Rêveries d’un païen mystique/Sacra privata

Rêveries d’un païen mystique, Texte établi par Rioux de MaillouGeorges Crès et Cie, éditeurs (p. 194-205).




SACRA PRIVATA



La pauvre femme était couchée sur son lit, maigre et pâle, les yeux entourés d’un creux noir. Le médecin n’avait donné aucune espérance et ne devait pas revenir. Elle voulut revoir son enfant une dernière fois, mais elle ne pouvait plus lui parler. Puis la vieille grand’mère emmena l’enfant pour lui épargner le spectacle de l’agonie, et le père resta seul près du lit pour fermer les yeux de la morte.


La maladie avait été si longue, que l’enfant s’était habitué à voir souffrir sa mère ; mais, devant les sanglots, qu’on étouffait avec peine, il eut peur, sans savoir de quoi. « Tu pleures, grand’mère, dit-il ; est-ce que mère est plus malade aujourd’hui ?

— Non, mon pauvre petit, cela va mieux, et bientôt elle ne souffrira plus du tout. Elle va partir pour un pays où personne n’est malade, et où elle se guérira tout à fait.

— Est-ce que nous partirons avec elle, grand’mère ?

— Non, pas encore ; mais plus tard nous irons tous la rejoindre, et pour moi j’espère que ce sera bientôt.

— Je veux partir tout de suite, dit l’enfant.

— Et ton pauvre père, mon petit, tu veux donc le laisser seul ? Tiens, le voilà qui descend, va l’embrasser. »


L’enfant s’aperçut bien que son père aussi avait des larmes dans les yeux. « Pourquoi pleures-tu, père, puisque nous irons tous la revoir dans un beau pays où l’on n’est jamais malade, jamais, jamais ? »

Les sourcils de l’homme se contractèrent malgré lui.


« Ne te fâche pas, Pierre, dit la vieille femme. Je n’ai pas eu la force de voir pleurer cet enfant, mais c’est à toi seul de diriger sa conscience. Réfléchis à ce que tu dois répondre à ton fils quand il t’interrogera et, quelle que soit ta réponse, sois tranquille, je n’y opposerai pas ce que tu appelles mes superstitions.

— L’éducation de l’enfant appartient à la mère, répondit-il ; maintenant que vous remplacez la sienne, dites-lui ce que vous voudrez. Quant à moi, je ne saurais lui enseigner ce que je ne crois pas moi-même ; on ne doit tromper personne, pas même un enfant.

— Pierre, il ne faut pas qu’il puisse opposer ma croyance à la tienne ; cela troublerait sa conscience à peine éveillée. »


Elle se tourna vers l’enfant : « Va jouer dans le jardin, mon petit, lui dit-elle ; tu reviendras tout à l’heure, nous avons à parler sérieusement, ton père et moi. »

Elle conduisit l’enfant jusqu’à la porte, qu’elle referma.


« Maintenant, Pierre, dit-elle, parle, et pas de ménagements avec moi ; je suis forte, et je tâcherai de te répondre. Nous finirons peut-être par tomber d’accord sur ce qu’il convient de lui dire quand il nous parlera de sa mère, qu’il ne verra plus.

— À quoi bon, mère ? Gardez vos espérances, si elles adoucissent vos regrets. Quant à moi, vous le savez, je ne crois qu’aux lois inflexibles de la nature, et malheureusement la mort est une de ces lois. Ne me forcez pas à souffler sur vos rêves ; il a pu m’arriver quelquefois d’opposer les graves arguments de la raison à cette consolante mythologie, mais ce n’est pas en présence de la mort qu’on discute la douce chimère de l’immortalité.

— Et de quoi parlerions-nous, Pierre, si ce n’est de notre douleur commune ? Ni toi ni moi ne pouvons penser à autre chose qu’à celle qui vient de nous quitter. Si, comme je le crois sincèrement, elle est là qui nous écoute, elle voit combien nous l’aimions l’un et l’autre, et peut-être, par des voies inconnues, m’inspirera-t-elle la force de te persuader.

— Ah ! pauvre bonne mère, si nos morts pouvaient nous répondre, il y a longtemps qu’ils auraient dissipé nos angoisses, car ce n’est pas pour nous que nous essayons de croire à une autre vie. Sans notre ardent désir de les revoir, qui voudrait recommencer au delà du tombeau ? C’est bien assez d’une fois. Pour moi, je suis las, j’ai soif du sommeil éternel, et sans me croire plus mauvais qu’un autre, je sais bien que je ne vaux pas la peine d’être conservé.

— Et ton enfant, Pierre ?

