ne périra jamais. Un jour
- peut-être le bonheur naîtra de son précepte immuable,
- nos calamités s’effaceront dans l’oubli des erreurs qui la
- combattent ; les momens rapides, que nous appelons les
[JM 58] 605
- siècles de civilisation, s’éloigneront confondus dans les
- ténèbres qui couvrent pour nous les tems sauvages, et le
- genre humain enfin rétabli perdra jusqu’au souvenir de
- cette étonnante déviation.
[172]
- … Je l’éprouve tous les jours davantage, de toutes
- les affections produites dans le cœur humain par nos
- besoins divers, nulle n’est préférable à la douce impulsion
5
- de l’habitude. Nos goûts s’effacent avec nos passions
- mobiles ; nos desirs changent comme notre situation
- précaire et nos années fugitives ; la facile habitude est la
- seule pente durable où notre vie entière et s’incline et
- s’écoule.
10
- Ce qui nous séduisoit hier peut cesser de nous plaire
- aujourd’hui ; mais une chose même indifférente dans son
- principe s’identifie à notre être dès qu’elle est en quelque
- sorte consacrée par l’habitude. Un plaisir absolument
- isolé, quelque vif qu’il puisse être, ne nous laissera qu’un
15
- stérile souvenir ; mais une jouissance, autrefois habituelle,
- se perpétue jusques dans la vieillesse, au moins par le
- charme de ses regrets. L’empreinte des premiers ans est
[173]
- sur|tout ineffaçable, et souvent le besoin de ce qu’ils ont
- possédé devient une privation intolérable pour le vieillard
20
- qui, même dans un meilleur ordre de choses, ne jouira
- de rien par cela seul qu’il ne retrouvera pas ses premières
- jouissances. Le feu des passions peut faire oublier ou
- méconnoître, durant la jeunesse, le pouvoir de l’habitude.
- L’homme dur et l’homme insouciant rentrent plus tard
25
- sous sa loi ; l’homme vivement passionné la néglige long-
- tems ; d’autres rapidement entraînés par des événemens
- divers, se sont fait une sorte d’habitude de n’en pas
- connoître ; mais l’homme sensible et modéré ne s’y soustrait
- jamais. Il ne sauroit oublier ce qui occupoit son cœur, et se
30
- lasser de ce que ses desirs ont constamment cherché. Il
- est plus égal parce qu’il est moins avide ; il est plus constant
- parce qu’il sent davantage. Il chérit toujours ce qu’il
- a long-tems aimé, et jouit plus encore parce qu’il a déjà
- joui. Détrompé sur l’illusion dont se revêt l’inconnu, il
35
- ne cherchera pas au loin ce qu’il possède près de lui ; et
- ne sera pas avide des choses qu’il ignore, uniquement
- parce qu’elles lui sont nouvelles.
- Le sage cherche le bonheur dans ce qui l’environne,
[174]
- l’habitude est une sorte de | lien [S 77] volontaire également
40
- chéri des bons cœurs, et convenable à la raison desabusée.
- Que de probabilités lui sont favorables aux yeux de
- celui qui veut raisonner son choix et motiver ses desirs.
- J’essaye presqu’en aveugle ce qui est nouveau pour moi,
- et dans l’inexpérimenté, fussè-je le plus prudent des
45
- hommes, je pourrois souvent d’une chose bonne ne recevoir
- que la partie désavantageuse. Au contraire, je connois
- sous ses divers rapports ce que j’ai déjà éprouvé ;
- et, comme une chose seule peut toujours être considérée
- sous divers aspects, et produire du moins indirectement
50
- des effets opposés, je choisis le lieu, le tems, toutes ces
- convenances et tous ces accessoires dont le détail importe
- tant à qui le sait pénétrer ; je jouis doublement du bien,
- soit en l’assimilant davantage à mes besoins, soit en écartant
- ce qui pourroit l’altérer, et faisant servir à mon avantage
55
- jusqu’au mal même qu’il cachoit à un œil non
- exercé.
- Si un romancier nous peint son héros parcourant vingt
- contrées, essayant de tout ce qu’elles offrent de séduisant
[175]
- et enivré de plaisirs, | inépuisables si l’on veut, mais
60
- toujours variés et rapides, il ne pourra qu’enflammer notre
- imagination ; il ne touchera pas notre cœur et n’aura fait
- que nous amuser. Mais qu’il chante la félicité pastorale [S 78],
- les goûts constans, les occupations uniformes et leurs
- plaisirs aussi invariables que simples et vrais, alors il nous
65
- intéresse puissamment ; il excite de profonds regrets ;
- nous sentons je ne sais quoi d’attendrissant dans ce charme
- inaltérable, que d’heureuses habitudes répandent sur de
- paisibles jours.
[176]
- On a dit que l’habitude convenoit aux ames foibles, et
- qu’elle les affoiblissoit tous les jours davantage [S 79]. Je veux
- qu’il en soit ainsi. Qu’importe que des hommes foibles
5
- reposent au sein de leurs goûts et s’abandonnent à la
- facile habitude ? Que pouvez-vous prétendre d’eux, sinon
- que leur foiblesse du moins ne soit pas vicieuse ? Faites-
- leur donc des habitudes qui soient bonnes et à eux et à
- l’état. Leur foiblesse même vous est un puissant moyen
10
- d’établir des mœurs publiques. La majorité les maintiendra
- par besoin : alors les ames fortes les suivront par
- choix, et cette activité qui eût pu les renverser
- s’emploiera d’elle-même à veiller pour les soutenir.
[177]
- Quant aux ames fortes, elles ne s’affoibliront point par
15
- l’habitude ; elles n’en prendront que pour les petites choses
- dans lesquelles elles étoient déjà foibles, parce que, sûres
- de leurs moyens, elles ne déployent jamais une énergie
- superflue.
- L’habitude est une loi indirecte que l’on reçoit plus
20
- volontiers que toute autre loi, et qui bientôt les peut faire
- toutes aimer, si elles sont bonnes ou même indifférentes
- de leur nature ; c’est donc par ce lien indirect qu’il
- conviendroit de retenir l’indomptable imagination.
- L’imagination combine les idées conservées des objets
25
- simples, non selon leurs rapports réels qui forment les
- êtres existans, mais dans leurs rapports possibles ou
- supposés tels, dont résultent des êtres ou absens, ou
- chimériques, ou même fantastiques et contradictoires. Une
- imagination sage s’écarte peu de ce qui existe ou de ce
30
- qui est certainement possible : une imagination déréglée
- n’est pas limitée par les probables ; elle unit des parties
- incohérentes, elle crée des monstres ; son travail l’exalte,
- elle les voit présens, elle devient folie. Les autres facultés de
- l’homme qui n’ont pour objet que ce qui existe, étoient
35 [178]
- déjà susceptibles du trop | d’extension ; mais dans la sphère
- indéfinie des possibles, il s’égarera bien plus encore : c’est-
- là principalement qu’il doit se circonscrire et s’imposer
- des lois.
- S’il peut supposer des êtres imaginaires, si même il
40
- peut quelquefois donner l’existence à ces enfans de son
- imagination lorsqu’elle les a formé de parties harmoniques
- et qui n’attendoient qu’une main qui les assemblât,
- c’est par-là surtout qu’il étend ses relations bien
- plus que ses forces, et sa dépendance bien plus que son
45
- empire ou ses plaisirs. C’est par son imagination qu’il a
- reçu le plus de moyens de modifier son être : de toutes
- ses facultés, elle est la plus active, la plus illimitée et la
- plus avide dans ses conceptions, mais la plus impuissante
- pour en réaliser les objets. C’est dans cette source
50
- toujours plus abondante de sensations nouvelles, qu’il
- trouvera quelques biens et des maux sans nombre. C’est-
- là surtout que le choix importe ; il lui vaudroit mieux
- mille fois tout rejeter que de tout admettre, et négliger
- quelques avantages plus spécieux qu’utiles, que de s’asservir
55
- à tant de besoins que le cours naturel des choses ne
- sauroit jamais satisfaire, et dont l’infaillible effet sera le
- mépris des choses réelles et le dégoût de la vie.
[179]
- Les terreurs imaginaires, les puissances in|visibles et
- menaçantes, les spectres, les fantômes sinistres furent les
60
- fruits d’une ignorance inquiète dans les siècles d’oppressions
- et de misères intolérables. Par une conséquence
- analogique, des esprits sombres, aigris par leurs douleurs
- réelles, imaginèrent des effets plus imposans et plus
- terribles du principe désastreux de souffrance et de mort qui
65
- sans cesse corrompoit pour l’homme l’œuvre universelle
- du Dieu d’ordre, de paix et d’harmonie. La sécurité d’un
- bonheur constant, sa lumière douce et pacifique dissiperoit
- plus puissamment que les éclairs de la stérile raison, tous
- ces fantômes lugubres exhalés de l’abîme des misères
70
- humaines.
- Il seroit plus difficile de renoncer aux rêves heureux.
- Peut-être aussi pourroit-on tolérer [S 80] ces erreurs spécieuses
- dont l’espoir durant autant que la vie, a cet inconvénient
- de moins que l’on n’éprouve jamais le malheur d’être
75
- désabusé : mais redoutez surtout les chimères terrestres ;
- elles mettent des calamités inévitables à la place des biens
- imprudemment promis. Il n’est pas de moment plus
- pénible que celui où notre attente trompée efface elle-
[180]
- même le plaisir | et montre son néant. Fatigué de 80
- lutter contre le malheur, l’infortuné s’appuie du moins
- sur l’espérance ; mais l’homme confiant qui se précipitoit
- vers la joie et n’a saisi qu’une ombre, chancelle
- dans son découragement et ne trouve plus rien qui le
- soutienne : l’espérance elle-même n’est plus. Quand le
85
- plaisir imaginaire, fantastique enfant de notre délire,
- s’avance sous ses formes douteuses, exagérées, l’illusion
- le précède, le revêt et l’embellit ; mais sa fuite le découvre
- et le spectre est suivi de satiété, de regrets, de dégoûts,
- et sur ses pas sinistres le désespoir s’élève et couvre
90
- l’univers flétri.
- Les écarts de l’imagination produisent cette inquiétude
- vague et pénible qui remplace chez tant d’hommes l’heureux
- sentiment du desir. Le desir donne déjà quelque
- chose des jouissances qu’il demande, parce qu’il cherche
- l’univers flétri.
95
- une chose réelle, parce qu’il la promet, parce qu’il prouve
- la faculté de jouir. Il satisfait doublement l’homme par
- l’idée de ses biens et de son pouvoir ; mais l’inquiétude
- sans objet fixe, toujours plus avide parce qu’elle n’est
- point satisfaite, n’atteste que son impuissance et le néant
100
- de sa vie. Épuisé d’un besoin dont l’objet, toujours
- cherché, n’est jamais atteint, jamais connu, jamais espéré,
[181]
- il succombe à l’irrésistible ennui, à l’ennui irrémédiable
- qui opprime sans relâche et consume avec une froide
- lenteur.
[JM 63] 105
- Les meilleures lois sont impuissantes si leur ouvrage
- n’est affermi par les mœurs ; c’est elles qui font un peuple
- ce qu’il doit être. C’est l’opinion qu’elles déterminent
- et les habitudes intérieures liées aux mœurs publiques,
- qui rendent les lois plus tolérables si elles sont austères
110
- ou erronées, plus douces encore si elles sont heureuses.
- Le lien de l’habitude fait qu’un seul est nécessaire à
- beaucoup et beaucoup nécessaires à lui. Il produit ce
- sentiment profond [S 81] qui reporte délicieusement notre idée vers
les lieux qui nous ont vu naître, et, nous rendant
- toujours étrangers [S 82] au milieu de ce que n’ont point connu
[182]
- nos premiers ans, nous | rappelle sans cesse par des regrets
- ineffaçables et nous ramène pour finir où nous avons
- commencé.
- Nos peuples modernes se ressemblent tous dans la
120
- monotonie de leurs usages : cependant on reconnoît chez
- eux cette force de l’habitude ; quel seroit son pouvoir chez
- ceux qui auroient une législation et des mœurs, non des
- usages et des réglemens ?
- Heureux le peuple qui, possédant une terre nouvelle
125
- sous un ciel favorable, a reçu de la nature tout le
- physique du bonheur, et n’a plus qu’à l’affermir sur la base
- morale d’une véritable institution. Il est peut-être plus
- naturel d’être vertueux dans les contrées sublimes, et plus
- doux encore de vivre heureusement sous un ciel facile.
130 [183]
- Mais une contrée muette | ou sinistre, un climat polaire,
- un ciel brumeux contristent l’homme : leur âpreté n’offre
- que des difficultés à vaincre, et ne laisse au desir, comme
- à l’industrie, d’autre objet que l’adoucissement des maux.
- Cependant sur ces terres désolées nos misères seroient
135
- tolérables, si nos erreurs ne les aggravoient ; elles seroient
- oubliées peut-être, si dans l’unité d’intérêts et d’efforts
- nous savions les adoucir par tous les moyens qui sont en
- nous.
- Les peuples chez qui les usages ne sont point des
140
- modes, et qui suivent dans les détails de la vie une habitude
- constante, ont seuls des mœurs caractérisées et
- durables. C’est la permanence des mœurs qui fait la durée
- de la législation et de l’existence civile d’un peuple.
- Vingt nations successives seront oubliées avant que les
145
- Parsis ou les Juifs aient cessé d’être ce qu’ils sont depuis
- tant de siècles ; avant que les Chinois aient changé leurs
- usages séculaires, leur caractère vieilli, leur morale savante
- et maniérée.
- Dans le seul instant connu de l’histoire humaine, dont
150
- les variations et les incidens déterminent à nos yeux les
- bornes du possible, nulle institution n’est durable si elle
- ne donne au peuple qui la reçoit une forme qui lui
[184]
- soit | propre, un caractère qui ne soit qu’à lui. Mais si les
- lois des hommes n’étoient qu’un mode plus simple, une
155
- expression plus directe des lois de la nature, elles seroient
- durables sans qu’il fût besoin de les opposer entre elles
- par des nouveautés et des moyens bizarres, ou de
- distinguer les peuples par les rivalités et les haines. Ce qui
- est simple et naturellement convenable n’est pas susceptible
160
- de tant de formes variées, et n’a rien à perdre ou à
- gagner en se mêlant à ce qui est également bien disposé
- pour un même but. Mais les choses factices peuvent se
- modifier de tant de manières dissemblables, et les choses
- compliquées diffèrent par tant de points qu’elles ne
165
- peuvent s’unir sans s’altérer. Pour qu’elles subsistent
- toujours elles, il faut qu’elles soient tellement originales et
- uniques que rien de ce qui les environne ne puisse
- s’allier avec elles. Lycurgue a rendu les Spartiates singuliers
- parmi les Grecs ; Moïse a, dans ce sens, plus fait encore :
170
- il a séparé essentiellement son peuple des autres peuples.
- Les mœurs de Sparte étoient uniques en Grèce, et Sparte
- subsista long-tems différente de ses voisins. Tout chez
- les Hébreux les éloignoit des autres nations, et les
- Hébreux restent toujours séparés. Une même force morale
175 [185]
- conserve | les antiques [S 83] sectateurs de Djemschid
- dispersés dans les contrées musulmanes. Il résulte de cette
- opposition de mœurs, de culte, de lois et d’opinions une
- répugnance invincible à se mêler avec des peuples parmi
- lesquels on craint de s’altérer et de se confondre ; ceux-
180
- ci s’opposent également à cette union par leurs préventions
- et leurs haines. On conserve sa forme première,
- parce que l’on auroit horreur d’en changer, et aussi parce
- que l’on n’en sauroit adopter aucune autre. On conserve
- ses mœurs et parce qu’on les aime et parce qu’elles sont
185
- odieuses au reste du monde.
- Celui dont la cité est semblable aux autres cités n’a pas
- de patrie. S’il la trouve par-tout, elle n’est proprement
- nulle part. Il lui est égal de vivre ailleurs s’il y peut vivre
- odieuses au reste du monde.
[186]
- de même. | Alors il ne peut être bon citoyen que par
190
- devoir ; mais c’est le besoin et non le devoir qui conduit
- les hommes. Il raisonnera son patriotisme, mais le patriotisme
- ne se raisonne pas. Il sera retenu peut-être par ses
- possessions, par ses privilèges de citoyen, par des
- convenances accidentelles. Il ne quittera pas son pays, mais il
195
- en négligera les usages, il en oubliera l’esprit particulier :
- citoyen au-dehors, il ne sera en effet qu’un habitant, un
- étranger. Tout se rapprochera et se confondra. Il arrivera
- dans les corps politiques ce que l’on voit dans les
- mélanges de diverses matières hétérogènes, mais non
200
- essentiellement inalliables. Dans la confusion elles
- se corrompent, et loin que ces diverses parties
- inconsidérément mélangées réunissent leurs qualités utiles
- dans le tout incohérent qu’elles composent, elles
- n’ont formé au contraire qu’une masse indigeste et
205
- stérile.
- La conformité des habitudes et des besoins est le seul
- véritable lien parmi les hommes. Sans l’union, sans la paix
- réelle, il n’est pas de bonheur général ; cette paix, cette
- union sont impossibles entre des hommes qui ne sont
- stérile.
210
- point égaux ; et quelle égalité peut-on jamais prétendre
- hors de cette simplicité primitive qui suffisant à tous les
[187]
- besoins, dans une abon|dance limitée puisqu’elle est égale,
- donne l’usage sans faciliter l’abus, ne fatigue point par
- des travaux superflus, n’épuise point par un luxe inutile,
215
- n’énerve point par l’exagération des plaisirs d’un jour, mais
- ne connoît que des travaux utiles afin que ceux-là puissent
- n’être pas négligés, que des biens simples et des plaisirs
- uniformes afin que tous les puissent partager, et, sans
- aspirer jamais à la puissance extérieure, à la gloire, à la
220
- grandeur de l’état, veut seulement qu’estimé plus que
- craint au-dehors, protégé surtout par la force de résistance
- des vertus mâles et indomptables, il soit sûr et heureux
- au-dedans.
- Malgré les préjugés d’intérêt des classes privilégiées et
225
- ceux d’habitude des classes sacrifiées, c’est un principe
- universellement reconnu, du moins pour la théorie, que
- les hommes sont essentiellement égaux, et que la cité
- n’est qu’une association précaire et monstrueuse dès que
- chacun de ses membres n’en partage pas les droits comme
230
- les charges. Mais il faut un grand art, ou plutôt un art
- trop simple et trop étranger à notre politique, pour rendre
- et maintenir les hommes vraiment égaux. Dans l’inaptitude
- à changer les choses établies, ou à prévenir la corruption
[188]
- des choses nou|velles, on a cru les modérer suffisamment
235
- en distinguant deux égalités ; l’une absolue, que l’on a jugé
- commode de déclarer impraticable, l’autre relative qui l’est
- réellement. Ceux qui veulent s’élever à l’ombre de l’égalité,
- disent : nous ne serons pas égaux en toutes choses, cela ne
- se peut ; (en effet ils le rendent ou le laissent impossible) mais
240
- nous serons égaux devant les lois, et cette promesse est
- dérisoire, ils sont assurés de n’établir qu’une forme vaine.
- Cette distinction a trompé des publicistes de bonne foi qui
- n’avoient pas étudié l’homme, et servi, pour le malheur
- des peuples, les gouvernans qui le connoissoient mieux.
245
- Une forme extérieure, contraire à la nature des choses,
- ne sauroit être qu’apparente et mobile. On ne crée rien
- en politique, en disant, que cela soit ainsi, et nul sophisme
- ne nous persuadera que les résultats puissent être
- semblables quand les moyens sont opposés. L’un a beaucoup
250
- de talens, de richesses et de considérations ; l’autre est
- inepte, pauvre et méprisé : peut-être ils sont égaux devant
- la loi, mais assurément ils ne le seront point devant ses
- interprètes. L’injustice sera toujours inévitable parmi nous,
- soit que malgré les inconvéniens des lois diffuses et sous-
255 [189]
- divisées, nous prétendions prévoir dans les | délits tous
- les cas possibles, et qu’ainsi nous établissions une
- injustice de fait en sévissant également dans les circonstances
- dont la diversité peut être compliquée de mille manières
- nouvelles et imprévues ; soit qu’attribuant au magistrat le
260
- pouvoir de prononcer selon sa sagesse, nous le laissions
- en effet opter entre l’opulent qui a tant de moyens de le
- séduire et le pauvre qui ne peut rien, entre le coupable
- qui protège et le juste inutile. Dans la répartition des
- emplois et de la confiance publique c’est pis encore : si
265
- le peuple fait les nominations, sera-t-il sans passions
- quand tout ce qui l’entoure les excite en lui, ou ne se
- passionnera-t-il que pour un vrai mérite comme s’il le
- pouvoit discerner quand les dehors imposans ne
- l’annoncent que là où il est le plus rarement ; et sera-t-il à
270
- l’abri des séductions, quand tous les moyens de séduction
- sont préparés pour l’éblouir, quand ses besoins et
- ses misères les autorisent tous et les légitiment. Si les
- chefs des gouvememens donnent les places, qui ne sait
- qu’ils voudront être aidés par les riches et soutenus par
275
- les hommes déjà puissans ; dès que ces voies de corruption
- seront ouvertes, ils ne chercheront que des esclaves
- faciles pour leurs vues personnelles et non des hommes
[190]
- utiles à | leur pays. Tout dans l’état va se perdre et se
- corrompre, ou plutôt il n’y a déjà plus rien à perdre.
280
- Les mêmes causes qui rendent illusoire cette égalité
- tant vantée par ses secrets ennemis, ne font aussi qu’un
- vain mot de la liberté politique, inutile simulacre, dont
- le culte partage ce servile univers en esclaves qui
- connoissent leurs fers, et en esclaves qui même ne les sentent
285
- pas. Je veux que la liberté soit le consentement aux lois
- établies par la majorité. En ce sens même un peuple
- simple peut seul être libre. Mais où est la cité dont les
- lois ne soient pas l’ouvrage d’une très-foible minorité ?
- L’assemblée d’un peuple n’est souvent composée que du 290
- dixième de sa population ; et c’est la majorité de ce dixième
- qui exprime le consentement unanime de la nation. Il en
- est bien autrement encore quand cette prétendue majorité
- ne pouvant agir directement, n’exerce sa puissance
- législative que par ses représentans, dont l’élection même
295
- concentre encore de près de moitié ce que l’on appelle
- la volonté générale. C’est ainsi que les états puissans,
- réduits à un petit nombre de citoyens, dont toutes les
- voies de corruption entraînent alors plus facilement la
[191]
- volonté et même l’opinion, voyent | s’évanouir cette
300
- liberté politique dont le droit les trompe et dont ils
- montrent avec un si puéril enthousiasme la pompeuse et
- vaine image. C’est ainsi que l’Orient, fatigué d’une lutte
- sans objet, dut s’endormir sous le joug dans les tems
- antiques où son luxe croissant étouffa la liberté dans les
305
- cœurs amollis, et c’est ainsi que la terre entière, asservie
- par ses mœurs factices, devint le déplorable jouet des
- imposteurs et des despotes.
- Tout pays policé renferme deux classes d’hommes.
- L’une s’instruit et raisonne, l’autre vit dans l’inscience.
310
- La première sera toujours estimée par cela seul qu’il est
- de sa nature de mépriser l’autre. Elle dominera toujours ;
- elle a pour cela des moyens irrésistibles, du moins dans
- leur durée. Si la seconde, qui ne conserve d’autre avantage
- que la force directe, parvient à s’élever un moment,
315
- elle se lassera bientôt elle-même des caprices et dès inepties
- de son autorité dans un ordre de choses étranger à ses
- besoins, et qu’elle ne connoissoit que par d’envieux
- desirs. Elle ne sauroit tarder de se livrer à l’adresse des
- factieux, pour qui elle va s’enthousiasmer parce que son
320
- inexpérience a besoin d’être guidée, et qui bientôt forts
[192]
- par elle, mais non plus pour elle, la joueront en | la
- flattant ; ainsi substitués sans qu’elle y ait rien gagné, aux
- despotes qui l’asservissoient ouvertement et qui, n’ayant
- pas sa faveur, eussent peut-être moins osé.
325
- L’égalité ne sera jamais qu’une chimère chez des hommes
- qui diffèrent trop par la pensée, le sort, les besoins et les
- vues. Qu’ils reçoivent de l’éducation des principes
- semblables, et qu’ils les voyent consacrés par la conformité
- de leurs destinées ; qu’ils aient mêmes mœurs, mêmes
330
- besoins, mêmes droits, mêmes jouissances, surtout mêmes
- desirs et mêmes habitudes, alors seulement ils pourront
- être égaux. Mais vouloir que celui qui jouit de tout ne
- soit pas flatté par celui qui sans ses dons ne possèdera
- rien ; mais vouloir que le génie dont les conceptions
335
- embrassent l’univers, se croye absolument l’égal du
- manœuvre qui n’a qu’une idée vouloir qu’il y ait des
- passions immodérées sans injustices pour les satisfaire, et
- un vaste pouvoir sans brigue pour l’obtenir ; vouloir des
- riches qui toujours favorisés, ne soient pas insolens ; un
340
- peuple qui toujours sujet, ne soit pas opprimé ; et
- toujours privé, ne soit pas envieux et rampant : c’est imaginer
- des mots et non connoître ou gouverner des hommes.
[193]
- Si ces deux classes ne peuvent exister sans | être
- essentiellement opposées et sans que l’une prépare pour l’autre
345
- les fléaux qu’elle en reçoit, ne faudroit-il point détruire
- cette funeste distinction en ne formant les hommes qu’à
- ce qu’ils peuvent tous également atteindre ; car ce qui
- n’est accessible qu’à un petit nombre est nécessairement
- funeste à tous ; et cette industrie qui produisant quelques
[JM 66] 350
- biens à la vérité, conduit à des maux beaucoup plus
- grands, ne peut être excusée quelque séduisante [S 84] qu’elle
- paroisse. Les arts subtils, les recherches et les études
- profondes, les entreprises mémorables, ces choses si grandes,
- ces titres si vantés de la gloire humaine, ne paroîtroient-
355
- ils à l’intelligence impartiale qu’une laborieuse puérilité ?
- et ce roi de l’univers, en ses perpétuelles sollicitudes, ne
- seroit-il devant elle que le plus misérable et le plus ridicule
- des êtres animés, dont un même moment de la
[194]
- nature | commence l’empire et finit l’éternelle mémoire ?…
360
- …………………………
- Les commodités nombreuses que produit le luxe ont
- séduit les philosophes même. Cependant elles coûtent
- bien plus à la société qu’elles ne lui donnent. Elles
- appauvrissent tout un peuple, pour amollir les riches et nourrir
365
- quelques pauvres qui sans elles ne l’eussent pas été.
- Elles sacrifient un nombre d’hommes et retiennent les
- autres dans l’assujettissement et les misères. En exaltant
- nos desirs, elles excitent nécessairement la cupidité,
- l’ambition, l’envie. Elles étouffent les penchans de la
370
- bienveillance ; elles font oublier les seuls plaisirs inépuisables,
- et mènent rapidement à cette inquiétude qui finit par le
- dégoût ou du moins l’indifférence de la vie, ordinaire et
- irrémédiable fléau des jouissances usurpées.
- Les plaisirs simples peuvent seuls rester semblables,
375
- parce qu’ils n’ont pas besoin d’illusion ; ils raniment la
- vieillesse comme ils ont inspiré l’enfance. On naît avec
- eux, on vit par eux, on leur sourit encore à l’instant
- funèbre. Ils durent toujours parce qu’en effet ils n’ont
- jamais passé : étrangers à l’avenir, indifférens à ce qui ne
380 [195]
- sera peut-être pas comme | à ce qui n’est plus, ils
- s’alimentent du présent ; et le présent les ramène toujours,
- tandis que ces jouissances indirectes et composées, enfans
- de l’imagination, finissent avec son délire, et corrompent
- en détrompant. Les biens exclusifs rendent l’homme dur,
385
- envieux, égoïste ; l’agitation et la crainte naissent de leur
- incertitude. L’on est malheureux par le néant qu’ils cachent
- et par les vices qu’ils donnent.
- Peuples qui voulez un moment jouer un rôle imposant
- sur la terre, cherchez la guerre, les sciences et le
390
- luxe [S 85]. Peuples qui voulez long-tems la félicité et l’abondance
- universelle, vivez paisibles, simples et bons, sans
- sciences comme sans erreurs, jouissans mais sans faste,
- indépendans mais sans opprimer, heureux de vos avantages
- et non de la ruine universelle.
[JM 68] 395
- …………………………………
- …………………………………
- Le commerce comme le luxe, et parce qu’il produit le
[196]
- luxe, jette au loin un éclat impo|sant : l’on admire et l’on
- n’examine plus. Nous vantons l’opulence toujours ostensible
400
- et nous taisons la misère que tant de causes cachent
- et dissimulent. Jamais peuple eut-il des individus très-
- riches sans avoir d’innombrables malheureux [S 86] ? Des palais
- fastueux s’élèvent-ils dans des campagnes abondantes et
- libres ? Si vous pesez impartialement, d’un côté ces jouissances
405
- trompeuses que le commerce réunit, ces avantages
- si plaisamment vantés de l’industrie qu’il donne ; de
- l’autre, les travaux qu’il coûte, les hommes qu’il sacrifie,
- les contrées qu’il dévaste, l’esclavage qu’il autorise, les
- bonnes institutions qu’il expulse, la corruption qu’il produit,
410
- tous les malheureux qu’il fait et qu’il prépare ;
- pensez-vous que cette balance encore inconnue conserve un
- moment d’équilibre sous ce poids désastreux ?
[197]
- C’est, dit Raynal, un inconvénient inévi|table chez un
- peuple commerçant, libre ou non, il vient à n’aimer, à
415
- n’estimer que les, richesses. Je crois en effet ce résultat
- absolument inévitable ; mais je le regarde non comme un
- inconvénient dont quelques avantages pourroient dédommager,
- mais comme un fléau le plus grand de tous et le
- plus anti-social. Non-seulement un peuple commerçant,
420
- ou un peuple riche qui, selon moi, est un peuple pauvre,
- vient nécessairement à aimer les richesses ; mais même
- lorsque son inconséquente morale lui recommande le
- mépris de l’argent, nul n’écoute ce précepte suranné, chacun
- sent que, là où l’argent représente tout, ne pas l’aimer
425
- c’est oublier ses propres besoins et sa nature, c’est
- quitter la vie réelle pour une vertu inutile, qui ne peut
- être bonne que chez les peuples prétendus pauvres, à qui
- elle convient si naturellement qu’alors elle n’en est pas
- même une [S 87]. Abandonnez le commerce aux peuples vieux
430
- et sans mœurs, chez lesquels il n’est en effet qu’un
[198]
- inconvé|nient, parce qu’il ne fait qu’accroître un mal déjà
- incurable. Il se peut même alors qu’il soit compensé par les
- commodités qu’il procure mais il ne sauroit l’être dans
- les lieux où sans procurer plus d’avantages ou même
435
- autant, il introduit tous les maux de nos sociétés.
- Je veux que le commerce puisse être bon à certains
- peuples mais c’est par cela même qu’ils ne sont pas
- susceptibles d’une chose meilleure qui est de n’en avoir pas.
- C’est une suite naturelle du commerce, de nous faire
- autant, il introduit tous les maux de nos sociétés.
440
- préférer les faux biens aux biens réels. En introduisant
- des productions étrangères, en excitant des arts multipliés,
- il présente aux desirs une intarissable variété d’objets.
- Dès-lors le superflu devient nécessaire, l’agréable se
- préfère à tout, le caprice est le besoin ; plus de grandeur
445
- sans ostentation, de mérite sans luxe, de plaisir sans art,
- ni de vertu sans argent. Nulle chose n’est bonne si elle
- n’est étrangère, coûteuse, difficile. On prodigue beaucoup
- pour posséder très-peu ; un seul consomme en
- un moment de faste, ce qui suffiroit à plusieurs pour
450
- vivre des années. Le pauvre est misérable parce qu’il [199]
- n’a pas ce qu’il faut à ses besoins ; le riche est misé|rable
- parce qu’il n’a pas ce qu’il faut à ses desirs ; et quelques
- étourdis, en visitant les palais de la capitale, trouvent seuls
- la nation opulente et heureuse.
455
- Là où les hommes sont encore neufs, les mœurs naturelles,
- et toutes choses dans cette première simplicité qui
- permet aux bonnes institutions de s’établir ou de se maintenir,
- là le commerce doit être évité comme un fléau
- corrupteur, une habitude de vénalité, qui fait un misérable
460
- trafic de toutes les affections sociales, et de toutes
- les choses de la vie. Lorsque l’esprit de négoce est devenu
- l’esprit public, lorsque l’on calcule le prix de chaque chose,
- lorsque les talens sont payés, et que l’on sait ce que
- valent les vertus et les services, tous sont marchands et
465
- nul n’est homme. Cherchera-t-on de la modération chez
- ceux dont l’état est d’acquérir, de l’union chez ceux dont
- les intérêts sont d’une nature opposée, de la probité chez
- des hommes vendus, une ame libre parmi celles que la
- passion du gain asservit, toutes les affections nobles et
470
- paisibles parmi les passions envieuses et immodérées, et
- le bonheur public au sein des vices et de la misère des
- esclaves.
[200]
- Toute nation forcée au commerce par l’ha|bitude des
- besoins qu’elle s’est fait, par la nécessité des choses, ou
475
- par sa propre déviation, tenteroit vainement de se
- régénérer ; elle ne peut attendre qu’une amélioration partielle
- et assez illusoire ; il lui faut une législation ordinaire, une
- police et des maîtres.
- Et qu’on ne dise pas qu’un grand peuple ne pourroit
480
- subsister sans commerce ; car, pourquoi faut-il qu’un grand
- peuple change ce qui lui est nécessaire pour ce qui lui
- est inutile ; ou un superflu qu’il falloit négliger, pour un
- superflu qu’il attire à grands frais.
- Que l’on ne dise pas que le commerce rapproche les
485
- peuples, car il isole les citoyens, et la désunion dans la
- cité est plus funeste encore que la désunion entre les
- peuples. Que l’on ne dise point qu’il civilise les nations
- barbares car, lorque je l’interdis aux peuples simples, je
- ne nie pas que quelques hordes féroces ne puissent être
490
- adoucies par la communication ; et gagner ainsi par le
- commerce, jusqu’au point où elles seront dignes de
- n’avoir plus qu’à perdre par lui. S’il adoucit les mœurs,
- il les corrompt ; s’il rend les hommes plus lians, il les
- rend moins sociables s’il empêche quelquefois le brigandage
495
- ouvert, il lui substitue toujours les tromperies
[201]
- cachées ; s’il fait | respecter les propriétés, il établit
- l’esprit de propriété ; s’il fait des honnêtes gens, il fait des
- égoïstes. Il polit les hommes, mais il les affoiblit et les
- altère ; il adoucit les vices des ames fortes, il émousse
500
- leur rudesse sauvage, mais en éteignant toute leur énergie,
- mais en énervant toutes leurs facultés ; il fait les
- hommes plus petits, les fait-il meilleurs ?
- Un mot encore. Chez les peuples pasteurs de l’antique
- tradition, les troupeaux paissant librement dans les
505
- pâturages heureux, n’étoient rappelés que par le son des
- instrumens qu’ils aimoient. Souvent la dent sauvage de l’ours
- ou du lion dévoroit une victime, ou l’homme plus insensé
- sacrifioit une hécatombe. Dans notre froid Occident sont-
- ils plus heureux, protégés, mais déchirés constamment
510
- par la dent mercenaire des chiens que commandent de
- misérables pâtres ? et si nous n’avons plus de sacrifices,
- n’avons-nous donc pas des boucheries ?
[202]
- S’il existoit une intelligence qui ne fût point dans
- l’homme, mais qui pourtant pût connoître et juger les
- opérations de l’intelligence humaine, elle trouveroit toute la
5
- déviation de notre espèce, et tout son délire moral, dans ce
- seul mot de la philosophie des Grecs : vis pour mourir.
- Ainsi l’être organisé est sensible et actif, afin qu’il soit
- impassible et nul. Ainsi la matière est animée, afin qu’elle
- puisse être inerte. Ainsi l’existence est la préparation du
10
- néant ; et les actes que la vie produit et qui la perpétuent,
- ont pour fin la cessation de la vie. Ainsi celui qui est,
- modifie son être pour s’étudier à un mode meilleur lorsqu’il
- ne sera plus. Ainsi les rapports et la fin sont contraires
- aux causes, aux moyens, aux effets ; ou bien la
15
- moralité humaine repose uniquement sur la base chimérique
- d’une hypothèse contradictoire.
[203]
- Comment l’objet de la vie est-il placé hors de la vie ?
- est-ce là l’ordre naturel, ou le rêve de l’homme ? Si l’on
- dit : vis de telle sorte qu’à la mort tu n’ayes ni regrets,
20
- ni remords ; celui qui a joui du présent, parce qu’il
- n’attendoit pas d’avenir, mourra-t-il moins ainsi que celui qui
- a sacrifié sa vie réelle pour une meilleure qui, à sa mort
- même, n’est encore dans sa propre conviction qu’un espoir
- incertain. Si l’on dit : vis présentement de telle sorte que
25
- ta vie soit améliorée et prolongée dans le tems sans
- bornes ; pourquoi changer une hypothèse en assertion ?
- parle-t-on aux sectaires au lieu de parler à l’homme ? Si
- cette existence nouvelle est essentiellement différente,
- comment le mode de l’une décide-t-il le mode de l’autre ?
30
- et si elle est la même… le philosophe aussi ressuscite-t
- il des cadavres ? Chaque pas creuse un abîme dès que l’on
- veut faire de l’inconnu la raison du connu, et que l’on
- explique le présent que l’on pourroit entendre par
- l’inaccessible que l’on prétend deviner.
35
- S’il y a deux substances contraires dans la nature, et
- que je sois formé de ces deux substances, pourquoi donc
- mon esprit ne sent-il pas les autres esprits, comme mon
[204]
- corps sent les autres corps ? Cette certitude m’importoit |
- davantage que la première ; pourquoi la nature ne me l’a-t-
40
- elle pas donné à un degré supérieur ? pourquoi du moins ne
- me l’a-t-elle pas donné au même degré ? Mon intelligence ne
- pouvoit-elle se connoître comme mon corps se sent, et
- communiquer avec les autres intelligences par une sorte
- de tact certain comme celui des êtres corporels ? Ma vie
45
- actuelle, ma durée matérielle n’est point équivoque, pourquoi
- celle de mon ame est-elle douteuse ? Si je ne puis
- éprouver distinctement ce qui n’est point encore, du moins
- ne pourrois-je connoître ce qui est déjà pour les autres
- hommes ? et puisque mes sens me prouvent la vie mortelle
50
- des hommes qui m’entourent, pourquoi mon intelligence
- n’apperçoit-elle pas de même la vie immortelle
- de ceux qui viennent d’y entrer par leur mort visible ? Je
- marchois avec mon ami, la mort le frappe, il tombe ; son
- corps ne suit plus les mouvemens du mien, mais pourquoi
55
- sa pensée me quitte-t-elle aussi ? Si l’on me répond que
- les esprits ne peuvent communiquer que par l’entremise
- des corps, on me fournit une autre objection non moins
- forte ; car, dans l’union des deux substances, il n’est pas
- vraisemblable que l’une soit nécessaire à l’autre pour agir,
60 [205]
- sans que respectivement celle-ci le | soit à la première ;
- et moins encore que cette différence soit toute entière à
- l’avantage de la substance inférieure et mortelle sur la
- substance excellente et impérissable. De plus, si les esprits
- ne s’entendent ici que par l’entremise des corps, lorsqu’il
65
- n’y aura plus de corps, resteront-ils ainsi isolés, inconnus
- les uns aux autres, et ne pouvant plus se transmettre leurs
- conceptions parce que les organes de la parole ou de
- l’ouïe ne sont plus ? Si on leur suppose alors des moyens
- nouveaux, que rien ne peut nous annoncer dans cette
70
- vie corporelle, leur nature sera donc changée puisque
- leurs moyens seront essentiellement différens ; et comment
- un être peut-il changer de nature ? comment peut-il
- changer de nature et rester le même ? et s’il ne reste pas
- le même, comment la rémunération sera-t-elle possible ?
