Rêveries d’après guerre sur des thèmes anciens/06

Rêveries d’après guerre sur des thèmes anciens
Revue des Deux Mondes6e période, tome 47 (p. 101-134).
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RÊVERIES D’APRÈS GUERRE
SUR
DES THÈMES ANCIENS

VI. [1]
LE PARADIS DES VOYAGEURS

Si grande que soit l’indulgence attendrie avec laquelle on considère les choses du passé, on outrerait le paradoxe à soutenir que la façon dont nos pères voyageaient était préférable à la nôtre, et on atteindrait le ridicule en préconisant le retour aux moyens de locomotion dont ils disposaient. S’ils en avaient eu le choix, ils auraient abandonné la Turgotine ou le coche d’eau et pris l’express. Il ne s’agit donc pas de dénigrer témérairement et de parti pris la prodigieuse modification apportée par la multiplicité des « voies rapides » ; mais il n’est pas interdit d’exprimer un regret platonique : lenteur, fatigues, chevaux étiques, postes mal pourvues, pas dangereux, postillons indociles, voitures versées, auberges pleines, tant de difficultés, de retards et d’embarras seraient sans charmes pour nos gens d’à présent, et peut-être bien nos pères eux-mêmes trouvaient-ils à ces inconvénients moins d’attraits que nous ne nous plaisons à l’imaginer.

Cette manière de courir les routes présentait du moins un agrément prééminent qui nous est inconnu : celui de la diversité et de l’imprévu. Le spectacle se renouvelait à toute minute : « on avait le temps de voir le pays, de remarquer les mœurs et les costumes, bien plus variés que ceux d’aujourd’hui[2]. » A peine descendus du paquebot, les Anglais, au temps de Louis XVI, sont étonnés d’être tout à coup « dépaysés » et de découvrir un monde nouveau, peu d’heures après avoir quitté leur ile : l’un d’eux s’extasie « du coup d’œil qu’offre la place du marché, à Calais, avec ses femmes aux corsages singulièrement fastueux, aux bonnets a grandes ailes, portant presque toutes des chaînes, des colliers, des croix d’or, et, toutes, même les enfants et les vieilles, des pendants d’oreilles[3]. A l’hôtel Dessin, gloire de la ville, les servantes « uniformément mises à la dernière mode, ont toutes le bonnet à barbes flottantes et de longues boucles d’oreilles[4]. » Le colonel Thornton admire, à Dieppe, les corsages bleus ou rouges que portent les femmes, leurs sabots couverts de peau de mouton et surtout leurs bonnets normands qui « par le luxe de leurs dentelles vaudraient de soixante à cent louis[5] ; » à Bolbec, Sir John Carr est ravi d’un déjeuner « servi par des bonnes en costume cauchois complet » ; à Rouen l’hôtesse chargée, elle aussi, d’énormes boucles d’oreilles qui paraissent être un emblème corporatif, « est habillée à la grecque. » A Béziers, Mme Cradock note que, « suivant la coutume du pays, toutes les servantes de l’auberge sont nu-pieds ; la maîtresse du logis seule est chaussée[6]. »