— Vous resterez près de lui, et s’il pleure son père et sa mère, vous lui persuaderez qu’il les retrouvera.

— Je suis bien vieille, et quand je serai partie à mon tour, qui sera là pour lui dire : « Chaque fois que tu fais quelque chose de mal, il y a quelqu’un qui te voit et qui pleure ; quelqu’un que tu aimais bien, et qui t’aimait bien. » Dis-moi, Pierre, n’est-ce pas la pensée des morts qui nous conduit, qui nous préserve, qui nous éclaire ? Sans leur souvenir et leurs exemples, qui donc nous soutiendrait dans les luttes de la vie ? Il y a bien des précipices et des fondrières, le long de ce rude sentier de l’ascension. Mais nous évoquons nos morts, et ils nous tendent la main. Tu sais, Pierre, que personne n’est sûr d’être toujours au-dessus de toutes les épreuves ; s’il te vient un jour la tentation de faire une chose que tu regretterais plus tard d’avoir faite, tu te diras : « Que me conseillerait-elle, si elle était ici près de moi ? » et en effet, alors, elle y sera.

— Hélas ! C’est de la poésie, cela, bonne mère. Les morts n’existent plus que dans notre mémoire, et nous avons raison de les pleurer.

— Est-ce que tu sais ce que c’est que l’existence ? On ne le dirait pas, car tu parais la confondre avec la vie, cette chose mobile, fugitive et changeante que, dans la langue de tes philosophes, on appelle, je crois, le Devenir. Qu’y a-t-il de commun entre l’enfant que tu étais autrefois, l’homme que tu es aujourd’hui et le vieillard que tu seras demain ? Les éléments de ton corps se renouvellent, les traits de ton visage changent avec les années ; tes sentiments et tes idées, tes craintes et tes espérances ne sont plus les mêmes, et sans la mémoire, si tu revoyais ton passé, tu ne te reconnaîtrais pas. Mais quand la vie s’est envolée, la mort nous fait entrer dans l’existence immobile ; elle la compose de toutes nos actions, bonnes ou mauvaises. Ce que nous avons été dans la vie, nous le serons à jamais dans le souvenir des vivants.

— Mon fils est si jeune, qu’il oubliera bien vite. Je ne me souviens plus de mon aïeul, qui est mort quand j’avais cet âge-là. Le pauvre petit n’a pas eu le temps de connaître sa mère ; il n’aura pas cette protection bienfaisante du souvenir.

— Celle qui aurait veillé sur lui si elle avait vécu se servira de nous pour le guider dans la vie. N’est-ce pas à elle que tu penseras chaque fois que tu donneras un conseil à cet enfant ? Quant à moi… voyons, Pierre, laisse-moi le bercer avec ce que tu appelles mes contes de vieille femme. Ce que je lui dirai, elle le lui aurait dit, j’en suis sûre, si tu étais parti le premier. Les femmes savent parler aux enfants la seule langue qu’ils puissent comprendre. Plus tard, tu lui expliqueras la loi austère du devoir, et il recevra tes leçons sans rejeter les miennes. Les premières fleurs qui ont germé sur le sol vierge de la conscience laissent un parfum qui ne s’évapore jamais. Tu sais que tous les hommes, même les meilleurs, peuvent être arrêtés par le doute dans les carrefours de la vie. La nuit est si noire qu’on cherche au ciel une étoile. Ton fils traversera comme les autres ces heures mauvaises où tout nous abandonne. Ne veux-tu pas qu’il puisse dire : « Ô ma bonne mère, viens à mon secours ? »

— À quoi bon ces prières à qui ne peut plus nous entendre ?

— En es-tu bien sûr ? Au delà des horizons de la science, il n’est pas plus sage de nier que d’affirmer. On doute, quelquefois on espère, puis la foi entre dans l’âme sans qu’on sache pourquoi ni comment ; l’esprit souffle où il veut. Je ne te parlerai que pour l’enfant, et je n’espère pas changer tes idées. Si ce miracle arrive, ce sera l’œuvre de celle qui va devenir notre ange gardien. Es-tu bien sûr qu’elle ne peut pas faire éclore dans ton cerveau des idées qui n’y auraient pas germé sans elle ? La mort ne brise pas les liens formés pendant la vie, et ce n’est pas toujours en vain que l’amour prodigue les serments d’éternité.

— Avez-vous toujours eu ces croyances, bonne mère ?