75
- ou bien, sans la rémunération, quelle preuve vous
- reste-t-il, et quel sera le but de l’union de l’ame avec
- le corps ? Il ne faut rien moins que cette fin pour
- rendre, non pas probable, mais moins inconcevable, cette
- union d’un jour entre deux substances essentiellement
80
- contraires dans leur nature, dans leur but, dans leur durée.
- Comment concevoir cette union instantanée, (et sans
[206]
- résultat s’il n’y a point de rémunération) | entre un être qui
- s’organise un jour et se dissout pour jamais, et celui qui
- commence avec lui, qui se développe par ses organes,
85
- qui lui est étroitement uni, qui lui est même assujetti et
- s’affoiblit avec lui, qui néanmoins, lorsque celui-ci périt,
- le quitte intact et indissoluble pour lui survivre à jamais
- sans conserver de trace de sa première union ; et qui, après
- avoir dépendu un moment, perd pour l’éternité toutes les
90
- marques de sa dépendance, partage sa durée immortelle
- en deux parties essentiellement différentes, l’une d’une
- heure et l’autre incalculable ; et reçoit, dans sa durée,
- deux manières d’être, ou plutôt deux natures si différentes
- et dans des tems si disproportionnés, sans même que
95
- l’une participe ou résulte de l’autre. Tout ce système porte
- un caractère de contradiction et d’inconséquence ; il appartient
- bien mieux aux écarts d’un être circonscrit qui n’imagine
- que des rapports isolés, qu’aux conceptions harmoniques
- de l’ordre universel.
100
- J’ai posé comme un principe reçu, que je n’ai point en
- moi une conviction réelle de la partie spirituelle de mon
- être ; et ce principe est prouvé par l’histoire des opinions
[207]
- humaines ; car nul siècle, nul peuple n’a pu douter | de
- l’existence des corps, mise en problème par un petit
105
- nombre de sophistes qu’ont écouté seulement ceux qui se
- plaisoient à ces étonnantes subtilités ; mais l’antiquité
- toute entière, barbare ou civilisée, ignorante ou savante,
- simple ou profonde [S 88], croyoit la matérialité des esprits. Si
- l’on n’eût fait descendre du ciel l’opinion naissante de la
110
- spiritualité pure ; si on ne l’eût donné comme une vérité
- éternelle et sacrée, elle fût restée dans la classe nombreuse
- des hypothèses hasardées que l’enthousiasme soutient un
- jour, mais qu’une raison impartiale ne juge que comme
- des rêves philosophiques.
115
- La pensée, dit-on, ne peut être matérielle parce qu’elle
- ne peut avoir les attributs des corps, être étendue, divisible,
[208]
- et que nous | concevons au contraire qu’elle est une
- et simple. Mais il me semble que l’on ne prouve rien par
- là ; la pensée n’est pas l’ame ; elle n’est point non plus 120
- une substance effective, un être à part. L’ame est le principe
- quelconque qui anime le corps, et certes, ce principe
- peut être matériel dans l’homme qui respire, comme
- dans l’huître qui s’ouvre, et le lys qui végète. La pensée
- est un résultat de nos sensations, un mode, une faculté,
125
- comme la couleur [S 89] d’une tulipe, la gravitation d’une
- planète. Pourquoi ce résultat simple n’appartiendroit-il
- pas à un être composé ? La tendance, la force inconnue
- que vous nommez gravitation, a-t-elle une forme, des
- couleurs, est-elle divisible ? ou parce qu’elle n’a point
130
- l’essence d’un être matériel, est-elle un esprit pur et
- indestructible ? Elle n’est rien de tout cela ; elle est un
- être métaphysique, une propriété ; elle n’a pas une
- existence propre.
- Comment expliquer, comment concevoir, comment
135
- croire même possible l’action de la matière sur l’esprit et
[209]
- de l’esprit sur la matière ? | Dans ce système il faut se
- taire ou admettre le rêve de Leibnitz ; et qu’est-ce qu’un
- système que rien ne prouve, que rien n’autorise dans la
- nature, et qui a de si invincibles difficultés que l’on ne
140
- peut même essayer de les éluder, si l’on ne veut recourir
- à l’hypothèse absolument gratuite de l’harmonie préétablie,
- pour couper ce nœud que nulle subtilité ne promet de
- défaire ?
- Si nous trouvons en nous quelque répugnance [S 90] à
145
- croire l’ame matérielle, ne seroit-ce point, en partie,
- parce que nous avons de la matière une idée trop
- circonscrite et fausse ? Nous la croyons vulgairement une
- substance grossière, passive, incapable par elle-même de
- mouvement et de vie. Mais s’il existe une matière
150
- subtile et active, principe de mouvement, d’organisation et
- de vie, agent universel de la nature, un feu élémentaire,
- tel que nous en pouvons concevoir une idée imparfaite
- d’après la subtilité et la surprenante activité de la lumière ;
[210]
- alors nous supposerons | sans peine que le principe qui
155
- meut la nature est aussi celui qui nous anime, et nous
- aurons levé les principales difficultés : celle entre autres
- de la différence entre la raison de l’homme et celle des
- autres êtres animés, différence inexplicable dans le
- système de la spiritualité ; car, l’instinct des animaux opère
160
- les fonctions de notre ame, et si nous voyons notre
- raison s’élever à un degré supérieur à celle de l’éléphant
- et du chien, du moins la conformité de leurs opérations
- plus ou moins parfaites n’annonce nullement une nature
- essentiellement différente, comme la prodigieuse distance
165
- qui est entre l’intelligence de Platon et celle du plus
- stupide des hommes, ne nous fera pas penser pour cela
- qu’elles soient d’un ordre distinct.
- Thalès définissoit l’ame, une nature sans repos ; et
- Zénon un feu céleste : on peut voir dans la réunion de
170
- ces deux opinions, le feu principe ; et dans le feu principe,
- l’ame universelle, système si général chez les anciens,
- et qui paroît être plus qu’une hypothèse.
- La pensée elle-même paroît n’être qu’une modification
- de la sensibilité ; elle en est du moins une suite : nous pensons
175
- parce que nous avons senti ; et pourquoi la sensibilité
[211]
- ne se|roit-elle pas commune aux composés organiques,
- animés et végétans, et même à tout corps organisé, c’est-
- à-dire peut-être à tout composé ?
- Pour expliquer deux effets, la sensibilité et la pensée,
180
- il n’étoit pas nécessaire d’imaginer deux principes distincts,
- deux ames unies au corps humain. Une seule rend raison
- de ce double produit, dans les divers rapports de son
- union avec la matière moins subtile, que nous nommons
- le corps. Ne perdons pas de vue que la sensation et la
185
- pensée ne sont que des effets, et que, même s’ils différoient
- absolument, ils pourroient néanmoins être produits
- par diverses combinaisons des mêmes principes.
- Supposons que tout composé organisé et même tout être,
- car sans doute l’atôme élémentaire n’existe nulle part seul,
190
- soit formé de proportions et de combinaisons différentes
- de la matière indifférente unie à la matière essentiellement
- active [S 91] ; alors, dans l’homme, la matière indifférente opère
[212]
- passivement les | mouvemens [S 92] communs à tous les corps,
- comme la circulation de nos fluides et tous ceux que
195
- nous ne commandons pas, que nous ne sentons même pas.
- L’action de la matière indifférente sur la matière active,
- sur le feu principe qui anime l’homme, produira en lui
- les sensations que ses organes lui transmettent du dehors.
- Le mouvement propre du principe essentiellement
- nous ne commandons pas, que nous ne sentons même pas.
200
- actif qui est en nous produira la pensée ; et l’action
- directe de ce principe actif sur l’indifférent donnera nos
- mouvemens spontanés. La faculté du principe actif
- de modifier cette action, sera la liberté ; et le mode de
[213]
- cette | action sera la volonté qui détermine les suites, les
205
- effets de la liberté.
- Quoique la pensée soit le mouvement propre du
- principe actif, comme le principe inférieur qui est uni à celui-
- ci communique à lui et influe sur lui, ses dispositions
- peuvent aussi beaucoup sur la pensée, et celle-ci dépend
- effets de la liberté.
210
- de nos sensations en cela qu’elles en sont l’occasion. Par
- une suite encore de cette union, le principe qui produit
- la pensée doit avoir besoin d’une disposition analogue
- des organes ; ensorte que la pensée, quoique libre par son
- essence, parce qu’elle est l’action propre du principe actif
215
- seul, est néanmoins dépendante en ce que ce principe uni
- à l’autre principe, peut être troublé, abattu, excité ou
- altéré par celui-ci.
- C’est cette disposition nécessaire de la matière inerte
- qui rend surtout raison de ce que la pensée, encore
220
- informe dans l’enfance, s’affoiblit dans la maladie, est
- souvent suspendue dans le sommeil, et s’éteint dans la
- vieillesse.
- Quoiqu’une action particulière et positive du principe
- inférieur sur le principe actif vienne à cesser, ou que
225
- même d’autres impressions succèdent à celle-là, cette
- sensation première peut cependant amener à sa suite une
[214]
- pensée | ou un enchaînement de mille pensées, et l’esprit
- est ainsi mu indirectement par les organes. Dans un
- autre moment, quelque rapport entre la disposition
230
- présente des organes et cette disposition passée produira des
- souvenirs, ou des sentimens inopinés.
- Quand l’action respective des deux principes devient plus
- forte, plus compliquée, plus active, la pensée s’étend et
- s’agrandit, les organes se fortifient, l’enfant devient homme ;
235
- quand elle s’affoiblit, s’épuise momentanément, l’homme
- repose. Pendant le sommeil les deux principes agissent,
- mais en quelque sorte à part, et d’une manière isolée ; ce
- n’est que leur action mutuelle qui est presque suspendue :
- dans le sommeil l’homme sent et rêve, son sang circule
240
- et ses alimens se résolvent en chyle ; mais ses organes
- n’apportent guères de nouvelles sensations à son esprit,
[215]
- et son esprit s’exprime rarement [S 93] par ses organes. | Les
- opérations des deux principes sont affoiblies en lui,
- principalement parce que leur action mutuelle est suspendue.
245
- Si quelqu’accident vient déranger cette action mutuelle,
- elle devient irréguîière et désordonnée ; sa pensée s’altère,
- il est imbécille ou fou ; ou bien ses organes se perdent, il
- est aveugle ou sourd. Si tous s’usent et s’oblitèrent, cet
- état d’entraves et de foiblesse énerve aussi son esprit, et
250
- la vieillesse revient à l’enfance ; ou plutôt l’esprit épuisé
- du vieillard n’est pas plus l’esprit informe de l’enfant,
- qu’un corps ossifié par le travail de la vie, n’est le corps
- préparé à se fortifier par elle. Lorsque la balance entre les
- deux principes est inégale, l’homme est nerveux, mais
255
- borné ; ou foible et plein de génie. Si la balance est
- disposée dans une heureuse harmonie, voilà le mortel
- parfaitement constitué pour être heureux lui-même, et faire
- le bonheur des hommes qu’il doit éclairer et protéger.
- La constitution intérieure de l’homme le conduit à sa
260
- dissolution ; les objets extérieurs la hâtent sans cesse et la
- précipitent souvent. Son organisation s’altère tous les
- jours, et elle cesse pour jamais, quand les rapports établis [216]
- entre les deux principes qui le composent, cessent | de se
- balancer mutuellement pour animer toute la machine ; la
265
- matière indifférente, abandonnée à elle-même, s’arrête, et
- son composé se dissout, parce que n’ayant plus en lui le
- principe actif qui le soutenoit, [S 94] il se trouve livré à l’effort
- des objets extérieurs qui l’altèrent et le dissipent en
- s’appropriant ses parties.
270
- Quelle sera dans cette hypothèse la différence entre
- l’homme et les autres êtres animés dont l’intelligence est
- inférieure ? Dans ceux-ci le feu élémentaire est moins
- considérable, moins dominant, moins dégagé de la
- matière indifférente et celle-ci respectivement, et peut-
275 [217]
- être par cela même, est moins parfai|tement organisée :
- ils ne peuvent donc recevoir des sensations aussi délicates
- et aussi variées, ni concevoir des pensées aussi étendues.
- Comme ils ont moins du principe actif, leur faculté de
- penser sera beaucoup plus limitée ; comme ils reçoivent
280
- par leurs organes plus grossiers moins d’impressions à
- comparer, ils jugeront moins, et dès-lors encore penseront
- moins ; et il s’ensuivra de même qu’ils auront peu de
- mémoire, et surtout une très-foible et peut-être même
- aucune prévoyance de l’avenir.
285
- Dans ce que nous nommons végétal, le feu élémentaire
- beaucoup plus foible, suffit seulement à l’organisation ; il
- maintient dans la plante le mouvement nécessaire pour
- conserver et nourrir son ensemble ; et, si vous voulez, il
- n’y produit rien de plus.
290
- Vous expliquerez ainsi les différences incalculables que
- la nature a établi entre les êtres organisés, depuis l’être
- inconnu, mais probable, beaucoup plus intelligent que
- l’homme, jusqu’à l’être, aussi probable et aussi inconnu,
- moins organisé que la pierre. Vous ne trouverez plus
295
- contradictoire la gradation fortuite des êtres ; vous ne
- ferez plus de ces classes imaginaires que l’observation de
- la nature dément sans cesse, et auxquelles vous forçoient
[218]
- le double | préjugé de l’ame humaine essentiellement
- distincte du principe qui anime la bête, et de ce principe
300
- essentiellement différent de celui qui fait végéter la plante ;
- vous ne soutiendrez plus, malgré l’évidence dont la
- conviction vous accuse intérieurement, que la distance entre
- l’intelligence de l’ingénieux éléphant et celle du plus
- stupide maron [S 95] des Alpes, est plus décisive que celle de
305
- cet imbécille même au plus ingénieux des hommes.
- Ceux qui ont voulu que l’ame fût une substance
- particulière, un être réel autre qu’une matière subtile et active,
- ont été réduits à affirmer des assertions contradictoires,
- ou bien à admettre les deux ames, l’une sensitive et
- cet imbécille même au plus ingénieux des hommes.
310
- l’autre raisonnable ; celle-ci absolument spirituelle, mais
- l’autre matérielle, afin que l’on conçoive du moins
- comment nos organes produisent nos sensations. Mais, même
- en adoptant ces deux ames, il restera toujours à expliquer
- comment la pensée, principe immatériel, ame raisonnable,
315
- est unie à la sensibilité, principe subtil mais matériel, ame
[219]
- sensitive. Ainsi l’on | n’aura tranché la difficulté que pour
- la voir renaître en l’augmentant même par l’invraisemblance
- d’une supposition purement gratuite, que rien n’indique
- dans la nature, qui n’est évidemment produite que par le
320
- desir de conserver l’opinion de l’immortalité, et qui
- multiplie en vain les moyens de la nature, en réunissant trois
- substances pour faire l’homme seul, tandis que deux (qui
- ne sont proprement que deux modifications différentes
- d’une même substance) expliquent tout l’univers ; et que
325
- nous voyons tout s’opérer par la réunion et la combinaison
- de deux contraires, et jamais de trois moyens
- élémentaires.
- Si l’ame étoit une substance distincte et simple, nous
- ne pourrions penser et sentir à la fois ; desirer une chose,
330
- en redouter une autre ; résoudre un problème en savourant
- un parfum ; jouir à la fois par un sens et souffrir par
- un autre ; mais, dans l’hypothèse présente, tout cela
- s’explique naturellement, et sans distinguer deux ames par la
- diversité d’action des deux principes.
335
- Cette unité de sentiment et de pensée, dont on prétend
- déduire l’indivisibilité du principe qui sent et pense, afin
- de prouver par là sa spiritualité et son immortalité ; cette
[220]
- unité, | dis-je, me paroît être seulement une unité
- d’ensemble ; ce moi distingue du reste du monde le tout que
340
- composent les diverses parties de mon être. Mon ame avec
- ses diverses sensations est une, mais non simple, comme
- mon corps avec ses diverses parties et ses divers organes
- est un, quoique composé. L’unité de ma pensée n’est que
- l’unité de ma faculté de penser ; elle n’est point divisible
345
- parce qu’une faculté, un attribut n’est pas un être réel et
- divisible. Ma pensée est formée de plusieurs parties qui
- ne forment qu’une pensée, comme la forme de mon corps
- réunit les formes de ses diverses parties, et n’est cependant
- qu’une seule forme ; et cette réponse est si simple, 350
- que l’on sera tenté de répliquer : ce n’est pas cela que
- nous contestons ; mais que contestez-vous donc [S 96] ?
[221]
- Si je voulois affirmer ce simple doute, je | combattrois
- toutes les absurdités qu’il faut dévorer dans
- le préjugé contraire que l’on ne craint point d’affirmer.
355
- Je demanderois comment l’ame immatérielle agit sur
- le corps ? comment elle est dans l’étendue ? comment
- elle se modifie en couleur, en son, en odeur ? Je
- demanderois ce qu’étoit avant la formation de l’homme
- corporel, cet être réel à part, ce pur esprit simple ; à quel
360
- moment et par quel moyen il s’unit à lui ? Je demanderois
- où il étoit avant la formation du fœtus ? S’il existoit
- avant, je demanderois pourquoi il existoit avant, en quel
- lieu il attendoit ? ou, s’il n’étoit dans aucun lieu, comment
- il est maintenant dans un corps ? Je demanderois
365
- s’il se connoissoît lui-même, et alors comment il se fait
- qu’il n’en ait aucun souvenir ? ou s’il s’ignoroit, et alors
- quelle est l’existence d’un être essentiellement pensant et
[222]
- sentant, qui pourtant | ne sent ni ne pense ? S’il n’existoit
- point avant la formation du corps, je demanderois comment
370
- a pu commencer cet être simple ? et, s’il a pu
- commencer, pourquoi il ne sauroit finir ? si l’idée de son
- indestructibilité n’entraîne pas l’impossibilité de sa formation
- autant que celle de son anéantissement ; et par quelle
- raison cet être, qui est et sera nécessaire, n’étoit pas nécessaire
375
- antérieurement ? dans quelle fin cet être qui a commencé
- pour animer un corps, et n’étoit pas quand il n’en
- animoit pas, durera quand il n’aura plus de corps à animer ?
- et comment il sera semblable à lui-même dans un
- état si différent de celui pour lequel il fut d’abord ordonné ?
380
- Si je voulois changer en système le doute que j’expose,
- je crois que je dirois facilement dans ce sens quelque
- chose de vraisemblable sur le problème insoluble de la
- liberté xle l’homme ; car, si le principe actif a un mouvement
- propre, voilà la liberté ; mais si ce mouvement lui-
385
- même est modifié par les réactions de la matière
- indifférente, voilà la pensée même déterminée par les sensations,
- et dans des rapports nécessaires avec les impressions
- des objets extérieurs et les dispositions des organes. Si
[223]
- le principe actif ne peut animer le | principe inférieur
390
- que selon les rapports nécessaires et limités par la nature
- des choses qui existent entre les deux principes, voilà
- sa liberté circonscrite, et elle n’a de choix qu’entre un
- nombre déterminé d’objets. Dans tel homme le principe
- actif est absolument dominant, il agit par lui-même, et la
395
- pensée s’élève et s’étend ; dans tel autre, il est tellement
- entravé par la matière inférieure [S 97] qu’il n’agit même de son
- mouvement propre qu’à l’occasion des mouvemens qui lui
- sont ou qui lui ont été communiqués par les organes,
- et voilà l’homme stupide et dépendant. L’ame la plus libre 400
- n’est que la plus active ; elle est plus indépendante parce
- qu’elle est plus forte, et elle s’élève à des conceptions plus
- profondes et plus hardies, parce qu’elle est unie à des
- organes plus parfaits, et qu’elle-même domine davantage,
[224]
- dans cet individu, la majtière insensible qui comprime
405
- les ames des hommes foibles et bornés……………
- Des docteurs chinois, moins hardis du moins que les
- nôtres, n’ont pas prétendu que l’ame fût immortelle par
- sa nature ; mais ils ont imaginé qu’elle pouvoit se fortifier,
- se conserver par l’exercice du bien, et devenir même
- les ames des hommes foibles et bornés……………
410
- impérissable à force de vertus [S 98]. En cherchant le grand
- œuvre imaginaire de la physique, on a fait des
- découvertes heureuses ; j’aime mieux encore le grand œuvre de
- la morale, les efforts de ses enthousiastes sont quelquefois
- utiles aux hommes des siècles présens.
415
- On objecte qu’il est consolant pour l’homme, qu’il est
- utile au vulgaire des hommes actuels de croire l’ame
- immortelle ; mais puisque cette croyance n’est pas une
- sanction indispensable à la morale de l’homme pensant,
- encore moins peut-être à celle de l’homme bon ; puisque
420
- de grands adversaires de l’immortalité ont eu de grandes
- vertus, et que de profonds scélérats ont cru la rémunération,
- convenons que l’on peut sans crime attaquer cette
[225]
- opinion vénérée, | et sentons que les instituteurs des
- peuples n’ont encore qu’ébauché le grand art de la
425
- législation. Il est adroit de faire servir à la fin que l’on se
- propose, les foiblesses, les erreurs et les passions des hommes,
- et de prescrire à leur folie la route dans laquelle on veut
- qu’ils s’égarent. Mais il seroit sublime de trouver dans le
- concours harmonique de toutes les passions naturelles, la 430
- félicité générale et individuelle de l’homme social, la
- moralité de ses actions, le prix de ses vertus et le terme
- de ses désirs, sans avoir besoin de recourir au pouvoir
- dangereux des opinions hasardées ou chimériques, qui,
- lorsque le peuple les croit, sont mauvaises par cela seul
435
- qu’elles le trompent, et plus funestes encore dès qu’il est
- désabusé, parce qu’elles entraînent dans leur ruine l’édifice
- fragile construit sur leur base éphémère.
- Socrate lui-même, en s’attachant à établir l’immortalité
- de l’ame, s’appuie sur des principes qu’auroient pu
440
- lui contester les Locke de son siècle ; et loin d’expliquer
- comment l’ame ayant commencé, ne pourra finir, il
- conclut qu’elle survivra au corps de ce qu’elle existoit avant
[226]
- lui, et il donne de cette exis|tence antérieure une preuve
- qui n’est qu’une hypothèse chimérique [S 99]. C’est encore
445
- par elle et par ses conséquences qu’il réfute l’opinion
- naturelle de ceux qui n’en font qu’un résultat harmonique.
- Il dit de plus que, puisqu’elle conçoit des abstractions
- simples, elle est nécessairement indivisible comme elles,
- et dès-lors invariable. Il est vrai qu’il ne pensoit pas que
450
- le sage dût long-tems s’arrêter à douter ; et qu’ainsi l’on
- devoit attendre de lui qu’il parlât plus en grand et
- éloquent moraliste qu’en métaphysicien profond. Il paroît
- donc s’être moins attaché à chercher ou à démontrer
- une vérité nécessaire, qu’à établir une croyance utile ; et
455
- dans notre ordre social il pouvoit penser que la consolation
- de l’espérance convenoit mieux à l’homme individuel
- que la vérité qui décourage.
- Parmi les hommes que nous connoissons, Socrate
- pouvoit dire : si la raison libre de préventions mais non
460
- d’erreurs, s’arrête à sonder cette question essentielle et obscure,
- elle trouvera que l’ame, en tout dépendante des effets
- physiques, intérieurs ou extérieurs, se fortifie et s’éteint
[227]
- avec le corps, partage son | énergie dans la santé, et s’abat
- comme lui dans la maladie ; que ses affections dépendent
465
- de l’air subtil ou triste qu’il respire, du fluide ardent ou
- épuisé qui circule dans ses veines ou ses nerfs ; et qu’ainsi,
- variable comme lui et par lui, elle paroît avec lui périssable.
- Mais considérons de quelle impénétrabilité[S 100]
- s’enveloppe l’essence des choses ; combien il seroit téméraire
470
- à l’être borné qui ne peut percevoir qu’un rapport
[228]
- apparent, de prétendre sonder | leur nature invisible : avouons
- que la vérité n’est pas plus dans les choses que nous
- jugeons, ou dans les rapports métaphysiques que nous
- supposons, que la couleur dans l’objet que nous voyons,
475
- ou dans le milieu qui nous la transmet ; et après avoir en
- notre grandeur fantastique, fondé les opinions humaines ;
[229]
- et aveugle mortel, osé dire aux mortels aveugles | comme
- nous : ici est la lumière et là sont les ténèbres, redescendons
- à notre propre foiblesse, sentons le besoin d’être
480
- soutenus plus encore que celui d’être éclairés, embrasons
- notre ame par l’enthousiasme des conceptions élevées,
- et soutenons à cette hauteur notre volonté pour les
- vertus mâles ; nous désirerons alors l’immortalité sans
[230]
- l’approfondir, et l’inef|fable espérance, ne fût-elle qu’un
485
- rêve, consolera nos douleurs, affermira nos volontés
- abattues, et ranimera, dans nos cœurs flétris, la passion
- du bien et la sécurité d’une philosophie sublime et
- impassible.
- S’il se trouvoit que l’immortalité fût chimérique, et que
- cette erreur pourtant fût bonne parmi nous, ce seroit
- une grande preuve, ajoutée à tant d’autres, que nous
- sommes hors des véritables voies.
- En seroit-il de même de notre liberté ? Que de
- subtilités pour substituer des rêves qui nous flattent, aux
495
- conceptions naturelles que nous rejetons parce qu’elles
- renverseroient notre œuvre factice !
- Qu’entend-on par liberté ? le tout n’est-il pas essentiellement
- selon sa nature ? a-t-il le pouvoir d’être autre qu’il
- n’est, de n’être pas lui-même ?
500
- L’individu est-il libre ? l’action nécessaire de l’être
- universel ne nécessite-t-elle pas les modifications de ses
- parties ? Si un seul être est libre, l’univers n’a plus de forme
- déterminée ; le mode de son existence n’est plus qu’un
- fantôme.
505
- On a dit très-bien, le hasard n’est que le cours inapperçu
[231]
- de la nature. La liberté | est un être chimérique
- comme le hasard ; elle n’est que la cause déterminante
- inapperçue.
- Si tout est nécessaire, la cause première, la raison de
510
- l’univers est seule incompréhensible ; (c’est-à-dire simplement
- inconnue à l’homme) s’il est autrement, la nature
- est toute entière inexplicable et contradictoire aux yeux
- de l’homme.
[232]
- Un peuple simple dont les vieillards ou les sages
- observeroient la nature, non pour se vanter de l’expliquer,
- mais pour y trouver les avantages de la vie humaine ; qui
5
- l’étudieroit non pour faire des systèmes, mais pour suivre
- les applications particulières de ses lois générales, un tel
- peuple concevroit, sur les lois de l’ordre universel, l’opinion
- d’un tout harmonique résultat de la compensation
- des effets contraires de deux causes différentes. La simple
10
- observation de la nature semble conduire à cette idée,
- qui, sous diverses formes et diverses altérations, subsista
- dans tous les siècles et chez tant de nations.
- On trouve ce système chez les Sabiens, si antérieurs
[233]
- aux Mages [S 101], dans l’Égypte, la | Perse, la Grèce, et
15
- récemment dans des sectes chrétiennes ; le christianisme
- lui-même l’admet. Les principales modifications de ce
- système l’ont absolument défiguré, mais on le reconnoît
- pourtant. D’abord on expliqua la nature en la composant
- de deux matières, l’une active et l’autre inerte ou indifférente ;
20
- et l’on fit tout dériver des diverses combinaisons
- de cette matière subtile et de cette matière corporelle.
- Ensuite l’inquiétude de l’inconnu et le desir de se faire
- un nom par de nouvelles hypothèses, ont changé la
- matière motrice en intelligence gouvernante, et l’on crut
25
- à l’ame universelle. Pour se faire entendre du peuple, on
- donna à l’ame universelle une volonté motivée ; et pour
- donner aux vertus une sanction céleste, on en fit la cause
- de tous les biens, le bon principe. Le modèle que l’on
- proposoit à l’homme, ne pouvoit être la cause d’aucun
30
- mal, il fallut donc que l’autre principe produisît les maux
- par la force d’inertie qu’il opposoit aux biens. Il étoit
- difficile d’expliquer par cette seule résistance le mal positif ;
- on fit ce second principe opposé en tout au premier,
- voulant et produisant comme lui, et tantôt égal,
35
- subordonné, ou supérieur, selon que le génie des peuples et
[234]
- l’imagination de | leurs sophistes les portoit à voir dans
- la nature l’équilibre entre les biens et les maux, ou une
- somme plus forte des uns ou des autres.
- Des Égyptiens qui instruisirent Pythagore jusqu’à
40
- Leibnitz, et de l’Inde aux Gaules, l’ame universelle fut reconnue
- par les Zenon, les Orphée, les Zoroastre, les Marc-Aurèle,
- par les Mages et les Druides. Nombre d’hypothèses
- qui semblent opposées entre elles, n’en sont que
- des interprétations différentes on l’apperçoit dans
45
- Malebranche comme dans Spinosa. Anaxagore développoit
- les êtres organisés en assimilant sa matière active
- à ses corps homogènes ; et les divers degrés d’activité
- des Monades ne sont que la distinction entre la
- matière subtile et la matière indifférente. Cudworth,
50
- Willis, Euler et tant d’autres n’ont pu s’écarter des deux
- principes, l’un actif, l’autre indifférent, qu’en en supposant
- qui se rapportent visiblement à eux. Descartes, en
- demandant de la matière et du mouvement pour créer
- un monde, demandoit de la matière non active et de la
55
- matière active ; car sans celle-ci, comment concevoir du
- mouvement ?
- L’Amour et l’Éther des Grecs ne sont que la matière
- subtile ; les mauvais génies reçus dans toutes les parties
[235]
- du globe, le Typhon et | l’Arimane ne sont, comme le 60
- Chaos, que la matière inerte ; enfin le Dieu de Newton,
- toute action, sentiment, intelligence, et le Dieu des Chrétiens,
- par-tout présent et par-tout actif, ne sont que l’ame
- universelle. On ne peut expliquer que par-là les ames
- humaines, et le principe général qui anime les êtres
65
- organisés. Rien ne pouvant périr dans la nature, il faut qu’à
- la mort, le principe de notre intelligence se dissolve et
- se réunisse au principe universel dont il est une émanation,
- comme notre corps se décompose et disperse ses
- parties qui servent de nouveau à l’organisation des êtres
70
- corporels [S 102]. Platon fait de l’ame humaine une partie de
- la divinité à laquelle elle va se rejoindre quand elle
- abandonne le corps qui se rejoint de même à la matière
- corporelle ; et cette religion qui doit tant au Platonisme,
- n’envoie-t-elle pas au sein de la divinité les ames que le
75
- crime n’a pas fait dégénérer ?
- Les deux ames que Bacon, Buffon et tant d’autres
- crime n’a pas fait dégénérer ?
[236]
- reconnoissent dans l’homme, s’expli|queroient parfaitement
- dans ce principe. Quant aux trois ames de Platon,
- elles se réduisent naturellement à deux.
80
- On a dit : il n’existe point de biens ; ce que nous nommons
- ainsi n’est que l’absence du mal. On a dit : le mal
- n’est point, il ne faut entendre par ce mot que la négation
- du bien.
- Sans doute il est des maux qui ne sont que la privation
85 des biens ; et quelquefois la jouissance n’est autre
- chose que ce bien-être qui résulte de l’absence de la
- douleur, et dont on ne jouit que par comparaison ; mais on
- ne sauroit mettre dans cette classe tous les biens et tous
- les maux sans exception ; au contraire il n’en est qu’un
90
- petit nombre que l’on y puisse rapporter ; tout le reste
- est bien ou mal positif. C’est ainsi que l’on pense d’abord ;
- et si cette croyance n’est pas la vérité, du moins ce n’est
- qu’à force de distinctions et de subtilités que l’on parvient
- à l’infirmer ; elle sera donc reçue par-tout où l’on
95
- ignorera le mérite des sophismes et l’art de disputer.
- Dans l’alternative de ces deux hypothèses exclusives,
- tout est mal, ou tout est bien ; la première ne paroît pas
- soutenable : comment imaginer une cause au mal général,
- ignorera le mérite des sophismes et l’art de disputer.
[237]
- l’ordre résultant du mal-être universel, et une per|manence
100
- produite par la destruction de toutes choses ? la
- seconde est bien plus imposante ; mais, si on ne la modifie,
- elle ne sauroit rendre raison de ce que nous voyons
- par-tout ; elle n’explique point la nature. L’optimiste peut
- avoir raison quand il dit, que tout est bien pour le tout ;
105
- mais il est fanatique de son système, quand il ajoute que
- dans le bien général il ne peut y avoir de mal individuel.
- Sans doute, le tout ne contenant nécessairement que les
- propriétés de ses parties, si le tout étoit parfait à notre
- manière, chaque être en particulier le seroit aussi, et l’équilibre
110
- harmonique des contraires ne seroit qu’une chimère.
- Mais tout être sensible souffre [S 103] ; nous ne parviendrons
- pas à le nier de bonne foi, ainsi cette puissante objection
- se change en une preuve que l’on pourroit dire invincible.
- Il faut bien avouer que le desir des jouissances, desir
115
- nécessaire à notre conservation, nous abuse dans l’idée
- que nous nous formons de la perfection absolue des êtres,
[238]
- et qu’au | contraire, cette perfection que nous ne voyons
- que dans l’absence de tout mal et le concours de tous les
- biens, n’est que l’équilibre parfait entre ces deux
120
- contraires. Il y a plus ; si le mal ou le bien existoit seul, il
- seroit nécessairement unique ; il n’y a point de différence
- dans ce qui est un, ni de degrés dans ce qui est sans
- mélange. Alors tous les instans de la vie sont absolument
- semblables, et il n’est aucune différence entre l’extrême
125
- volupté et l’extrême douleur. Si l’on ne dévore ces
- absurdités, l’on est contraint d’admettre l’équilibre général
- entre les deux principes ; car la différence entre les biens
- de la vie prouve qu’elle a ses maux qui leur opposent
- une résistance : cette résistance est, en quelque sorte,
130
- tantôt passive et tantôt active. Si le mal existe pour un
- seul individu, le tout n’est donc plus parfait par l’unité
- du bien ; il est parfait cependant, autrement il ne subsisteroit
- pas. Si, donc nous voulons absolument expliquer
- ce que nous ne pouvons connoître que par une analogie
135
- incertaine, et juger dans nos conceptions circonscrites les
- moyens inaccessibles de la perfection pour l’être illimité,
- nous ne pouvons la déduire que de l’accord éternel de
- deux moyens opposés, comme l’immobilité d’un corps
[239]
- résulteroit | de l’action égale de deux efforts opposés en
140
- direction. Ne disons pas que le bien étant préférable au
- mal, cet accord ne fait point un univers parfait.
- Souvenons-nous que la préférence absolue que nous donnons
- aux biens est dans leurs rapports à nous, une vérité de
- sentiment ; mais que dans l’étude de l’essence des choses,
145
- il peut n’être qu’une erreur de raison : le desir des biens
- nous fut donné pour balancer par son énergie la force de
- la nécessité qui nous impose les maux ; qu’il dirige nos
- actions, mais qu’il n’abuse pas notre raison. La nature ne
- nous fait toujours desirer que pour que nous ne souffrions
150
- pas toujours ; elle ne veut pas que nous n’ayons que des
- biens, seulement elle nous les fait desirer exclusivement,
- afin que la force contraire ne nous livre pas au mal exclusif.
- Bien loin que nos desirs puissent prouver que les
- biens sont seuls bons, ils sont au contraire une grande
155
- preuve que les compensations sont la loi de la nature ;
- cette preuve est en nous, et nulle n’est plus sensible. Que
- la nécessité, c’est-à-dire la force indépendante de notre
- volonté, soit victorieuse de nos desirs, et que notre vie
- soit livrée aux douleurs, elle nous conduit au désespoir ;
160
- que notre volonté parvienne à régler notre destinée, et
[240]
- qu’elle livre | notre vie à la continuité des plaisirs, elle
- nous conduit au dégoût de la vie. Ces deux états sont
- également mauvais. Nos affections intérieures sont aussi
- pénibles, nous sommes aussi misérables dans la satiété
165
- des plaisirs que dans l’excès des afflictions. Le bonheur
- de l’homme n’est que dans une sorte de mélange de
- jouissances et de peines [S 104]. Les vrais heureux ne se trouvent
[241]
- pas plus parmi ceux qui n’ont qu’à | jouir, que parmi
- ceux qui ne peuvent que souffrir. L’étude du cœur de
170
- l’homme produit des données pour la théorie de l’univers.
- Si la félicité de l’être sensible n’est pas dans l’absence
- absolue du mal, l’optimisme est refuté, le voile de la
- nature paroît levé, et l’intelligence universelle seroit elle-
- même justifiée.
175
- On a avancé qu’un seul élément principe pouvoit
- expliquer la nature. Mais comment un élément peut-il se
- modifier ? Si les moyens sont semblables, comment les
- produits sont-ils différens ? Si la matière fut primitivement
- homogène, comment est-elle devenue hétérogène ?
180
- « La raison, ajoute-t-on, nous dit que tout fut originairement
- homogène, et nos sens nous apprennent que rien
- ne l’est aujourd’hui ; mais ce n’est que par la voie du
- mélange que les corps ont pu passer de l’homogénéité à
- l’hétérogénéité apparente qui nous fait illusion ».
185
- Comment le mélange de corps homogènes a-t-il pu altérer
- leur homogénéité ; ou si elle n’est point altérée, comment
- s’opère cette apparence qui n’étoit pas avant le mélange,
- puisque l’on suppose que le mélange l’a pu seul
- produire ?
190
- Je veux que la nature soit une dans ses fins, ou plutôt
- dans son résultat, dans son ensemble ; mais je ne pense
[242]
- pas qu’elle soit | une aussi dans ses moyens. Si elle fait
- de grandes choses par des voies simples, elle opère aussi
- une œuvre unique par des moyens très-compliqués. Cette
195
- épargne [S 105] que l’on lui suppose est sans doute imaginaire ;
- tout annonce sa profusion, tout en elle produit et est
- produit ; l’existence d’un insecte est liée, comme cause et
- comme effet, à la conservation des mondes. La nature est
- une œuvre unique, composée d’opérations multiples ;
200
- elle fait un tout parfait par l’opposition de ses élémens,
- comme son foible imitateur, l’artiste humain, construit
- un édifice symétrique par la ressemblance de ses parties.
- Illimitée, elle produit l’harmonie par l’opposition des contraires ;
[243]
- bornés, nous cherchons l’accord de l’ensemble | par
205
- l’union des semblables : voilà sans doute la différence
- caractéristique entre ses opérations sublimes et nos puérils
- essais. La perfection de l’art humain est de parvenir par
- un seul moyen à un effet complexe ; celle de la nature, de
- rapporter à un effet unique, mais général, une incalculable
210
- multitude d’efforts dirigés dans deux voies
- contraires.
- Si l’essence du feu élémentaire est le mouvement,
- j’admettrois par cette seule raison un autre élément, dont
- l’essence seroit de n’être point mu par lui-même.
215
- Mouvement et vie sont synonymes [S 106], dit-on ; je le croirois
- ainsi ; je croirois encore que tout composé est organisé,
- et que tout corps organisé est sensible ; mais je ne
- saurois concevoir que vie et existence soient synonymes ;
- au contraire, j’imagine sans peine un atôme élémentaire
220
- absolument inactif, comme, malgré Berkeley, je conçois
[244]
- aussi qu’il puisse exister [S 107] sans être connu d’aucune
- intelligence. Si jamais le génie des Becker ou des Staalh
- parvenoit, par les décompositions de la chimie, au feu
- élémentaire, il ne le pourroit employer parce qu’il ne 225
- pourroit le saisir ; s’il parvenoit à la matière morte, il ne la
- pourroit activer, par cette même raison qu’il ne sauroit
- maîtriser l’élément actif ; et comment organiseroit-il la
- matière indifférente sans le principe du mouvement ?
- Ces deux élémens ne sont que la matière diversement
230
- modifiée ; mais puisque cette différence est nécessairement
- essentielle et primitive, elle constitue deux êtres distincts,
- deux élémens principes. Cette distinction n’est point
- détruite par l’assertion qu’ils sont tous deux matériels :
- pourquoi la matière élémentaire seroit-elle homogène ?