Si l’on a la chance de traverser une ville au jour d’une fête, tout enchante, tout surprend, tout est pittoresque et « local, » cavalcade ou procession, commémoration de quelque fait d’histoire ou de quelque miracle des vieux âges : rien ne ressemble à ce qu’on verrait ailleurs. Il y a le Graouli à Metz, la Tarasque à Tarascon ; chaque bourgade, presque chaque village a sa « réjouissance » annuelle, prétexte à dévotions et à bombances dont prennent leur part les étrangers de passage, fêtes pour les vendanges, fêtes pour les moissons, fêtes patronales des abbayes somptueuses qui, à cette occasion, ouvrent toutes grandes leurs portes, visite des Trésors, exposition des reliquaires, toutes causes d’énormes afflux de pèlerins et de curieux. A Fère-Champenoise, les touristes nancéiens assistent, d’une fenêtre du Lion d’or, « où ils sont bien régalés et à bon compte, à une fête solennelle pour l’anniversaire d’un incendie qui avait jadis consumé presque entièrement le bourg[7]. » A Agen, la foire de Juin s’ouvre par une grande procession de la magistrature, proclamant l’ouverture de la fête à tous les carrefours ; durant quinze jours « on vit en plein air, on chante, on danse sous trois avenues d’ormes superbes. » A Bordeaux, il y a la Saint-Jean, date où toute la ville s’éclaire de feux de joie ; les quais, les rues, les promenades s’emplissent d’une foule en habits de gala ; tous, même les mendiants, tiennent un bouquet, des fleurs, ou des croix de feuillage à la main, talismans contre le mauvais sort : on enflamme des barils de goudron sur lesquels, aussitôt qu’on y a mis le feu, les gens du peuple se bousculent pour tracer un signe de croix ; puis on lance ces brûlots à la rivière, au bruit du canon, des coups de fusil, des fusées, des pétards, de la musique, des cris de joie : ces incendies mouvants, descendant le courant, illuminent le fleuve et les navires en rade, « spectacle rare et magnifique[8]. » A Toulouse, la Fête-Dieu se prolonge durant huit jours ; « toutes les maisons de la ville sont ornées de tapisseries, de draps de lit piqués de roses, de toiles tendues ou froncées, de soies unies ou à fleurs : » d’une extrémité à l’autre, les plus longues avenues sont bordées d’arcades en branchages « enguirlandées de fleurs, de rubans de soie, d’étoffes de différentes couleurs, de petits drapeaux verts taillés en forme de feuilles de palmier. » On se presse avec recueillement pour assister au passage des Capitouls, en grand costume, la traîne de chacun d’eux portée par quatre ou six pages, magnifiquement habillés ; des prêtres revêtus de chapes « d’une richesse inouïe ; » des petits enfants effeuillant des fleurs : du dais « admirablement brodé » et empanaché, avançant lentement sous les verdures triomphales parmi les fumées de l’encens[9]. La ville regorge d’étrangers : plus une mansarde vacante dans les hôtels ; les tables d’hôte sont « composées de la meilleure société » et chacun, en l’honneur de la fête, revêt ses plus beaux habits. Mme Cradock voit, à la table du Griffon d’or, une auberge modeste, « des toilettes flamboyantes, en étoffes tissées d’or et d’argent, » et une élégance, des façons, une politesse qui dépassent tout ce qui l’a, en ce genre, le plus frappée à Paris.

Hélas ! A lire ces choses, on songe à nos mornes fêtes de sous-préfectures, dont l’invariable attraction est une manœuvre du corps des pompiers, sans que personne ait encore pu discerner en quoi le déroulement de longs tuyaux peut contribuer à la joie populaire : si la cérémonie est d’importance, il y a une tribune drapée de velours rouge, — partout semblable, — et un député, — toujours le même, — et l’horrible bousculade devant des baraques, rebut de Neuilly ou du Trône, dans l’épouvantable odeur des fritures foraines, mêlée aux gaz asphyxiants des flammes d’acétylène, et le tonitruant fracas des orchestrions munichois à vapeur qui sifflent, hurlent, beuglent, rugissent de tous leurs tuyaux frémissants. Le touriste, égaré à la recherche du pittoresque, fuit ces banalités bruyantes et empestées, gagne en quatrième vitesse quelque lieu plus tranquille où il sait trouver, non l’auberge villageoise propre et plantureuse qu’il désespère de rencontrer, mais le Palace, ou soi-disant tel, où le poursuivra le « déjà vu » : le portier solennel à redingote et casquette allemandes, le chasseur à veste rouge et à toque anglaise, le « serveur » en habit, la porte de glaces tournantes, la salle à manger style Foyer de l’Opéra, la petite table à abat-jour rose, le couvert dressé comme partout, les mêmes nappages, les mêmes porcelaines, les mêmes cristaux, le même dîner qu’ailleurs, et des convives épars, silencieux, ayant si peu de choses à se dire et d’impressions à échanger que, le plus souvent, un orchestre joue, sans répit, dans un coin de la salle, pour les retenir à table jusqu’à l’entremets, écrasés sous le poids de leurs déceptions de voyageurs, découragés de tant rouler pour ne rien voir que ce qu’ils ont chez eux sans peine et à meilleur compte. Nos pères ont fait un beau rêve et un grand effort : chacun peut, de nos jours, pour la même somme d’argent, s’offrir le même bien-être et la même jouissance étiquetés suivant le tarif. Mais s’ils ont cru, par-là, conquérir l’égalité, ils se sont grandement leurrés : c’est l’uniformité qu’ils nous ont léguée, et, dans le seul vers qui survive de son œuvre, Lamotte, un de nos poètes les plus oubliés, assure que c’est d’elle que naquit l’ennui, mal terrible, épouvantail du Français en particulier, désespoir des voyageurs en général. C’est peut-être pour cela que tant de gens, rencontrés sur les quais des gares ou dans le salon d’un Terminus, vous ont des mines tristes de naufragés et semblent avoir oublié, comme le recommandait Töpffer, « d’emporter le plaisir avec soi pour être sûr de le trouver partout. »