— Non, Pierre ; c’est la douleur qui me les a révélées ; hier encore, je t’aurais dit : la plus grande douleur que j’aie connu dans ma vie ; aujourd’hui, je ne peux plus dire cela. Ma mère allait mourir : je la suppliai de ne pas me quitter. Elle qui avait toujours cédé à mes prières, comment aurait-elle résisté à la plus ardente de toutes ? Ma fille naquit, et je compris que j’étais exaucée. à mesure qu’elle grandissait, elle ressemblait de plus en plus à ma mère : je voyais bien que c’était elle qui était revenue. Dans quelque temps, quand ton fils n’aura plus besoin des soins d’une femme, elle m’appellera près d’elle comme je l’ai appelée près de moi.

— Je ne partage pas vos illusions, mais je vous les envie ; les rêves de la poésie valent mieux que la réalité.

— La science a aussi ses rêves ; elle rejette au réveil ceux qu’elle reconnaît pour des erreurs ; les autres la guident dans sa marche progressive, et elle les nomme des intuitions. Rappelle-toi ce que nous disait dernièrement le docteur sur ces étranges ressemblances constatées dans les familles où l’on conserve des portraits d’ancêtres. C’est ce qu’il appelait l’Atavisme, et cela lui semblait très mystérieux. Cela devient bien simple si on regarde les familles comme des unités vivantes, analogues à ces madrépores que tu as vus dans les mers du Sud. Les corps sont une création des âmes ; celles qui veulent rentrer dans la naissance reprennent la forme de leur première incarnation.

— Je ne puis vous suivre jusque-là. Vous prenez vos regrets et vos espérances pour des révélations, comme tous ceux qui ont imaginé une vie future, mais les fantômes chéris s’évanouissent quand on veut les embrasser. Un infaillible instinct a toujours comparé la mort à un sommeil sans rêves. Ni crainte ni désirs : cela vaut mieux que les tristes agitations de la vie ; laissons les morts dormir en paix.

— C’est vrai, la mort est le sommeil du désir, et l’art antique a eu raison de la représenter ainsi sur les sarcophages : Éros endormi ou éteignant son flambeau. C’est que le désir est égoïste et rapporte tout à lui-même, mais eux, nos protecteurs et nos amis, ils ne vivent plus qu’en nous et pour nous. Oui, tu as raison, qu’ils dorment en paix, mais près de ceux qu’ils ont aimés, répandant sur nous leurs influences bénies, et toujours pleins de pardon, car ils ont souffert comme nous.

— Et que deviennent, selon vous, les familles qui s’éteignent et les morts qu’on oublie ?

— Ceux que nous oublions nous oublient à leur tour : c’est le fleuve Léthé. Il y a sur l’autre rive des routes ouvertes vers des destinées inconnues ; mais, tant que nous pensons à eux, comment pourraient-ils briser la chaîne de nos prières et de leurs bienfaits ?

— Et ceux qui ont fait le mal ?

— Ils nous demandent de le réparer. S’il y a dans les familles une vie collective, il faut bien que les plus forts soutiennent les plus faibles, relèvent ceux qui tombent et les aident à porter un fardeau trop lourd. J’ai connu une jeune fille riche et belle qui, pour expier un crime qu’elle savait avoir été commis par son père, s’est condamnée à une vie d’austérités ascétiques et d’active charité. Tu peux blâmer, comme une erreur, cette expiation volontaire d’une faute qui n’est pas la sienne ; moi, j’admire cette âme pure abritant une âme souillée dans un pan de sa robe blanche. Ceux qui prient pour leurs morts sont plus malheureux que nous qui pouvons prier les nôtres. La sainte qui veille sur nous maintenant n’a pas une action de sa vie à se reprocher. Qu’elle soit notre phare et notre étoile, qu’elle nous épure et nous attire vers les hauteurs, qu’elle plane, avec ses ailes d’ange, sur le berceau de son enfant.

— Oui, c’est vous qui avez raison, bonne mère ; le culte des morts est la religion de la famille, et cette religion-là n’a pas besoin de prêtres. Que l’enfant vous écoute, je ne contredirai pas vos paroles ; elles peuvent être pour lui une source de consolations maintenant et plus tard. Je voudrais pouvoir m’y associer, mais, pour enseigner une religion, il faut y croire ; je ne sais si cela viendra : cela n’est pas encore venu. Tâchez de donner à mon fils votre foi et votre espérance et il sera plus heureux que moi.

— Merci, Pierre, je vois que j’ai gagné ma cause : tu peux rappeler l’enfant. »


Il ouvrit la porte, et l’enfant accourut en demandant sa mère. Il lui dit : « Elle dort toujours ; ne fais pas de bruit. Elle avait bien besoin de repos. Je veillerai près d’elle. Demain, nous la porterons, sans la réveiller, dans un jardin plein d’ombre, où elle sera bien tranquille, sous des arbres toujours verts. »