235
- Les deux élémens principes seront matériels, mais l’un
- sera corporel et indifférent au mouvement ou au repos,
- l’autre sera subtil et mu par lui-même.
- On peut rapprocher les deux définitions de la nature
- données par Aristote dans sa physique, et par Diderot
240
- dans l’interprétation de la nature [S 108], et l’on aura celle-ci :
[245]
- la nature | est le résultat harmonique de la combinaison de
- l’élément actif et de l’élément inerte.
- Doit-on reconnoître aussi deux mouvemens [S 109] [246]
- principaux, celui d’attraction et | celui de projétion ? tout seroit
245
- il double dans la nature ? toute cause auroit-elle deux
- effets opposés ? tout effet auroit-il deux causes contraires ?
- et tout étant à la fois cause et effet, la balance, toujours
- fixe quoique pressée sans relâche par d’innombrables
- efforts, se maintiendroit-elle dans l’équilibre seulement
250
- par l’égale force de cette tendance, ou par une harmonie
- plus positive, préétablie entre les deux principes ?……
[247]
- Je ne vois pas un homme possédant ses facultés naturelles,
- jouissant d’une santé robuste et de la liberté physique,
- que je ne me demande par quelle étrange foiblesse
5
- un tel homme peut être malheureux ou dépendant ?
- Misérables esclaves de nos moyens mêmes et d’activité
- d’indépendance, nous donnons, par nos passions
- extensives, tant de prise sur nous et aux hommes et aux
- événemens que pour satisfaire nos desirs inconsidérés, nous
- un tel homme peut être malheureux ou dépendant ?
10
- consumons notre vie entière à les combattre, à
- combattre notre indépendance même, à briser l’instrument de
- notre liberté en rivant les chaînes qu’il devoit rompre.
- Ainsi, là où il y a plus de différence dans les destinées
- individuelles, plus de penchans divers, plus d’industrie,
15
- plus d’objets de nos desirs, plus de besoins d’opinions ; là
[248]
- l’homme a moins d’énergie et d’indépendance ; là tout | est
- factice, maniéré, frivole, restreint à force d’être contre-
- balancé, et confus à force d’être compliqué ; là il y a de
- la douceur sans générosité, de la vanité sans grandeur,
20
- de la morale sans vertu, des habitudes et point de mœurs,
- de la dévotion et point d’esprit religieux, une conduite
- honnête sans droiture, de l’ostentation sans magnanimité,
- sans valeur, sans fermeté ; là il y a des hommes célèbres
- sans caractère, et à des choses petites et vaines, un masque
[JM 70] 25
- exagéré qui les déguise sans les améliorer. Suites
- nécessaires de cette extrême différence dans le sort que chaque
- individu peut se promettre. Parce que l’on a trop à choisir,
- on passe ses jours à tout essayer et ne rien suivre ; et
- parce que rien n’est semblable, les avantages que l’on a
30
- sont flétris par le regret de ce que l’on connoît, ou de ce
- que l’on imagine de meilleur. Tous ces possibles
- alimentent l’imagination : nous nous passionnons pour ce
- qui nous est refusé ; et nos affections, toujours occupées
- au-dehors, ne s’arrêtent point aux choses où nous devons
35
- chercher notre bien-être ; ainsi dans la situation même la
- plus favorable, nous ne saurions être satisfaits, car ce que
- nous avons est précisément ce que nous ne desirons plus
- avoir.
[249]
- La liberté politique ne consiste point à ne reconnoître
40
- aucune loi, mais à n’obéir qu’à celles-là seulement que
- l’on veut ou que du moins l’on avoue ; de même la
- liberté de la vie ne consiste point à être à chaque moment
- maître de ses actions, et à ne suivre en toutes choses que
- sa volonté actuelle [S 110], mais à n’obéir qu’à la règle de
45
- conduite que l’on s’est prescrit par une volonté motivée [S 111].
[250]
- D’où l’on | verra, si l’on y regarde bien, que cette liberté
- de la vie n’est que le pouvoir de suivre l’ordre de choses
- qui nous convient le plus, et de décider une fois ce qu’il
- nous importera de choisir toujours, chose que nous avons
50
- en effet bien le droit de décider [S 112].
- Il s’ensuivroit que la liberté civile elle-même ne seroit
- que le pouvoir d’être tel qu’il conviendroit le mieux à
- notre nature. Ce qui expliqueroit comment, malgré tous
- les préjugés de la politique, on n’est libre qu’avec de
- en effet bien le droit de décider [S 112].
55
- bonnes institutions ; comment il se peut que l’on soit libre
- accidentellement sous un despote ; comment la vie privée
- est ordinairement si assujettie dans les pays libres ;
- comment cet assujettissement lui-même peut être la liberté ;
[251]
- et même comment la liberté inaliénable de l’homme | s’accorde
60
- très-bien avec sa dépendance nécessaire et de
- l’influence des choses et de ses propres impulsions.
- Quoi ! vous ne sentirez jamais vous par qui les formes
- sociales se modifient, ou se maintiennent, vous ne
- sentirez jamais qu’il est contradictoire que tous se consacrent
65
- à un avantage qui ne soit pas celui de tous ; qu’il est
- illusoire que les passions ambitieuses conduisent à la félicité,
- puisqu’elle n’est que dans l’équilibre et le repos du cœur ;
- qu’il est absurde que le sort de chaque individu dépende
- des caprices de tant de milliers d’hommes qui ne savent
70
- pas s’il existe ; qu’il est absurde qu’un ministre adroitement
- perfide et profondément inhumain, dévaste l’Europe
- pour la gloire du ministère de son pays, ou qu’une
- spéculation de quelques marchands du Zuider-Sée [S 113]
- asservisse les nations africaines, et porte la désolation sous le
75 [252]
- beau ciel de l’Inde, ou la stérilité dans | ses îles ; qu’il est
- absurde et souverainement funeste que la terre soit divisée
- en vastes États, tandis que vos politiques eux-mêmes
- avouent que le peuple d’un petit état peut seul être libre
- et bon, parce qu’il peut seul connoître l’union et la
80
- simplicité. Ou si vous n’êtes pas séduits par ces erreurs
- vulgaires, quoi ! vous ne frémissez pas de jouer les nations
- pour la faveur de vos dogmes et l’éclat de votre règne ;
- vous ne rougissez pas de sacrifier à vos intérêts d’un
- jour la destinée des générations. Mais vous le savez et vous
85
- n’en avez nulle honte, nul remord, et vous ne le
- désavouez pas, et vous insultez à vos victimes, et elles se
- taisent. Vous les bravez, et elles vous admirent ; vous
- écrasez l’homme, et l’homme vous révère ! Qu’êtes-vous
- donc, ministres d’Ahriman ? et eux que sont-ils, les lâches ?
90
- Mais ils tyranniseroient comme vous, et vous ramperiez
- comme eux. Mortels et vils et méchans !
- Pouvoir inexplicable qui fut donné à l’homme d’altérer
- ainsi sa nature ; d’étendre ses rapports pour multiplier
- ses douleurs, et son influence pour affliger ses semblables. 95
- Je le dirai sans cesse, je le dirai vainement ; mais je ne
[253]
- me lasserai pas de le redire ; laissons | ces biens
- corrupteurs, notre grandeur ridicule, nos progrès funestes ;
- retournons vers cet état naturel à notre être, qui diffère de la férocité
- des tems sauvages, et bien plus encore de la déviation
100
- de nos arts subtilisés et de nos mœurs énervées.
- Combien de siècles encore les sophismes de l’oppression
- abuseront-ils les hommes, et les préventions
- inconsidérées feront-elles repousser avec dédain des
- vérités éternelles, que la nature prouve ; et que la raison
- de nos arts subtilisés et de nos mœurs énervées.
105
- séduite ne pouvant condamner, met au rang de beau
- romanesque ?
- Tout est lié dans l’ordre social, dans l’ordre moral,
- dans l’ordre physique. La plus funeste des erreurs est
- celle qui éternise le mal en persuadant qu’il est inévitable.
110
- Les fruits désastreux de la perfectibilité s’accumuleront,
- les yeux s’ouvriront enfin sur l’avenir plus sinistre
- encore ; par l’expérience de ses misères l’homme apprendra
- quels sont ses biens. Cette révolution générale des
- choses exigera l’accord universel de tout ce qui compose
115
- l’ordre social. Les meilleures institutions que l’on établiroit
- en négligeant celles qui les doivent soutenir, ne
- seroient que des réglemens d’un jour. Cependant les
- hommes jetés dans le moule commun, ces vrais enfans
[254]
- de notre siècle, eni|vrés d’esprit et privés d’ame ; pour
120
- qui l’usage est la loi irrévocable ; qui voient dans le
- monde comme il va, le monde comme il doit aller ; que
- tout mouvement alarme ; que toute grande chose étonne ;
- dont toutes les conceptions étroites sont badines, fleuries,
- délicieuses ; qui chérissent surtout les arts aimables, et
125
- sont nés pour les choses délicates ; dont la capricieuse et
- indolente volupté cherche, quitte, reprend et dédaigne
- des nouveautés d’un goût exquis et qui par fois ne
- sachant de quoi parler, arrangent le monde social en
- prenant le sorbet dans un lieu charmant ; ces hommes
130
- avancés, dont vingt siècles de perfectionnement
- préparèrent l’ingénieuse légèreté, vous diront avec une grâce
- inexprimable : qu’il faut se contenter de réformer quelques
- abus ; que les secousses dérangent tout le monde ; que
- nous ne sommes plus dans les siècles grossiers de la
135
- première Grèce, ni dans les tems rustiques de nos bons aïeux ;
- qu’un peuple éclairé est fait pour les arts et les agrémens
- de la vie ; et que tout homme sage abandonne les rêves
- inutiles de la philosophie, se soucie peu des peuples qui
- l’écouteroient si rarement, vit pour soi, ne cherche que
140
- les amusemens de la société, et ne songe qu’à se rendre
- aimable.
[255]
- L’intérêt de leur propre repos exige du commun des
- hommes ce que la sagesse prescrit aux hommes désabusés ;
5
- le sage et l’homme vulgaire devroient également
- s’abandonner au cours des choses lorsqu’elles n’attendent point
- d’eux leur détermination et user bien du tems présent,
- sans prétendre préparer celui qui lui doit succéder. Les
- hommes ainsi entraînés seroient et plus heureux et meilleurs.
10
- La prudence comme l’imprévoyance naturelle, la
- raison profonde comme l’inepte insouciance s’accommoderoient
- également de cette indifférence plus facile, à la fois,
- et plus sensée que les efforts et l’habileté contraire. Mais
- la balance du sort est si inégale parmi nous que cette
15 [256]
- indifférence est devenue l’effort le plus diffi|cile, et que cet
- abandon si naturel à tous les hommes, exige maintenant
- un héroïsme sublime auquel très-peu d’entre eux pourroient
- prétendre. La différence des conditions est si grande
- que dans cet état factice il y a plus de distance entre le
20
- sort des individus d’une même espèce que la nature n’en
- avoit mis entre les habitudes et la vie des espèces diverses.
- L’on voit d’un côté tant d’avantages, et de l’autre tant de
- maux, que bien peu se pourront résoudre à se laisser
- conduire les yeux fermés par l’aveugle sort. Ainsi chacun
25
- faisant, à peu près dans les mêmes sens, un effort qui
- pourtant s’oppose à l’effort de tous, dans ces réactions
- multipliées tout est incertain, bouleversé, soumis à des
- lois incalculables ; nous nous livrons à un perpétuel
- hasard, en espérant constamment le fixer ; les talens les
30
- plus subtils échouent par des causes inapperçues ; et le
- plus heureux même d’entre nous a passé sa vie à préparer
- la situation dans laquelle il la vouloit passer. À l’heure
- suprême du silence des cœurs, quand le feu de la vie
- s’éteint, quand les illusions qu’il alimentoit se dissipent
35
- pour jamais, nous sourions amèrement à la vanité de nos
- efforts ; mais la génération qui s’enflamme au moment qui
[257]
- nous refroidit, | poursuit les mêmes prestiges avec un
- même délire ; et dans cette carrière fantastique, tous précipitent
- et perdent leurs années comme si leur vie entière
40
- n’étoit qu’un jour de leur durée. Les hommes se hâtent
- vainement, se poursuivent, se détruisent ; comme ces
- flots passagers qui se pressent les uns sur les autres, et
- se dévorent mutuellement. Leur existence tumultueuse
- et instantanée s’est à jamais évanouie ; et dans
45
- l’irrévocable succession des tems sans bornes, il ne subsiste nulle
- ombre même, ni du vain bruit de la vague agitée, ni
- de la vaine gloire de l’homme passionné.
- Instituteurs des peuples, quand vous les dirigerez pour
- eux et non pour vous, donnez à chaque homme un sort
50
- constant, donnez à tous un sort semblable, afin qu’ils
- puissent se livrer doucement à la succession de leur être,
- et attendre en paix ce que la nature des choses pourra
- mettre de différence inévitable entre leurs tranquilles
- destinées.
55
- Que la vie de l’homme ne soit modifiée que selon les
- différences que la nature y a mis. Le mouvement est
[258]
- nécessaire [S 114] comme le | repos à la conservation de
- l’animal ; ces deux besoins partagent sa vie et se maintiennent
- par leur opposition pendant toute sa durée. La jeunesse
60
- cherche l’action, la vieillesse penche vers le repos. Jeune,
- l’homme cherche les plaisirs ; il desire : vieux, il évite les
- maux ; il craint. L’un étend, l’autre resserre son être.
- L’un voudroit tout atteindre, tout posséder, tout identifier
- à lui-même ; l’autre s’estime heureux s’il peut tout
65
- fuir, être indépendant de tout, et se circonscrire tellement
- qu’il ne donne nulle prise aux douleurs. Le jeune homme
- est tout impatience, tout action, tout desir. Le vieillard,
- froid, détrompé, ne veut que repos et sécurité. Au milieu
- de la vie ces deux impulsions se trouvent dans une sorte
70
- d’équilibre, c’est l’âge des grandes choses ; la force, le
- génie, tout est mûr dans l’homme ; c’est, si l’on veut,
- dans sa vie le moment de l’expression harmonique. Dans
- la jeunesse on ne fait, parmi nous, que se picparer pour
- ce que l’on entreprendra ; dans le retour de l’âge on
75
- n’est guères capable que de poursuivre ce que l’on a
- entrepris.
[259]
- L’homme passionné a moins besoin d’impulsions
- extérieures ; le principe du mouvement est en lui. Mais celui
- qui n’a point de passions, ou celui qui juge ses passions
80
- mêmes, pour qui il n’est plus d’illusions, et qui veut suivre
- la froide raison, celui-là a besoin d’un moteur pris dans
- les événemens. Comme il est désabusé, il ne cherchera
- rien ; il ne s’agitera pas, parce que ses desirs sont modérés,
- ou qu’il les surmonte. Il suivra son sort, il ne le
85
- créera pas ; et si son sort le conduit à l’apathie, il n’en
- sortira pas. Sa raison blâmera cet abattement, mais elle
- ne le détruira point ; la volonté qu’elle produira sera
- forte, sans être active ; je veux dire que s’il faut
- nécessairement agir, elle résistera à tout pour suivre
90
- l’impulsion qu’elle aura choisie ; mais qu’en vain elle
- déterminera celle qu’il faudroit suivre, si elle est dans une
- position où elle puisse n’en suivre aucune, et dans cet
- état de langueur où l’on desire n’en suivre pas. On a
- vu des paralytiques, qui n’eussent pu faire un mouvement
95
- si on leur eût froidement annoncé que de ce seul
- mouvement dépendoit leur existence, on les a vu se
- lever et marcher vivement dans un moment d’effroi subit
[260]
- ou de violente colère. La plus | forte volonté réfléchie
- n’eût jamais fait ce que fit un desir rapide, involontaire,
100
- et qui n’eut pas le tems de se connoître lui-même. Ainsi
- les passions donnent seules à l’homme une véritable
- activité ; celle de la raison est plutôt une force
- d’inertie.
- Il est des moralistes qui éteignent toute l’activité des
105
- penchans naturels, tout le feu des desirs, et veulent ensuite
- des vertus qui demandent une volonté forte. Ils prétendent
- allier deux choses absolument inalliables, l’enthousiasme
- à la froide réflexion, le zèle à l’indifférence personnelle.
- De nouvelles passions viennent se substituer d’elles-mêmes
110
- à celles qu’ils ont proscrites ; ou plutôt ce sont les mêmes qui,
- sous d’autres dehors, sont vénérées des aveugles qui les
- méprisoient, et de profanes, sont devenues saintes. Pour
- asseoir la morale on veut éloigner toutes les passions
- dont l’indépendance pourroit en effet la renverser ; mais
115
- sans les passions il n’est plus de morale ; et ce danger
- n’étant que dans l’opposition de la nature humaine avec
- le système social, et ne provenant que de nos écarts, il
- peut être détruit par la main qui le produisit. Si l’homme
- a pu altérer sa nature, sans doute il la peut régénérer.
120 [261]
- On a comparé très-justement la vie morale à la course
- d’un vaisseau, les vents aux passions, le gouvernail à la
- raison, et les dispositions des voiles aux diverses situations
- intérieures que l’on modifie soi-même. Toutes les
- passions sont bonnes entre les mains du sage ; le pilote le
125
- plus habile est celui qui fait route le plus près du vent.
- Un calme absolu est le plus redoutable fléau et dans les
- cœurs et sur les ondes. Souvent on surmonte l’orage,
- mais dans l’apathie on périt inévitablement. On fait effort
- contre les vagues furieuses ; on se livre au désespoir sur
130
- la mer immobile.
- Sans doute cet état de langueur et de dégoût est la plus
- funeste et la plus sinistre altération de notre nature ; il se
- nourrit de lui-même, et se fortifie par sa propre durée ; il
- repousse tout soulagement, il est sans terme, il est
- la mer immobile.
135
- irrémédiable ; il produit l’inaction, et l’inaction le perpétue ;
- il fait taire les passions, et leur silence le livre à lui-
- même. Il décolore et flétrit la perpétuelle régénération
- des jours ; vainement leur succession incertaine et variée
- place l’illusion dans leur mobilité, et les rend intéressans
140
- parce qu’ils sont précaires vain prestige de la vie, charme à
[262]
- jamais inutile à | nos cœurs désenchantés. Seroit-il
- quelqu’heureuse attente pour nous qui n’avons plus de
- desirs, ou quelque ardeur vers un terme dédaigné ? La
- suite de nos années n’est plus qu’une longue fatigue,
145
- parce que nous n’aimons rien dans leur durée ; et de
- même tout ce qu’elles offrent dans leur versatilité, nous
- paroît insipide, odieux, ou vain, parce que leur durée
- toute entière est à jamais stérilisée. L’ennui de nos jours
- rend chacun d’eux pénible ; et le poids de chacun d’eux
150
- ajoute à l’ennui de tous. Voudrions-nous chercher en
- nous des forces que le dégoût a consumé, et nous
- alimenter de notre propre substance, quand l’inanition
- est dans notre cœur même ? Voulons-nous recourir à
- l’austère morale, toute sévérité demande de la force, et
155
- notre mal n’est autre chose que notre foiblesse ; à de
- grands desseins, ils demandent de l’enthousiasme, et
- nous sommes froids ; ils veulent de grands efforts, et
- nous sommes dans l’apathie. Prétendrons-nous vivre
- en sages : nul ne seroit mieux préparé ; nous sommes
160
- désabusés des passions et pénétrés du néant de la vie ;
- mais il nous faudra le caractère du sage, et c’est ce
- que nous n’aurons pas ; car le sage est ferme, et nous
[263]
- nous abandonnons il est constant, et nous sommes
- variables comme les impulsions extérieures : il se 165
- passionne pour la sagesse, sachant qu’elle seule mérite
- d’être aimée ; mais nous, nous ne pouvons rien aimer,
- parce que nous sentons que la sagesse elle-même est
- vanité : il se soutient avec énergie, parce qu’il s’estime
- lui-même ; mais nous, nous foiblissons, parce que nous
170
- ne pensons pas que ce soit la peine de faire effort pour
- rester tels que nous nous proposerions d’être : il est
- invincible par la conscience de ses succès passés, il est
- libre parce qu’il peut tout braver ; pour nous, la crainte
- et la dépendance habituelle ont perpétué notre abaissement ;
175
- et nous ne pouvons rien, parce que nous pensons
- ne rien pouvoir.
- L’ame, et j’entends par-là toute la partie intérieure de
- notre être, s’alimente de ses sensations et de ses pensées,
- et se modifie selon les objets sur lesquels elle s’exerce ;
180
- comme le corps participe sensiblement à la nature des
- fruits dont il se nourrit, et s’altère ou se perfectionne
- selon l’habitude de ses travaux. Les occupations qui
- nous attachent à un intérêt trop limité, aux soins, à
- l’attention des petites choses, rétrécissent l’esprit, énervent
185 [264]
- la pensée. L’habitude de ramper ainsi, semble | interdire
- tout ce qui est grand. Lorsqu’un certain goût pour ce qui
- est bien selon ses rapports, et utile par ses convenances,
- goût qui tient à la justesse, je ne dis pas à l’étendue, de
- jugement, se trouve joint à un esprit limité par des raisons
190
- particulières, tandis que par sa nature il eût pu s’élever à
- la région moyenne, ils produisent l’esprit d’ordre dans
- les détails, d’économie domestique, même d’épargne et de
- lésinerie. De grands esprits peuvent aussi descendre à
- cette économie privée, à cette recherche du mieux
195
- possible, qui dans les petites choses n’est souvent pas un
- avantage réel ; mais comme ils ne donneront d’importance
- à ces détails qu’à cause de leurs rapports visibles
- ou supposés avec les objets qui en ont véritablement, ils
- ne tomberont pas dans la dépendance minutieuse où ces
200
- considérations entraînent les petits esprits ; car ceux-ci se
- livrent tout entiers à l’ordre particulier et aux avantages
- que cherchent la prévoyance servile et l’égoïsme ; mais
- les autres n’aiment l’ordre circonscrit que par son analogie
- avec l’ordre général. Cependant trop de privation des
205
- grandes conceptions, et trop d’habitude des petits intérêts
- pourront les borner enfin tout entiers dans ce cercle
[265]
- étroit | ou vil ; car lorsque nos affections ne sont pas
- entraînées par les grandes choses, il faut qu’elles s’attachent aux
- petites, et que le cœur trouve quelque part un mobile
210
- auquel il se livre. C’est cette cause qui met tant de
- différences entre les affections des hommes : nous naissons
- tous avec des penchans à peu près semblables, mais nos
- fortunes sont si variées, et notre dépendance si grande,
- qu’il n’est pas deux d’entre nous qui vivent dans des
215
- circonstances absolument les mêmes, et que nul ne peut
- éviter leur influence. Il est même bon qu’elles nous
- entraînent ainsi ; leur nécessité est la loi primitive de
- l’homme. L’ame étroite lui obéit par foiblesse, et l’ame
- sage par choix. Il faut vouloir les événemens tels qu’ils
220
- sont, hors dans les choses générales et dans celles qui
- sont du devoir. Voilà la raison première des lois. Il ne
- faut pas que la société, même la plus simple, soit livrée
- aux perpétuelles variations de chaque homme et de chaque
- chose ; il ne faut pas non plus que l’on délibère sans
225
- cesse, soit parce qu’alors il n’y auroit pas d’ensemble,
- soit parce que si même tous pouvoient être toujours
- réunis pour former une volonté générale, elle seroit
[266]
- encore mobile, et de plus, contraire à elle-même, | puisque
- la vie doit être employée à agir et non à résoudre ;
230
- puisque toute action demande une sorte de continuité, et
- tout travail une durée qui le mène à son but. Il a donc
- fallu statuer une fois ce que l’on fera toujours, et décider
- en un tems marqué, ce que l’on fera pendant un tems
- plus long. Pour que la société soit bien ordonnée, pour
235
- que l’abandon s’accorde avec la prudence, et l’indépendance
- de chacun avec la soumission à la volonté de tous,
- il est donc nécessaire que la prudence des vieillards,
- l’énergie des ames fortes, et toute la sagesse de ceux qui
- font du cœur humain une étude véritable et profonde,
240
- préparent et déterminent le concours de toutes les volontés,
- et que leur résultat, une fois fixé dans un tems précis,
- soit ensuite constamment suivi : il est donc nécessaire
- que tous les moyens que l’homme a reçu de résoudre
- sagement et librement, soient réunis pour la confection
245
- de la loi, afin qu’ensuite nul n’ayant nulle raison, nul
- droit, et même nul prétexte de la blâmer, de l’enfreindre,
- de l’éluder, tous obéissent heureusement à l’ordre de
- choses qu’elle a préparé. Dans un état bien institué, la
- foiblesse vulgaire, l’indifférence philosophique, la vertu des
250 [267]
- grandes ames, | l’intérêt des ames viles, la prudence de
- celui qui raisonne ses actions, les penchans de celui qui
- ne voit que le moment actuel, la fière raison qui juge les
- principes eux-mêmes, et la servile habitude qui vénère
- tout ce qu’elle trouve établi enfin tout ce qui conduit les
255
- hommes, tout ce qui peut produire leur docilité, leur
- attachement ou leur révolte, en un mot tous les ressorts
- de la morale et de la politique, composent la perfection
- de la machine, et maintiennent sa durée. Il n’y a plus de
- cité si la loi n’est pas par-tout obéie ; il n’y a pas de liberté
260
- si cette obéissance combat notre volonté suivie, moins
- encore si elle révolte notre raison ; il faut donc que les
- institutions soient telles que la raison puisse s’abandonner
- à leurs suites naturelles, et que l’intérêt individuel aime
- à s’y abandonner.
265
- Le génie est l’esprit d’étendue, d’ordre, de profondeur
- et de force. Chaque art, chaque science, toute chose
- humaine a son génie. L’une demande plus de subtilité,
- l’autre plus d’étendue, plus de finesse, ou plus de fierté,
- une marche prudente ou une attitude mâle. Mais le vrai,
270
- le premier génie, le génie philosophique, celui de l’instituteur
[268]
- des peuples, | renferme l’étendue pour connoître
- ou pressentir tout ce qui est, tout ce qui peut être ; l’ordre
- pour sentir les convenances, les rapports, les suites, ordonner
- tout selon la nature, s’attacher par-tout au meilleur,
275
- sans jamais trouver suffisamment bon ce qui est moins
- parfaitement simple : la profondeur pour juger l’essence
- des choses, et les raisons de leurs aspects variés, sans
- jamais s’arrêter à des apparences extérieures ou partielles ;
- et pour suivre la vérité même dans les abstraits, sorte de
280
- milieu idéal dans lequel agissent et réagissent tous les
- êtres positifs : enfin la force pour communiquer aux
- hommes l’énergie et d’impulsion et de résistance, qui les
- place ou les maintient dans l’ordre général contre
- l’influence exclusive des moteurs partiels et passionnés,
285
- causes aveugles d’un repos léthargique, ou d’une direction
- fausse et immodérée.
- Les préjugés du vulgaire des esprits viennent
- principalement du défaut d’étendue. Manquant d’objets de
- comparaison, et né pouvant tout embrasser, ils s’habituent
290
- à considérer un objet d’une manière exclusive ou
- particulière ; ainsi préoccupés d’une chose, ils trouvent
[269]
- ensuite très-différentes celles qui essentiellement | lui
- sont semblables [S 115]. C’est encore par défaut d’étendue
- qu’ils ne sauroient voir les convenances éloignées, et les
295
- suites indirectes, ensorte qu’ils n’apperçoivent que les
- rapports les plus frappans, et que souvent ils en imaginent de
- faux. Le génie étendu voyant tout, ou du moins considérant
- également tout ce qu’il peut atteindre, est nécessairement
- impartial ; il ne sauroit être toujours exempt d’erreurs ;
300
- mais toujours il sera libre de préjugés : d’ailleurs trop
- vaste pour croire qu’il n’y a d’existant que ce qu’il connoît,
- il saura douter, et ne s’égarera pas sans s’avouer
- que sa route est incertaine. S’il affirme, il peut être cru ;
[270]
- non | que toujours il sache le vrai, mais parce qu’il
305
- n’affirme que ce qu’il sait certainement.
- Je cherche à quel homme il appartient d’entendre la
- nature, d’approfondir le cœur humain, de déterminer les
- formes sociales.
- Il n’est qu’un objet digne d’un cœur généreux, d’une
- n’affirme que ce qu’il sait certainement.
310
- grande ame, d’un vaste génie. Tout être animé dirige ses
- facultés à l’amélioration de son sort. Cette fin est la seule
- raison particulière de son être, la seule qui lui soit connue,
- et qu’en effet il lui importe de connoître. L’individu
- uni à l’espèce par ses propres besoins, obéit à cette
315
- tendance en la servant. Parmi les hommes, le sort de chacun
- plus dépendant de celui de tous et les sentimens plus
- communiqués et plus expansifs, font avec plus d’étendue,
- de l’intérêt général l’intérêt particulier, et du bien de tous,
- la loi de chacun. Tout homme social doit à ses semblables
320
- l’emploi de ses facultés ; si elles sont bornées, elles ne
- servent que ceux qui l’entourent ; si ses talens sont vastes,
- leur utilité s’étend dans une sphère moins limitée ; si ses
- moyens sont sublimes, le bien du genre humain devient
- son objet. En vain le sage chérit la paisible obscurité ; il
325
- doit à la foule qu’il peut guider, ses pensers profonds et
[271]
- son | génie régénérateur. C’est sans doute une loi de la
- sagesse de vivre loin des affaires et des passions, de la
- fortune et des hommes. La raison détrompée des erreurs
- sociales et des vanités humaines s’éloigne d’un monde qui 330
- la connoît peu, et préfère la muette solitude où régne la
- paix de la nature, aux demeures agitées que les passions
- tyrannisent. Mais si les circonstances permettent au sage
- de servir véritablement les hommes, il ne lui est plus
- permis de s’abandonner ainsi. Iroit-il dans sa prudence
335
- égoïste, spectateur indifférent des misères qu’il n’éprouveroit
- pas, livrer à leur déviation les mobiles humains
- qu’il pourroit diriger, et consumer pour lui les lumières
- qui devoient dissiper les ténèbres publiques ; sa fière
- impassibilité insulteroit aux victimes qu’il ne soulageroit
340
- pas, et comme les dieux d’Épicure, loin de mériter les
- hommages des mortels, il ne vaudroit pas même le
- dernier des hommes utiles.
- Ce qui caractérise surtout le vrai sage, c’est un sentiment
- profond d’ordre et d’harmonie. Toute erreur lui est
345
- pénible, tout mal l’afflige, toute injustice l’indigne ;
- par-tout où l’humanité souffre, il la défend ; il la venge par-tout
[272]
- où elle est opprimée. Sensible, généreux, im|partial,
- toujours grand, toujours juste, indépendant de tout intérêt,
- de toute passion, de toute considération humaine ;
350
- juge des lois et des opinions, mais toujours modéré,
- toujours pacifique ; disciple de la nature, ami des hommes,
- sectateur du vrai et du beau, prêt à s’immoler au bien
- public, il est le plus utile et le plus sublime des héros,
- le bienfaiteur de l’humanité, l’organe particulier de l’ordre
355
- universel, le plus grand des hommes.
- Il n’est d’aucun âge et d’aucune contrée ; que font sur
- lui ces distinctions accidentelles du tems et de l’espace ?
- Les nations antiques qui consumèrent l’Arabie, sont les
- mêmes à ses yeux que les hordes nouvelles qui épuisent
- universel, le plus grand des hommes.
360
- les restes productifs de ses sables stérilisés. Au Labrador,
- à Londres, à Delhi, il avoue les lois primitives, et réforme
- les altérations funestes. Il voit l’homme par-tout
- semblable, et par-tout égaré ; Cimbre ou Romain, Castillan
- ou Haïtien, Musulman ou Perse, Bonze ou Athée, il l’excuse,
365
- le plaint et le ramène. Seul il le pénètre, parce que
- seul il conçoit l’homme primitif ; seul il a droit de le
- juger, parce que seul il est libre de toute prévention ; seul
- il a droit de s’élever contre l’erreur, parce que seul il
[273]
- pressent la vérité dans l’erreur | même [S 116] ; seul il a droit
370
- de guider les hommes, parce que lui seul, indépendant
- de toute vue partielle, de tout dessein individuel, les
- rassemble pour les protéger, et les modifie pour les
- régénérer. Inspiré par le sentiment du beau, de l’heureux, du
- convenable, de l’ordonné, du sublime, son esprit est
375
- harmonique, son cœur droit, son génie vaste, son ame
- indépendante ; il donne à tous ses sentimens l’empreinte d’une
[274]
- bienveillance univer|selle, à toutes ses actions celle de la
- grandeur ; il porte, dans tout ce qu’il juge, une lumière
- simple et nouvelle ; et dans tout ce qu’il opère, un caractère
380
- profond de simplicité originale, et de cette perfection
- naturelle qui donne tout à la nécessité des lois
- primitives, rien aux systèmes secondaires, à l’opinion
- accidentelle.
- Sans une grande érudition, il éclaire en un jour les
385 [275]
- questions difficiles qu’agitent les savans | vieillis dans les
- recherches. Sans une grande mémoire des mots, il ne
- perd jamais le résultat des choses qu’il a vu, qu’il a connu.
- Sa diction est noble, son éloquence négligée, mâle,
- énergique, tonnante. Indifférent, vulgaire, peut-être foible,
390
- dans tout ce qui n’est pas digne de sa grande ame, il
- retrouve la force, la persuasion, tout le calme de
- l’impassibilité, et toute la fermeté d’un enthousiasme raisonné,
- dès que l’importance des objets le place dans sa sphère
- d’activité.
395
- S’il étudie la nature dans sa totalité, il trouve une grandeur
- unique, nécessaire, une profondeur impénétrable [S 117] ;
- s’il descend à ses vues particulières, il la trouve plus
- intelligible dans l’homme, et il en pénètre assez pour
- ordonner cet être isolé selon l’ensemble des êtres ; s’il
400
- cherche les lois immuables du grand être dans les choses
- extérieures, ce n’est plus la voix intérieure qui le guide,
- c’est le doute du sage qui l’empêche de se livrer à l’erreur.
- Un certain instinct de ce qui est grand et universel le
[276]
- place dans les voies de la nature, | et lui dévoile tout
405
- ce qu’une intelligence limitée peut atteindre. Un sentiment
- d’ordre et de convenance lui fait pressentir ce qu’il
- ne sauroit voir, et interpréter en quelque sorte ce que
- nul homme ne peut entendre.
- Disciple de la vérité seule, mais non des maîtres les
410
- plus célèbres parmi les hommes ; admirateur, mais non
- sectaire des Descarte ou des Newton, s’il cherche par
- quelles forces se meuvent les mondes, il ne les soumettra
- pas à une loi unique d’impulsion ou d’attraction : mais il
- verra leurs orbites tracées par des moteurs opposés ; il
415
- multipliera les soleils et les êtres animés, et l’analogie lui fera
- faire avec Lambert quelques pas dans l’infini.
- S’il redescend sur le globe où le fixa la nécessité, il ne
- le fera pas naître d’hier, et s’animer un jour pour finir
- bientôt ; il n’expliquera pas sa durée d’après les calculs
420
- aveugles d’une horde particulière ; il n’asservira pas sa
- destinée à des vues circonscrites et moins encore celles
- de l’univers entier aux besoins de quelques animalcules
- qui se tourmentent et s’éteignent sur sa surface bornée
- mais il aimera l’hypothèse qui le fait commencer comme
425
- un corps individuel au milieu de la durée des êtres ; se
[277]
- consolider, s’animer, | fleurir, se refroidir après une vaste
- durée ; et enfin mort, inanimé, se livrer aux forces étrangères
- pour être dissous par elles, et servir à la formation
- des mondes nouveaux.
430
- Dans les choses humaines ses doutes deviendront des
- probabilités, quelquefois des certitudes. Dans un espace
- si étroit, dans une durée si courte, la raison peut espérer
- de tout voir ; et le flambeau philosophique pourra démasquer
- un jour tous les fantômes de la partialité. Là, dans
435
- les opinions anciennes, l’on trouve nos dogmes nouveaux ;
- toutes nos erreurs, dans la lente altération des vérités
- primitives ; les fléaux dévastateurs, dans l’abus des
- institutions heureuses ; et les peuples modernes opprimés par
- les bienfaits d’hommes antiques. Les traces anciennes se
440
- découvrent sous les pas des Bailly, et s’interprètent par
- la science des Gebelins. Les fables que l’on prétendoit
- absurdes, deviennent les allégories de la vérité ; et l’erreur
- audacieuse n’insulte plus à la sagesse des tems meilleurs.
- Le scepticisme dévoile les préjugés, et des principes
445
- féconds montrent à leur place des vérités long-tems
- méconnues. Les Bayle, les Freret, les Boulanger, pèsent
- les probabilités et cherchent la raison première des choses.
[278]
- Le génie que je suppose pénètre par l’onomatopée dans
- la nuit de la formation des langues il en bannit
450
- l’arbitraire qui rendoit leur étude sèche et vaine, et faisoit de
- leurs restes précieux [S 118] des débris inutiles à la raison.
- Un grand principe lui aide à lever le voile de la nature,
- c’est que rien n’existe en elle sans une cause nécessaire ;
- un principe non moins vrai portera pour lui la lumière
455
- dans les ténébreuses institutions humaines ; il verra que
- cet agent de la nature n’a rien établi sans une raison première
- et que c’est à l’oubli seul de cette cause originale,
[279]
- que sont dus tous les abus [S 119] qui ont donné les carac|tères
- de la folie à l’œuvre de la raison, et précipite ceux que
460
- des lois généreuses devoient doucement entraîner.
[280]
- Cette inquiétude de l’homme qui le porte à vouloir
- tout connoître, est sans doute un des maux les plus
- funestes de son espèce ; mais je ne saurois le croire
5
- irrémédiable. Je ne pense point que ses misères soient
- nécessaires, que ses vices soient dans sa nature, que ses malheurs
- soient des conséquences directes de l’ordre des choses.
- Nulle opinion ne me paroît plus hasardée, nul système
- plus dur à la fois et plus funeste. Chaque considération
10
- sur l’homme me ramène à cette erreur sinistre ; je trouve
- toujours à combattre son principe erroné ou ses conséquences
- dangereuses ; et je suis encore à concevoir comment
- on peut dire, en voyant l’homme si égaré et si
- misérable, la nature l’a fait ainsi ; et comment, en méditant
15 [281]
- sur tant de maux, l’on peut conclure | froidement
- que toute recherche pour améliorer son sort n’est qu’un
- rêve inutile. Conclusion désespérante d’une législation
- stérile et orgueilleuse ! parce que vous n’avez su nous
- rendre bons, vous affirmez que nous ne pouvons l’être ;
20
- vous nous calomniez pour vous justifier ; vous attribuez
- à la nature les vices de vos institutions ; en irritant nos
- passions, vous niez qu’elles puissent être réprimées quand
- vous avez altéré la nature, vous dites, voilà ses lois ; en nous
- façonnant pour vos vues secrètes, vous nous accusez de
25
- ne pouvoir être formés au bien général ; vous nous
- montrez les peuples dociles et malheureux, et vous nous
- dites, ils sont faits pour dépendre et souffrir ; vous nous
- montrez vos sujets, et vous dites, voilà les hommes.