L’ancienne France n’était point banale : ses charmes étaient bien à elle et l’idée n’y serait venue à personne de copier ce qui se faisait autre part, fut-ce en mieux. A quoi bon ? Son prestige ensorcelait si bien le monde que tout, en elle, était déclaré délectable ; l’Europe entière, asservie par ses grâces, proclamait sa pacifique hégémonie. Quant au Français, il jugeait très équitable cette adulation ; on l’eût bien fait rire en insinuant qu’il ne la méritait pas et on l’eût indigné en essayant de lui persuader que d’autres nations égalaient la sienne et que celle-ci aurait avantage à se modeler sur les étrangers. Depuis qu’il a entrepris de se gouverner lui-même, il a essayé de tant de régimes, acclamé un si grand nombre de favoris, et connu en ce genre tant de déceptions que, peut-être, n’a-t-il plus en la compétence des maîtres qu’il se donne cette foi robuste propice aux convictions inébranlables, sachant, par de trop fréquentes expériences, que l’élu d’aujourd’hui sera demain discrédité, et jugeant d’ailleurs inutile de bâtir un temple durable à une idole qui n’en a que pour quelques jours, — ou quelques mois, — de vogue. Ce sentiment de l’éphémère est peut-être ce qui nous sépare le plus de nos ancêtres : ils avaient, comme nous, des engouements et leur mobilité de goûts n’était point sensiblement inférieure à la nôtre ; mais tous partageaient une croyance si forte et si profondément affermie que, en dépit des discoureurs et des philosophes, elle retarda d’un demi-siècle les révolutions, contraintes d’abord de lutter contre elle et de l’extirper avant d’entreprendre leur œuvre de renouvellement. Cette croyance était la persuasion intime, atavique, traditionnelle, naïve, si l’on veut, mais touchante et singulièrement féconde, que rien n’était plus beau, plus parfait, plus envié des autres peuples que le gouvernement du roi de France. « Le plus grand avantage de la royauté, a dit Sénèque, c’est que les peuples sont obligés, non seulement de souffrir, mais de louer les actions de leur maître. » Jusqu’au plus humble des paysans, tout Français s’estimait heureux et se montrait fier « d’appartenir » à un tel souverain ; on se plaignait des abus, des ministres maladroits, des fermiers généraux trop rapaces, on ne discutait jamais le Roi : sa personne était sacrée, son nom respecté comme celui d’un père, parfois mal servi, toujours vénérable. Mercier, qui fronde assez souvent et se plaît à des « bougonneries » de paysan du Danube, remarque que « dans le langage du petit peuple, à la Royale signifie bon, excellent, excellentissime, parce que nul n’imagine et ne suppose que le médiocre, en quelque genre que ce soit, puisse avoir la témérité d’approcher de la Cour. « On dit Bœuf à la Royale, gâteaux à la Royale, décrotteur à la Royale, entendant par-là que telle est la marque suprême, la perfection en tout genre et que rien ne peut être supérieur »[10].

On comprend comment il n’est pas un Français dont le rêve ne soit d’approcher, au moins une fois en sa vie, le monarque chéri auquel le pays doit son bonheur et sa gloire et de connaître le palais fabuleux où vit Sa Majesté. Les Parisiens ne s’éloignent pas volontiers de leur ville : c’est parce qu’ils sont en camaraderie avec leur souverain. Ils vont fréquemment à Versailles ; ils auraient beau parcourir toute la terre, ils ne verraient rien de comparable à ce qu’ils ont là ; rien qui parle davantage à leur sensibilité, à leur goût, à leur orgueil de bons Français. C’est pourquoi les provinciaux qui entreprennent le voyage de Paris placent tous au premier rang des attractions dont ils sont friands, une visite au Château royal et plus encore l’espoir de considérer à loisir le souverain et sa famille. Je crois qu’on chercherait en vain un mémento de voyageur, — à quelque rang qu’appartienne son auteur, — où ne soit consigné comme l’obligation la plus pressante, le désir de contempler ce roi qu’on n’abordera pas, auquel, certes, on n’adressera pas la parole, mais dont on emportera pieusement l’image au cœur, comme celle d’un parent auguste auquel mille liens attachent et dont l’aspect seul est une cause de fierté et de joie.