- Sont-ils donc par-tout semblables ? ou s’ils peuvent
30
- recevoir tant de formes diverses, n’y a-t-il que les bonnes
- qui leur soient refusées ? À la vérité, dites-vous, tous les
- peuples diffèrent ; mais cette différence n’est autre qu’une
- variation dans le mal même ; et ce que l’on voudroit réformer
- est tellement naturel à l’espèce humaine, que par-tout
35
- l’on trouve à peu près les mêmes choses quoique sous
[282]
- d’autres formes. Mais cette mutabilité de l’homme | prouve
- du moins qu’aucune de ces formes accidentelles n’est une
- partie constitutive de son être. De plus vous trouverez
- existant, quoiqu’isolé, tout ce qu’il faudroit réunir ; vous
40
- ne trouverez aucun mal qui soit absolument général,
- aucun bien dont l’exemple ne soit chez quelque peuple,
- et peut-être aucun siècle et aucune contrée qui ne donnent
- partiellement la preuve consolante de la possibilité d’une
- institution fondée sur la nature ; quoiqu’en effet aucun
45
- peut-être n’ait produit, dans son, ensemble, ce chef-
- d’œuvre d’une sagesse que notre science méprise, et d’une
- perfection que nos vertus éloignent. Cette simplicité
- primitive des tems antiques n’est, à nos yeux éblouis,
- qu’ignorance et grossièreté ; la droiture sans ostentation,
50
- la bonté qui ignore les vertus factices et les apparences
- hypocrites, ne sont qu’un penchant stérile d’une nature
- inculte. Rien n’est plus difficile à l’homme, et ne lui
- répugne davantage que de rétrograder ; et cela seul explique
- comment ce système de perfectibilité a gagné tous les
55
- politiques et asservi toute la terre. Mais s’il est à toute
- chose deux extrêmes, l’un d’imperfection, et l’autre
- d’épuisement ; si tout s’altère par trop d’effort, ou trop de
[283]
- durée ; | si tout bien n’est jamais qu’un terme moyen
- entre la négation et l’abus, cette perfectibilité sera suivie
60
- de dégénération ; son effort, après nous avoir élevé, doit
- nous dégrader, et le mal est au-delà comme avant la
- limite. Si nous pouvons abuser de ce penchant, le plus
- bel attribut, dit-on, de l’espèce humaine, mais qui par sa
- nature en est aussi le plus dangereux ; si cet excès de nos
65
- desirs et cette erreur de notre raison sont évidemment
- possibles, ne conviendroit-il pas, dans l’impétuosité d’une
- course dont le terme touche aux abîmes, d’observer sur-
- tout la limite qu’il est bon d’atteindre et dangereux de
- franchir ? si nous ne la voyons plus au-delà du point où
70
- nous sommes parvenus, si notre marche devient incertaine,
- chancelante, pleine d’obstacles, de faux pas, et plus que
- jamais pénible, suspendons cette erreur aveugle, ouvrons
- les yeux malgré la répugnance d’un effroi qui plutôt
- devroit éveiller une attention nécessaire. Regardons en
75
- arrière ; si le but est passé, s’il est déjà loin de nous, nous
- obstinerons-nous à avancer encore vers ce terme trompeur
- que notre imagination nous promet toujours en nous
- éloignant toujours au risque de nous précipiter ? Notre
[284]
- fatigue même ne doit-elle | pas plutôt nous faire
80
- rétrograder vers le repos certain, vers ce but invariable, seul
- asile assuré et permanent ; et notre répugnance pour ce
- retour pénible, mais nécessaire, doit-elle être invincible ?
- Je suppose qu’il ne reste plus qu’à examiner impartialement
- si l’on n’a pas été trop loin ; et je ne pense point
85
- que celui qui n’est pas ébloui par de séduisans dehors
- puisse douter un moment. Je ne calcule pas la somme des
- biens et celle des maux ; cette estimation seroit difficilement
- exacte, et quelqu’en soit la disproportion, je ne
- serois pas surpris que l’on parvînt à un résultat douteux.
90
- Mais cette estimation, fût-elle bien faite ; y eût-il, ce que
- je ne crois nullement, dans le sort de l’homme actuel autant
- de plaisirs que de misères, des joies aussi grandes que le
- sont ses douleurs, cela ne prouveroit point encore. On
- demande aussi, compensation faite des diverses situations
95
- d’une même vie, s’il est plus d’hommes pour qui elle soit
- bonne que d’hommes qui aient droit de l’abhorrer : je
- crois encore que la réponse me seroit incontestablement
- favorable ; mais ne le fût-elle point, cela ne prouveroit pas
- non plus ; car le mal réel peut être allégé par l’espérance
100 [285]
- dont les promesses | séduisent le vieillard même malgré
- sa dure expérience, et l’espérance ne doit point être
- comptée ici. Pour déduire de cette estimation l’effet véritable
- de notre perfectibilité exagérée, il faudroit connoître
- impartialement l’état de l’homme encore entre les mains
105
- de la nature, état fort peu connu de ceux qui font ces
- sortes de recherches ; car s’ils le connoissoient, sûrement
- ils ne les feroient pas, et la question seroit résolue. Voici
- donc comment je pense qu’elle devroit être posée.
- Nos jouissances factices donnent-elles plus qu’elles
110
- n’ont coûté ? la balance est-elle égale entre le travail, les
- privations, les maux qu’elles ont causé, et les plaisirs
- qu’elles ont créé ? Je ne demande pas même que l’on
- compare les salons des riches, aux grabats des pauvres ;
- ou la volupté d’un déjeûner apporté des Indes, avec
115
- l’incalculable multiplicité de travaux, de dangers et de crimes
- qu’il a coûté, en suivant le nègre dans l’esclavage des
- habitations, et le négociant à travers les orages de l’Océan ;
- je demande que ceux-mêmes qui n’ont dans ce partage
- inégal que celui des jouissances me disent, si en général
120
- et durant le cours de leurs vies, leurs plaisirs mêmes ne
[286]
- leur ont pas plus coûté qu’ils n’ont | valu. Si quelque
- voluptueux, d’un sang ardent et d’une conduite modérée,
- dont la vie ne fut qu’espoir et desir, me répond par la
- négative, je lui opposerai mille heureux qui auront appris
125
- dans le cours insipide d’une vie toujours fortunée que la
- couronne paye bien rarement l’effort ; et que si les
- plaisirs [S 120] etoient vus dans l’avenir comme ils sont sentis dans
- le présent, ils seroient aussitôt dédaignés ; mille heureux
- qui n’auront trouvé dans leur bonheur même, que dégoût
130
- et satiété, et qui, bien avant le terme de leur triste
- carrière, détrompés d’espoir, auront vu sécher le desir dans
- leur cœur flétri, et n’auront continué non d’aimer, mais
- de vouloir les plaisirs, que parce qu’il faut bien enfin que
- le tems soit occupé par quelque chose, et qu’ils
135
- trouvoient dans leurs jouissances désormais vaines pour eux,
- cet avantage du moins qu’elles en imposoient à l’envie,
- et les faisoient croire heureux d’un bonheur qui n’étoit
- plus en eux.
- Si l’on ne se laisse point prévenir par les premiers
140
- dehors, l’on convient assez généralement que ces hommes
[287]
- que les plaisirs envi|ronnent, ne sont pas au fond plus
- heureux que le manœuvre qui les envie et le paysan qu’ils
- dédaignent. Que sert-il donc que tant d’hommes soient
- sacrifiés à ces plaisirs imaginaires ? Les maux du plus
145
- grand nombre augmentent dans une progression terrible ;
- et la classe favorisée, loin d’en être plus heureuse, a perdu
- jusqu’à la faculté du bonheur. Comment justifier un ordre
- de choses qui ne sert à nul et nuit à presque tous ? Si
- parmi nous le meilleur sort, à tout prendre, est pour les
150
- moins malheureux d’entre les hommes du peuple, il est
- prouvé que nous n’avons travaillé que pour nos misères ;
- car apparemment l’on ne me contestera pas que cette
- classe, qui dans nos villes devroit plutôt plaindre qu’envier
- les autres, ne soit plus heureuse encore chez les
155
- peuples simples, au moins par cela qu’elle n’y connoît
- point l’envie et tous les maux d’opinion ; et qu’elle n’y
- soit bien plus nombreuse, puisqu’au lieu d’y être une
- partie plus ou moins limitée de la nation, elle y est la nation
- toute entière. Pourroit-on comparer le peuple de nos
160
- capitales dans sa vie affligée de privations, de craintes, de
- jalousies, d’avilissement et de plaisirs incomplets, ou
[288]
- grossiers, aux montagnards nomades ; à la paix, | à la
- quiétude, à la joie franche, à la frugale abondance des
- véritables pasteurs, quelque loin de la perfection sociale
165
- que les retiennent et la superstition et plusieurs autres
- causes humaines.
- Notre imagination fatiguée des vices et des misères qui
- composent l’histoire lamentable ou rebutante de tous les
- peuples policés, aime trop à se reposer sur les mœurs
170
- primitives des peuples nomades pour que ce sentiment,
- étranger à nos habitudes, ne soit pas dans la nature. Ceux
- de nous dont le goût plus altéré par les préjugés, méprise
- ces nations simples, et laissant les effets sublimes pour les
- formes riantes, méconnoît la majesté des monts, mais sait
175
- du moins se jouer avec la fleur des prairies ; ceux-là, dis-
- je, ne sont-ils pas émus d’attendrissement et de regrets
- aux peintures consolantes de nos pastorales ? Leurs
- préventions en font des chimères impossibles ; mais leur
- cœur aime ces prétendues chimères, et ils voudroient
180
- être pasteurs si, disent-ils, il en pouvoit exister.
- Hommage que la force du vrai arrache à leur erreur même, et
- qu’il n’obtiendroit pas sans elle, tant leurs autres préjugés
- ont d’empire car s’il existoit près d’eux un peuple
[289]
- d’Arcadie, ils rougiroient d’aimer | ses mœurs et d’envier
185
- son sort. Mais ici l’illusion est dans l’expérience, et la
- réalité dans les écarts de l’imagination [S 121]. Ces mœurs ne
- seroient pas si aimables si elles ne convenoient pas à
- notre nature ; ces idées d’union, d’innocence, de plaisirs
- durables, de travail paisible et de vertus douces, ne
190
- seroient pas si touchantes à nos cœurs si elles pouvoient
- être absurdes aux yeux de la raison.
[290]
- S’il m’étoit donné de déterminer mon sort, de choisir
- entre les possibles de la vie pour me composer une félicité
- réelle avec moins d’effort que les hommes n’en mettent
5
- à imaginer de nouvelles misères ; non, je ne vous envierois
- pas, tristes grandeurs, richesses inutiles, vanités des
- plaisirs. De trop vastes possessions absorberoient mes
- heures dans l’importunité de leurs soins ; comment
- seroient-elles des biens, je dépendrais d’elles ? Voudrois-
10
- je tenir en mes mains la chaîne fastueuse du pouvoir ;
- c’est sur moi que peseroit son plus grand effort. Livrerois-je
- mes jours au délire trompeur de la volupté ; elle
- efface la jouissance actuelle par l’illusion d’une attente
- plus grande ; dans l’inquiétude d’un desir plus ardent, elle
15
- fait mépriser un desir satisfait ; et détruit tout ce qu’elle
[291]
- laisse essayer, en | promettant ce qu’elle ne peut produire.
- Voudrois-je ainsi consumer en un jour l’aliment de ma
- vie, et perdre mon être dans l’irrémédiable satiété ? non,
- je ne vous chercherois pas, séductions funestes, vanités
20
- périssables. Cependant je voudrois jouir, mais du plaisir
- qui ne se flétrit pas, de celui qui soutient la vie et qui
- dure comme elle. Je voudrois du pouvoir, celui d’arracher
- quelques hommes à l’oppression morale, et de les
- maintenir heureux sous leurs propres lois. Si mon nom
25
- devoit survivre à mes tranquilles années, je voudrois qu’il
- fût chéri des infortunés, et qu’il fût cité chez les amis des
- hommes ; je voudrois que ma mémoire rappelât des
- souvenirs heureux, qu’elle attachât mes enfans aux vertus
- douces, et servît à la prudence des vieillards pour former
30
- des hommes bons dans la génération naissante.
- Mais que servent tous ces songes d’un bonheur qui ne
- nous est pas donné ? choisirons-nous des devoirs selon
- notre cœur, comme s’il nous étoit jamais permis de suivre
- son vœu ? Cependant cette supposition n’est pas chimérique ;
- des hommes bons dans la génération naissante.
35
- il fut même un tems où elle parut probable, et
- l’avenir peut en amener la réalité, ou du moins en reproduire
[292]
- l’espérance, | Asile long-tems desiré, île heureuse,
- que le bon J.-J. a tant regretté [S 122], c’est dans ton sein que
- je voudrois vivre ; c’est au milieu des eaux qui t’embellissent,
40
- que je voudrois circonscrire et tous mes desirs et
- toute mon existence. C’est-là qu’avec des hommes faits
- pour une vie moins factice, je voudrois que le reste du
- globe me devînt étranger comme tous ces mondes que
- nous oublions dans l’espace des cieux.
45
- Isle heureuse, que te manque-t-il pour le bonheur de
- tes habitans ? Tes prairies sont riantes et tes vergers
- féconds. La fraîcheur des bois ombrage ton sommet ; les
- plus belles eaux t’environnent, tu renfermes tout ce qui
- est convenable à l’homme, et le sublime se déploie à ta
- vue. Quoi de plus majestueux que la chaîne d’Alpes qui
- borne ton horizon ? quoi de plus pittoresque que les monts
[293]
- du Jura qui t’abritent au Nord [S 123], et les rocs | d’Erlach
- qui sont à ton Midi ? Est-il sous le ciel d’Europe un asile
- plus intéressant que cette belle contrée, ou un site plus
55
- paisible que celui dont tes eaux protègent la solitude ?
- Elles sont dignes de te servir d’enceinte, elles ne
- baignent que des terres libres ; et leur pureté, douce
- image d’un cœur simple et droit reposant au milieu d’elles,
- t’environne de cette quiétude et de ce calme animé, qui
60
- n’ont rien de l’âpreté des déserts [S 124], ni du triste silence de
- terres façonnées par l’homme, et devenues arides et
- abandonnées.
[294]
- La situation romantique du château de Chillon sur
- le lac de Genève, pourroit être comparée à celle de
65
- l’île St-Pierre. Une eau plus vaste et non moins belle,
- les Hautes-Alpes plus rapprochées, l’aspect sauvage des
- rocs de Meillerie et de St-Gingouph en font un lieu
- plus imposant encore, mais non pas plus touchant. Chillon
- est trop voisin du rivage et de la grande route d’Italie ;
70
- on est trop près des hommes. Ce château isolé sur
- un roc étroit, ne peut suffire à ses habitans et perpétuer
- leur indépendance ; c’est une retraite séduisante et non
- pas un asile pour le bonheur.
- ……………………
75
- ……………………
- Les dénominations des choses ne sont point de vains
- sons indifférens à leurs effets. Les mots, en exprimant
- des pensées, en rappelant des souvenirs, intéressent nos
- cœurs et influent sur leurs affections ; ils entraînent nos
- ……………………
80
- volontés comme notre pensée ; il en est que l’on ne
- sauroit entendre sans une émotion profonde ; d’autres, plus
- étonnans, semblent affoiblir les objets et nous les rendre
- indifférens. Les uns ridiculisent les choses qui nous
- passionnoient, arrêtent nos vices, ou détériorent nos mœurs ;
85 [295]
- les autres élèvent nos con|ceptions, développent
- l’ensemble des rapports jusqu’alors méconnus, embrasent
- notre imagination, et quelquefois déterminent notre vie.
- Le langage des hommes simples est tout image et
- sentiment, le nôtre plus savant devient froid et muet. Le
90
- style figuré, dont l’imagination orientale abuse peut-être,
- est plus naturel à l’homme qu’une langue métaphysique.
- Ces termes abstraits, cette subtilité européenne, produisent
- une sorte de sécheresse et d’indifférence, dont nos mœurs
- se ressentent beaucoup. On ne la doit pas au climat seul,
95
- car on trouve entre les chants des Calédoniens et ceux
- des derniers poëtes de Rome, à peu près la différence
- que l’on imagine entre la musique grossière et puissante des
- Musée, des Therpandre, des Orphée, et les compositions
- savantes de nos modernes.
100
- Ainsi je ne laisserai point à mon île les noms qu’elle
- porte. L’un exprime une chose trop générique, et l’autre
- n’exprime rien ; mais je l’appellerai d’un nom qui désigne
- le genre de bonheur qu’on y doit goûter et le caractère
- de ses futurs habitans différant par tant de choses du
105
- commun des hommes. Je croirai avoir beaucoup fait si
[296]
- ce mot seul peut peindre | nos institutions, et si, en la
- nommant, nous sentons quels nous y devons être.
- Je conserverai dans ma langue le sens des noms
- tudesques donnés aux monts du Grinderwald et de l’Hasli,
110
- que l’on apperçoit des rives de Bienne. Je dirai, le Pic
- de terreur, l’Inaccessible, le Sommet des tempêtes [S 125], afin
- d’embellir ma demeure facile par l’opposition de ces
- Alpes colossales, éternel empire des désastreux hivers.
- Dès que je sentirai fraîchir le vent du Sud-Est, je croirai
115
- respirer dans leurs glacières immuables, et au moindre
- bruit lointain, à la chûte des rocs suspendus sur la côte
- voisine, je croirai entendre le vaste écroulement de leurs
- terribles avalanches.
- Il n’est point de site plus fait pour la paix du cœur et
120
- le charme de l’imagination, qu’une terre circonscrite qui
- jouit d’un aspect vaste et imposant au sein des ondes
- solitaires. Tel est cet asile peut-être unique dans la populeuse
- Europe. Son horizon, limité vers les frimats polaires,
- s’étend sans bornes sous les feux du Midi, et se prolonge
125
- vers l’Orient sur les terres de la Sarinne et de l’Aaar.
- Ces contrées montueuses toutes couvertes de pâturages,
[297]
- de ver|gers abondans, et d’habitations éparses à la manière
- patriarchale, coupées de belles eaux et ombragées de
- forêts pyramidales, s’élèvent fécondes et libres jusqu’à
130
- l’amphithéâtre des monts secondaires couronnés par la
- majesté des Alpes. Leurs formes sont sévères et sublimes ;
- cette chaîne peut-être est seule [S 126] sur le globe. Lumineuse
- de tous les reflets de l’aurore et du couchant sur ses neiges
- unies et encroûtées, ou bien, aux ardeurs du Sud,
135
- vaporeuse et comme fumante et embrasée sous le voile éthéré,
- elle prolonge sa splendeur des aiguilles de l’Allée-Blanche
- et des dômes du Blumlis-Alp jusqu’aux sommets de
- Sargans et d’Appenzell. L’œil étonné de son immensité,
- croit la voir toute entière dans chacune de ses branches
140
- partagées et commandées par le colosse du Mont-Blanc
- et les escarpemens du Pic des Orages. Cent vallées,
- soumises aux mœurs opposées de cent peuples antiques, se
- dessinent dans leur profondeur. Là fleurissent dans
- d’inviolables asiles et les séductions du printemps et les douceurs
145 [298]
- automnales au sein des frimats séculaires. Là | tout
- est grand, caractérisé, perdurable. Là, l’on voit planer
- l’aigle terrible et indomptable ; là l’on voit paître le
- chamois indomptable et paisible. Là subsistent les mœurs
- antiques des montagnards nomades. Là retentissent les
150
- accens du Ranz des vaches [S 127], et s’élèvent les chalets
- hospitaliers. Là fut jurée et aussitôt conquise la liberté
- publique. Là se trouvent la santé inaltérable et l’égalité
- réelle. Là, entre Vienne, Paris et Rome, la nature est
- encore entendue, l’homme est encore simple. Pasteurs
155
- d’Hasly et d’Underwalden, que vos fils soient long-tems
[299]
- semblables à vous, comme vous l’êtes | à vos ancêtres
- dans la permanence de votre patrie autochtonne. Hommes
- d’Uri et d’Underwalden, vous êtes seuls restés à la nature,
- comme un monument vénérable des mœurs effacées, des
160
- formes primitives, et de plusieurs vérités méconnues.
- Dans l’irrésistible torrent des heures qui dévore sans
- retour notre être instantané, cherchons du moins à pacifier
- ces destins versatiles, et prolongeons nos sensations
- par le doux contentement du jour qui s’écoule, et cette
165
- sécurité inaltérable qui semble perpétuer le présent et
- reculer l’avenir. Quelle étrange folie à des cœurs mortels
- que cette avidité qui consume nos jours plus rapidement
- que le tems lui-même ; et ces desirs immodérés, ces
- alarmes, ces agitations qui perdent une durée déjà si
170
- ébranlée par nos orageux destins. Heureux le sage enfant
- de la nature qui use de sa vie et ne la précipite point en
- vain. Il coule ses jours faciles sous son toit simple mais
- commode. Libre de toute affaire, libre de l’inquiète cupidité,
- il nourrit son troupeau dans le pâturage qu’il reçut
175
- de ses pères ; une source libre, des fruits, des racines, les
[300]
- châtaignes de son verger, le lait de ses chèvres, | suffisent
- à tous ses besoins [S 128] ; et il prépare ses enfans à la paix de
- son cœur, à la douceur de ses habitudes, à ses constantes
- voluptés.
180
- Ainsi vivent les pasteurs des Alpes suisses dans les vallées
- fortunées de Schwitz, de Glaris ou d’Underwalden,
- où l’on ne voit pas un riche, où l’on ne trouve pas un
- pauvre ; où la simple abondance embellit le plus ignoré
- des chalets ; dont toutes les terres sont sauvages, et toutes
185
- sont aimées ; où chacun possède quelque chose des forêts
- et des eaux, des troupeaux et des pâturages ; où tout
- homme chérit sa patrie, parce que sa patrie toute entière
- est semblable à lui ; et dont le Landamme [S 129] maintient [301]
- l’état en veillant sur ses | troupeaux, en fauchant ses foins,
190
- en faisant ses fromages.
- L’île de Rousseau convient au facile abandon, à la vie
- douce et reposée, que choisiroient des hommes réunis
- pour s’éloigner des autres hommes, pour échapper à la
- fatigue sociale, et maintenir le rêve d’un homme de bien
- en faisant ses fromages.
195
- à l’abri des vérités de la foule. Son indicible quiétude est
- délicieuse à l’automne de la vie, et encore à ces jeunes
- cœurs tristement mûris par des affections prématurées, et
- dans qui le désenchantement a devancé le soir des
- années ; mais elle n’est point également propre à une
200
- ame forte et simple qui, lasse de la vanité de sa vie et
- seule parmi les hommes moulés dans la forme publique,
- voudroit vivre quelques heures du moins avant le néant.
- Les hautes vallées des Alpes seroient sa véritable patrie ;
- il lui faut cette mâle aspérité, ces formes sévères, la
205
- nature grande et l’homme simple, la permanence des
- habitudes nomades, et des monts immuables ; il lui faut
- des hommes, tels qu’ils étoient avant les tems nouveaux,
- puissans par leurs organes et forts dans leurs sensations,
- enfans dans les arts, et bornés dans leurs besoins. Il
210
- lui faut des formes alpiennes ; le repos sauvage, et des
[301]
- sons | romantiques [S 130] ; le mugissement des torrens
- fougueux, dans la sécurité des vallées ; la paix des monts
[303]
- en leur silence inexprimable, | et le fracas des glaciers
- qui se fendent, des rocs qui s’écroulent, et de la vaste
215
- ruine des hivers.
[304]
- Hommes forts, hâtez-vous ; le sort vous a servi en vous
- faisant vivre, tandis qu’il en est tems encore dans
- plusieurs contrées. Hâtez-vous, les tems se préparent
- rapidement où cette nature robuste n’existera plus, où tout
220
- sol sera façonné, où tout homme sera énervé par l’industrie
- humaine ; où le Patagon connoîtra les arts des Italiens,
- et le Tartare aura les mœurs des Chinois ; où les rives de
- l’Irtis porteront les palais du Tibre et de la Seine, et les
- pâturages du Mechassipi deviendront arides comme les
225
- sables de Barca.
- Le feu par-tout produit et multiplié par l’homme, en
- séchant les corps humides, en subdivisant et atténuant
- tous les composés, en consumant les germes invisibles,
- doit enfin altérer l’organisation végétale, affoiblir les
- sables de Barca.
230
- espèces animées, sécher et stériliser la terre. Peut-être, à
- la vérité, d’autres causes naturelles lui préparent-elles
- plus puissamment encore l’époque où son harmonie
- interrompue doit laisser éteindre ses facultés productives,
- où toute végétation, toute fermentation, toute animalité
235
- doit cesser ; où, desséchée peut-être, peut-être refroidie
- ou minéralisée, elle doit rester un globe immuable et
- mort, jusqu’à ce que des siècles sans nombre achevant
[350]
- sa | vieillesse, et ossifiant tous les liens dont la souplesse ou
- l’irritabilité maintenoient ses parties, déterminent sa
240
- dissolution, et dissipent sa poussière dans le vaste éther pour
- la formation des globes nouveaux.
- Mais, sans s’arrêter à ces suppositions d’une étendue
- incommensurable à l’être éphémère que la moisissure du
- globe a produit pour ramper entre les tubercules de sa
245
- surface, voyons du moins ce que notre activité prépare
- pour des tems accessibles à nos conceptions. Voyons
- froidement ; dépouillons un moment le prestige de nos
- rêves, cette illusion de nos esprits en fermentation, et tout
- cet industrieux délire, enthousiasme burlesque, dont des
250
- enfans s’enivrent si plaisamment, et que d’autres enfans
- appellent avec respect le génie des grandes choses.
- Oui, notre siècle a fait un pas sensible vers la perfection
- qu’il cherche. Laissons la liste de ses avantages, il
- n’est rien qu’il ignore moins. J’avoue même qu’ils doivent
255
- s’étendre dans un progrès rapide. Les anciens sentoient,
- nous avons vu que cela n’étoit pas dans l’ordre, et nous
- raisonnons. Les sensations avoient des bornes
- nécessaires ; mais, pour nous, notre marche est illimitée ; qui
[306]
- l’arrêteroit ? qui in|terdit à l’homme d’étendre dans des
260
- régions nouvelles son vaste trafic, gloire et félicité des
- nations, et de changer dans les airs son or et ses rubans
- pour des porcelaines et de l’opium ? qui lui interdit les
- moyens de foudroyer une armée entière par une détonation
- dont un enfant lâcheroit l’industrieux ressort ? Ô
265
- hommes ! ces merveilles, et de plus grandes encore ne
- vous sont point impossibles ; mais consultez vos facultés
- passives, interrogez cette nature toujours la même ; elle
- vous répondra dans tous les tems. Elle répondra à tous
- les peuples : mortels inquiets et instantanés vous pourrez
270
- multiplier dans une extension indéfinie les produits de
- vos facultés actives, car alors vous êtes seulement l’occasion,
- les forces du globe sont vos moyens ; mais vous
- n’ajouterez rien à vos forces passives, là les moyens sont
- en vous, ils ne croîtront pas. Mortels trompés, vous 275
- n’étendrez jamais que vos desirs et vos misères. Vous
- pourrez épuiser la terre qui vous porte, mais le foyer
- dévastateur sera dans vos cœurs, il vous consumera les
- premiers.
- Sans doute il est pour l’espèce comme pour l’individu
280
- une vieillesse inévitable ; mais pourquoi l’avancer par une
[307]
- impulsion factice au | lieu de la retarder par un régime
- de modération et de sobriété. La véritable enfance est
- une vie incomplète, qui s’essaye, et est encore informe ;
- elle jouit de l’accroissement de ses forces dans l’espoir de
285
- leur maturité ; mais l’enfance de la décrépitude est un état
- misérable, une vie épuisée, stérilisée pour l’espoir même,
- une vie annullée, toujours vaine et souvent ridicule. On
- vous dit que tout sera perfectionné, et moi je vous dis
- que tout sera suranné, et que tout sera avili. On vous dit
290
- que l’espèce ne vieillit point, on vous dit encore qu’il
- n’en est pas des corps politiques comme des individus ;
- on vous abuse : tout est analogie dans la nature ; mais
- l’on ne veut voir qu’un jour de l’histoire des générations ;
- l’on apprend trop, l’on ne perçoit plus rien une
295
[308]
- perdant | l’univers social. On admire [S 133] ; mais le penseur
- plus sévère voit avec effrqi le moment inévitable où tout
- sera artifice et calcul, où l’on sera blasé sur tout, indifférent
300
- à tout, et dévoré d’une agitation qui n’aura plus même
- d’illusions pour objet.
- Et si ces foibles traits échappent à la ruine des tems,
- les générations éloignées, instruites par les faits dont nous
- hâtons pour elles la leçon désastreuse, apprendront qu’il
305 [309]
- est des vérités profondes que l’on a pu pressentir même | au
- sein de toute la séduction sociale qui les dissimuloit.
- Peuples libres de l’Helvétie, montagnards encore
- simples ; vous surtout heureux pasteurs, familles nomades
- des antiques vallées ! c’est à vous que je m’adresse, c’est
310
- de vous que je voudrois être entendu ; de vous à qui la
- félicité naturelle est encore accessible ; de vous que nos
- arts vont séduire, mais qui pourriez vous arrêter si vous
- jugiez, loin des illusions, notre expérience sinistre et
- méconnue.
- ↑ C, Ire Rév., p. 3 sq. = lignes 2-47. — 2-7. Cependant la nature est interprétée d’une manière que quelques-uns ne sauroient adopter ; et l’homme est livré à des misères innombrables et consacrées. Il paroît que la société n’est point établie sur ses bases premières, et que la raison des choses humaines n’a pas été montrée à l’homme. * Celui qui interroge ses besoins individuels, qui se demande quel sera l’emploi — 8. sa vie, qui porte ses regards — 10-27. opposés, celui-là ne voit rien qui déjà ne soit presque indifférent à son cœur, ni dans la recherche des illusions, ni même dans la possession des biens réels. Que faire – 28-33. des préceptes ? Il se livre sans choix – 33-8. intérêt à l’écoulement de ses jours. Mais en éprouvant la réaction des miséres de ses semblables, il en cherche les causes ; il juge qu’à – 38-47. douleurs accidentelles, que la guérison ou la mort termineroient promptement, tous nos maux ont leur source dans l’erreur, et que le sort de l’homme n’est pas nécessairement mauvais.
- ↑ A., – 18. vingt-trois – 24. elle pouvoit rendre – 41. locales, accidentelles
- ↑ A. – 65-6. précaire. Libre de passions, je
- ↑ A. – 67. de mon indépendance – 82. des vanités de la vie – ses prestiges.
- ↑ C, Ire Rêv., p. 5 = lignes 127-136. – Des hommes puissans ont
- fait des choses imposantes ; mais selon leurs préjugés ou pour leurs intérêts : ils ont affligé les nations. Des génies plus désintéressés imaginèrent des changemens utiles ; d’autres plus sages ou plus heureux ramenèrent sur la terre une ombre de félicité sociale.
- ↑
- C, Ire Rêv., p. 6 = lignes 137 [L’espèce…]-158[…monde]. – 139-40. jeunesse toujours passionnément inconsidérée. – 140. d’une maturité – 141-4. siècles lui suffisent pour l’expérience d’elle-même. Faudra-t-il – 144-6. irréfléchies, cette espèce avide consume toute sa durée à – 147. leçon sévère – 148-9. suive l’enchaînement des longues misères – 149-50. l’origine dans – 150-7. jouir, qu’elle lise avec impartialité
- ↑ A. – 200. À partir de cet alinéa, séparé par un trait de ce qui précède, les « Préliminaires » sont composés en petit texte. – 302. pensée, que je laissai – 203. beaucoup de suppressions
- ↑ A. – 13-4. l’homme qui sent
- ↑ A. – 25. abandon ; chaque année j’ai désiré couler plus près d’elle les paisibles jours d’octobre. Cette fois mes vœux furent moins vains, ma volonté plus forte, c’est à dire que je me trouvai avoir voulu à peu près ce que vouloit le sort. Si – 26. ô terre – 33-4. Un trait à la place des lignes de points. –Note 1, l. 3. travail indépendant plus facile à des loisirs interrompus et précaires. L’automne et un moment de solitude m’ont engagé à conserver sur le papier ce qui s’offriroit à ma pensée dans les matinées du mois le plus facile aux rêveries.
- ↑ A. – Note 2, l. 4-5. On croit cet arbre à cent toises, et il
- ↑ A. – 67. fixe et constante – 73-4. lointaines élevaient de divers points de l’horizon des – 81. Ô qu’en
- ↑ C, IIe Rêv., p. 9-14 = lignes 86-205 ; note 4 ; l. 206-237. – 86. entre le tout – 87. et l’individu – 91-3. intelligence secrète fut – spectacle mobile et durable, toujours naissant et – acteur ridicule – 94-5. rôle malheureux, esclave immolé sur l’arène au spectateur – 98. et qui m’accorda l’intelligence – 100. cette inutile succession – 101. cette nécessité – 103. toutes les choses – 104. les lois ne sauroient être ni expliquées, ni changées, dont – 106. Qui me dira pourquoi l’animalcule qui s’agite – 107. et qui végète un jour, perçoit – 108. et veut – 120. pour aspirer à l’heure – 122. j’observe et juge – 124-8. néant ? Profondeur – J’appartiens – 129-30. me reproduire. J’ai vécu, j’ai senti, j’ai pensé durant un jour, pour – 131. sentir… jamais. Cet – 133-4. mais moi je ne renaîtrai pas. Les temps – 135. me sera – 136. je ne verrai – 137-8. heureux. Ce soleil – 139. je ne le verrai je ne le saurai – 140. je naquis – 141. mais l’ombrage – 142-54. ma tombe. *Homme trompé. – 155. injuste rien n’étoit misérable – 157. nature elle – 158. toujours active et – 159-70. forme parce que tu n’étois pas, et te détruit parce que tu étois. Si ta foiblesse fait la borne de tes jouissances, elle fait aussi celle de tes douleurs. Tu ne seras plus : qu’importe ? Quel rapport y a-t-il entre demain et aujourd’hui ? pourquoi sais-tu que demain viendra ? Demain tu ne seras plus : en vis-tu moins aujourd’hui ? As-tu gémi de n’être pas né ? Pourquoi fatiguer de vœux immortels un cœur périssable ? Abandonne une résistance si vaine ; livre-toi doucement à la nécessité. Cède – 170-7. contraint ; ne lutte point contre le fleuve éternel et, plus sage dans ton indifférence, amuse-toi du mouvement de ta nacelle, sans opposer un effort malheureux à la force irrésistible. – 178-80. *Si tout est nécessaire, tout est indifférent : si tout est déterminé, tout est beau. L’individu n’a point d’existence propre : la cause, la fin sont – 181-4. sans autres causes, sans autres fins, sans autres lois, sans autre produit. *Nulle chose – 184. nature, puisque nulle – 185-6. d’elle. Elle ne choisit – 186-8. condamne rien : elle marche avec une tendance irrésistible, 188-90. liberté. Elle ne peut – 192. compose, elle absorbe, elle travaille –194. Les formes – 196. répétée ; de toutes – 197-202. l’invariable universalité des choses. Tout – 203. qui existe sert, avec une égale nécessité, à la composition du tout. – Note 4, l. 1-2. Le beau ou le juste essentiel, considéré universellement, est fantastique et impossible : il suppose des rapports, et dès lors il ne peut être conçu que dans des êtres partiels. Le mal ne peut – 3-5. détruire. Quel seroit le mal – 5-6. impérissable ? Tout ce qui – 9. des choses pourroit-il être – 11. néant ? L’univers n’est ni bon ni mauvais. Il y a pourtant un sens dans lequel on pourroit dire que l’univers est bon. Mais ce qui seroit visiblement absurde, ce seroit de prétendre qu’il est mauvais. – 206-37. – 207. mortels. Ce sont des raisons – 208. des rapports – 213. ou qu’il soit englouti dans – 214-5. ou qu’il poignarde – ou qu’il souffre, qu’il – qu’il meure ? Qu’importe – 217. Qu’importent les vertus ou les joies mortels, leurs – 218. crimes, leurs amours et leurs – 220. ou aux bourreaux – 221. vergers abondans – 224-5. ruine confond et ce qui s’élève et ce qui tombe ; l’instinct et la pensée, le génie et le désir périssent dans un même oubli : sur le globe renouvelé – 226-8. divinisé sur le globe d’un autre âge. La mouche, l’homme et les mondes ont leur sépulcre dans la nature essentiellement vivante. – * Une même force entraîne les êtres animés et les êtres stériles ; tout est semblable, le principe est homogène : mais la figure se compose sans cesse ; et l’ordre, c’est la mutation. L’homme – 229. meurt. Le grain germe – 230-2. se corrompt. Les globes sont dissous – 233. qui doivent comme eux et s’animer – 236. ver débile et
- ↑ A. – 92. ce spectacle rapide
- ↑ A. – 185-6. yeux ; plutôt
- ↑ A. – Note 4, l. 1-6. – 1-2. phantastiques et absurdes. – 3-5. détruire. Or, cela même est un bien dans un rapport plus général. Quel sera donc le mal – 5-6. De plus, pourquoi subsisterait-il ? La note finit là.
- ↑ A. Note 6, l. 7-8. qu’entre cet homme et Platon ou Archimède.
- ↑ C, XVIIIe Rêv., p. 110 = lignes 278-296. – 278. Quand l’homme se borne – 279-80. entre les choses dans les seuls rapports qu’elles ont avec son individu, il peut les sentir d’une – 281. favorable à – 281-2. partie du – 282-3. veut supputer les rapports généraux entre les êtres, il – 284-7. restreint dans une sphère limitée, il jugera toujours faussement, puisqu’il ne jugera pas selon les convenances de son être seul, et qu’il ne pourra jamais – 289. Pour comparer – 289-91. composés individuels, il faudroit connoître le mécanisme de la nature – 292-3. il faudroit avoir vécu – 394-6. senties toutes – expérience de tous les accidens est impossible : la science est donc incomplète
- ↑ C, XVIIIe Rêv., p. 112-115 = lignes 297-330 et note 11. – 297. L’homme peut avoir une connaissance suffisamment – 299. besoins, de certains rapports qui – 300-9. science est utile : elle est vraie à certains égards, et ce sont les points désirables. Le reste est étranger à l’homme, ou lui est inaccessible ; il n’y trouvera que vanité, ou impénétrabilité. *Si tout – 309-50. aveugle et tout corps périssable, si toute forme est indifférente, si tout est nécessaire, le choix, la prudence, la moralité, l’effort, l’art sont-ils anéantis ? non peut-être. La valeur de tout cela n’est plus ; mais nous sommes nécessités à employer ces moyens. Il seroit vain de les recommander sans doute : cependant comme il est possible que la nécessité ne détermine pas expressément une chose, mais plusieurs choses entre lesquelles la liberté optera, c’est dans cette hypothèse que l’on agit. Quoiqu’on ne puisse prouver la liberté, on ne sauroit se défendre de l’admettre. Si un homme étoit pleinement convaincu qu’il n’y a pas de liberté, il est difficile de concevoir comment il s’y prendroit pour agir. Ce qui n’est pas encore effectué ne pouvant être connu, il y a du moins une liberté apparente ; quelque principe que l’homme admette comme observateur, il est inévitable qu’il délibère comme agent. – Note 11, l. 1. tout à fait indépendante – 2. l’unique principe – 7. forcés – 18-20. actifs que d’après nos facultés passives ; nous transmettons – 21-2. soumis, et parce que nous ne les connoissons qu’alors, nous pensons qu’elles émanent de nous. Nous ne sentons – 24. comme nous n’avons – 25. de la circulation des fluides qui se fait en nous – 29-30. de cette sorte d’épreuve que nous avons déjà fait de nos destinées, elles – les pressentir, les annoncer et s’y conformer par – 34. heureux ? Celui-là – 35. à qui une suite – 36. revers seroit destinée, et cet autre – 39. convenables à – 40. devons – 42-3 c’est-à-dire voilà les apparences, l’homme est formé de telle manière qu’il doit voir ainsi. Peut-être la volonté – 44. arriveront. L’on sent combien cette – 47. doit souvent se rencontrer d’accord – 49. volonté si féconde – 51. maîtriser les destinées – 52. renversés par – 54. universelle : toute – 55-6. de combinaisons effectuées il y a dix mille siècles. *L’homme audacieux s’avance de front avec sa fortune. Dès que le hasard lui a fait saisir un des grands ressorts du mouvement de la vie, il marche la tête levée ; il croit mener ce qui l’entraîne, et il circule ainsi en agrandissant son être extérieur, jusqu’au moment imprévu peut-être, où il ne restera de sa vaste existence que la nudité d’un corps infirme et d’une âme impuissamment furieuse.
- ↑ A. – Note 11, l. 26-40 manquent.
- ↑ A. – Note 11, l. 54. de la marche du tout
- ↑ A. – 338. et de moralité – 340. d’individus. – Note 12, l. 3. ravisseur. Il n’y a donc ni bien, ni mal absolu, toute chose – Le premier paragraphe de la note 13 fait partie du texte ; le deuxième constitue la note avec renvoi au mot vaine (l. 6).
- ↑ C, Ve Rêv., p. 23-28 = l. 2-63 ; note 5, l. 1-16 ; l. 63-5 : note 6 ; l. 66-125. – 2. Les êtres simples, essentiels, les êtres primitifs ou élémentaires composent l’universalité des choses – 3-5. est ; unis et séparés par les innombrables réactions du mouvement éternel, ils produisent – 8-10. distinct. Plus cette agrégation contient de parties, plus – 12. il y a de forces extérieures qui – 17. de la sphère – dans la disposition – 42. il peut y avoir en lui continuité et souvenir – 47. de persévérance et – 59. de mouvement – 60. subsiste la même. – N. 5, l. 6. les efforts fréquens – 9. cette même demeure – 15. me paroît aussi souvent positif – 16. repos. – Ici les l. 63-65 (Les… conservation.) – N. 6, l. 1. Lorsque jeune encore, il semble, – 2. but, c’est que par – 4. il se lève quelquefois avec – 68. dans un trop long repos – 71. Un repos prolongé devient pénible – 72-3. il en résulte même une contrainte – 73-7. longue habitude, en facilitant chaque – naturels et en rendant comme – frappée, a changé – en besoins impérieux – 81. cette sorte de passion – 84. Lorsque – 85-6. accidentelles, lorsqu’à l’emploi ordinaire de – 86-7. l’homme en fait – l’emploi – 88. une conséquence fortuite et dangereuse des lois – 90. séduisante ; mais – 91. s’arrêtera point – 93. connoître, de posséder – 96. Pressé d’alimenter – 97. repoussant d’abord le – 98. et dédaignant bientôt celles – 99. indifférentes, il change 101. mu, lequel était borné – 103. passions actives – 105. besoin d’agir, extension – 108. L’affection active comprend tout – 115-6. moyens factices qui peuvent rendre pour un moment à l’imagination le charme du premier délire – la force qui les faisoit vaincre toute – 120. du desir de – activité, c’est du besoin de – 122. la colère, l’égoïsme, la cruauté – 123-4. pusillanimité, l’indifférence pour tout ce qui n’est – 125. l’indolence dans tout.
- ↑ C,Xe Rêv., p. 51-57 = l. 126-150 ; note 7 ; l. 151-204 et notes 8-11. – 126. Les nombreuses affections de l’homme, si opposées en apparence, n’ont – 128. but : elles y – 129-30. ce qui fait partie du but même, ou indirectement en évitant ce qui en éloigneroit et le plus souvent elles concourent – 131-5. la fin commune. L’ambition elle-même peut être justement considérée ainsi dans ce désir d’être plus que les autres, on voit surtout la crainte d’être moins qu’eux. Le plus – 136. seul : il s’élève – 136-9. tous, de peur qu’un autre ne s’élève au-dessus de lui. Les iniquités que le pouvoir se permet, auroient-elles leur origine dans le sentiment de l’égalité ? Les peuples libres ont été des peuples oppresseurs. * L’état versatile où l’on est perpétuellement entre – 140-5. ce qu’on cherche et ce qu’on évite, donne le besoin de rapprocher les impressions extrêmes, et d’y mettre plus d’accord. C’est une modération qui est dans le goût, c’est la délicatesse des sensations. Les âmes fortes n’en suivent les lois que dans les choses vulgaires ; mais les âmes foibles en font le principe d’une foiblesse nouvelle en voulant y soumettre les choses importantes. * Des hommes ordinaires sont susceptibles de délicatesse ; car ils veulent – 147-8. légèrement. Des hommes supérieurs le sont aussi dans un autre sens : ils ont assez – 149-50. ils n’emploient pas cette énergie dans des choses faciles à la multitude. – Note 7, l. 2. d’un choix scrupuleux – 3. repoussant ce qui est vil ou trivial, et même – 4. soit convenable, facile – 5. partout ce contraire – 6-7. beaucoup, et même elle donne déjà quelque chose pour le bonheur en produisant – 10. recevoir les séductions de la vie. – 11-4. Lorsque cette délicatesse évite l’excès – ridicule, lorsqu’elle est contenue dans les limites des convenances diverses et accidentelles, elle peut affoiblir la passion en l’altérant dans son creuset ; mais – 14. perpétue, elle en écarte l’alliage – 14-5. dégoût, et elle retient par – 16-7. n’attireroit déjà – ennoblit – elle modère nos humeurs ; elle prévient beaucoup de maux en les dissimulant dès le principe – 19-21. Quelque frivole qu’elle soit peut-être, elle fait l’agrément de la vie ; elle convient parfaitement à ceux qui ont perdu le bonheur d’être entrainés, et qui ont besoin – 151. C’est par le pouvoir déterminant de l’habitude que les effets des principes – 152. modifient plus particulièrement dans – 153-4. objet souvent peu analogue à son tempérament. Entre – 156. tout à fait naturelles et convenables, elle a laissé les autres –157. étrangères. C insère ici la note 8. Elle maîtrise les caractères foibles, doux, paresseux ; elle plaît, elle suffit aux hommes qui ont une sensibilité profonde, une âme forte, et une vraie délicatesse dans les affections et dansles goûts : elle a très peu d’empire sur les hommes actifs, audacieux, fatigués d’inquiétude ou de prospérité. –159. exprimé ; c’est – 161. Après moyens C insère la note 10 i. prêtée – 2. être qu’une industrie de – 166. Après repos, C insère la note 9 : 1. simples où l’on a peu de – 2. desirs, comme on use – 3. chacune revient – 4-5. voit, et dès lors l’on n’imagine guéres et l’on ne cherche que – 6-7. sont plus durables ; et – 167. les lois – 168-9. elle-même une de ses premières lois dans tout ce qui n’est point – 170. absolue ; c’est l’habitude qui – 171. indifférent ou arbitraire, pouvoit – 172. l’homme soit – 173. lui donne – 174-5. qu’il soit se connoisse libre, qu’il se sente voulant et choisissant dans – 176-7. le laisse varier – retenant en secret sous le joug – lui donne – 179-83. facile, et qui différencie les individus de nature semblable. Ainsi l’organisation générale constitue l’espèce ; et l’habitude personnifie les individus. – 184-5. encore, en partie du moins, le pouvoir de l’habitude ; C insère ici la note ii l. 2-8, tout est composé sqq. : 5. qu’on éprouve – 7-8. et qui les approche de l’unisson d’autant plus qu’ils sont plus près d’être homogènes. – 185. *Dans tout – 186. dès lors accessible – 187. qui exige le moins d’efforts – 189. d’un autre ; c’est – 191-2. éprouvées par un être semblable à nous, et jugées convenables, faciles ou agréables, donneront – 196. exposer à des suites – 198-9. suites favorables, et nous commençons à jouir avec la même sécurité que si l’objet nous étoit déjà connu. Ainsi – 201-4. étrangères les soins de la culture, et d’une main confiante ou privilégiée, nous en cueillons les fruits – la maturité.
- ↑ C, VIIe Rév., p. 35 sq. = l. 31-42. – 31-4. Nous animons notre être sans l’épuiser, et nous jouissons sans fatigue lorsque nous abandonnons nos sensations ou nos idées à la suite irrégulière des mouvemens fortuits, sans que nos desirs les choisissent, sans que notre volonté prétende les régler. – 35-7. *Effets nécessaires de tant de causes par lesquelles nous sommes causes aussi, nous ne devons sentir notre activité même que comme le résultat des impressions reçues. C’est notre force d’être entraînés, c’est notre destination d’être portés par le torrent des êtres. Modifiés alors selon – 38. avions – 41-2. Un mouvement, un son peuvent nous distraire et nous changer.
- ↑ A. – 68. m’asseoirai
- ↑ C, VIIe Rêv., p. 36 sq. = l. 64-94. – 64-78. Des impressions trop diverses s’affoibliroient mutuellement, et aucune situation ne seroit assez déterminée pour être bien sentie. Vous ne choisissez point le tertre avancé qui domine une vaste plaine mais vous vous asseyez sur un tronc vieilli couché dans la forêt épaisse, sous le frémissement du feuillage des hêtres plus jeunes que déjà les vents fatiguent, et dont les jours suivans verront tomber la vieillesse. Vous marchez doucement dans le sentier abandonné. Vous ne voulez y voir que la ronce – 78-9. sur ce sable devenu humide, ce filet d’eau qui s’échappe des débris d’une fontaine dont le temps n’a laissé subsister que ce qui passe sans cesse, et la caverne – 79. cette trace – 80-4. monument. *Au milieu des montagnes, quand le vent des cimes froides descend presser les vagues des lacs solitaires, vous livrez votre pensée à ce long roulement des ondes, à la ruine des formes, à la perpétuité des mutations, au sentiment de l’instabilité – 85. *Ainsi, soumis à – 85-6. s’agite, à tout ce qui change autour – 87-8. par la – tombe, par le vent qui s’éloigne ; modifiés – 88-9. dans cet ordre toujours – 90. l’odeur d’une herbe – 91. univers vivant – minéralise – 92. avec ces formes – 93-4 mus par ce – de cette vie générale.
- ↑ C, VIII{e} Rêv., p. 39-40 = l. 145-160. – 145-7. Dans la plupart des climats les phénomènes annuels ne forment que deux saisons distinctes. Dans l’une tout se compose – 148-9. dans l’autre tout – 150-2. *Dès les premiers momens de ces deux saisons, l’une ajoute à notre vie par cette impulsion animée qui la caractérise, et l’autre nous communique quelque chose du repos et de l’affoiblissement qu’elle prépare. Mais comme notre organisation est susceptible d’une durée plus – 152-5 annuelle, nous résistons à l’influence –156. ou d’une décomposition prématurée – 157-8. *Soustraits en partie à l’effet de ces deux périodes, nous restons plus sensibles aux impressions modérées – 159. automne : elles animent – 160. fatiguer, sans l’arrêter.
- ↑ C, VIIIe Rêv., p. 41 = l. 161-183. – 161-79. Quand la végétation annonce le retour de la force suspendue dans les hivers, ce mouvement nouveau semble faciliter la vie. L’impulsion générale éveille les desirs : on aime la saison où l’on sent plus avidement et où l’on croit qu’on va vivre davantage ; on rentre dans le songe du bonheur ; et ces momens séduisans sont encore embellis par l’attente des saisons fécondes. Tous les cœurs ont senti les premiers beaux jours : ce retour annuel de l’espérance soutient notre courage. La nature reste toujours jeune devant nos yeux vieillis : cette immuable – 180. nos ans comme – 180-1. de renaître avec ce qui commence, comme –182-3. passagère, comme si l’éternel hiver n’étoit pas déjà dans nous. Jeunesse toujours nouvelle de l’inépuisable fécondité, heureux printemps des êtres, illusion immense de l’âme périssable !
- ↑ A. – 183. d’un tout. – N. 2, l. 1. À l’equinoxe de mars – 4-5. La poésie a rendu cette acception la plus commune de celles
- ↑ C, VIIIe Rêv., p. 42-44 l. 193-282. – 193-208. Nous aussi nous aimions le printemps, nous cherchions les primevères, nous avons vu la feuille naissante, nous avons cueilli le lys des vallées. Ces temps se reproduiroient-ils encore ? Les goûts primitifs n’ont point péri ; mais ces impressions changent quand les désirs s’éloignent, quand la vue de ce qui est remplace le songe de ce qui pourroit être. *Nos pertes – 209. refroidit ce qu’elle a voulu façonner à notre manière. Les joies – 211-3. vieillard des émotions encore assez belles pour les momens précieux du – et pour les jours brillans de – 214-5. image séduisante de l’heureux désir, sont pour ces hommes plus fortunés – 216-7. passion des jeunes cœurs, ses illusions et ses espérances. La – 218-22. jaunies, l’attitude des plantes fatiguées conviennent mieux aux affections découragées, aux lentes rêveries, aux souvenirs qui entrent déjà dans l’oubli irrévocable. * Reste épuisé de la splendeur des beaux jours, dernier effort de vie mêlé d’une sorte de langueur et qui bientôt va s’éteindre sous les frimas ténébreux, mélancolique Automne ! saison plus chère à notre âme infinie et malheureuse, tu conserves – 223. sentiment cher à-la-fois et triste de – 224. et de nos besoins, et de nos songes, tu nous fais ainsi reposer dans nos douleurs mêmes – 225. nous invitant à – 225-6. résistance inutile, et sans amertume, comme sans espoir. Ces.., ces.., ces – 227. s’éteignent, ce vêtement – 228. tout cet aspect doux et – 229-36. à la mémoire des temps écoulés, et aux regrets déjà vieillis des impressions aimantes. Ces jours – 236. courts, ce soleil – 237. ces brouillards – 238-9. l’aurore suspend sa lumière ; le – 240. ténèbres nous – 244. cœurs soumis et le surprenant fardeau – 246-50. *Nos cœurs ardens, mais fatigués, préfèrent aux puissantes promesses de l’été, la paix de l’automne et sa physionomie calme quoiqu-un peu douloureuse. Les nuits éclairées, la durée – 251. profusion de – 251-4. l’été dans toute sa splendeur, n’intéresse pas comme l’automne en sa simplicité. Il y a une harmonie plus profonde dans cette température affoiblie, dans ce silence des cieux – 254-6. reposée. * Les âmes avides se livrent dans leur enthousiasme – 256-7. printemps car l’ombre – 258-60. sous ce voile ; qu’elles ignorent la vie, qu’elles jouissent long-temps ! Mais la tranquille automne est la saison de l’homme fait : elle est douteuse – 260-77. comme les choses de la terre, paisible enfin, mais voisine des frimas, elle est comme le repos du soir aux bornes de notre vie livrée à la mort. * Infortunés que le sort poursuit, ou que l’homme opprime, vous vous refusez aux saisons qui n’inspireroient que l’espérance : les prestiges sont loin de vous, et vous n’aimez pas ce qui rappelle le besoin de la joie. Tristes victimes des misères que notre industrie s’attache à dissimuler, vous ne chercherez point cette nature puissante qui nous avertit de nos destinées primitives vous aimerez l’arbre – 278. fini, la feuille – 279-80. forêts. Vous marquez à vos douleurs – 281. s’arrêtoit, vous espérez à – 282. terme dès longtemps désiré.
- ↑ A. – 284. souffrante, toi à qui on insulte par un nom qui fait ta gloire, vrai Philosophe, homme – 285-6. aimant, malheureux parce que tu es sensible, plus malheureux parce que tu es détrompé, dis-moi, car je suis digne de t’entendre, comme toi j’aime la vérité et les hommes, dis moi quelle – 289. des soirées d’octobre n’as-tu – 292. sublime ? Automne ! – 298-300. qui, bon ami, bon époux, bon père, cultive son héritage antique dans l’innocence patriarchale et – 303-4. foyer. C’est là qu’auprès de sa compagne aimée et de ses enfans aimés comme elle, il
- ↑ C, VIIIe Rêv., p. 44 sq. = l. 294-313. – 294-5. * L’automne est encore la – sage : elle imprime à nos âmes un caractère de – 296-313. justice ; elle semble indiquer les vérités morales ; elle nous sépare de l’inutile sollicitude des passions, elle éteint le désir puéril, elle ramène aux lois oubliées.
- ↑ C, VIIIe Rêv., p. 41 sq. = l. 335-344. – 335-8. Les longs jours du solstice sont trop beaux pour que nos regrets ne les rendent pas pénibles. C’est le commencement d’une saison trop forte, trop pompeuse. Cette température favorable, ces nuits heureuses, cette terre – 338. nature facile – 339-40. l’homme, arrangée pour ses désirs et riche pour ses besoins ; tout – 341. dans cet ordre si rempli, si animé, quel vide – 342. l’a oubliè sous le joug des habitudes – 343-4. silence pour – pressent, et qui ne peut pas entendre !
- ↑ C, VIIIe Rêv., p. 46-49. = l. 345-463. – 345-7. l’atmosphère est douce et la terre fertile, qu’avons-nous – 347. des efforts – 348-9. les premiers dons ? Pourquoi s’enterrer dans – 349-52. de décombres dont un travail stérile a formé des prisons populeuses ? Ce sont de rians portiques pour de sombres cachots. Quoi ! – 353-4. pourrons, sous le beau ciel des tropiques, fuyant – 355. paix, dans – 357. besoins, et où – 359. les misères inévitables – 360. des villes ? – 362. Affoiblis par – 364-5. aimions nos retraites arides, puisqu’enfin elles – 366-7. nous les a peut-être rendues nécessaires ; mais dans la saison facile nous – 368-70. indépendance, alors nos regrets s’éveillent. Les feux – 372-4. contrée majestueuse, tout ce qui nous plaît, tout ce qui nous fait jouir, nous opprime et nous attriste. Le chant… nous accable – 376. de ces choses qui n’existèrent jamais – 378. vaguement. Et si – 379-82. éclairée, près des asiles que le rossignol habite, nous nous livrons à la mélodie de ces accens solitaires que nul art ne sauroit remplacer, un invincible pouvoir remplit nos cœurs d’harmonies élysiennes, et les abandonne aussitôt à la prompte réflexion, qui les attère et les nâvre dans – 382-91. intolérable. *Ce sens intérieur qui nous lie – 391-7. est, à tout ce qui fut hors de nous, qui nous modifie selon la succession des choses, qui nous en fait éprouver les mutations, et qui nous fait vivre dans toute la nature, la sensibilité consume – 398. qu’elle agrandit – 398-445. qu’elle paroît embellir. La sensibilité entière ou parfaite se compose d’une combinaison subite des sentimens contraires, jointe à une sorte de modération dans tout ce qui nous émeut : c’est une habitude de supériorité sur l’affection qui semble nous commander actuellement, c’est une gravité de l’âme, une sagesse du cœur en sa perpétuelle agitation, une étendue de pensée dans laquelle se trouve aussitôt la perception secrète que la nature voulut opposer à la sensation visible. Dans sa force, l’homme sensible pressent tout ce qui est destiné à l’homme ; dans sa modération, lui seul connoît la mélancolie du plaisir et les graces de la douleur ; il possède une âme grande, un cœur détrompé, une raison supérieure mais qui pourra – 447-8. Quand le besoin du beau et du juste a fait chercher le vrai, quand les illusions ont passé, quand le doute – 448-50. biens, quand la tristesse a changé les désirs, quand tout est brisé et mutilé dans nos cœurs, le silence devroit du moins éteindre ces ruines surchargées. Mais – 451. plus inquiet que – 452. et qui observe un monde déplorable ; toujours incité, il ne – 453. chercher ; toujours consumé, il ne – 454. aimer ; refroidi dans le – 455. il est arraché par un mouvement invincible au repos de – 457-63. indifférent, pour devenir heureux, pour avoir la paix de ce qui ne sent point. Mais il entend ces voix muettes ; il retrouve partout sa pensée affligée ; il demande à chacun des accens de l’être un nouveau mouvement de douleur ; il voit partout dans cette nature infinie et éternellement changée, cette inutile infinité et cette perte sans terme qui sont dans lui, sentiment déplorable, expression incertaine d’un monde inutile et inexplicable comme lui.
- ↑ A. – 378. dans la douceur silentieuse
- ↑ A. – 394. choses, nous fait – N. 4 manque.
- ↑ C, XIIIe Rêv., p. 81-85 = l. 10-74 et notes 1-3. – 10-1. Le plus sûr, le plus vrai — 11-3. est l’heureux équilibre des forces motrices, la santé parfaite – N. 1, l. 1. mais elle n’est plus connue de ceux qui – 2. et elle l’est bien rarement de ceux – modérément. – 13-5. Cette harmonie qu’il est presque impossible de conserver dans la dépendance, cette harmonie maintenue, troublée – fait notre indifférence ou nos goûts, notre joie – 16. temps de calme où tout semble heureux – 17-8. d’ennui qui rendent tout odieux et inquiétant ; elle fait nos attachemens, nos haines – 19-20. énergie ; elle détermine tout – éprouvons, tout – pensons, tout – N. 2, l. 1. *Cette harmonie n’est point interrompue par le mouvement qui fait – 2-3. réparations, ce changement perpétuel en est au contraire – 4. la vie même n’est – 5. morale en est le – 8. de repos sans – plaisir – 9. les pertes ou les réparations vont trop loin – 10. l’impulsion –21. *Nous devons au rétablissement – 22-3. altération de quelque durée, ces momens – 23. activité surabondante – 24. désir, le sentiment – 27. avantages, où les – 30. et la profondeur – 33. des déserts. Nous aimons alors chaque chose – 34-5. est et comme – 38. il faut la gravir – 41-3. multiplie la lumière. Nous aimons les êtres animés parce que, semblables à nous et vivans comme nous, ils nous appellent hors de nous ; nous aimons les choses inanimées, parce que nous les soumettons – 44-6. et qu’elles reçoivent de nous leur destination ; nous nous attachons à la nature entière et nous en admirons les parties les plus indifférentes ou les plus difficilement aperçues, parce que tout devient l’occasion – 50-3. *Il est des momens d’énergie paisible où l’âme confiante et libre, assez ferme pour n’être alarmée de rien, et assez grande pour n’avoir point de désirs, s’abandonne, comme si elle était invulnérable, se nourrit – 54. ou idéales – 54-6. force, reste comme immuable dans le monde agité, comme immobile dans le temps qui se succède, et commence – 57. dont cette délicieuse – durée imaginaire. – 58-9*. Mais nulle situation n’est permanente ; comment – 62-4. Heureux du moins celui qui connoît ces momens de félicité ! C’est un calme – 64-6. donner, et où ne jouissant de nulle chose en particulier, l’on ne sauroit – 67-8. heureux. Il n’est rien que l’on poursuive, ou que l’on redoute ; le passé – 69. s’avance débarrassé de toute sollicitude ; tout – 70-1. afflige ; tout bien s’approche, tout mal paroît facile à surmonter ; tout sentiment – 71. devient étranger – 72. être ; tout – 72-3. d’admiration, d’espoir, de confiance – 73-74. sentiment de la vie. –N. 3, *l. 1-2. Les plaisirs sont inutiles à l’homme content – 2-6. être ; et il ne voit que de la puérilité dans les passions. Ceux-là s’égarent qui poursuivent loin d’eux-mêmes un bonheur fugitif, et qui perdent pour une ombre toujours errante cette inestimable conscience des forces de la vie qui seule allégeoit les maux, qui seule réalisoit les biens, et sans – 6. maux seront
- ↑ C, XIVe Rêv., p. 85-93 = l. 75-236 et notes 4-8. – 76-8. l’excès contraire le rend malheureux. Je crois que parmi nous – 79. travail trop continu. Toujours inquiets – 81-2. soumises à l’avidité de l’espoir, nous paroissent stériles – 83. n’en occupe la durée – N. 4, l. 1-10. L’emploi du temps en dissimule la perte continuelle, et nous fait aimer nos momens en produisant de cette durée passagère un résultat plus durable, et que nous croyons utile. Mais le temps consumé dans l’inaction, ne laisse point de traces : il tombe trop visiblement, et nous voyons à découvert le néant de nos heures et le néant de notre être. *Sans doute le temps le plus occupé produit rarement ce que nous en attendions ; mais enfin il produit quelque chose, et dans nos vues insatiables nous trouvons le moyen d’attacher d’autres désirs à ces résultats accidentels. Mais le temps qui passe sans rien préparer, n’est plus qu’un obstacle à ce que nous désirons, c’est un intervalle dont notre impatience s’irrite. *Toujours nous attendons quelque chose ; nous voulons toujours que les heures se hâtent nous mettons à ce – 10-3 importance ; et il suffit que nous soyons dans l’activité pour que nous reconnoissions à nos –13-5. qui nous en donne à nous-mêmes. Avec cette opinion de soi, l’on peut être content des choses ; mais quand on est mécontent de soi, l’on est porté à l’être de tout ce qui arrive. – 16-8 manquent. – 85-6 manquent. – 86. *Les recherches – 88-9. ont multiplié les moyens de jouissance. Mais le plaisir est – 90-2. limité : c’est l’impression que nous recevons qui seule constitue le plaisir ; pour qu’elle soit – 95-105. primitifs et momentané comme eux, ne sauroit occuper les longues heures d’une âme dont le calme est perdu. *Nos affections, résultat de ce qui est, de ce qui – 106. par des causes – 106-7. volonté et qui souvent l’asservissent. – 110-2. ne feroit qu’indiquer le bonheur, mais si nous sommes habitués à le voir se prolonger, c’est une source de confiance : cette durée future que nous attendons, commence présentement notre félicité, en mettant – 114. *Si – d’éprouver – 117-8. jouir réellement, et trop – 118-9. sentiment qui soit parfait et approfondi en quelque sorte. Désirant 133-4. existence suffit primitivement à – 134-5. sent, il est heureux ; il l’est de – 135. vit ; il jouit par cela – 139. est tellement passager qu’il – 141-2. mais sans être malheureux ; car – 143. douleur, mais – 144-7. douleurs. Tout animal libre cesse de souffrir ou cesse – 147. sain : il est occupé – 150-1. blessé, il meurt, ou il ne tarde pas à guérir. Parmi 152. éprouve le besoin mais non l’inquiétude ; il connoît la douleur – 154. la faim s’apaise, la blessure se guérit ; tout – 161. indifférente, et dès lors bonne puisque le sentiment de l’existence la remplit ; ce sentiment suffit lorsqu’il est seul. Quelques instans sont pour – 162. autres pour – 165-8. mal, nous en avons tellement prolongé la durée, que tous nos jours présens… consumés dans la douleur, tandis que tous nos jours à venir… jouir. De plus – 169-70. l’état neutre en quelque sorte, mais heureux en cette apparente – 175-6. regrets et l’ennui, soit par les alarmes inconsidérées, soit par les privations. – 178-80. jouit moins, et souffre davantage que l’homme indépendant ; et de plus il a changé pour un état pénible, ce bien-être – 181-2. l’a remplacé par une situation plus cruelle quelquefois que les maux N. 8, l. 1-4. *Une ressource nous reste : c’est une occupation constante qui soit en quelque sorte nécessaire. Alors les vastes – 5. la pensée – nous ne sommes pas fatigués – 6. la volonté – 7. seulement, alors, nous pouvons – l’existence. – 8. n’est pas indiqué par – 9-15. importe de s’en prescrire un : il faudroit en cela se faire une loi qu’on ne se permît presque jamais d’enfreindre, car les premières exemptions en entraîneroient beaucoup d’autres. Outre les prétextes de la paresse, que de convenances accidentelles nous donneroient des motifs plausibles, mais funestes d’interrompre notre plan. Nous perdrions de vue l’utilité de l’ensemble, nous ne verrions que celle du changement – 18-9. nous tomberions promptement, mais sans y songer, dans – 20. l’irrésolution, dans l’oisiveté involontaire, dans ce dégoût – 21-2. dégoût des biens et – 23-30. *Ainsi végètent nos heureux. Ils admirent leur sort, en détestant leur existence ; ils envient malgré eux leurs inférieurs qu’ils méprisent hautement ; quelquefois ils les envient pour ne les pas secourir, et ils les méprisent pour les envier moins. Comme ces dieux de l’Inde élevés – 32-3. par une suprême inaction, ces tristes 33.4. sort sont en vain l’objet des complaisances de tous les gouvernemens, la gloire de l’espèce humaine et le but de ses travaux ; ils sont malheureux – 35. l’objet, ils sont malheureux – privilèges ; – cette funeste – 36. ils dédaignent – 37. ils baillent – encens ; trop – 38. posséder avec indifférence, ils ne peuvent plus jouir ni – 184-5. *L’ennui – uniformité ; la vie d’un homme simple est – 185-6. et l’homme simple ne connoît pas point de – 187-9. ceux qui ne les connoissent pas, et même ceux qui les ont quittés, sont par leur manière de vivre à l’abri de l’ennui. Il ne – 189. peines ; beaucoup d’hommes – 190-7. un jour. L’ennui vient surtout de l’opposition – 200. état d’incertitude 214-7. où nous sommes retenus, l’ennui menace particulièrement ceux dont la pensée irréfléchie et imprudemment avide étend les désirs – 218. sauroient posséder dans – 219-21. et ceux encore qui, antérieurement, ont éprouvé beaucoup d’émotions, et – 222. l’homme. D’où – 223-4. des victimes – l’une a – l’autre a – 224-5. primitives. L’homme – 226-7. modérées, n’observant que – 228-9. abri de l’ennui. Que de 211. péniblement ! Le cœur – 232-3. lui-même un vide accablant ; il sent que ses moyens sont inférieurs à ses besoins ; et ce sentiment produit l’impatience – 234-6. pour les vrais biens, et – l’univers.
- ↑ C, XIVe Rêv., p. 93-sq. = l. 237-253. – 238. vœu, afin de les satisfaire, de – 244-5. vanité frivole et fastueuse dans son objet, et désastreuse dans – 249. il parvint à se livrer au chaos – 250-1. et à ces combinaisons fortuites des incidens qui composent à chacun – voulu.
- ↑ C, XVe Rêv., p. 96-98 = l. 254-310 et note 11. – 254. *Parmi nous – 254-5. jouit pas des caprices – 257. et, par des conséquences – 258. de ce principe faux – 259-60. ailleurs que dans les villes, ou comment – 261-2. donnent le droit de prétendre à tout, et sans les richesses qui sont le moyen de – 265-6. ainsi dans des positions – 267. croire semblables – 260.70. de ce qu’une nécessité absolue n’exige point, mais dans – 274. et il sent – 284-5. plus pauvre que l’on ne croyoit devoir l’être, plus que – 288-9. mépris auquel elle nous expose. Dans des lieux où tous manqueroient également des fantaisies du luxe – 290-1. mais sans comparer leur – 294. misérables. La – 295. relatif et – 297. dépendance. N. 11. *Imaginez – 2. n’ait aucuns besoins 5-6. les lieux où tous sont – 7-8. lui, sa pauvreté ne sauroit le mettre dans la dépendance, elle ne l’avilit point, elle ne lui est pénible – 9. opinion : il mourroit de besoin, que je ne le dirois pas misérable. Il y a souvent une affreuse misère dans nos champs ; il ne peut y en avoir dans une vraie campagne. – 298-9. *L’homme simple – ce que sa nature exige : mais par cette – 301-2. comme il l’est d’ennui et de satiété, indifférent – 305. lui. Il est – 306. fait ; il use – 306-8. donné : il n’y a pas entre ses besoins et ses vœux, entre ses vœux et sa situation cette discordance qui afflige tant – 309-11. eux-mêmes, et en les séparant en quelque sorte de leurs destinées.
- ↑ C, XVIe Rév., p. 100-102 = l. 1-68. – 2-3. des passions ou de l’intempérance, sont d’autant plus inévitables que la société est plus mal constituée. On abuse du besoin – 4-8. corporel, parce qu’on ne sait comment en user. L’industrie sociale excite cette inquiétude naturelle à une organisation compliquée, ce principe actif qu’il ne faudroit point réprimer, mais qu’il faudroit contenir. Si l’on ne donne pas à cette volonté mobile un objet prescrit et borné, l’imagination qui lui en propose sans relâche, la rend tellement avide qu’elle en fait le tourment des peuples. Il faut que la force des lois en arrête les prétentions et la retienne dans les limites d’une sorte de nécessité : car il est dans la nature que le mouvement une fois commencé continue jusqu’à la rencontre d’un obstacle, et qu’on ne le cesse que par impuissance. Nous nous attachons à nos sensations ; nous voulons animer non seulement – 10. et veut se nourrir – 12. de ses chagrins – 13-4. malheureuse, et il s’abreuve d’amères délices : l’oubli de ses maux seroit – 14-5. il en redoute le
terme, il – 16-7. douleurs et nos jouissances. Nous portons – 20. bienveillance, dans l’amour, dans les – 23-42. passion. *Les alimens – 43. lassent. – 46-7. et du contentement ; – 47-8. le charme d’une – 48. d’elle-même, et le sentiment – 49-50. vie abattue ou fatiguée d’indolence ; tant que l’agitation secouera – 51, sera confiante – 53-6. misérable, et à contenir, dans l’erreur de l’instant présent, une longue série des émotions de l’espérance. *Toute – 56. est peu – 59-63. Dans ces oscillations, une réaction inévitable fait succéder à une impulsion trop grande un abattement funeste. L’on ne voit pas – 64-5. qu’une possession durable, c’est ce bien-être qu’on ne trouve que dans la paix intérieure et dans une – 65-7. jeune. On détruit pour
- toujours en soi – 68. bonheur, si l’on cherche à substituer souvent une joie plus vive et plus animée, à ce sentiment d’une jouissance tranquille.
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- C, XVIe Rév., p. 103-104 = l. 69-90. – 70. l’activité – 71. corporel, ou l’élévation – 72. soutenir et de – 72-3. console ou qui embellit la vie. Ce sont les seuls moyens sûrs – 73-4. durables : ils maintiennent – 74. santé ; ils employent – 75-80. jours ; ils conservent nos goûts et nos désirs, ils effacent nos regrets, ils dissipent les pensées amères ; ils remplacent les plaisirs, et, plus féconds que les plaisirs ne le seroient jamais, ils font aimer la vie. *Séduit par des prétentions inconsidérées, l’homme s’est refusé au genre d’activité convenable à son impuissance ; il a dédaigné – 80-2. sentiment de bien-être ; seule volupté
- habituellement possible à sa foiblesse ; il s’est éloigné des biens naturels, croyant, dans son erreur, qu’il se feroit une nature particulière et indépendante. Alors des erreurs nouvelles lui ont montré – 82-4. sur un sol riant mais incertain et miné, d’où s’exhale le dangereux parfum d’un charme – 84. abîme, il s’est précipité – 85. jouir il s’est détruit – 89. sans que la postérité vienne s’instruire à la – 90. sinistre qui roule sur elle-même dans cet
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- C, XIIe Rêv., p. 67-70 = l. 2-64 et note 1. – 2-3. Occupés de désirs sans nombre, de projets, de sollicitudes, toujours – 5-11. nous-mêmes, dépendans de volontés étrangères, et liés aux événemens les plus incertains par nos préjugés et par nos besoins factices, nous ne pouvons avoir de repos que tout ne s’arrête avec nous ; ou, en d’autres termes, le repos nous est impossible. Ces alarmes dont nous espérons toujours la fin, parce que chacune en particulier peut être surmontée, ces alarmes se reproduiront dans une succession aussi durable que nous, ou même elles se multiplieront dans une progression qui consumera la vie avant le terme. *Dans l’ordre – 13-4. unique ; il n’y avoit point de discordance. Bientôt ce désir étoit oublié pour jamais, soit – 15. de l’objet – 16-7. pressant. Nous n’avons plusieurs besoins actuels, que parce que notre imagination inquiète parvient à mettre l’avenir dans le présent même. Cette habitude de prévoyance nous évite quelques maux, qu’elle remplace par le malheur perpétuel de ne pouvoir retrouver durant une seule de nos heures, cette libre insouciance dont jouissent les autres êtres,
- et qui maintenant n’est plus dans l’homme que le partage de l’enfance. Un mobile – 18-23. passagers, involontaires, toujours renaissans, ou plutôt successifs et presque imprévus, doivent conduire nos jours que la nature des choses entraîneroit avec tant de facilité, mais qui sont devenus si pesans dès que nous avons voulu les porter nous-mêmes. Des passions nombreuses et opposées qui pressent, qui retiennent sans relâche, et dont l’action ténébreuse et contradictoire agite sans produit, ne pouvoient avoir d’autre résultat que de fatiguer et de dissiper la vie. *L’habitude – 23. et de combiner – 24. reçues, et celle – 26. diminuent la force exclusive – 27-8. récente, en sorte que nous sommes toujours hors du moment présent ; – 30-1. heures. Malgré le pouvoir de – 32. sentons assez que – 33-4. d’attente qui creuse – 34-5. nos jours. – 36. *Il paroît – 37. à la simplicité – 38-9. notre industrie des moyens de nous en rapprocher : rapidement – 39-40. sur le cercle de l’inconstance humaine
- – 41-2. dangereux, où nous prétendons atteindre – 52. choix conforme à nos besoins, convenable – 53. dès-lors utile à. – 54. deux seuls – restent de – 55. à la situation – 57-9. mais momentanément ; l’autre, nous fixant au terme – 59-60. du premier point qui – 60-1. lié à celui-ci par cela même que ce sont les extrêmes opposés. – 62. voies qui – 63. l’une est infaillible, mais elle est méprisable ; l’autre est moins sûre et pourtant meilleure, c’est la recherche de la sagesse. La première, c’est le vin, l’opium et (suit la n. 1). – N. 1, l. 1-2. analogues. L’ivresse
- modérée, c’est-à-dire bornée aux émotions vives et déjà troublées, mais sans désordre involontaire, le premier degré de l’ivresse nous ramène à l’état naturel en – 3-5. et en effaçant les traces de souvenir et de prévoyance ; elle fait retrouver un moment de vie actuelle, et par conséquent un moment de bonheur.
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- C, XIIe Rêv., p. 71-78 = Note 2 ; l. 69-100 avec les notes 3 et 4 : note 5 ; l. 101-202 et notes 9 et 10. – Note 2, l. 1, des raisonneurs – pas même à – 2 et l. 65-8. ici : mais j’ose avancer qu’à ne considérer seulement que la sensation et le résultat personnel, si l’effet des fermentés n’étoit point passager et destructeur, la raison préféreroit l’oubli qu’ils procurent aux consolations de la philosophie. – 70. d’énergie ou de mollesse. Le bonheur – 71-2. continue de cet – 73. et sévère – 73-4 et n. 3. sage. Res., a dit Sénèque. *Toute – 74. vive n’est que momentanée, et dès lors elle est funeste – 75. bonheur, c’est – 79-80. l’existence. Une partie de son être échappe déjà à celui qui souffre, sa vie – 81 et n. 4. suspendue.