Nous avons laissé M. de Kerpoisson, M. de Rouaud et leurs compagnes au relais de Trappes, à la porte du grand parc de Versailles. Ils sont bien fatigués, cahotés depuis quatorze jours, désireux d’entrer dans Paris où ils comptent se reposer enfin. Mais on leur annonce que le Roi va passer, allant à Saint-Hubert, rendez-vous de la chasse du jour. Aussitôt tout est oublié : « Le désir de voir ce monarque, le premier de l’Europe et notre souverain bienfaisant, nous arrêta jusqu’à onze heures… » Le Roi ne parait pas ; les voyageurs se décident à pousser jusqu’à Versailles, dans l’espoir de croiser sur la grande route le cortège royal : ils arrivent au château sans l’avoir rencontré, et apprennent là que Sa Majesté n’est pas encore sortie de ses appartements. Plus d’affaires, les Bretons se font descendre à la grille et, gagnant du terrain parmi les gardes françaises et les Gent-Suisses alignés dans la cour, ils se faufilent jusqu’au carrosse « dont, » note dans sa dévotion admirative M. de Rouaud, « le détail est inutile à rapporter quand on sait que c’est celui du Roi. » L’attente des provinciaux ne fut pas déçue : avec une émotion dont l’expression nous touche par son ingénuité, le narrateur ajoute : « Nous eûmes la satisfaction de voir le monarque monter en voiture. » Et seulement alors les Guérandais regagnent la leur et poursuivent leur chemin.

Ils reviendront à Versailles au cours de leur séjour, et consacreront à la visite du château et du parc deux journées : un Suisse les conduit dans tous les appartements ; mais ce ne sont peint ces splendeurs qui les attirent, car ils ne leur accordent pas une ligne : ce qui les retient et les émeut, c’est de voir passer, à midi, le Roi se rendant à la messe. « Il était accompagné de Monsieur, de ses aumôniers et de différents seigneurs… Il causait familièrement avec M. de Coigny. » Les voilà suivant le cortège, entrant dans la chapelle et prenant place dans une galerie « d’où ils peuvent jouir pendant tout l’office de la vue de Sa Majesté. » Ils reviennent à la galerie pour revoir le bon Roi lorsqu’il rentrera chez lui ; ils y restent, afin d’apercevoir Madame, Mme la comtesse d’Artois et Mme Adélaïde gagnant, à leur tour, la chapelle ; puis, à une heure et demie, ils assistent au dîner du Roi et de la Reine, remarquant que Louis XVI « a faiblement mangé, » Marie-Antoinette « point du tout ; » mais ils ne s’en inquiètent pas, sachant que « la famille, » après le repas d’étiquette en public, se retire chez Madame pour y dîner sérieusement. « La famille… » ce terme vient naturellement sous la plume du gentilhomme breton : il sent manifestement qu’une sorte de parenté morale l’unit à ses princes et qu’il n’est pas un étranger chez eux. La visite des jardins le réclame, mais sa curiosité de ces merveilles fameuses est moindre que son intérêt pour « la famille. » Il veut la connaître tout entière ; il rentre dans la galerie où on lui montre M. le duc de Chartres avec quantité d’autres seigneurs, cordons bleus, rouges, verts, noirs, « dont on ne paraissait faire aucun cas, la présence de Sa Majesté attirant et méritant tous les regards. » Il court ensuite à Trianon : ce qui l’y charme, c’est « la satisfaction d’y rencontrer Madame Royale, âgée de trois ans, qu’on y promène ; » enfin, bonheur suprême, il aperçoit aussi Monseigneur le Dauphin, qui a neuf mois et que « les dames qui prennent soin de lui tenaient à la fenêtre d’un des appartements. » La joie du bon Rouaud est d’autant plus complète qu’il juge que « les enfants » ont bonne mine : « ils portent sur une très jolie figure les caractères de la majesté royale. » — A neuf mois ! — « C’est-il ça de l’amour ? » aurait dit Figaro[11].