- *L’homme – Note 4, l. 1-2. sensation ; il ne – ou il – 3-5. instans, qui n’étoient point prolongés par la réflexion, altèroient à peine sa vie. – 82. *Des – ou des – 83. de tempérament – encore, parmi – 86-8. social, vous privilégiés par les excès de notre inégalité, – 88-9. hasard de – 89-90. fruits de vos facultés trompeuses vous qui – 90-1. possédez, qui commandez – 92-3. siècles de peines secrètes, et cette laborieuse – 93-5. exempts de privations et d’ignorance, tristes divinités – 98-100. que dans ce calme factice garantir un cœur foible et altérable contre la tourmente du mouvement sans désir. *Note 5, l. 1-3. on possède tout ce qu’on imaginoit, excepté les désirs ; au milieu d’une grande puissance apparente,
- on est – 3-4. misérable : le superbe – 4-5. humaines s’environne de tous – 5-6. mais le principe même en est – 6 et l. 101. cœur *L’action – 103. même elles ne – 106. nature ne souffroit que les maux nécessaires. *L’homme. – 110. mais, plus loin, tout – 112-3. Ceux dont les idées et les besoins – 113-4. étroit, soupçonnent à peine – 115. limites où ils – 117. entière de la mobilité humaine –119. misère qui est la borne nécessaire de – 124. librement, et qui, si –
- 126-8. chez l’homme perfectionné. *La sagesse – 129. idées, en multipliant les – 130. et presque indifféremment – 131-4. visible, les objets éloignés se trouvent sacrifiés aux objets présens ; il faut que la pensée, comme l’œil, réforme cet effet de perspective ; il faut que nous ayons l’habitude de corriger cette disproportion par le jugement, et de substituer – 135-7. apparens. Sans cette continuelle attention, ce que l’on craint ou ce que l’on désire, ce qu’on éprouve actuellement absorberoit toutes les facultés cet objet – 138-9. ne nous laisseroit – Ainsi trompés, nous – 139-40. trouverions ni – 140-1. ni soulagement dans – 143. des inconséquences et des misères. – 144.6. La sagesse, en
- – proportions réelles, fait disparaître une multitude de maux qui étoient reproduits à chaque heure par la crainte, par l’espoir et le regret, par toutes – 147-52. imagination agitée. L’inquiétude que notre épuisement même excite encore, ce désir vague dont la moindre séduction peut susciter l’avidité, que nulle jouissance ne sauroit éteindre – 152. autre effet – 153. dévore – qui l’a – 153-62. feu passionné, comment le calmer si ce n’est dans une froide estimation des choses toutes également rapprochées de nous ? Plaçons-les sous le niveau infini, au bord de l’abîme : nous les y verrons, avec indifférence, tomber successivement ; nous y descendons nous-mêmes. *La sagesse commande aux sensations, mais elle n’a point pour objet de les détruire : elle rend assez libre pour qu’on les choisisse, et elle règle ce choix par des données aussi justes qu’une foible intelligence puisse en espérer. Elle cherche à nous délivrer de ce qui est imaginaire, afin que nous nous occupions de ce qui est effectif : puisqu’elle nous instruit de ce qui convient réellement à notre nature, —
- 165. elle conseille l’usage des forces physiques, elle entretient l’énergie – 166. et qui l’améliore. – 175. aux lois quand elles sont légitimes ; soumis à – 177. contraintes imposées – 180. indépendant, soit — 181. toujours soutenu par – 182-5. l’ordre, soit que les produits de l’ordre universel combattent – 184. intérêt présent. — 185-6. il appartient à peu d’hommes de se rapprocher –187-8. philosophie ; la
- plupart n’y trouveroient qu’une voie – 189-191. égaremens, et si elle n’étoit pas dangereuse pour eux, du moins elle leur seroit inutile. *La sagesse convient à tous, mais en un sens seulement. Sans la sagesse il ne peut y avoir que des institutions fausses et des usages erronés ; ainsi la sagesse convient aux peuples. Mais la sagesse individuelle est le partage d’un petit nombre ; quand les autres veulent imiter les sages, ils ne sont que les singes de la philosophie. *Si l’on est de caractère à s’arrêter dans – 191-201. vrai, s’il est des préjugés sur lesquels on ne veuille rien décider et des passions que l’on veuille ménager, si l’on donne à ces passions ou à ces préjugés la philosophie même pour objet, si on la vénère avec enthousiasme, si on s’y livre avec fanatisme, si l’on s’avise d’en attendre ce qu’elle ne peut donner, un jour viendra où l’on sera forcé de dire avec – Note 9, l. 1-2. Cet enthousiasme dont peut-être une belle ame est seule susceptible, abusa plusieurs des génies célèbres de l’antiquité. Cette sorte de passion est – 3-4. et sur de – 4. vertus ; néanmoins ne l’approuvons pas, nul prestige ne doit en imposer – 5. la vérité seule. – Note 10, l. 1. *Ce malheur – 5. et toute
- voie de régénération. Parce que quelques hommes vulgaires auront bavardé philosophiquement, d’autres bavards viendront ensuite qui, le front précautionné contre toute pudeur, oseront dire que la sagesse est le fléau des nations. — 6. *Ainsi – par des applications fausses ou perfides, – 9-10. de tout, et ce – 12-5. vils des méchans ou des insensés, l’on en vient – 19. tenté parmi nous. Ainsi l’indication – 20-1. consistent à suivre de – 21-2. sur une longue routine, à déclamer – 25-7. public, à parler d’égalité parmi les voluptueux et les mendians, en poussant le char – 28-9. et du triomphateur sur les débris des générations opprimées !
- de vanité, ni qu’une œuvre – 208-9. puisse jamais être sans discordance avec la nature entière. – Note 11, l. 4-5. Si le sage parvenoit au calme – 5-6. vie, il seroit supérieur aux – 6-10. mortels ; mais il ne sauroit se complaire assez dans ces voies élevées, pour les préférer, à tous égards, aux simples indications de l’instinct. – 209-10. La philosophie la plus sublime, le plus grand effort – 210. route ouverte par – 211-2. puisse soutenir un – 212-5. pas, pour le bonheur, ce mobile primitif que nous avons perdu, ce pouvoir des sensations présentes dont la nature n’étoit point approfondie, et dont la force étoit d’autant plus impérieuse qu’elle n’étoit point calculée.
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- C, XIIeRêv., p. 78-79 = l. 202-215 et note 11. – 202-3. philosophie est la seule – 203-4. est le plus doux comme le plus grand modérateur – 205-7. pas que rien d’humain puisse être absolument exempt
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- C, XIe Rêv., p. 60-66 = l. 105-292 [… homme]. – 105-8. des affections positives nous fatiguent par des promesses si souvent trompeuses, et si souvent écoutées, nous éprouvons déjà l’inquiétude immodérée du désir : notre cœur avide, parce qu’il est dans des voies d’égarement, s’altère –108-9. l’attente de ce – 111-2. que ce désir insatiable d’éprouver des passions. Quand – 112-3 forte n’est pas désabusée de cette affection vague, l’occasion – 114, des destinées impuissantes la – 116-8. pensée : toujours hors de la sphère individuelle où le hasard la plaçoit, elle choisit dans – 119-20. qui conviendroit à sa nature*. Une réflexion vient suspendre le sublime – 121-4. et qu’une heure dans cet univers qu’il croyoit contenir en lui ; tout lui paroît méprisable dans une existence si foible : il ne s’occupe plus des soins – 125. sérieuse, qui – 126-7. âge, voyant que ce n’est pas la peine d’entreprendre une œuvre savante. – 128-35. *Que la froide vérité est difficile à l’homme ! Ce que vous cherchez, sera : et alors, vous ne serez plus. Les raisons du monde ne sont point semblables à celles que l’homme trouve en lui lorsqu’il se détermine. Le cours – 135. composé – 136. si nombreux – 137-9. peuvent se concilier avec le tout. Plusieurs avant nous ont senti de même : et tandis que, dans la solitude, leur pensée se chargeoit gratuitement du poids des malheurs publics, la Terre, qui – 141. rampe de – 142-211. misères : les
- produits sont brillans ; mais les moyens sont tellement hideux que tous s’attachent à les cacher. Dans le secret des faubourgs et des cabanes, dans le secret des familles, dans le secret des cœurs, là sont des maux infinis : et l’œuvre florissante n’est qu’une poupée gigantesque pétrie de larmes et hissée par le désespoir. *Des droits au bonheur ! Avez-vous
- compté les heureux d’entre nous ? avez-vous mesuré la félicité sociale ? Des droits primitifs ! Comme s’il étoit une justice de la nature ! Des droits convenus ! les hommes ne sont convenus que d’une chose, qui est que tous en imposeroient à tous, et se tromperoient eux-mêmes : ils ont laissé les passions particulières dans la morale publique ; au lieu de réunir les hommes, ils n’ont fait que les joindre, et au lieu de former des cités, ils n’ont fait qu’amasser des peuples. *Des droits raisonnés, une
- destinée réglée ! Il y a plus d’incertitude ici que dans les premiers hasards naturels ; la mesure et la raison de l’homme n’ont fait qu’ajouter des disproportions aux différences, et le désordre à l’irréflexion. Prenons l’un d’entre eux. – 211-2. naître ; car il est bon qu’on en fasse sortir beaucoup de l’indifférence du néant, afin d’en tuer beaucoup quand ils aimeront la vie. Mais choisissons parmi les plus fortunés. Un caprice, un – 213. produire, des préjugés – 214. pusillanime, ou bien les lois – 217-8. l’environnent : il ne sait pas encore qu’il appartient aux hommes, et déjà les conventions – 218-25. lui. D’autres ont des goûts ou des habitudes, il faut qu’il les suive : d’autres ont une certaine religion, il faut qu’il la croie. Il ne veut, ne pense, ni n’agit : mais déjà tout est déterminé pour
- lui ; les affections, les vengeances, les projets, les systèmes qu’il ne connoît pas décident des affections, des opinions, des fureurs ou des vertus qu’il aura. Quel est – 227-30. inconsidérément, il amasse des regrets et dissipe ses années : homme, il est déjà pauvre de jours et chargé de reproches. Toujours il cherche, choisit, et rejette ; il s’empresse, arrive et s’ennuie. Ses passions finissent – 230-4. doute, et ses désirs par le vide. Il a cru au bonheur : il s’irrite de ne pas le trouver ; bientôt il oubliera que le bonheur pourroit être. Il croit ce qu’il ignore ; il travaille à ce qui doit lui nuire ; il fait ce qu’on fait – 238. dictent – 239-41. cœur ; ce qu’il vénére ou ce qu’il méprise, ce qu’il chérit ou ce qu’il déteste, tout dépend des lieux – 241. des hommes qu’il a connus, des humeurs – 242-4. lui. Il ignore
- – 245. qu’il croit se sentir – 248-9. indirecte des conceptions profondes ; – 249-51. bonne, si l’esprit est un avantage, si la santé même est un bien, et si la vie est quelque chose de réel, ou si ce n’est qu’une série – 256-8. fureur ? Sait-il ce que ses besoins et sa nature peuvent légitimer, ce qu’il doit – 258-60. publique ? Est-il quelque règle permanente en lui – 261-2. choses ? Prendra-t-il cette règle dans la morale ? Mais s’il n’en fait point une étude particulière, il n’en – 263. inspirations de – 263-6. celle-là qu’il lui faut maintenant. Il étudiera l’homme, il cherchera la morale de vos sociétés : mais s’il veut en suivre les préceptes, que pensez-vous qu’il puisse faire de plus, inconséquent ; s’il veut la connoître dans votre histoire, que pensez-vous – 267. imaginer de plus immoral ? – 268. qui le dirigera ?
- ce qui – 269. choses. – l’anime ? – 270. personnel. – 270-1. soutient ? l’illusion dans ce qui est, l’espoir dans ce qu’il imagine, c’est-à-dire l’erreur partout. S’il – 272. c’est qu’il – 273. c’est qu’il – 274-5 ébloui par cette rapidité ; parce qu’il en hait toute la partie connue, il s’attache à celle qu’il ne connoît pas. Impatient, il croit – 276-7. biens en changeant de maux ; et il finira sans – 279. causes, selon quelles – 281. Mais vous en qui – 282-3. primitive, vous voulez savoir – 283-4. mœurs diverses, – 284-5. à votre espèce – vous consultez les annales – 286. générations. Dans – 287. jour prétendriez-vous voir – 288. l’homme ? – 289. de votre famille – 290-1. que vous façonnez à la dépendance. Consultez vos sensations, vous discernerez mieux.
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- C, XIe Rêv., p. 66-67 = l. 314-341. – 314-6. Venez dans les lieux sauvages. Au milieu du mouvement des êtres inanimés, l’énergie est plus facile. Voyez le solitaire, sur cette rive, – 316-7. tronc du – 317. il voit – 318-9. stérilisée ; il voit les plantes – 319. sous cette – 320. ces branches – 321-2. tranquilles que leur ombrage couvrit durant trois siècles. Il écoute – 322-3. descend dans – 323-5. et qui s’efforce d’en agiter les profondeurs. Il suit la feuille – 325. un souffle imprévu – 326-7. sur les ondes ; c’est l’instant où la foule animée dont – 328. sur l’abîme – 330-1. commencé la destruction inévitable. Les perpétuelles ondulations des eaux en ont fatigué la base ; l’effort – 332. ce front – les fentes – 333-4. le lichen s’introduit pour détruire en silence – 334. if –
- 335-7. séparer les parties entr’ouvertes. Quelles sciences, quels livres auroient pu lui dire ce qu’il éprouve au milieu du mouvement – 338. ruines ? Voyez-le s’avancer – 340. fugitif. Imaginez ce qu’il pressent dans la nuit du monde, quand – 341. fend… !
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- C, XXe Rêv., p. 124-126 = l. 14-46. 14-5. Nous sommes parvenus, dans des
- connoissances – funestes, à un point – 16. et de subtilité, – 16-7. érudition qu’on eût pu croire inaccessible – 18-33. siècle. Mais
- la seule science utile à l’homme est encore informe. Je ne parle pas des résultats et des préceptes : on a bien dit ce qui est, on a presque dit ce qui doit être parmi nous ; mais le pourquoi de ce qui est et de ce qui seroit, on ne l’a pas dit que je sache. C’est peu de chose de voir les effets, selon Pascal, c’est dans les causes qu’est la vérité. Le pourquoi est essentiel, c’est par là que les lois de la sagesse doivent être affermies. Quand les principes seront reconnus, les lois seront durables comme le monde. Un jour j’essayerai d’en dire quelque chose. *Cette lenteur de la vérité dans les recherches morales, n’est nullement surprenante : ces – 23. pouvoient – 27. agissaient beaucoup, et raisonnoient peu – 29. devaient se – 30. qu’elles – 30-31. à des cœurs jeunes – 32-3. nouvelles. En morale et en politique, la vérité a dû être tardive, précisément parce qu’on avoit besoin des résultats prématurés. L’on s’est avancé dans l’erreur, en s’y égarant, de plus en plus, et néanmoins en se hâtant toujours, car il falloit arriver promptement à quelque chose. *Les arts, et la plupart des autres connoissances, devoient marcher – 33-4. lents, soit parce que – 36. dans les arts, il faut – 38-43. morale convenue et dans les autres lois, on pouvoit décider sans connoître, et se tromper long-temps
- sans le soupçonner. Un chef entreprenant, pouvoit aussi bien que le politique le plus profond, proposer des réglemens et donner des préceptes. Souvent même il falloit qu’on les adoptât quels – 43. qu’on – 44. s’arrêtoit guères à – 46. s’attachoit – réformer.
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- C, XXe Rêv., p. 126 = l. 55 et l. 69-80. – 55. bon – méchant ; – 69. il est – 70-1. déterminés immédiatement par ses besoins, ne peuvent être dépravés que – 72. particulière ; ils ne sont pas même louables, ils sont – 73. qu’il n’eût pas dû – 75-6. que sa nature vous oppose. Mais fondez vos institutions sur les bases premières, et vous – 76-7. ainsi que toute – 77-9. est bon selon
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- C, XXe Rêv., p. 126-129 – l. 126-227. – 126-33. Un certain – constitutives
- déterminées par les premiers besoins sont communes à tous les hommes : les différences que nous voyons entre les individus et les peuples ne sont grandes que parce que les résultats de la diversité des organes sont augmentés par les divers effets des circonstances, de l’instruction et des passions éprouvées dans un âge – 133-4. homme qui ne fût autre s’il étoit né – 134-6. lois, s’il avoit adopté d’autres habitudes : et jamais sans doute il ne se trouveroit deux – 138. absolument égales, fussent entièrement – 139-40. causes, ou plusieurs moyens
- servent aux mêmes résultats ; ne – 140. aux produits – 147. perdue, car. – 150. mais ce pouvoir est – 154. L’éducation sera essentiellement mauvaise, partout – 155. nature ; elle le sera relativement, – 156-7. pas en parfaite harmonie avec les lois. Il faut que les formes — 158. par les lois dans – 160-1. une suite de vils artifices, de – 164. entre l’usage, – 165. que ne feroient les – 166. vertu – 167. L’incertitude motive les
- passions désordonnées : cette bizarre multiplicité d’intérêts contraires, cette extrême différence entre le sort des individus, occasionne et justifieroit presque l’avidité, l’égoïsme et les haines. Quand chacun se précipite dans une direction personnelle, un peuple n’est pas, comme –194-5. accroissent leurs forces par l’impétuosité – 195-203. foule frappée de vertiges et tellement agitée en sens contraire, que tous se heurtent sans cesse, nul ne pouvant suivre le guide qu’il avoit choisi, et nul guide même ne pouvant atteindre au but qu’il prétendoit montrer. Tout effort imprudent sera aggravé – 204. appelleront – 205. enfanteront – 206. allumera – 207. nécessiteront – ruissellera – 208-12. n’aura pas tari. Les passions sociales prouvent que les crimes sont naturels ; on les légitimera pour – 212-21. interminables. égarer les hommes, c’est l’adresse
- d’un guide supérieur ; les égorger – 222. consacré. L’on – 224. n’avoient pas voulue : quand – 225. un attentat plus – 226. au sacrifice – 227. heureux dans leur désespoir.
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- C, XXe Rêv., p. 129-130 = l. 254-293. – 254-7. De tristes erreurs sur les sources
- de la prospérité des peuples, de fausses idées de grandeur et de gloire, les conseils particuliers des passions ambitieuses ont séduit et entraîné les – 258-60. humaines. Partout l’homme de la nature a été méconnu : l’on s’est efforcé de produire sous – erronées l’homme – 261-6. sociale. Des opinions prescrites et la fatale estime
- des choses difficiles, ont préparé pour – 268-84. moral. En voulant ôter aux affections leurs premiers droits, on a changé les désirs en passions et les jouissances en excès. En voulant réprimer les cœurs, on les a irrités ; en leur refusant la paix, on leur a donné des fureurs ; en leur commandant mal à propos des vertus, on leur a inspiré des forfaits. On a imaginé des lois contre l’audace et les caprices de la liberté ; mais la nécessité des choses fournissoit assez de moyens. On s’est occupé de proposer des objets nouveaux pour accroître les facultés ; mais le désir du bonheur existoit, il n’y a rien qu’on puisse lui substituer, rien qui puisse le remplacer. Vous avez prescrit aux hommes une marche détournée, vous les avez tourmentés dans des voies difficiles ; et tous, en se pressant trop d’arriver, ont péri de lassitude bien loin du terme. La nature – 285. pour eux – 286-93. heureuses. Avant que vous eussiez fait de
- l’impérissable espérance, la source la plus féconde de leurs maux, ils y trouvoient un aliment des désirs et une distraction dans les ennuis. L’espérance ne nous a pas été donnée pour que des imposteurs en reculent l’objet dans les régions imaginaires, ou pour que d’autres enthousiastes nous promènent d erreurs en erreurs dans un songe de perfectibilité.
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- C, XXe Rêv., p. 131 = l. 294-305. – 294-6. Le désir du bonheur étant le
- principe de toute action, pouvoit être le principe de toute vertu. Les insensés qui l’ont déclaré criminel, ont – 296. qu’ils eussent dû féconder – 297-8. produire, ils n’ont – 298-305. succès d’affoiblir les premiers liens. Ils ont été jusqu’à proscrire l’amour qui unit tous les rapports, et qui rend les devoirs aimables, pour y substituer ce moyen de compression, ce ressort destructeur, l’aversion qui règne sur l’abaissement des volontés et dans la funèbre agitation des coeurs.
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- C, XXe Rêv., p. 132 = l. 328-330. – 329-30. n’est respectée de la
- multitude que par – contrainte.
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- C, XXe Rêv., p. 131-132 = l. 423-446. – 423. par l’étendue – 424. abusoit sans cesse de – 425. but commun et des limites fixes ; – 426-35. de prospérité ; mais ces devoirs furent imaginaires, et
- cette prospérité apparente. Pour que l’homme ne pût échapper au devoir, on l’avoit mis partout : mais le bonheur promis, il ne le trouvoit nulle part. Jouir sans interruption, cela ne se pouvoit. Jouir le plus possible, ce seroit s’épuiser en un jour. Le bonheur n’est pas là. Ne seroit-il point dans la voie contraire ? Peut-être il consiste à ne point jouir : en effet rien n’étant plus pénible, rien –436. déjà perfectionnés, – grands – 438. les hautes destiné de – 438-9. souffrir volontairement, voilà ce qui seul est assez difficile pour sa dignité – 439 destination surnaturelle, sa félicité morale. – 441. faire à – 442. Dieu. Plusieurs – 443. impassibles mais mortels, consumés à demi sur – 444. allumés par – 445. je ne souffre pas : expression – 446. forte unie à un esprit trompé.
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- C, XXe Rêv., p. 133 = l. 479-502. –479. Le véritable homme
- social – formé par – 481-2. pour satisfaire ses besoins – 482. et qu’il – 485. droits qu’il – 486-7. exercer. S’il sacrifie plus qu’il acquiert – 489-90. mauvais : il est même absurde, puisqu’il n’est plus maintenu par – 491. à l’ordre et contraire au but. – 492. consiste à – 492-4. passions fondées sur les appétits primitifs, à en balancer les efforts, à en réprimer les mouvemens – 494-8. surtout à prévenir avec sagesse, à proscrire sans ménagement tout besoin factice, toute fantaisie du désir, toute prétention personnelle. Ce – 501. législateurs, ne peut changer
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- C, XXIVe Rêv., p. 150-152 = l. 503-542. – 503-6. qui modifie le
- cours de son existence par des mouvemens spontanés. Nous ne pourrions soutenir l’effort factice qui repousse la volupté, si – 507-10. nos penchans : il faut que nous nous promettions un plaisir imaginaire dont l’excès balance les avantages des plaisirs réels, de ces plaisirs présens, dont nous avons une conviction entière, et qui sont d’accord avec – 512. disent la plupart des moralistes – 513. il corrompt sans satisfaire – 514-5. incapables d’efforts vertueux : ce prestige – 516-7. comme la lumière de la foudre, dont l’éclat inutile rend – 517. ténèbres qu’elle n’a pas dissipées. – 518-20. Le plaisir est dangereux, parce que vous l’avez mis en opposition avec les intérêts de la vie, ce qui étoit la plus grande erreur où l’on pût tomber. Le plaisir est corrupteur, parce que vous l’avez mis en opposition avec les intérêts de la morale, ce qui
- est contre le principe même. Si le plaisir détruisoit la morale établie, ce seroit la plus forte preuve contre cette morale. J’avoue que – 521-3 à la vertu, et c’est un des bienfaits de nos institutions, c’est une suite des discordances dont elles sont remplies. *Le plaisir – 523. les ames ! Pourquoi avez-vous établi que la force seroit d’une nature si bizarre, que le contentement l’affoibliroit ; pourquoi avez-vous décidé que la santé de l’ame en seroit la décrépitude ? *Le plaisir énerve les ames ! Prenez garde que je ne vous accorde ce qu’il y a de vrai là dedans ; je l’établirai contre vous-mêmes. Il vous faut expressément des ames fortes, ou plutôt patientes. Est-ce donc pour avoir toujours besoin de combattre, est-ce pour s’affermir dans la résistance, et pour s’avancer dans l’art de souffrir, que l’on reçut votre appui, et que l’on acheta vos plans de législation ? *Le plaisir énerve les ames ! Je veux – 527-9. qu’une oppression déguisée. *Le plaisir – 529-30. satisfaire ; parce que nous sommes trompés, et que nous le – 530-1. parce que nous sommes dépravés, et que nous le flétrissons ; parce que nous sommes égarés – 532. exagérées, et que nous
- 539-40. toujours hors des voies simples, et cherchant des jouissances extrêmes dans l’imagination, nous oublions – 541-2. point dans les folies de la joie, mais dans la permanence du contentement.
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- C, XXIVe Rêv., p. 155 = l. 565-583. – 565-7 (précédées des l. 573-5 interverties).
- Mortels foibles et inconsidérément avides, circonscrivons notre être ! évitons les maux en restant près du centre de notre sphère individuelle. C’est au centre qu’est le vrai pouvoir : tous les êtres pèsent et gravissent les uns vers les autres, la force de – 568-70. du principe, et à la circonférence elle devient nulle contre les efforts de – 570-6. extérieure. Jouissons ; – sagesse. Faisons jouir – 577. vertu. Mais jouissons avec – 579. Partageons nos – 580-2. jouir. Le plaisir n’est qu’une apparence, qui diminue dans l’examen, et qui échappe à l’analyse. Pour la conserver entière, produisons des – 582-3. sur nous-mêmes.
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- C, XXIVe Rêv., p. 156 = l. 591-608. – 591-3. La nature nous unissoit
- par la conformité des sensations mais nous nous déchirons pour – 594-6. et nous trouvons nos maux les plus irremédiables dans ces avantages exclusifs que nous avons cherchés si impudemment [sic]. La nature disoit à tout être social : Aime – 597. et dans ce – 598-600. à toi. Un jour elles ne seront plus les lois absurdes, et les superstitions haineuses ; ils ne seront plus les stériles préceptes des vertus – 601-8. servitude. La loi primitive règnera alors ; car la vraie morale ne périra jamais. Ces momens que nous nommons les siècles de civilisation, se
- trouveront confondus dans ces ténèbres où nous abandonnons les temps sauvages, et les peuples plus simples et plus parfaits perdront jusqu’au souvenir de nos essais malheureux.
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- C, Xe Rêv. p. 57 = l. 2-17. – 2. De tous les penchans produits dans
- le cœur de l’homme par – 4. nul – 10. peut nous déplaire – 17. des regrets.
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- C, Xe Rêv. p. 58-60 = l. 17-68. – 17-8. est ineffaçable– 18. qu’ils avoient
- – 20. des choses 26. d’autres entraînés – 28-9. modéré ne sauroit – 29. cœur, ni se – 33. aimé ; il jouit – 34. l’illusion qui décore trop souvent tout ce qui est inconnu 35-6. ce qu’il peut trouver sous sa main ; il ne sera – 37. elles seroient nouvelles. – 39-40. volontaire chéri des cœurs droits et convenable – 41 probabilités en faveur de l’habitude aux yeux – 43 aveugle de ce – 44. et fussè-je – 46-7. je sais la valeur de ce que – 48. une même chose peut –
- 52. qui sait le pénétrer – 54. et en faisant – 55-6. cachoit à des yeux plus jeunes – 57-8. Le romancier dont le héros toujours avide de plaisirs variés, parcourt vingt contrées, en essayant – 58-63. séduisant, peut enflammer l’imagination, mais à peine il amuse le cœur. Celui qui nous intéresse puissamment et qui éveille en nous de profonds regrets, c’est celui qui évitant les fadeurs si communes dans les anecdotes champêtres et dans les idylles, sait peindre les véritables mœurs pastorales, les désirs fixes, les goûts – 63-8. uniformes, les plaisirs invariables et simples. Si l’ame a conservé quelque chose de primitif, elle trouve un repos
- attachant, triste peut-être, mais pourtant consolateur, une sorte de charme silencieux dans ces longues habitudes de la patrie antique et pauvre, dans ces travaux réglés, dans cette obscurité contente, et ces joies calmées ou sévères, dans ces affections nécessaires comme la vie, dans ces passions irremédiables. Bonheur sans regret ; sécurité sans misère ; précieuse ignorance des choses éloignées ! oubli sacré des vœux inutiles !
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- C, Xe Rêv., p. 57 sq. = l. 2-23. – 3-6. d’avantage. Si même il en est
- précisément ainsi, je ne vois pas beaucoup d’inconvénient à ce que des hommes foibles s’abandonnent aux facilités de l’habitude, et trouvent du repos à suivre leurs goûts. Que pouvez-vous – 8. leur des – 8-9. et pour eux, et pour l’État. Vous avez dans leur foiblesse même un puissant – 11. maintiendra seulement par besoin : mais, parce qu’elles seront bonnes, les ames fortes – 12-3. renverser, se consacrera d’elle-même – 14. Les ames mâles ne seront point affoiblies par – 15. pour ces – 17. elles
- n’emploient jamais une force superflue. – 19. loi tacite que – 20-1. bientôt peut les faire aimer toutes si – 21-2. ou seulement indifférentes : c’est – 23. l’imagination si difficile à dompter.
- ↑
- C, XIXe Rêv., p. 116 = l. 84-90. – 85-6. imaginaire s’avance sous
- des formes agrandies, comme un fantôme envoyé par le délire, l’illusion – 87-8, mais en passant, le spectre se découvre ; il est suivi
- ↑
- C, XIXe Rêv., p. 116 = l. 91-104. – 91-2. une inquiétude vague
- qui – chez la plupart des hommes – 93-4. étoit déjà une sorte de jouissance, parce qu’il cherchoit – 95. promettoit – prouvoit – 96. Il contentoit doublement – 97. et par celle de – cette inquiétude – 98. fixe, qui est toujours – 98-9. n’est jamais satisfaite – 99-100. que l’impuissance des passions et le néant des vœux. *Épuises par un – 100-2. objet cherché sans cesse, n’est jamais possédé, jamais connu, jamais positivement espéré, nous succombons à l’ennui – 103. avec lenteur.
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- C, XIX{(e}} Rêv., p. 117 = l. 105-123. – 105. lorsque leur – 106. n’est
- point affermi – 106-8. mœurs. L’opinion que les mœurs déterminent, les habitudes – 108-9. publiques, rendent – 109-10. sont erronées, ou plus douces – 110-1. heureuses. C’est par les mœurs qu’un peuple est ce qu’il doit être. Le lien de – 112-9. et que beaucoup lui sont nécessaires ; il produit ce sentiment fécond qui retenant notre pensée dans les lieux où nous avons entrepris la vie, nous y prépare des
- affections vertueuses et un bonheur facile. *Nos peuples – 119-20. tous ; les nations comme les individus suivent l’usage. Cependant – 120-1. chez ces peuples même la force des habitudes ; quel en seroit le pouvoir – 122-3. mœurs, et non des modes ou des réglemens ?
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- C, XIXe. Rêv., p. 119-121 = l. 139-192 et 206-207. – 140-1. suivent des habitudes constantes jusques dans les détails de la vie, ont seuls – 142-52. qui soutient la législation et l’existence civile d’un peuple. Il faudroit à
- chacune des nations que nous connoissons, une forme qui – 153. qu’à elle. – 154-.155 n’étoient que le mode plus simple, l’expression – 157. par des moyens – 165-7. subsistent invariables, il faut qu’elles soient originales et uniques, ensorte que rien – 168-9. Spartiates étrangers parmi – 169-70. Moïse, dans ce sens, a fait plus encore : il a séparé
- son peuple de tous les autres peuples – 183. l’on ne sauroit en adopter aucune autre sans une transition subite, sans un consentement exprès. On conserve – 186. C insère les l. 206-7 au début de l’alinéa. – 186-92. cités ne peut point sentir qu’il ait une patrie : s’il croit la retrouver partout, elle n est réellement nulle part ; il lui sera indifférent de vivre ailleurs, il y pourra vivre de même. Si alors il aime son pays, ce n’est que par amour du devoir : mais ce patriotisme raisonné ne sera jamais une vertu de la multitude.
- 206-7. Voir var. à 186. – 207. vrai lien
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- C, XIXe Rêv., p. 121 sq. = l. 325-352. – 325. L’égalité républicaine
- n’est qu’une – 326-8. diffèrent beaucoup par la pensée, par les besoins et par le sort. Qu’ils reçoivent dans l’enfance des principes semblables, et qu’ensuite ils les voient – 335. l’univers, reste absolument – 337. injustice – 338. brigues – obtenir, supposer des – 339. et un – 340-1. opprimé, qui toujours humilié, ne soit – 347. peuvent partager tous ? Ce qui – 349. à la pluralité ; et cette industrie qui, en produisant –
- 350. biens, en effet, conduit – 351-2. être justifiée
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- C, XIXe Rêv., p. 124 = l. 352-359. – 352-3. Les subtilités des arts,
- les recherches savantes, les entreprises – 353-4. ces choses tant vantées et si grandes selon la gloire – 354-5. paroîtroient-elles à – 355-6. puérilité. Ce roi – 357-8. et le plus plaisant des – 358. même jour
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- C, XIXe Rêv., p. 123 = l. 374-387. – 374. Les besoins et les plaisirs –
- 374-5 semblables ; ils raniment – 378-87. Ils suffisent toujours parce qu’ils n’ont jamais changé ; mais les jouissances indirectes finissent avec les écarts de l’imagination, et corrompent en détrompant. L’on est agité dans cette incertitude : on est malheureux par le vide des biens qu’elle promet, et par la fécondité des vices qu’elle donne. Les plaisirs que l’imagination se propose sont exclusifs, et dès-lors ils rendent l’homme dur, égoïste, ou envieux.
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- C, XXXVe Rêv., p. 200-205 = l. 437-488, note 13 (depuis l. 2 : *On),
- l. 489-92. – 437-41. Socrate n’explique point comment – 441-3. finir ; mais il conclut de ce qu’elle existoit avant le corps, qu’elle doit lui survivre, et il donne – 444-61. n’est, tout au plus, qu’une hypothèse hasardée. C’est par les résultats de cette même hypothèse, qu’il cherche à répondre à ceux qui ne font de l’ame qu’un résultat harmonique. Comme on lui accorde tout, il avance toujours. Il demande si les preuves qu’il a données sont suffisantes, et quoiqu’il n’en ait point donné de réelles, on lui répond, très-suffisantes assurément : alors il en tire à merveille toutes les conséquences qu’il veut. La réfutation de plusieurs endroits du Phédon seroit trop facile. *Il me semble qu’en partageant même avec les interlocuteurs le désir de la conviction, tout ce que je pourrois dire à leur place, se réduiroit à peu près à ceci. *Les conséquences tirées de la difficulté d’attribuer le sentiment ou la pensée à la matière, sont des conséquences purement gratuites ; conséquences inutiles, puisqu’on ne conçoit pas davantage l’existence de l’esprit que l’on ne conçoit la matière pensante ; conséquences fausses,
- parce que si la brute a un sentiment moins étendu, une pensée plus informe en quelque sorte, pourtant elle sent et délibère, et qu’ainsi les effets étant de même nature, on est choqué de cet excès de prévention qui veut absolument y chercher un autre principe. L’âme est soumise aux effets – 462-4. extérieurs ; elle se fortifie et s affoiblit avec le corps, elle est énergique dans la santé, elle souffre dans la maladie ; ses affections – 465. triste que le corps aspire – 466-8. qui y circule ; variable comme le corps et avec le corps, elle paroît périssable comme lui. Cependant considérons – N. 13 (insérée après la l. 488). – 3. observe que – 3-4. est le seul – 4. vie entière – 4-5. et qu’une autre espèce d’immortalité fait la passion – 5-6. connoissances ou
- leur génie élèvent – 6-8. vulgaire. Mais admettons un moment que l’immortalité ne soit qu’un songe, ne trouverons-nous pas naturel que l’on – 8-19. d’un préjugé dont l’expérience d’aucun âge ne peut nous détromper ? Il est tout aussi naturel que les esprits nobles, avides, ingénieux soient plus facilement séduits par l’erreur la plus séduisante en effet et la plus sublime, par celle de toutes qu’il est le plus difficile de reconnoître autrement que par le raisonnement. D’autres illusions, bien certainement telles, ont séduit de grands esprits ; comment serons-nous surpris qu’on soit rarement détrompé de celle qui flatte surtout les grandes ames, et sur laquelle on ne peut rien apprendre de positif ? L’homme des sociétés présentes ne renonce pas facilement à cette haute consolation, lui qui a tant besoin d’être consolé. *La vie – 19-20. idées. C’est une suite – 22-3. continuité ; et notre imagination ne voit point de terme à cette régénération intellectuelle qui effectivement n’en auroit point, si les organes ne lui manquoient pas. Mais – 24-5. prouvât notre – 25. faudroit au moins que – 26. commencé ; car – 27. termes surprennent. – 28-30. contradictoire ? *J’adjure – 32. de l’immortalité ; que cette – 34.
- commence, et que, par – 35-7. n’existoit pas, il est convaincu dans les momens d’impartialité, qu’un jour il n’existera plus. *Nous avons, dit-on, une sorte de pressentiment de l’immortalité, et nous trouvons autant de difficulté à concevoir que de répugnance à imaginer que la mort doive finir tout notre être. Cette objection est sans force. Comment l’être – 37. exister, sentiroit-il en – 39. Dès lors qu’il s’observe lui-même – 40. conçu présentement ne peut – 41-7. présente ou connue. Le raisonnement peut seul m’avertir que la série de ces sensations successives ayant commencé avec la partie visible de mon être, finit avec elle, et que comme elle a un terme dans le passé, elle eu a un dans l’avenir. *Young a dit, et les hommes de bien disent avec lui : Si l’immortalité n’est qu’une erreur, cette erreur m’est chère. En effet, quel homme, s’il n’est méprisable, n’abandonneroit dans l’instant tout ce que la terre peut promettre, pour entrer en possession de cette vie infinie, fût-elle même laborieuse et imparfaite ? Et quel homme, s’il n’est insensé, oseroit mettre en balance tous les objets de nos passions présentes avec des béatitudes sans terme ? Un enfant sentiroit la différence entre l’empire de la terre et une félicité immortelle. Mais ne sont-ce pas aussi les enfans qui croient une chose certaine uniquement parce qu’ils la désirent ? Ne seroit-ce pas aussi l’imposture seule qui pourroit dire : Cela est faux, mais n’en parlez pas, car il convient qu’on le croie ? – 469-77. des choses : et avouons l’impossibilité où nous sommes de connoître la pensée par la pensée. Toute notion résulte de la comparaison ; le principe de l’intelligence étant unique, est nécessairement inconnu. Un être borné discerne
- des rapports apparens ; mais il ne peut percevoir tous les rapports d’une chose avec toutes les autres, puisqu’il y a plusieurs de ces autres choses dont l’homme ne sait point l’existence. Oserons-nous dire aux – 478-88. ténèbres ? Souvenons-nous de notre foiblesse. Si nous avons le désir d’être éclairés, nous avons aussi le besoin d’être soutenus. L’habitude des conceptions élevées et des vertus mâles fait désirer l’immortalité. Désirons qu’elle soit, mais sans l’affirmer ; cette espérance diminuera nos douleurs, affermira nos volontés, et maintiendra dans nos cœurs flétris une partie désirable de cette sécurité entière à laquelle nous voudrions aspirer, de cette impassibilité, promesse trop hardie de la philosophie. *C’est à l’extrême foiblesse de notre pensée, c’est à l’impénétrabilité des choses que nous sommes obligés de recourir si nous voulons espérer l’immortalité, objet sublime, mais trop incertain des vœux de toute ame noble. Ici s’insère la n. 13, voir p. 179. – 490. pourtant la croyance de l’immobilité fût – 491. une preuve ajoutée à plusieurs autres, – 492. ne sommes point dans les véritables
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- C, XIXe Rêv., p. 122 sq. = l. 13-38. – 15. des desirs – 18. contre-
- balancé, confus – là on voit de – 19-20. grandeur, des habitudes –
- 25. Suite nécessaire – 28-9. à essayer de tout, et à tout quitter ; parce que –30. connoît, et de – 36. satisfaits ; ce que
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- C, XIXre Rév., p. 118 sq. = l. 108-141 (avec interversion des lignes 128-9 et
- 129-31). – 108-9. La plus déplorable des erreurs seroit celle qui éterniseroit le mal – 110-2. Quand la fatigante surabondance des résultats de la perfectibiiité sera enfin connue, les yeux s’ouvriront ; par – 3-7. quels pourroient être ses biens. *Cependant – 118. moule européen, ces – 119. du
- siècle qui sont enivrés d’esprit, et qui ont oublié de se pourvoir d’une ame, pour – 123. dont les – sont enjouées, fleuries – 125. qui sont – 127-9. exquis ; ces hommes – 131-128. légèreté, arrangeront le monde – 129-31. charmant, et ils vous diront – 134-5. la vieille Grèce.
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- C, XVIIe Rév., p. 105-107 = l. 2-76. – 3-19. Usons du temps actuel
- sans nous occuper, vainement peut-être, de celui qui n’est pas encore réalisé. Volentem fata ducunt, nolentem trahunt. La vertu du sage, et le repos du commun des hommes, gagneroient également à ce que l’on s’abandonnât au cours des choses, toutes les fois qu’un devoir bien positif n’interdiroit pas expressément cette heureuse imprévoyance. Mais nos destinées sont devenues tellement inégales, que ce repos de l’ame est l’effort le plus difficile. Dans notre état factice – 20. individus, que –
- 21. mise entre les habitudes des – 21-5. diverses. Placés dans l’alternative de tant de maux probables et de tant d’avantages possibles, nous ne saurions guères nous résoudre à être conduits par l’aveugle sort. Nous faisons tous à-peu-près dans le même sens – 26-9. pourtant oppose de la résistance à l’effort de tous : ces réactions multipliées presque à l’infini sont soumises à des lois incalculables ; en croyant toujours que nous dompterons le hasard, nous nous livrons à des hasards plus dangereux ; les talens – 31. plus fortuné d’entre – 32. il eût voulu la passer –33-7. suprême où les illusions se dissipent, nous déplorons la vanité de tant de sollicitudes ; mais une autre génération poursuit – 38-41. délire. Tous se hâtent, se poursuivent– 43-4. s’absorbent mutuellement. Un instant finit pour
- jamais cette existence tumultueuse ; et dans – 45. temps, il – 46. trace même – 46-7. vague émue, ni des vains succès de – 50. sort presque semblable ; qu’ils – 53. ces tranquilles – 56. mises – 59. l’opposition – 61. l’homme veut les plaisirs ; il espère : vieux, – 65. voudroit tout posséder – 68-70. que de la sécurité. Ces deux impulsions se trouvent
- dans une sorte d’équilibre au milieu de la vie, c’est – 70-6. choses. La jeunesse, parmi nous, ne peut que se préparer pour ce qu’elle entreprendra : la vieillesse ne peut que poursuivre ce qu’elle a commencé.
- ↑
- C, XVIIe Rév., p. 107-110 = l. 177-248. – 177-9. L’âme se modifie
- – 179-80. s’exerce : c’est ainsi que le – 182-4. occupations dont l’intérêt trop limité nous attache aux soins des – 184-6. et énervent la pensée. L’attention habituelle à ces objets futils, semble interdire toute conception grande. Lorsqu’un – 187-8. bien, pour ce qui est utile, lorsque ce goût – 188. justesse, peut-être même à l’étendue – 189-91. des circonstances particulières, mais qui par sa nature eût pu s’élever davantage, il
- en résulte l’esprit – 193. Des esprits généreux peuvent – 197. qu’en y trouvant des rapports – 200. les esprits étroits. Ceux-ci – 203. par analogie – 204. Cependant une longue absence des – 205. et une longue habitude – 206-7. enfin dans ce cercle vulgaire ; lorsque – 211. entre les vues des – 213-4. sont variées – dépendance est grande ; il – 215-6. et nul ne peut en éviter l’influence – 216-7. bon que les événemens nous entraînent : cette nécessité – 217-8. primitive ; l’ame – 219-21. la suit
- par choix. *Il ne – 222. la société, fût-elle simple, – 223-4. aux variations individuelles de la volonté présente. Il ne – 225-7. cesse. Si même la réunion de tous pour – 227-31. générale, étoit toujours possible, cette volonté seroit encore mauvaise ; elle le seroit par sa mobilité ; elle le seroit surtout parce qu’elle seroit contraire à elle-même ; l’objet de la volonté est d’agir, et cependant la vie se passeroit à résoudre. Voilà la raison première des lois. Toute action demande une continuité, tout – 231. le conduise au but – 232-4. l’on ferait constamment ensuite. Pour que – 235-6. que la sécurité s’accorde – et que l’indépendance de chacun soit conservée dans la soumission – 237. est nécessaire que la réflexion des – 238. et la sagesse – 239-240. véritable, préparent – 240. des volontés, – 241-2. ce résultat une fois fixé, soit ensuite maintenu
- invariablement. Il est nécessaire – 243-4. de délibérer sagement et de résoudre librement – pour l’établissement – 246. droit, nul – 246-7. enfreindre ou de – 247. tous se conforment heureusement – préparé.
- ↑
- C, XLe Rév., p. 236 = l. 148-160. – 148-54. Là subsistent des
- habitudes nomades, là entre Rome, Paris et Vienne, les hommes sont ce que les hommes pouvoient être avant les temps nouveaux. *Pasteurs –157-9. Hommes de Glaris et d’Underwalden vous êtes restés, comme – 160. vérités perdues dans nos sciences.
- ↑
- C, XLe Rêv., 236 sq. = l. 216-241. – 216-7. hâtez-vous : vivez ; il
- en – 219. plus. Tout – 220. façonné, tout – 221. humaine ; le Patagon – 221-2. arts de l’Italien, le – 222. du Chinois ; les – 224. Méchassebé – 226. Le feu sans cesse reproduit par – 226-7. en dénaturant les – 227. subdivisant, en atténuant – 230-2. terre. D’autres causes directement naturelles, paroissent préparer plus – 232. où l’harmonie – 233-5. éteindre la végétation, la fermentation, tous les moyens de vie. Desséchée – 235-7. refroidie et devenue toute minérale, la Terre restera un globe mort – 237-40. siècles nombreux achèvent d’ossifier tous les liens qui en maintenoient les parties, jusqu’à ce qu’ils en déterminent la dissolution, et qu’ils en dissipent la poussière – 240-1. pour servir à la – 241. nouveaux sur lesquels l’ordre universel établira des misères nouvelles.
- ↑ Supposer une vie sans desseins, un être actif sans volonté, ou qui ne se propose point de but aux actes de cette volonté, c’est admettre des sensations sans résultat, une série de causes productives par leur nature, et pourtant stériles par le fait. Il 5 est donc contradictoire qu’un homme qui possède ses facultés naturelles agisse absolument sans choix, et vive sans aucun projet, quelque peu passionné, quelque désabusé qu’il soit, quelque persuadé qu’il puisse être que le cours de toutes choses est déterminé par une invariable nécessité.
- ↑
- C’est encore un préjugé, que le mépris trop partial des préjugés mêmes.
- ↑
- Puisque des circonstances difficiles ont laissé imparfait et
- rendu inutile un ouvrage plus ordonné et plus entier, je me
- borne à un travail plus facile à l’indépendance de la pensée.
- ↑
- Dans les plaines où les collines ne sont que des taupinières,
- et où la petitesse des objets donne à toute une contrée la monotonie
- d’une surface nivelée et comme dépouillée, l’homme voit
- une grandeur, une élévation qui n’existent pas. On croit ce roc à
- une lieue, il n’est qu’à mille pas ; l’on pense qu’il faudra un quart
- d’heure pour monter une butte qui n’a que cent pieds. Cette illusion
- trompe sans cesse le montagnard habitué à estimer différemment
- les grandeurs et les distances. Un hollandois transporté dans
- les Alpes, croira traverser, en une demi-heure, un lac de trois
- lieues, et parvenir en deux heures de marche, au pied d’un mont
- qui s’élève à douze lieues à l’horizon. Ainsi, les deux extrêmes se
- rapprochent à la portée de notre vue. Il sembleroit que la nature
- ait également craint de nous blesser par la petitesse de ses
- formes, et de nous désespérer par leur immensité. Le très-grand
- et le très-petit sont inaccessibles à l’œil de l’homme ; et dans la
- sphère étroite qu’il peut embrasser, les points extrêmes sont
- encore rapprochés.
- ↑
- Toute science n’est que l’estimation des différences entre
- diverses sensations ou divers objets sentis… Il n’y a donc
- point de science de l’essence de l’être ; il n’y en a donc point de
- la nature considérée comme le résultat unique, comme l’ensemble
- de toutes choses…
- ↑
- Le beau, le juste essentiel sont évidemment fantastiques et
- impossibles. Le mal ne peut exister dans la nature. Pour l’individu,
- qu’est-ce que le mal ? ce qui tend à le détruire : alors cela
- même seroit un bien pour les individus formés de sa destruction.
- Quel sera le mal dans la nature impérissable, impassible ? Pourquoi
- ce mal existeroit-il ? comment y subsisteroit-il ? Tout ce qui
- est mal, est bien aussi tout ce qui est bien, est mal sous un autre
- rapport ; mais comment le résultat universel, l’ensemble des
- choses, peut-il être bon ou mauvais ? quelle convenance peut
- être supposée entre tout et rien ? quel rapport entre l’univers et le
- néant ? Lorsque l’on dit que l’univers est bon, ou qu’il est en
- même tems bon et mauvais, l’on dit une absurdité ; mais lorsqu’on
- prétend qu’il est mauvais, il semble que c’en soit une plus
- grande encore, car l’on sent d’abord que cette assertion en renferme
- plusieurs également erronées.
- ↑
- Tout assemblage de particules se dissoudroit s’il n’étoit lié,
- organisé. Tout être organisé est nécessairement actif et passif.
- ↑
- Nulle autre différence entre eux que le plus ou moins de
- mémoire ou continuité de perceptions : et cette différence n’est
- point caractéristique, puisque cette faculté augmente par degrés
- insensibles, depuis le plus foible grain de sable jusqu’au plus
- ingénieux des hommes ; puisqu’elle est plus marquée de ce grain
- à l’éléphant que de l’éléphant à l’homme ; puisqu’elle est moins
- grande entre cet éléphant et l’homme borné, qu’entre cet homme
- et Leibnitz.
- ↑
- C’est ainsi que l’ignorant est égoïste passionné, etc., etc.
- S’il aime d’autres que lui, il les aime comme liés à lui ; il aime
- son frère, sa femme… L’homme dont les conceptions sont
- universelles, est cosmopolite, indifférent aux événemens. L’étendue
- des connoissances mène à l’impartialité de jugement, au
- silence des passions, à une sorte d’indifférence pour ce que les
- hommes vulgaires craignent ou desirent si immodérément.
- ↑
- Dans tout ce qu’il considère, l’homme se met toujours au
- centre et juge ainsi toujours mal. Tout ce qui est de sa ville ou
- de son siècle est plus grand, plus singulier, plus beau, plus odieux
- que ce qui appartient à d’autres tems ou à d’autres lieux. C’est
- toujours l’arbre de trente pieds qui, près de sa maison, lui cache
- la montagne élevée de deux mille toises à l’horizon. Il est bon
- de sentir ainsi quand on veut n’être que soi ; mais dès que l’on
- prétend étudier les choses sous d’autres rapports, il faut dépouiller
- son être, et juger comme si l’on n’étoit d’aucun lieu, d’aucun
- âge, d’aucune espèce.
- ↑
- C’est le propre d’une extrême ignorance de n’être étonné
- de rien : d’une ignorance qui commence à se connoître d’être
- étonné de tout ; d’une fausse science de ne l’être plus ; d’une
- science plus vraie de l’être souvent, et d’une haute sagesse de ne
- plus pouvoir l’être. Ainsi se modifient les jugemens de l’homme,
- depuis l’instinct inepte d’animalité jusqu’à la raison du sage.
- L’homme stupide n’est étonné de rien, non parce qu’il ignore la
- raison des choses, mais parce qu’il ne soupçonne pas qu’il en soit
- une à connoître, et le vrai sage ne sauroit l’être, non pas qu’il
- connoisse toutes les parties de la nature, mais parce qu’il sait pressentir
- son ensemble et douter dans ses détails.
- ↑
- Je ne dis pas pour connoître leur essence. Elle ne peut être
- connue de nulle intelligence.
- Pourquoi prétendre parvenir à définir la matière, etc. N’est-il
- pas évident que nous ne saurions avoir d’autres connoissances
- que celles produites par les différences entre les sensations reçues
- des divers objets. La connoissance de l’être n’existe point ; ou si
- elle existe, il nous est impossible de concevoir même sa possibilité.
- Toute intelligence n’est que la science des rapports, l’estimation
- des différences entre les sensations comparées. Si l’universalité
- des êtres a la conscience, le sentiment d’elle-même, son intelligence
- ne peut être d’une autre nature que celle de l’individu
- animé. C’est peut-être en ce sens que l’on a dit que l’homme
- étoit fait à l’image de l’ame universelle.
- ↑
- Notre volonté ne peut être une cause indépendante ; notre
- action ne peut être une impulsion libre dont le principe soit en
- nous ; mais notre volonté, effet nécessaire de causes précédentes,
- devient cause nécessaire des accidens qui naîtront d’elle, et le
- mouvement que nous imprimons aux êtres extérieurs nous paroît
- libre, parce que, plusieurs corps étrangers étant de nature à le
- recevoir de nous, nous ignorons la loi non sentie qui nous a forcé
- à vouloir toucher celui-ci et non celui-là. La volonté de faire tel
- mouvement, n’est que le sentiment de la réaction qui part de
- nous comme la réflexion d’un corps part du corps placé à l’angle
- d’incidence.
- Puisque nous ne pouvons être impassibles, nous ne pouvons
- être inactifs il faut que le mouvement reçu soit rendu : contraints
- à sentir, nous le sommes à vouloir. Nous croirons toujours
- choisir, vouloir, agir librement, parce que nous ignorerons toujours
- les lois déterminantes dont nos organes n’ont pas le sentiment.
- Moyens occasionnels de réaction, nous ne sommes causes
- que parce que nous sommes effets, nous ne sommes actifs que de
- l’action reçue passivement. Dépendans au-dedans nous n’avons
- d’empire qu’au-dehors, nous transmettons les lois auxquelles nous
- sommes soumis. Nous pensons qu’elles émanent de nous, parce
- que nous ne les connoissons qu’alors, parce que nous ne sentons
- que quelques accidens de cette perpétuelle oscillation active et
- passive, comme dans celle de nos fluides nous n’avons qu’en
- certains instans le sentiment de leur circulation.
- Dans l’habitude d’une fortune contraire, l’on est naturellement
- timide et pusillanime ; on est confiant, assuré, téméraire dans un
- cours de succès. Cette audace et cette défiance ne sont pas seulement
- le résultat de nos épreuves ; elles semblent encore
- certains instans le sentiment de leur circulation.
- pressentir nos destinées, les annoncer et s’accommoder à elles par
- une sorte de concours mutuel. Seroit-il vrai de dire que ce n’est
- point le bonheur qui produit l’audace, ni l’audace qui ouvre les
- voies de la prospérité ; mais que cette confiance est naturelle à
- celui qui est heureux ? en sorte que celui-là seroit formé pusillanime,
- à qui seroit destinée une suite de contradictions, d’infortunes
- et de revers, et cet autre confiant et entreprenant à qui tout
- devroit succéder ; comme si nous avions quelque sentiment du
- sort qui nous attend, et une sorte de prescience physique qui nous
- déterminât à la crainte ou à l’assurance convenablement à ce que
- nous devrions éprouver.
- La confiance, dit-on, prépare les succès, l’audace les assure,
- une volonté forte maîtrise les événemens ; c’est-à-dire, les apparences
- sont telles, l’homme est formé pour voir ainsi. La volonté
- forte est destinée à avoir pour objet les événemens qui arriveront,
- nous devrions éprouver.
- et l’on sent par ce qui vient d’être dit, combien facilement cette
- volonté, qui n’est qu’un produit des lois mécaniques du mouvement,
- se doit rencontrer souvent d’accord avec les autres produits
- de ces mêmes lois. S’il en est autrement, que l’on explique
- comment cette volonté, quelquefois si féconde en grandes choses,
- est ailleurs arrêtée par le plus petit événement ; comment le
- héros qui paroît à Nerva contraindre les destinées, voit tous ses
- desseins audacieux anéantis par la balle perdue de Frédéricshall.
- Nul effet n’est le produit libre d’une cause particulière, mais de
- la marche universelle, et toute prétendue cause libre n’est elle-
- même que le résultat nécessaire de causes qui lui sont antérieures
- de dix mille siècles.
- ↑
- Le meurtre d’un lièvre est un mal pour le lièvre qu’il
- détruit, et un bien pour les aiglons auxquels le porte l’aigle
- ravisseur. Toute chose est à la fois bien et mal dans ses divers
- rapports.
- ↑
- …… Espérons que cette même nécessité, qui força
- l’homme durant tant de siècles à s’affliger et à se détruire, lui
- fera enfin trouver et suivre les moyens naturels d’occuper ses
- jours rapides par une suite de sensations heureuses… et
- oublions quelquefois cette irrésistible nécessité ; car, pour l’homme
- détrompé des illusions contraires, la vie est absolument vaine, et
- le charme une fois dissipé, tout principe d’activité est éteint.
- Heureusement la vie de l’homme dépend surtout du jeu actuel
- de ses organes, et peu du résultat indirect de leurs impressions
- éloignées, la raison. Celui qui a le malheur de voir trop en grand,
- a le bonheur d’agir d’ordinaire comme celui dont la vue est la
- plus circonscrite.
- ↑
- Sans doute nul autre composé ne lui est exactement semblable
- dans l’universalité de ses principes et de ses rapports ; ceci
- sera plus développé ailleurs.
- ↑
- Vraisemblablement le caillou n’a d’autre moyen de conservation
- que la force qui lie ses parties, et son besoin est de rester
- en repos pour perdre peu par le frottement, et même acquérir les
- êtres agités qui s’arrêtent à lui.
- ↑
- Alors il y a une différence sensible entre le bien-être et le
- mal-être, entre les sensations faciles ou qui conviennent à la conservation
- du corps organisé, et les sensations difficiles ou qui le
- conduiroient à sa destruction.
- ↑
- Ainsi l’on ne raisonne plus quand on est passionné ; ainsi
- dans le vin l’on ne voit que le moment actuel ; … ainsi dans
- l’affoiblissement de la maladie, la superstition obtient, par la terreur,
- un facile triomphe sur beaucoup de ceux qui lui étoient
- inaccessibles lorsqu’ils pouvoient comparer et juger.
- ↑
- Quelques-uns n’ont donné à l’animal, d’autres besoins que
- ceux de la nourriture, de la reproduction et du repos. Le plus
- souvent, en effet, l’animal ne se met en mouvement que lorsqu’il
- éprouve les besoins de nourriture ou de reproduction ; mais si
- ces besoins sont habituellement unis à celui du mouvement, c’est
- que les fréquens efforts qu’ils exigent, suffisent à ce dernier.
- Donnez des alimens et une femelle à l’animal que vous supposez
- n’avoir plus alors à chercher que le repos, vous le verrez quitter
- pour agir cette demeure où vous pensez avoir réuni tous ses
- besoins. On pourroit même dire que quand l’animal se livre au
- repos, il n’obéit ordinairement pas à un besoin effectif, mais que
- seulement il se trouve alors sans besoins présens. Il cesse d’agir
- quand il n’éprouve plus le besoin direct ou indirect du mouvement,
- comme il cesse de manger quand il a pris assez d’alimens.
- Le besoin d’action me paroît autant, et peut-être plus souvent,
- positif que celui du repos. Ces deux modifications du besoin
- universel sont également nécessaires dans leur principe, mais plus
- ou moins directes accidentellement.
- ↑
- Lorsque jeune et encore peu développé, il semble, en se
- jouant, agir sans but, par ces mouvemens présentement inutiles
- il prépare ses organes aux mouvemens qui lui seront nécessaires.
- Lorsque, plus âgé, il se réveille pourtant encore de son repos avec
- une sorte d’inquiétude, et se met à errer sans autre besoin autour
- de sa retraite, il prévient le relâchement et l’engourdissement de
- ses organes ; il se meut pour ne pas perdre la faculté de se
- mouvoir.
- ↑
- Dans nos sociétés actuelles, cette délicatesse, ce tact subtil,
- est une sorte d’habitude d’un choix tacite et scrupuleux ; elle
- rejette tout ce qui est odieux ou repoussant, vil ou trivial, même
- ce qui est indifférent. Elle veut que tout soit riant, facile, spécieux ;
- elle multiplie le plaisir en évitant par-tout son contraire qui
- l’absorberoit, elle promet beaucoup pour le bonheur ; elle semble
- même avoir déjà fait quelque chose pour le donner en produisant
- cette estime de soi qui nourrit dans nous, et souvent dans les
- autres, l’opinion que nous sommes plus propres que le commun
- des hommes à donner et à recevoir le plaisir.
- Lorsqu’évitant l’excès qui la rendroit funeste ou ridicule, elle
- reçoit ses limites de la nature des choses sur lesquelles elle
- s’exerce, elle afifoiblit la passion qu’elle altère dans son creuset,
- mais elle la perpétue en écartant l’alliage, source de dégoûts, et
- des hommes à donner et à recevoir le plaisir.
- en retenant par des raisons, tirées d’elle-même, ceux que le desir
- n’attire déjà plus. Elle annoblit nos procédés, modère nos humeurs
- et prévient bien des maux en les déguisant dès leur principe sensible
- à elle seule.
- Quelle que vaine qu’elle soit, elle charme la vie sociale, et
- devient bonne pour qui, ayant perdu le bonheur d’être entraîné,
- a besoin d’art pour sentir.
- ↑
- Ainsi l’habitude est plus puissante sur les caractères foibles,
- doux, tendres, paresseux ; beaucoup moins sur les ames fortes
- actives, audacieuses.
- ↑
- Dans les pays simples l’on a très-peu d’usages, très-peu de
- besoins et de desirs. Comme on y use de moins de choses, chacune
- y revient plus souvent et plus constamment. Le sort de tous
- les hommes y est à peu près semblable ; ainsi l’on ne voit, l’on
- n’imagine et dès-lors l’on ne cherche guères que ce dont on a toujours
- usé. Les affections, moins partagées à tous égards, sont
- beaucoup plus fortes ; et le goût des choses présentes et faciles
- s’accroît surtout par le silence de l’imagination pour les choses
- nouvelles ou difficiles.
- ↑
- Intention que l’on a plaisamment prêté à la nature, mais
- qui ne peut être qu’un art de la foiblesse, et ne peut appartenir
- qu’à l’être partiel.
- ↑
- Cette cause du pouvoir de l’exemple me paroît la principale,
- mais elle n’est pas la seule. Tout est composé, tout est mixte
- dans la nature ; il n’est pas en elle de moyens qui ne concourent
- qu’à un seul effet, ni de produits qui ne résultent que d’une seule
- force. Nous partageons les affections que l’on éprouve sous nos
- yeux par un effet de cette loi universelle d’accord et d’harmonie
- qui assimile tous les êtres, et les approche d’autant plus de
- l’unisson qu’ils sont plus homogènes……
- Que l’on suive le pouvoir de l’exemple dans toutes ses
- ramifications, l’on trouvera qu’elles peuvent s’expliquer toutes par ces
- principes.
- ↑
- Lorsque les circonstances ne permettent pas une marche
- lente et comme mesurée, ou une action uniforme des bras, pourquoi
- n’y suppléeroit-on pas par le mouvement facile et égal de la
- langue qui déplace et presse des parcelles de fruits séchés, ou
- d’autres préparations presqu’indifférentes au goût et lentes à
- dissoudre ? Ce mouvement, convenable par sa lenteur et sa facilité,
- a même sur les autres l’avantage de ne pas devenir fatiguant par
- sa durée, de n’être pas interrompu involontairement, et d’agir sur
- nos sens d’une manière qui, tenant à nos premiers besoins, satisfait
- mieux celui du mouvement. Il n’est point de considérations
- indifférentes dans les raisons des choses, et rien de petit dans ce
- qui interprète la nature. Celui-là est fait pour la sentir toute
- entière, qui éprouvera tout ce que peut produire ce moyen si
- foible en apparence (et que beaucoup trouveront puérile) : celui-là
- est né pour la connoître, qui en entendra bien les causes.
- ↑
- À l’équinoxe de Germinal, le zéphyr, ou vent d’Afrique,
- pénètre dans le Nord, y fond les glaces, chasse les frimats et hâte
- la végétation.
- Cette acception est l’une des plus connues de celles que les
- anciens donnoient à ce mot.
- ↑
- Hommes à envier qui ont une patrie ; hommes estimables
- qui savent la regretter ; hommes heureux qui peuvent dire : quand
- l’ennui des villes, les misères des sociétés opulentes, et l’inconséquence
- du métier où je fus entraîné auront fatigué la moitié de
- ma vie ; je puis du moins là, derrière ces monts, dans leurs
- vallées profondes, retrouver les impressions de mes premiers ans,
- ma demeure antique, ma simplicité primitive, et une nature si
- simple et si sublime qu’elle accable de son imposante grandeur
- l’homme étranger à ces touches mâles, à ces formes sévères qu’il
- trouve horribles et gigantesques.
- ↑
- Cette sensibilité universelle est inconnue à l’homme sentimental
- qui, dans la foiblesse de ses facultés et la sphère étroite de
- ses conceptions, reste insensible à presque toutes les impressions
- d’une nature qui lui est comme inaccessible ; mais reçoit des seuls
- objets qui puissent agir sur lui des émotions immodérées,
- auxquelles il ne sauroit résister parce qu’il n’en a point d’autres à leur
- opposer.
- ↑
- Que ne connoissent jamais ceux qui ont abusé des jouissances
- de l’art, et bien rarement même ceux qui en ont usé
- quoique modérément.
- ↑
- L’altération perpétuelle, qui fait de notre vie une succession
- continue de pertes et de réparations, n’est pas une interruption de
- cette harmonie ; elle en est au contraire une partie indispensable.
- La santé, la vie elle-même n’est autre chose que ce cercle de
- mutations régulières ; et la vie morale n’en est que le sentiment.
- L’épuisement ou la surabondance fait nos besoins et nos desirs ;
- les jouissances sont les réparations ou les sécrétions ; l’équilibre
- absolu est un état de nullité sans souffrance comme sans plaisirs.
- Quand les forces des pertes ou des réparations entraînent trop
- loin, c’est la douleur et les maladies ; quand leur impulsion est
- extrême et ne peut plus être contrebalancée par les forces
- contraires, la mort, la dissolution.
- ↑
- Que les plaisirs sont vains et les passions puériles aux yeux
- de l’homme ainsi content de posséder son être. Combien s’égarent
- ceux qui poursuivent au-dehors un bonheur toujours fugitif, et
- perdent pour son ombre instantanée, cette inestimable conscience
- de soi-même qui allège ou annulle les maux, qui seule réalise les
- biens ; et sans qui les maux sont intolérables, et les biens
- illusoires.
- ↑
- De plus il y a dans l’inaction une sorte de nullité dont le
- sentiment est pénible ; l’emploi du tems nous le rend agréable,
- en produisant de sa durée un résultat moins passager qu’elle, et
- que nous croyons utile sans ce produit qui la perpétue en quelque
- sorte, cette durée ne seroit qu’un obstacle qui différeroit ce que
- nous desirons, et dont notre impatience s’irriteroit car nous
- attendons toujours quelque chose, nous voulons que les heures
- se hâtent ; si l’intervalle est rempli, nous n’y songeons pas ; s’il
- est vide, sa durée nous fatigue et nous accable. Nous mettons
- toujours à ce qui nous occupe une sorte d’importance ; ne fût-ce
- qu’un délassement, nous y trouvons du moins cette utilité :
- en-sorte que de cela seul que nous sommes dans l’activité, nous
- reconnoissons à nos jours une valeur qui nous mène à la
- conscience de la nôtre propre. Content de soi, on l’est facilement des
- choses ; mécontent de soi, on l’est bientôt de l’univers.
- L’homme qui pense a besoin de s’estimer soi-même ; cette
- estime est en lui la source de tout bien. Toutes ses vertus, toute
- sa félicité naissent de son énergie.
- choses ; mécontent de soi, on l’est bientôt de l’univers.
- ↑
- Car il ne s’agit point ici de la situation la plus convenable
- qui, relative à tous les instans de la vie, donneroit la véritable
- félicité ; mais de ce que l’on nomme habituellement plaisir, de
- ces jouissances vives, et dès-lors rapides et rares, que l’on substitue
- à la félicité, qui ne la peuvent remplacer, et qui même, si on
- les préfère inconsidérément, la détruisent pour jamais. Il y a pour
- toutes choses une mesure qui ne peut être passée. Si vous pressez
- sur un point les jouissances disposées pour l’étendue de la vie,
- vous livrez ses autres parties au vide ou à la douleur ; et des
- voluptés immodérées seront compensées par les regrets, l’ennui,
- la satiété.
- ↑
- Quelques-uns pressentiront les conséquences directes,
- quoiqu’éloignées, de la nature des sensations humaines ; mais avant
- d’en déduire les véritables lois de l’ordre social, que de choses
- me restent à dire encore pour espérer d’être entendu.
- ↑
- Si l’on juge ceci impartialement, l’on n’y trouvera pas de
- paradoxe. Nos arts ont créé, il est vrai, plusieurs moyens nouveaux
- de produire nos premiers plaisirs ; mais que l’on suppute
- combien d’hommes, ou pauvres, ou bornés, ou blasés, n’ont pas
- ou n’ont plus ces jouissances. Que l’on songe combien un sauvage
- fatigué repose plus délicieusement même sur la terre brûlée ou
- une branche d’arbre au-dessus des marais fangeux, que le riche
- ennuyé sur les carreaux d’Orient ou le duvet d’Europe. Combien
- un fruit grossier vaut plus pour ce sauvage, que la table d’Apicius
- pour l’oisif Sybarite. Que l’on n’estime point les choses par elles-
- mêmes, mais par les sensations que l’on en reçoit. Que l’on
- combine et la fréquence et la force de ces sensations, la grandeur des
- besoins, la vigueur des organes ; chez l’un l’inquiétude de cent
- passions diverses, qui trouble ses plaisirs et dénature tout ce qu’il
- possède ; l’insouciance de l’autre qui le laisse jouir pleinement,
- et sans même qu’il redoute le terme de sa jouissance. Qu’en un
- mot, on juge les choses dans leur vérité, et non sur les apparences
- qui nous préviennent, je pense qu’alors il ne restera plus
- de doute. Dans la somme des maux, la différence est si frappante
- de ceux que la nature a fait à ceux que l’homme s’est donné,
- qu’il est absolument superflu de justifier ce qui en est dit ici.
- ↑
- Il ne reste à l’homme des sociétés d’autre ressource assurée
- contre ce terrible fléau, qu’une occupation continuelle, qui soit
- nécessaire, obligatoire. Quand ses besoins, ou une profession une
- fois adoptée, le lui imposent, ses vastes desirs s’épuisent sur un
- objet déterminé, sa pensée se porte au-dehors, il n’est pas fatigué
- du vague de sa volonté et de la durée des heures ; alors,
- seulement alors, il peut tolérer ou même aimer son existence.
- Si le travail ne nous est pas imposé par les circonstances, il
- importe que nous nous en fassions une loi à nous-mêmes, et que
- nous ne nous permettions jamais de l’enfreindre : autrement la
- première exemption en entraînera beaucoup d’autres. Sans même
- les prétextes de la paresse, il est bien des convenances accidentelles
- qui nous donneront de justes motifs de changer ou d’interrompre
- notre plan. Nous perdrons de vue l’utilité de son
- ensemble ; nous ne verrons que l’utilité du changement présent ;
- et sous prétexte de consacrer chaque moment à ce qu’il demande
- de nous, de ne dépendre que de la raison, et de nous procurer
- cette séduisante liberté de la vie, nous tomberons d’une manière
- rapide et inapperçue dans une sorte de désordre et d’abandon,
- dans l’irrésolution, l’oisiveté involontaire et le dégoût de toute
- occupation qui mène aussitôt (parmi nous) au dégoût de tout
- plaisir et à la satiété de la vie.
- Voyez cette classe supérieure, où l’on admire son sort en
- détestant son existence, où l’on envie malgré soi ses inférieurs
- que l’on méprise hautement, où quelquefois on les envie pour ne
- les secourir pas, et on les méprise pour les envier moins ; cette
- classe, but de tous les travaux, objet des complaisances de tous
- les gouvernemens, gloire de l’espèce humaine, œuvre par excellence
- de la nature, déïté que tous les arts nourrissent et qu’encensent
- tous les talens. Mais, comme ces dieux indiens élevés
- au-dessus des jouissances, dont les prières et les hommages
- n’obtiennent pas même un sourire, et qui ne sont dieux que par leur
- suprême inaction ces hommes supérieurs, tristes favoris du sort,
- malheureux par les sacrifices mêmes dont ils sont l’objet,
- malheureux de leurs propres privilèges, fatigués de leur funeste
- majesté, dédaignent leurs adulateurs ; trop grands pour agir,
- baillent au milieu de l’encens ; et trop excellens pour ne pas tout
- posséder indifféremment, ne se soucient plus ni d’aucune chose,
- ni d’eux-mêmes.
- ↑ Et cela seul suffiroit pour prouver l’abus de la perfectibilité.
- ↑
- Heureux qui préfère les simples besoins et la satisfaction
- paisible sous son toit modeste, aux plaisirs ostensibles, à l’ennui
- intérieur de la majesté des palais et du luxe des villes. Heureux
- celui dont les goûts sont naturels, le cœur simple, les vertus
- douces et l’ame aimante ; il a le caractère du vrai bonheur ; mais,
- sur cette terre soumise à l’inquiétude sociale, où pourra-t-il vivre
- selon son cœur, selon sa destination ? où trouvera-t-il un asile qui
- suffise à ses enfans et protège la paix de sa vie ? où trouvera-t-il
- une femme qui soutienne ses destins et nourrisse d’un sentiment
- constant ses heures inaltérables ? où fuira-t-il la satiété du bien
- qui épuise et le desir du mal qui séduit ? où reposera-t-il content
- de ce qui est, de ce qui fut, de ce qui sera, indifférent au-dehors,
- paisible au-dedans, coulant ses jours ignorés et abondans de tous
- biens comme devroient vivre tous les hommes, comme ils le
- pourroient s’ils le vouloient tous, comme il est donné à si peu
- d’entre eux et de le pouvoir et de le desirer ?
- ↑
- Imaginez un homme robuste comme les hommes devroient
- l’être, qui n’ait nuls besoins d’opinion, qui possède uniquement
- un toit, une source et des fruits sauvages, dont le cœur soit
- simple et le corps occupé ; cet homme ne sera pas misérable.
- Le plus indigent montagnard ne l’est pas dans des lieux où sa
- pauvreté ne sauroit le faire dépendre, parce que tous sont pauvres
- comme lui, ni, par la même raison, l’avilir à ses propres yeux,
- ou lui être pénible par aucune des causes qui dépendent de
- l’opinion.
- ↑
- L’homme le plus capable de sensations fortes et grandes,
- est le plus nul dans un ordre de choses qui ne lui en fournit pas.
- Quelquefois (et surtout dans notre fausse éducation) son enfance,
- si elle est vide d’occasions décisives, ne paroît annoncer que de
- la stupidité : et si sa vie se consume dans des circonstances
- comprimantes ou trop étrangères à ses besoins, il reste dans une
- sorte d’abandon, de mécontentement et d’indifférence universelle.
- Des hommes bien inférieurs, mais dont les foibles facultés sont
- facilement dans toute leur activité, et qui se sentent adroits et
- polis, lui trouvent étourdiment de la rudesse et de l’incapacité.
- L’homme de génie, dans son sommeil, devine leurs ridicules
- mépris, et ne daigne y répondre que par une pitié sans
- amertume.
- ↑
- Le sauvage, à qui les vins et les eaux-de-vie répugnent
- d’abord, s’y livre ensuite immodérément dès qu’il connoît leurs
- effets. Les inconvéniens du vin, les dangers de l’opium ne feront
- renoncer ni à l’un, ni à l’autre.
- ↑
- C’est à ces sources trompeuses d’un plaisir vain et destructeur,
- et plus particulièrement sans doute aux boissons théïformes,
- que nous devons ces affections nerveuses, ces maladies de
- langueur et de consomption, malheur d’une portion du globe. Les
- nerfs dépouillés du sorte de revêtement qui peut-être les nourrit,
- du moins les maintient et les protège, contractent une habitude
- d’irritabilité qui fait le malheur d’une vie languissante, foible,
- pusillanime, lassée de toutes choses et d’elle-même. Quel état
- plus pénible que l’agitation dans l’épuisement, et la sensibilité
- dans la langueur ; que d’être toujours mu sans pouvoir presque
- se mouvoir soi-même ; que d’être toujours dépendant, toujours
- impuissant, et d’avoir perdu, jeune encore, les moteurs de la
- vie.
- ↑
- Et tout ce qui produit des effets analogues, comme le café,
- l’opium, etc. L’ivresse (sans excès) ramène à la nature, en
- fortifiant la sensation présente, en effaçant celles de prévoyance et de
- réminiscence ; elle rend un moment heureux en faisant vivre dans
- le moment qui s’écoule.
- ↑
- Ce n’est pas à la foule des lecteurs, ce n’est pas non plus à
- celle des philosophes que j’en appelle ici.
- ↑
- Res severa est verum gaudium, a si bien dit Sénèque.
- ↑
- L’homme primitif étoit heureux par l’unité des sensations ; il
- vivoit et ne souffroit pas ou souffroit très-peu. Il n’étoit assujetti
- qu’aux maux inévitables à sa nature ; et ces instans de douleur
- rapide, jamais prévus et aussitôt oubliés, pouvoient à peine
- altérer sa vie.
- ↑
- Dans l’usage d’une grande fortune, l’on possède tout ce que
- l’on desire, excepté les desirs eux-mêmes : ainsi, environné d’une
- grande puissance extérieure, l’on est foible et misérable au-dedans ;
- et le superbe esclave des vanités humaines jouit au loin de toutes
- les apparences et de tous les moyens du bonheur, mais son principe
- même est éteint dans son cœur.
- ↑
- L’oeil inexpérimenté voit tous les objets sur un même plan ;
- ainsi deux choses égales, placées l’une très-près, l’autre à une
- grande distance, ne peuvent que lui paroître extrêmement
- dissemblables ; celle-ci n’occupe que la millième partie de l’espace visuel,
- tandis que l’autre le remplit presqu’en entier.
- ↑
- Elle prouve invinciblement la folie de ces fanatiques d’une
- fausse sagesse, qui, pour perfectionner leur être, s’efforcent
- d’annuller leur vie.
- ↑
- Quoiqu’improprement encore.
- ↑
- Cette séduction réservée en quelque sorte aux grandes ames,
- abusa la plupart des premiers génies de l’antiquité. Elle est
- généreuse et magnanime ; elle s’appuie sur de grands noms, et plus
- encore sur de grandes vertus ; mais nul prestige n’en doit imposer
- à qui cherche la seule vérité.
- ↑
- Et ce malheur individuel de corrompre en soi jusqu’aux
- moyens mêmes d’amélioration, produira cette calamité publique
- d’accuser, d’abandonner, de mépriser la recherche du vrai, le
- choix des principes, les vertus raisonnées, tout bien systématique,
- toutes voies de régénération.
- Ainsi jugeant les principes les plus purs par leur application
- fausse ou perfide ; les moyens les plus convenables à l’homme
- de bien par les résultats accidentels qu’en ont tiré ceux qui
- abusent de tout ; la raison la plus détrompée selon les
- toutes voies de régénération.
- conséquences déduites par des hommes prévenus ou insensés ; et ce
- qu’il y a de plus grand et de plus inviolable parmi les mortels,
- par l’usage insidieux et profane qu’en font les plus vils et les plus
- déhontés des méchans ; transportant cette plante superbe et féconde
- dans une terre épuisée, ou prodiguant ces alimens généreux à des
- estomacs dévorés de levains putrides et corrupteurs, l’on en vient
- à ce point de découragement et de démence de dire enfin : les
- hommes seront toujours ce qu’ils sont maintenant ; toute législation
- philosophique est impossible, puisqu’elle n’est pas effectuée ;
- l’on ne pourra nulle part ce qu’en vain l’on a tenté ici. L’indication
- de la nature et la perfection humaine consistent évidemment
- à avoir de mauvaises lois effectives, fondées sur de savantes
- abstractions, à déclamer contre cent crimes imaginaires, en honorant
- cent fléaux réels ; à livrer tout au hasard, à l’intrigue et à
- l’insatiabilité individuelle, sous les noms fastueux d’ordre, de but
- politique, de bien public ; à poser dans la région de l’idéal le
- niveau de l’égalité au-dessus de la pompe des voluptueux et de
- l’abandon des mendians, en pressant le char audacieux de l’égoïste
- et du scélérat triomphateur, sur les débris dédaignés du patriote
- sacrifié et des génies opprimés.
- ↑
- Si tout est nécessaire, que sont les efforts, les préceptes et
- toute la moralité de la philosophie même ? Ce que nous
- attribuons à notre sagesse, n’est que l’effet inévitable de causes
- indépendantes et même inconnues de nous. Le sage conduit par la
- philosophie au calme et à l’emploi de la vie, supérieur par elle
- aux plus puissans et aux plus vénérés des mortels, ne peut se
- complaire lui-même dans cette philosophie si rare et si profonde,
- et ne peut la préférer sérieusement au plus simple instinct
- animal.
- ↑ Émile, liv. V
- ↑
- Nous sommes modifiés par les sensations que nous recevons
- maintenant des objets extérieurs, et par les traces conservées des
- sensations reçues…… Quand nous n’éprouvons que ce qui est,
- il n’y a pas d’opposition entre nous et les choses, entre nous-
- mêmes sous un rapport, et nous-mêmes sous un autre rapport ;
- alors nous ne sommes pas malheureux de cette sorte de discordance
- fléau de l’homme social. Lorsque les organes de la pensée
- ont contracté l’habitude d’une perpétuelle activité, ils la
- conservent même dans le repos des autres organes. L’ennui est le
- sentiment de cette opposition entre cette agitation et ce repos
- partiels. L’inaction ne produit pas l’ennui lorsque la tête se repose
- avec les bras ; mais la nôtre, toujours agitée, nous fait éprouver,
- dans le repos de ce qui nous environne, un vide sinistre ou une
- résistance pénible, dès que nous cessons un mouvement corporel
- assez considérable pour forcer les organes de la pensée à se
- modifier selon les autres organes dans une harmonie qui fait le
- bonheur.