N’imaginons pas, dans notre scepticisme, que ce gentilhomme guérandais est flatté de se trouver à la cour et que la vanité du hobereau, au frôlement de ces grands personnages, est cause de son enthousiasme. Ne croyons pas davantage à de la simple curiosité. Pas un mot, dans son récit, qui ne soit inspiré par un sentiment très tendre et, pour employer son mot, très « familial ; » pas une tentative de description des Salons, de la Chapelle, des Bosquets, des Bassins, de la Terrasse superbe, du Grand Canal ; rien que le contentement intime et presque religieux d’approcher cette royauté dont la grandeur est si étroitement mêlée à celle du pays et dont l’histoire se confond avec son histoire. La curiosité, nous la trouverons dans les relations des étrangers qui, eux aussi, viennent à Versailles et noient également ces passages du Roi dans la galerie, ce mouvement continuel de la cour, les rapportent en simples badauds, sans l’émotion pieuse qui étreint le provincial en présence de ces princes au bonheur et à la prospérité desquels son sort est attaché.

La même impression se retrouve chez tous nos compatriotes accomplissant le même pèlerinage et dont l’adoration ne peut être suspecte, demeurant absolument désintéressée. Les étudiants nancéiens dont il a déjà été fait mention, visitant, vers la même époque, les jardins du Petit Trianon, avisent, au détour d’une allée, la Reine se promenant seule, vêtue d’une simple robe de linon et coiffée d’un bonnet de dentelle. Leur guide les pousse en hâte dans la laiterie où ils restent, le cœur battant, comme en extase : « Notre Reine passa tout près du lieu où nous étions et nous eûmes tous trois comme un désir de fléchir le genou au moment où elle passait, nous sentant partagés entre l’espérance d’être aperçus et la crainte d’être surpris[12]. »

Si l’on s’étonne de la facilité avec laquelle tous ces inconnus pénètrent et se promènent dans le palais des Rois, il n’est pas inutile d’insister à nouveau sur cette liberté qui est peut-être de tous les traits de mœurs de cette époque lointaine, celui qui nous surprend le plus et déconcerte davantage l’image de la Cour telle que l’ont déformée nos légendes et nos préjugés démocratiques. Le Roi ne s’appartient pas : il sait que sa personne est, en quelque sorte, un drapeau, un emblème de ralliement, et tous ses sujets ont des droits sur elle. Les portes de Versailles sont ouvertes à tous ; la résidence royale est le domaine de tous les Français : on y entre sans formalités, sans permission, comme en une église. La Galerie, centre du château, et qu’on ne peut atteindre sans traverser les grands appartements, est, aux jours de fête, remplie « d’une foule de monde de chaque état, chacun étant admis : tous les rangs sont confondus, » écrit un provincial[13]. Il n’est point d’appartement privé, point de cabinet même qui ne s’ouvre devant la requête d’un visiteur ; mais ce qui étonnera plus encore, c’est que le premier venu se mêle à l’intimité de la Cour. Un certain « faiseur de bas » d’Avignon, Martin, est venu à Paris en touriste. Voilà notre homme à Versailles ; on est au milieu d’août 1789, c’est dire que la Révolution montre déjà ses griffes ; la Bastille est prise depuis plus d’un mois ; le comte d’Artois a passé la frontière ; les meneurs excitent le peuple et le poussent à la bataille : certaines précautions seraient justifiées et la prudence exigerait quelques restrictions au libre accès des appartements du château. Eh ! non ; rien n’est modifié dans la demeure royale : le faiseur de bas y circule comme chez lui. Sur la terrasse il voit le Dauphin et sa sœur, « dans l’endroit carré où il y a une balustrade. » Martin s’y promène une partie de la soirée, puis il monte aux appartements, « car le jeu de la Reine est commencé. » Un valet de chambre du Roi, M. Diet, à qui l’Avignonnais remet un mot d’un de ses compatriotes, lui détaille les splendeurs du local : c’est la chambre à coucher de la Reine : « le lit et les autres meubles sont vraiment dignes d’un roi ; sur la table, il y a un vase d’or massif qui a coûté cent mille écus ; à côté de la cheminée, un meuble appelé corbeille, en nacre et bronze d’un prix immense et d’une sculpture fine ; sur la cheminée une agate de six pouces de diamètre[14], ovale, avec un lézard, le corps gris, partie du col et de la tête blanc et le bout de la queue en or de quatre lignes : on estime cette pièce plus que le vase d’or massif ; on la regarde sans prix par l’impossibilité morale d’en trouver une autre qui pût en approcher. » Martin pénètre, sans être accompagné du valet de chambre, dans le salon de jeu (le salon de la Paix) ; personne ne s’informe ni de son nom ni du motif qui l’amène là, et sa description vaut d’être citée textuellement, car c’est un document d’une précision photographique ; je le crois, d’ailleurs, peu connu : « La Reine avait à son côté droit Monsieur et huit dames assises autour d’une table ronde : on jouait au loto-dauphin ; Monsieur payait ; Mme Elisabeth faisait une partie de cartes avec trois dames dans un coin du salon, près de la fenêtre. La Reine avait une robe d’indienne ou de toile des Indes parsemée de fleurs ou peintes ou brodées ; les dames étaient en noir. Quantité de seigneurs regardaient jouer. La Reine parlait de temps en temps à différentes personnes qui paraissaient très contentes et qui recherchaient ce moment avec avidité. La Reine regardait tout le monde avec cette assurance qu’on lui connait et, de temps à autre, elle fronçait ses sourcils. J’en fus regardé ; mais je détournai les yeux comme on me l’avait recommandé. Je la regardais aussi souvent qu’il me fut possible. Elle a la figure belle mais très hautaine ; elle a la main divine. Nous restâmes plus d’une demi-heure. » De là Martin, sans avoir soupé, va dormir à l’auberge où il a retenu, pour lui et ses deux compagnons Vinay et Gaucher, une chambre à trois lits ; le lendemain, il se fait montrer les appartements privés du Roi pendant que celui-ci est à la chasse : il touche « le chapeau, l’habit simple, les bas, la chemise qu’on préparait pour Sa Majesté à son retour[15]… » Notez que l’ouvrier avignonnais n’est point du tout un fervent de la monarchie ; il a la tête chaude, se dit démocrate et relate avec un sang-froid approbateur les pendaisons de Foulon et de Bertier et le dépeçage de leurs corps[16]. Mais comme il vient de loin et qu’il veut tout voir, il ne prend pas le soin de classer ses impressions : il se réjouit, avec autant de sincérité, d’assister aux discussions de l’Assemblée sur la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme, qu’il s’émeut, le même jour, au diner de son ami Dumignan, d’entendre, au début du repas, l’amphitryon, son fils et ses trois filles entonner le Benedicite à cinq voix ; et c’est pourquoi, après avoir recueilli dans son Journal les plus ordurières injures contre la Reine, il va, suivant la coutume, en bon Français, rendre ses devoirs à la majesté royale et toucher, comme un fétiche, la chemise et les bas du souverain.