- ↑
- Chose d’un ordre absolument secondaire, et auquel les politiques
- n’abaisseront point leurs grandes vues.
- ↑
- Mais qui originairement ont seules produit les vices réels.
- ↑
- Assertion très-hasardée il paroît évident (surtout dans les
- espèces vivipares) que le petit doit participer aux altérations survenues
- à la nature de la mère. Si donc on pouvoit dire de l’homme
- qu’il naît méchant, cela ne prouveroit point que la nature l’ait
- fait tel.
- ↑
- C’est par ces sortes de raisons qu’il y a moins de connoissance
- du cœur humain dans nos livres d’histoire et de morale
- que dans nos drames, et surtout bien moins dans nos institutions
- que dans quelques-uns de nos romans, en petit nombre à la
- vérité.
- ↑
- Quelques auteurs, à qui il faut du moins savoir gré de
- n’avoir pas les préjugés de l’habitude, en ont conclu sérieusement
- que le langage mesuré étoit apparemment plus naturel à l’homme,
- comme si jamais aucun peuple avoit habituellement parlé en
- vers.
- ↑
- L’homme tellement libre qu’il semble à peine assujetti à
- ses premiers besoins, a dû paroître un phénomène inexplicable,
- parce qu’il se trouve actuellement le seul être ainsi organisé sur
- le globe qu’il habite. Si ceux qui, d’après cette donnée insuffisante,
- en ont fait le maître du monde, avoient pu voir seulement quelques
- autres planètes, ou même mille siècles de notre terre, ils eussent
- renoncé sans doute à ce préjugé qui leur fait voir dans l’homme
- un être à part et supérieur à toutes les productions de la nature
- animée.
- ↑
- Ce seroit quelquefois donner une idée fausse que
- d’employer des expressions rigoureusement vraies ; car on n’exprime
- pas sa pensée pour soi-même, ni pour ceux qui en ont une ::précisément semblable : que serviroit de leur proposer ce qu’ils
- ont ?
- ↑
- Al Coran le livre des préceptes ou El forcan, qui distingue
- le bien et le mal.
- ↑
- Ευ άγγέλλω. J’annonce bien.
- ↑
- On prétend que ce scythe n’a parcouru le Nord en conquérant,
- que pour le soulever contre les Romains, à qui il avoit juré
- une haine irrévocable. Voyez l’Introduction à l’Histoire de Danemarck,
- par Mallet.
- ↑
- L’amour en général, l’affection, les passions appétentes.
- ↑
- Ce que l’on croit nécessaire pour l’homme civilisé tel qu’il
- est, seroit du moins très-superflu pour l’homme civilisé tel qu’il
- pourroit être.
- ↑
- Un père de l’église a dit : Je le crois parce qu’il est absurde,
- je le crois parce qu’il est impossible.
- ↑
- Je veux dire libre d’aspirer à trop de choses seulement
- possibles, libre de choisir entre des modifications trop diverses
- de sa détermination primitive.
- ↑
- Une civilisation plus longue éteint les préjugés, mais après
- avoir stérilisé les cœurs. Le fruit trop mûr tombe et disparoît ;
- mais c’est quand la sève est épuisée, quand la végétation est
- refroidie. L’arbre qui portoit des fruits dangereux n’en produira
- pas de meilleurs quand ceux-ci auront passé, seulement il n’en
- donnera plus.
- ↑
- J’ignore de quelle corruption, de quel danger l’on parle, et
- je conçois peu que le vrai plaisir puisse jamais corrompre. Je
- vois, parmi les peuples sans plaisir, beaucoup d’hommes
- méprisables et de vils scélérats ; j’y vois un nombre plus grand de
- malheureux, et fort peu de vertus et de mœurs utiles ; mais à la
- vérité beaucoup d’esclaves très-dociles, et qui m’assurent que c’est
- cela que l’on cherche sans l’oser dire. Je compte aussi pour
- quelque chose de n’y point trouver de bonheur ; mais je n’aurai
- point en cela l’injustice d’accuser notre politique : comment eût-
- elle atteint ce qu’elle n’a pas cherché ?
- ↑
- Notre siècle a du moins gagné à cet égard. C’est beaucoup
- de s’être vivement rapproché de ce que l’on ne pouvoit atteindre,
- et d’en avoir reconnu le besoin. La véritable liberté sociale est
- impossible aux grandes sociétés, et incompatible avec leurs
- mœurs. L’anéantissement d’un ordre de choses essentiellement
- mauvais, sera toujours une grande facilité pour l’amélioration
- générale, si l’on parvient à saper encore un préjugé le plus grand
- de tous et le plus funeste.
- ↑
- Les véritables vertus sont celles qui accordent notre bonheur
- avec celui des autres. Être bon c’est être utile, être méchant c’est
- être nuisible. Mais par quelle inconséquence veut-on que, pour
- chercher le bien des autres, nous fassions notre propre mal ? quel
- homme aura de telles vertus si jamais il raisonne ses devoirs et
- ses besoins ? et quel ordre moral que celui où l’on ne sauroit être
- qu’un méchant, ou une dupe, ou un fou ?
- ↑
- Dans ce rapport général les différences individuelles sont
- même beaucoup moins grandes que l’on ne pense. Parmi nous
- cette différence est due presqu’entière à la prodigieuse diversité
- d’opinions et de circonstances.
- ↑
- Le sage s’y attache volontairement ; il est conduit, mais non
- pas enchaîné par elle.
- ↑
- En se gardant bien de cette affectation sentimentale, que
- l’on appelle du sentiment, parce qu’en effet on la met par-tout à
- sa place, mais que l’on nommeroit mieux Sentimanie.
- L’habitude des sensations vives, inconstantes et efféminées
- devoit introduire, surtout parmi nous, ce misérable jargon,
- supplément des sensations mâles et profondes, qui n’appartiennent
- qu’à l’homme d’une vaste sensibilité. La vaine apparence d’un
- bien est souvent plus pénible que son absence même. L’on
- découvre avec dégoût un singe caché sous le masque humain ; et
- l’homme sensible doit préférer à l’homme sentimental l’homme
- indifférent et farouche.
- ↑
- Au reste ce que j’entends ici par habitude, n’est pas ce que
- J. J. rejette avec tant de raison. Emile. Liv. II. Note 31.
- ↑
- Dans une cit& imparfaite.
- ↑
- Sans ces motifs naturels, sans ce besoin de préférer sa patrie,
- le patriotisme n’est qu’un vain mot qui sert à pallier les vues
- particulières, ou un effort de vertu raisonnée que l’on ne peut
- attendre que de très-peu d’hommes. S’il importe que le patriotisme
- soit commun à tous les citoyens, il ne faut pas l’imposer
- comme un devoir, il faut en inspirer le sentiment irrésistible.
- ↑
- On peut préférer soi et les siens aux autres hommes sans
- haïr ceux-ci, ou même sans ne les aimer pas. Si l’amour de la
- patrie mène à l’aversion pour les autres peuples, c’est que les
- nations sont toujours opposées d’intérêts ; c’est que notre patrie,
- insensée et corrompue, a le desir et croit avoir le besoin de leur
- ruine ; c’est encore qu’en prétendant aimer notre patrie, nous ne
- voulons point le bonheur de nos concitoyens, mais nos avantages
- personnels que nous avons à la fois l’adresse et la simplicité
- d’attendre de la puissance, de la gloire, ou de l’agrandissement
- de notre patrie.
- ↑
- Zeréthoschtrô, (vrai nom zend, suivant Anquetil, que
- d’Herbelot et Boulanger écrivent Zerdascht, et que nous nommons
- Zoroastre d’après les Grecs,) paroît n’avoir pas assez essentiellement
- changé la loi de Djemschid, pour que l’on ne puisse regarder
- le Magisme comme la continuation du Sabianisme, D’ailleurs
- il reste à cette première loi des sectateurs plus directs que les
- Parsis, on les nomme encore Zabiens vers le golfe Persique. Voy.
- Bibliot. orient. d’Herbelot, Antiquité dévoilée, Hist. Vet. Pers.
- Hyde, le Zend-Avesta d’Anquetil, etc.
- ↑
- Le plus bel esprit de l’Europe, mais le plus français des
- philosophes, a vanté le luxe et les arts. Ce n’est pas en cela seul
- qu’il a flatté son siècle, et dit aux hommes bien moins ce qu’ils
- eussent eu besoin d’entendre que ce qui pouvoit donner à l’auteur
- une prompte renommée. Il me semble qu’il a, plus que tout
- autre peut-être, corrompu la philosophie, malgré ses grands
- succès pour avancer son règne.
- ↑
- J’oubliois de dire que quand le luxe nourrit un peuple, c’est
- aux dépends de plusieurs autres ; comme s’il fait jouir un homme,
- c’est par les efforts et les privations de beaucoup d’hommes.
- ↑
- S’il en étoit un qui parvînt à se défendre de cette inévitable
- compensation en la faisant souffrir à d’autres peuples, ce seroit
- un égal fléau social. De plus, les seuls moyens qui pourroient
- l’y soustraire, feroient de ce peuple le dernier des peuples. L’on
- peut pressentir en Hollande quelles mœurs en résulteroient et
- quel misérable avantage ce doit être que de vivre d’une telle
- industrie.
- ↑
- Une vertu est un effort difficile. Un peuple bien institué
- auroit des mœurs et non des vertus ; mais ce dernier mot est
- quelquefois employé dans un autre sens, parce que celui qu’il y
- faudroit substituer, manque à notre langue comme à nous-
- mêmes.
- ↑
- Quelques modernes ont voulu s’autoriser du sentiment de
- la sage antiquité comme d’un fait très-important à l’appui de leur
- système ; mais leurs efforts mêmes ont prouvé qu’il étoit au moins
- douteux : et des recherches plus judicieuses et faites sans une
- prévention aveugle ou insidieuse, ont convaincu que Platon même
- et les docteurs vantés des premiers âges du christianisme,
- n’entendoient par esprit qu’une matière subtile, et que l’incorporel,
- selon eux, n’étoit nullement immatériel. Voyez Bayle,
- d’Argens, etc.
- ↑
- C’est-à-dire, la disposition propre à réfléchir tel rayon de
- lumière. Cette disposition est-elle un être effectif ?
- ↑
- Et l’habitude d’une opinion contraire suffirait pour nous
- donner sur cet objet la répugnance du préjugé contre les raisons
- qui le veulent détromper ; mais cette persuasion a d’autres causes
- non moins naturelles.
- ↑
- La première antiquité reconnoissoit deux principes, l’un inactif,
- l’autre actif. Les Chinois ont encore la matière en repos et
- le mouvement qui la modifie. L’absence du feu fixe et durcit
- les corps ; sa présence les agite, les liquéfie, les volatilise. Son
- absence absolue produiroit apparemment un repos absolu, une
- mort totale, etc. Le dogme universel des deux principes, devenu
- moral et même théologique, n’est qu’une conséquence plus
- moderne, une des altérations diverses de ce premier système
- ontologique des deux élémens principes. On retrouve par-tout
- dans l’antique Orient des traces irrécusables de cette doctrine du
- peuple antérieur, qui paroît avoir instruit l’Orient lui-même dans
- les tems primitifs.
- ↑
- Cette matière, indifférente au mouvement ou au repos, se
- peut mouvoir cependant sans une action présente de la matière
- active, par la continuation du mouvement imprimé, par les
- incalculables suites ou réactions d’une action première, ou d’une
- multitude d’actions combinées actuellement ou successivement.
- ↑
- Je dis guères et rarement, car l’un et l’autre arrivent encore,
- comme il est facile de le reconnoître dans celui qui parle en
- dormant, et qui quelquefois répond à ce qu’on lui dit, si les sons
- dont on frappe son oreille se rencontrent avec les impressions
- de son idée qu’exprimoient ses paroles confuses et mal articulées.
- ↑
- Peut-être le feu élémentaire qui paroît être le principe de
- l’attraction, rapproche de son centre commun, et retient en
- corps toute la masse de matière indifférente qu’il peut entraîner
- dans chacune des sphères particulières de son mouvement.
- C’est ainsi qu’il forme et agrandit un corps ; mais quand il
- s’est épuisé pour le conserver, en se dissipant insensiblement
- par les secrétions que nécessite le renouvellement du corps par
- l’air extérieur, les alimens, etc., alors, devenu trop foible, il
- abandonne ce corps qu’il animoit aux forces supérieures des autres
- sphères du même feu élémentaire qui le détruisent, en séparant
- ses parties, pour les réunir chacunes aux corps particuliers
- qu’elles organisent.
- ↑
- Voyez sur ces hommes affectés de goîtres et d’idiotisme, les
- ouvrages dé Bourrit, de Saussure, etc., sur les Alpes.
- ↑
- Si je m’arrête à cette hypothèse, ce n’est pas dans le
- dessein d’ajouter un système à nos nombreux systèmes, de les
- modifier, ou de les concilier ; mais pour nous apprendre à douter ; pour
- prouver l’incertitude que nous ne pouvons éviter sur l’organisation
- primitive des choses ; pour nous rendre indifférens sur ce que
- nous ne pouvons connoître, et nous ramener de nos dogmes
- inutiles ou erronés, à la morale naturelle, qui seule nous importe,
- qui seule peut être certaine ; pour nous convaincre que l’homme,
- né pour sentir toujours et raisonner très-peu, est destiné à être
- heureux et non savant ; pour nous conduire à ce grand principe,
- que l’on pourroit instituer un peuple bon sans nos connoissances
- vaines.
- Les faiseurs de systèmes n’ont pas toujours donné à leurs
- hypothèses le titre de rêveries.
- ↑
- Je dis la matière inférieure, parce qu’elle le paroît ainsi à
- nos préventions ; mais sans doute il n’y a rien d’inférieur dans
- l’universalité des choses. Que la matière que je nomme indifférente
- soit une matière inerte, ce qui me paroît moins probable, les
- mêmes phénomènes résulteront toujours de son union avec la
- matière essentiellement active.
- ↑
- Voyez l’ouvrage de Pastoret, intitulé : Zoroastre Confucius
- et Mahomet comparés, etc., deuxième partie, art. premier,
- § sixième.
- ↑
- Voyez le Phédon.
- ↑
- J’ai passé sous silence des objections dont la réponse me
- paroît facile pour ceux qui cherchent la raison des choses. On
- observe, par exemple, que le desir de l’immortalité est de tous
- nos desirs le seul que la vie toute entière ne puisse éteindre ; et
- qu’il est la passion des hommes que leurs connoissances, leurs
- talens, leurs génies élèvent au-dessus du vulgaire, et dont l’opinion
- peut faire autorité. Mais supposons que l’immortalité soit une
- erreur, il est tout simple que l’on ne revienne à aucun âge de l’erreur
- dont l’expérience ne peut à aucun âge nous détromper ; il
- est tout simple encore que la plus sublime, la plus séduisante
- des erreurs, et par la raison que l’on vient de voir, la plus difficile
- à quitter, soit celle qui séduise les esprits nobles, avides,
- ingénieux. Tant d’illusions, dont l’expérience de chaque homme
- détrompe tous les jours, en séduisent néanmoins le plus grand
- nombre ; l’on ne peut être surpris qu’il faille une sagesse bien
- rare pour être détrompée de celle qui flatte le plus les grandes
- ames, et sur laquelle l’expérience ni des autres, ni de soi-même,
- ne peut rien apprendre.
- La vie est une série d’impressions et d’idées. Il y a dans cette
- série une suite, une sorte de continuité, ensorte qu’une affection
- participe de la précédente, et paroît essentiellement liée à celle
- qui suit : il en a résulté une habitude de cette même continuité
- d’où nous inférons une durée sans terme. Mais pour que cette
- attente illimitée de l’avenir prouvât quelque chose en effet pour
- notre indestructibilité, il faudroit que cette série, que nous
- supposons ne devoir pas finir, n’eût pas commencé non plus ; car ces
- deux termes nous surprennent l’un comme l’autre. Si l’un est
- réel, comment l’autre seroit-il contradictoire ? Vous riez de la
- métempsycose ; sa fable étoit plus ingénieuse et plus conséquente.
- J’adjure tout homme d’un sens droit d’avouer que ce passage
- de la non-existence à l’existence détruit les considérations qu’il
- vouloit faire valoir en faveur de l’immortalité ; d’avouer que cette
- série de sensations n’est pas plus surprenante lorsqu’elle cesse
- que lorsqu’elle commence ; d’avouer que, par cela seul qu’il
- n’existoit pas, il reçoit dans les momens d’impartialité la conviction
- qu’il n’existera plus.
- Comment veut-on que l’être qui se sent exister, sente en
- même tems qu’il n’existera pas ? a-t-il quelque notion de la non-
- existence ? Dès-lors qu’il se replie sur lui-même, il doit se sentir
- existant toujours. L’avenir conçu dans le présent, ne peut être que
- la prolongation supposée de la sensation présente ; puisqu’il se
- sent exister maintenant, il doit se sentir exister dans le tems sans
- bornes. Le raisonnement seul l’avertit que, comme la série de ses
- sensations successives a un terme dans le passé, elle en pourra
- avoir un dans l’avenir. Une fois ce point obtenu, cent preuves,
- tirées de conceptions plus étendues, l’avertissent que nécessairement
- il en doit être ainsi.
- ↑
- Voy. Antiquité dévoilée. Chap. V, du liv. 3 au t. II.
- ↑
- Je conserve toujours au mot corporel la même acception.
- Je suppose que le principe actif est incorporel sans être immatériel,
- et que la substance intelligente est de la matière sans être
- un corps ; ainsi le pensoient tous les anciens.
- ↑
- La sensibilité est probablement commune à tous les êtres ;
- mais qu’elle soit particulière à quelques-uns ou absolument générale,
- il n’importe ici ; les conséquences restent les mêmes.
- ↑
- « La prudence est la santé de l’ame, dit Confucius : cette
- prudence consiste dans le choix du juste milieu ; et cette santé
- dans la persévérance du choix. Les maladies de rame sont dans
- les deux extrêmes. »
CHUM YUM, ou Traité de la modération.- Pourquoi les extrêmes sont-ils vicieux ? parce qu’ils sont l’effet
- immodéré d’une impulsion unique. Rien n’est bon s’il n’est
- double ou multiple par ses causes, harmonique dans son résultat ;
- c’est le juste milieu, le point de l’équilibre. Le discernement
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- de ce point, seul bon entre un nombre de plus ou moins imparfaits,
- est le goût de l’ordre, du juste, du mieux possible, des
- convenances de la nature. Les passions humaines sont orgueilleuses,
- ambitieuses ; ou aimantes, voluptueuses. La sagesse
- cherche leur point d’équilibre et de réunion réelle ; l’homme est
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- parfait, il est tout ce qu’il peut être, s’il vit dans la permanence
- de cet équilibre.
- ↑
- Mille germes pourriront sur la terre, tandis qu’un seul y
- végétera ; mille insectes sont dévorés à leur naissance pour un
- qui obtient de vivre jusqu’à sa vieillesse naturelle. L’arbre isolé
- de l’arbre mâle qui devoit féconder ses germes, en produit-il
- moins les fleurs qui doivent toutes avorter. Il est de la prudence
- de l’homme d’employer soigneusement tous ses moyens, car ce
- qu’il néglige est perdu pour lui ; mais est-il une molécule qui
- puisse se perdre dans la nature ; pourquoi supposer dans son
- inépuisable abondance, les précautions de notre indigence ?
- ↑
- Feu, mouvement et vie sont synonymes, voilà l’élément
- principe. Ils sont dans tout être organisé, et y produisent la
- sensibilité. Tout être organisé est nécessairement composé, tout
- composé réunit nécessairement les deux élémens le mouvement,
- la vie, la sensibilité appartiennent donc à tout composé.
- ↑
- Voyez second Entretien d’Hylas et de Philonoüs.
- ↑
- La nature est le principe éternel du mouvement et du repos.
- Physique d’Aristote.
- La nature est le résultat général de la combinaison des
- élémens. Interprétation de la Nature.
- Je trouve dans ce même article de l’Interprétation de la Nature,
- intitulé : Questions, d’autres passages relatifs à ce qu’il a été dit
- plus haut. « Il me paroît aussi impossible que tous les êtres de la
- nature aient été produits par une matière parfaitement homogène,
- qu’il le seroit de les représenter avec une seule et même
- couleur…… J’appellerai élémens les différentes matières
- hétérogènes nécessaires pour la production générale des
- phénomènes de la nature. Quelques pages plus loin. Si…, il est
- évident que la matière en général est divisée en matière morte
- et en matière vivante…… Ce qu’on appelle matière vivante,
- ne seroit-ce pas seulement une matière qui se meut par elle-
- même ? et ce qu’on appelle une matière morte, ne seroit-ce
- pas une matière mobile par une autre matière ? »
- ↑
- Buffon, dans les premières pages du supplément à
- l’Histoire naturelle, distribue ces deux mouvemens aux deux matières,
- brute et active. Mais on pourroit demander ce qu’est une matière
- brute qui se meut et en quoi elle diffère essentiellement de la
- matière active. Je croirois que l’inertie de l’une, opposée à l’effort
- de l’autre, suffiroit pour rendre raison de ces deux mouvemens
- primitifs. Le feu élémentaire, dans son mouvement expansif,
- s’efforce d’entraîner la matière indifférente sur une ligne de
- projétion ; mais elle peut être repoussée vers son centre, par une
- autre force de projétion, quand la première vient à s’affoiblir ;
- ce qui se conçoit facilement, parce que l’on est forcé, pour expliquer
- l’action du feu élémentaire, d’assigner à ses parties leurs
- sphères particulières d’activité qui se résistent et se limitent
- mutuellement. Cette sorte de réaction pourroit rendre raison
- des phénomènes que l’on attribue à l’attraction. Mais en se livrant
- aux suppositions, l’on peut arranger ingénieusement des
- chimères ; et cette vaine industrie n’explique pas la nature.
- ↑
- Cette indépendance produit trop de délibération et d’incertitude.
- Dès que l’on s’arrête habituellement à peser les avantages de
- chaque chose, il arrive souvent que l’on ne sait plus à laquelle se
- déterminer, et plus souvent encore que l’on n’en trouve aucune
- qui mérite que l’on cherche à l’obtenir ; car il en est bien peu
- parmi nous qui puissent valoir ce qu’elles coûtent. Cette froide
- estimation de la valeur réelle des choses, cette triste balance
- rebute notre ame suspendue dans l’indolence et le dégoût ; et
- l’illusion à jamais détruite nous livre à l’indifférence pour toutes
- choses.
- ↑
- Quand on décide l’avenir, on voit assez bien ce qui sera le
- plus convenable, et nul ne peut plus légitimement que soi-même
- prescrire quel ordre de choses on veut embrasser ; mais quand
- on délibère sur le présent, l’impartialité devient d’une difficulté
- extrême, et il arrive presque toujours que l’on se laisse séduire
- par le goût actuel, ou l’intérêt du moment présent, qui rarement
- est le goût que l’on conservera, et l’intérêt de l’ensemble de la
- vie.
- ↑
- Dans des lieux où ce choix entraineroit trop d’inconstance
- ou d’irrésolutions, et des desirs trop vagues et trop ambitieux ; il
- pourroit arriver que l’exercice de ce droit naturel rendît moins
- heureux que les suites des institutions qui l’ôteroient.
- Chaque considération nouvelle m’amène toujours à condamner
- ce qui résulte généralement des grandes sociétés ; car que
- pourroit-on attendre de convenable et d’heureux pour l’homme là où
- les lois de sa nature, et ses droits les plus inaliénables, sont presque
- tous criminels ou même funestes ?
- ↑
- On peut voir dans Raynal, et ailleurs, tout ce que se sont
- permis les Hollandais pour détruire chez les Indiens certaines
- épices, dont ils vouloient faire une récolte exclusive dans les îles
- qu’ils avoient envahies. On y peut voir aussi toutes les guerres,
- les injustices, les ravages produits par le commerce, ce célèbre
- lien des peuples.
- ↑
- Ces besoins opposés semblent résulter immédiatement de la
- double nature de tout être organisé. Voyez la treizième Rêverie.
- ↑
- Ainsi la patrie d’un tel homme, s’il est républicain, est seule
- vraiment libre, ou seule bien gouvernée ; s’il est sujet, son pays
- est seul florissant. Il n’est pas jusqu’à son village qu’il ne croie
- vraiment préférable au village voisin, et si vous allez chez lui, il
- vous montrera ses choux de la meilleure foi du monde, car il ne
- voit pas ses choux comme il voit d’autres choux. Ainsi la religion
- que l’on a vénéré dès le berceau, est seule divine, toutes les autres
- insensées ; ainsi les usages que l’on a suivi sont seuls fondés en
- raison, ceux des autres peuples ne sont qu’extravagance. Ainsi
- se divisent les hommes, etc.
- ↑
- L’ignorant rejette ou admet tout ; le demi savant, ou même
- le savant qui n’est rien de plus, rejette tout ce qu’il ne peut
- expliquer, et aime à rejeter tout ce qu’admettent les esprits
- crédules. Mais c’est une nouvelle prévention de croire si souvent
- les hommes ainsi prévenus sans cause. Le sage, moins prompt à
- condamner ce qu’il n’entend pas bien encore, laisse au nombre
- des peut-être ce qui n’est ni prouvé ni nécessaire, mais n’est pas
- non plus absurde ou contradictoire. Il ne condamne pas une
- opinion uniquement parce qu’elle est populaire ; car ces hommes
- crédules et sans lumières ont reçu d’ailleurs presque toutes leurs
- opinions ; on les a trompé quand on l’a voulu, mais il est des
- choses sur lesquelles on ne l’a pu vouloir : ainsi la plupart de
- leurs préjugés mêmes sont fondés dans la nature ; ce sont des
- vérités éloignées, peu sensibles, ou très-subtiles, qu’ils ont
- seulement laissé altérer par indifférence ou par inaptitude à discerner,
- dès leur principe, ces altérations qu’ensuite ils respectent parce
- qu’ils les confondent avec cette vérité première dont ils vénèrent
- l’ancienneté. Ainsi que l’homme crédule cesse de s’autoriser du
- peut-être du sage contre le blâme décisif de l’homme plus instruit
- que profond ; car la vérité est tellement défigurée dans son esprit
- que de la manière dont il l’entend, elle n’est plus qu’erreur. Le
- dogmatiste ne sait point la reconnoître sous ce costume ennemi,
- et la méprise inconsidérément parce qu’en effet elle porte un
- masque réprobateur. Mais le sage n’en attribue les dehors qu’aux
- hommes qui l’ont ainsi déguisée ; il la reconnoît, la dévoile, et la
- montrant, ainsi rétablie sous sa forme première, aux deux juges,
- l’un inepte et l’autre téméraire, qu’elle avoit trompé, il prouve
- à tous deux qu’ils avoient également tort, l’un en la méconnoissant
- parce qu’elle étoit déguisée, l’autre en prétendant la
- connoître par ce déguisement même qui lui donnoit une forme
- étrangère.
- ↑
- Les raisons de cette impénétrabilité absolue ne me semblent
- nullement inaccessibles je les exposerai ailleurs, afin d’établir
- d’une manière sensible l’évidence que je crois y trouver.
- ↑
- Nulle connoissance antérieure n’est plus nécessaire à
- l’intelligence des opinions de toutes les contrées, et de leur liaison si
- long-tems méconnue et si propre à désarmer le fanatisme, que
- celle des premiers principes des langues et de leur source
- commune. La connoissance du Zend, du Pelhvi, du Samscretan, de
- la langue de Tangut, et de celle commune à tout l’ancien Nord,
- ne sont que les premiers pas pour parvenir à l’alphabet primitif
- imaginé de nos jours, et par lequel seul on peut lire le grand livre
- de la pensée humaine dans tous les âges.
- ↑
- Les préceptes eussent été inutiles pour les choses que la
- multitude eût été portée à faire naturellement et sans efforts. Ce
- qui étoit prescrit demandoit donc du courage, de la vertu dans
- l’exécution. Alors le général des hommes, prenant l’effort pour
- la vertu, devint bientôt enthousiaste de perfections immodérées.
- Tous les vices et tous les maux ne sont que l’abus du bien, le bien
- poussé à l’extrême. L’impulsion une fois donnée ne s’arrête
- jamais au terme utile ; il faut tout l’art de la nature pour lui
- opposer à propos une force contraire : voilà pourquoi l’homme
- eût été facile à conduire par ses seuls penchans primitifs ; la nature
- avoit su établir entre eux l’équilibre nécessaire. L’art des innovateurs
- n’a pu l’imiter dans les impulsions factices qui peut-être ont
- aidé un moment l’homme ; mais qui devoient bientôt l’égarer,
- parce que rien ne les balançoit. Par l’abus progressif d’une idée
- sublime, l’indépendance d’une grande ame, image auguste de
- l’être immuable et supérieur à tout, Achar, les sectaires orientaux
- sont parvenus à la chimère insensée et funeste surtout dans
- leurs climats ardens, de l’homme impassible, parfaite image de
- leur dieu immobile, insensible et nul. Panamanak, l’immobile,
- surnom moderne de l’Être suprême. Voyez Kircher. Ce système
- d’une secte japonoise et des quiétistes chinois est conforme à la
- doctrine ésotérique de Xekia. Voyez l’Encyclopédie.
- ↑
- Il ne s’agit ici que de ceux que la nature ne donne pas seule
- ↑
- L’on pense bien qu’il ne s’agit ici ni des bergers de Fontenelle,
- ni même du Daphnis de Gessner ; mais les pastorales de
- nos poètes plaisent beaucoup, parce qu’elles sont une imitation
- libre et fleurie d’une vérité non moins heureuse.
- ↑
- Isle de la Motte ou de St-Pierre, dans le lac de Bienne.
- Sur le séjour de J.-J. dans cette île et sur ses regrets, voyez la
- cinquième prom. des Rêveries du promeneur solitaire.
- ↑
- Le Jura ne garantit pas l’île des vents septentrionaux ; mais
- elle en reçoit un avantage : sans eux les marais de la Thièle,
- placés au S. O., pourroient nuire à la pureté de son atmosphère.
- Le vent de N. E. règne fréquemment dans toute cette grande
- vallée de la Suisse, qui s’étend à peu près du N. E. au S. O.,
- entre les Alpes et le Jura. Mais indépendamment des vents,
- l’exposition vers le pôle a des effets sensibles, dont je ne crois pas
- que la cause ait encore été recherchée : ce sont eux dont l’île est
- exempte. On est affecté différemment dans un site qui s’abaisse
- vers le Nord que dans celui qui est incliné vers la ligne. On
- éprouve aussi une différence, moins grande à la vérité, entre
- l’exposition au couchant et celle au levant.
- ↑
- Apreté sublime, et quelquefois délicieuse, surtout dans le
- malheur mais moins convenable à des habitudes douces, et à la
- continuité d’une vie telle qu’on la suppose ici.
- ↑
- Schreck-horn, Jungfrau-horn, Wetter-horn.
- ↑
- On sait que ses vallées profondément creusées, donnent à
- ses aiguilles et à ses glacières une élévation apparente, et une
- aspérité de formes supérieure à celle même des Andes.
- ↑
- Expression sublime et simple, plaisamment jugée par
- nombre d’habitans des plaines à qui sa langue est si étrrangère.
- Cet air alpien est d’une antiquité immémoriale. C’est une sorte
- de tableau auditif des lieux, du caractère, des sensations, des
- goûts et des habitudes nomades dans les hautes vallées.
- J.-J. lui même ne l’a pas entendu ; mais outre qu’il n’a pas
- connu les Hautes-Alpes, il n’a été J.-J. que dans un âge déjà
- avancé, peu accessible à un nouvel ordre de sensations, et il avoit
- passé vingt années dans l’étude de la musique actuelle. On trouve
- goûts et des habitudes nomades dans les hautes vallées.
- le Ranz des vaches noté dans son Dictionnaire de Musique :
- heureusement là du moins il n’est que copié.
- ↑
- Trois sortes d’hommes usent des choses naturelles ; et les
- hommes simples qui sont assez heureux pour n’imaginer que
- celles-là et les hommes disgraciés du sort qui sont assez pauvres
- pour n’en pouvoir atteindre d’autres ; et les hommes assez sages
- pour leur sacrifier tout ce que l’art peut produire.
- ↑
- Chef du canton. L’on voit que ceci appartient à l’époque
- où une partie de la Suisse étoit libre ; maintenant la liberté est
- égale dans tous les cantons ; les Alpes et la plaine ont une même
- constitution.
- ↑
- Je sais que beaucoup de gens traitent de manie sauvage le
- goût des montagnes, préférant les plaines parce que les voitures
- y roulent mieux, que l’on y voit plus de meules de blé, et que
- les rivières en sont plus marchandes ; je sais qu’un plus grand
- nombre encore voyent indifféremment toute terre, pourvu qu’elle
- présente des commodités et des ressources, et que les hommes y
- soient serviables ; et assimilant les champs de la Suède à ceux de
- l’Andalousie, et les bords du Gange aux rives du Labrador,
- vont indifféremment où leurs projets de fortune les appellent ;
- et quand ils se veulent fixer dans une contrée nouvelle,
- s’informent seulement comment on y couche et surtout comment
- l’on y mange. Voudrois-je leur faire changer de goûts ou leur
- persuader une opinion différente, nullement je pense au
- contraire que l’homme n’est heureux, qu’il n’est bien ordonné, que
- lorsqu’il n’y a pas de discordance entre son naturel en général et
- ses affections accidentelles, entre ses penchans et le but qu’il leur
- propose.
- Je reviens au pouvoir des sons sur l’homme. Des principaux
- modes apparens de sa faculté de sentir, je regarde l’ouïe comme
- celui qui le modifie le plus puissamment ; c’est celui qui excite
- dans ses organes les vibrations les plus marquées, celui par lequel
- surtout il se trouve à l’unisson ou discordant avec les êtres
- extérieurs, celui par conséquent qui influe le plus directement sur
- son bien-être et celui, comme on l’a toujours éprouvé, dont la
- privation le rend le plus malheureux en le séparant de l’univers.
- C’est par lui principalement que la solitude devient intolérable
- aux habitans des grandes villes qui, même dans une vie oisive et
- sédentaire, avoient contracté par l’ouïe l’habitude d’une
- continuelle agitation ; c’est par lui que les habitans des plaines
- vaporeuses, qui retentissent dans leur silence apparent d’une fermentation
- perpétuelle, éprouvent un vide d’abord indéfinissable dans
- l’atmosphère pure et vraiment silencieuse des hautes montagnes.
- C’est encore son pouvoir qui, dans des tems presqu’oubliés, changea
- les passions et les mœurs des hordes sauvages, persuadées et
- entraînées invinciblement par l’éloquence des sons, non pas par
- cet art savant d’arranger leur succession d’une manière convenue,
- et dont l’esprit seul perçoive l’industrie ; mais par cette
- musique primitive qui n’imprime à nos organes que les ébranlemens
- dont ils sont naturellement susceptibles ; qui place dans
- une situation continue un effet simple et sublime, comme les
- accidens de la nature ; qui dit à tous les hommes ce que chaque
- homme a pu éprouver ; et dans son discours éloquent, introduit
- çà et là de ces accens caractérisés et indicibles, qui entraînent les
- ames fortes et n’arrêtent point les autres parce qu’elles n’ont pas
- entendu.
- ↑
- Siècle privilégié et à jamais mémorable ; siècle rapidement
- avancé dont les constitutions s’écrivent en vaudevilles, dont les
- enfans savent persiffler la morale, dont les philosophes versifient
- dans les maisons de bals, dont les chevaux dansent la Gavotte.
- ↑
- Les stimulans de la Torride peuvent avoir contribué à
- nous vieillir. Leurs feux agissent moins dans l’Inde, parce qu’on
- y est moins actif ; mais l’inquiétude européenne, excitée par leur
- fermentation, produit ces hommes remuans et agités dont le
- reste du globe voit la folie avec un étonnement toujours
- nouveau.
- ↑
- Voudrois-je donc que l’on rétrogradât vers ces ténèbres de
- superstition et de servitude, dont la terre est encore si
- généralement obscurcie ? Non mais je soutiens que ces tems ne sont
- venus que de l’opposition entre les lumières factices de quelques-
- uns et l’ignorance publique. Ils ont suivi, bien plus que précédé,
- des tems de recherche et de mollesse. En Amérique même, c’est
- dans le puissant empire de Montezume que l’on trouva le
- cimetière des sacrifices. Tous nos maux viennent de nos passions
- extensibles, aucuns des limites naturelles de nos perceptions.
- ↑ Je ne sais rien de certain sur ces raisons. Étaient-elles morales, matérielles ? il se peut que Senancour ait voulu juger de l’effet du premier cahier avant de lancer les suivants : ce serait assez dans son esprit.
- ↑ Celle que nous appelons la troisième, C.
- ↑ Celle que nous appelons la deuxième, B.
- ↑ Celle que nous appelons la quatrième, D.
- ↑ Ce que ne dit pas Senancour, c’est qu’il a mis dans C un grand nombre de fragments d’Oberman ; si bien que C est, à vrai dire, une réédition partielle d’Oberman. On est induit peut-être à penser que ce silence est calculé. Avant le Génie du christianisme, il avait écrit les Rêveries ; — après le Génie, il a écrit Oberman, qui est certainement une œuvre plus belle que les Rêveries ; — or Senancour a dit qu’il n’avait rien lu de Chateaubriand au moment où il écrivait Oberman. Je le crois, et ce n’est pas ici le lieu de revenir sur son originalité. Mais en publiant sous le titre d’un ouvrage antérieur au Génie des pages qui lui sont postérieures, il peut donner à croire que, par une manœuvre adroite, il a voulu faire passer pour écrits de sa seule inspiration des fragments écrits sous l’influence de Chateaubriand. Je fais cette remarque parce qu’on ne manquera pas de la faire ; mais, à ceux que la lecture de Senancour n’aurait pas convaincus de son absolue originalité, et qui ne connaîtraient pas d’ailleurs sa probité, on pourra faire remarquer que, si Senancour avait eu un pareil dessein, la note visée aurait été bien mal rédigée en avouant que le tiers de son volume est nouveau, il laisse, à ceux qui le voudront, le droit de penser qu’il est redevable d’une partie de son inspiration à l’auteur de René. – J’ai expliqué ailleurs (Sénancour. Sa vie, son œuvre, son influence. Fischbacher, 1907), pourquoi Senancour était résolu, en 1809, à supprimer Oberman ; on imagine aisément le sentiment assez complexe, mêlé de tendresse et de faiblesse paternelle, qui le déterminait, au moment du sacrifice, à sauver quelques fragments moins indignes. Je regrette qu’il ne s’en soit pas plus complètement expliqué.
- ↑ On sait qu’il venait d’être réédité.
- ↑ On remarquera que le nom de Senancour est imprimé sur les titres de ses divers ouvrages tantôt avec un accent aigu, Sénancour, tantôt sans accent, Senancour ; nous avons respecté ces variations dans notre transcription des titres des Rêveries, mais dans notre usage nous avons adopté la forme sans accent qu’employait Senancour dans ses signatures autographes.
- ↑ Nous nous sommes servi de l’exemplaire de l’École Normale (L. F. pol. 79a, 8°).
- ↑ Cette remarque s’applique aussi aux variantes de C.
- ↑ Presque tout ce volume a été écrit l’an VI.
- ↑ A. – 223. précieux de 225. résistance et comme
20. L’être élémentaire – 21. changé – 22. extérieurs ; il ne peut pas même se sentir, car il n’y a pas de mutations en lui. – 26. cet ensemble – par l’acquisition – 28-29. de celles qui le composoient ; il peut donc recevoir diverses sensations. – 30-1. diverses dont un composé est susceptible, croît en raison directe peut-être du nombre – 33-6. nombre de particules est fort grand, si ces lois sont très propres à maintenir le tout, chaque secousse n’en changeant que très partiellement la disposition, la seconde peut –37. reçue de la première – 39. chaque altération change peu de chose