Ces traditionnelles dévotions accomplies, sur quoi se fixait la curiosité de nos ancêtres lorsqu’ils étaient en voyage ? Quels objets retenaient leur attention ? En ces points encore, ils différaient sensiblement de nous : on a constaté que la mer et les aspects montagneux restaient pour eux sans séductions ; ils préféraient les routes bien plates et bien droites aux défilés les plus sauvages et aux pics les plus sourcilleux. Ils marquaient également un certain dédain pour les « vieilleries » et le disparate. Si les monuments de la domination romaine, surtout lorsqu’ils étaient « interprétés » par un Hubert Robert, charmaient leurs souvenirs classiques, ceux du moyen âge leur paraissaient barbares ; ils ne se seraient pas détournés de leur chemin pour contempler une cathédrale gothique, demeuraient indifférents en présence d’une ruine des temps féodaux et n’appréciaient, en réalité, que le neuf et le régulier. Il a fallu que les poètes romantiques imposassent le culte des crédences, des bahuts, des dressoirs, des vieilles faïences, des encorbellements et des poivrières, pour que se propageât parmi le public moutonnier un goût si général et si avide que vingt mille marchands de prétendues curiosités et cinq cents fabriques toujours en action ne parviennent plus à le satisfaire. N’y aurait-il pas dans cette tendresse furieuse pour « l’ancien, » dans cet engouement à vrai dire psychologiquement inexplicable pour tous les styles éclos avant la Révolution, à l’exclusion de ceux qui apparurent après elle, une sorte d’amende honorable, de remords inconscient, peut-être, provoqué par la vague intuition de tout ce que, dans cette grande convulsion sociale, la France a saccagé, profané et détruit de merveilles, de raretés et de richesses ? Ne serait-ce point, non des bibelots, mais des reliques que nous tentons de recueillir, et ces épaves, ne les recherchons-nous pas avec tant de piété parce qu’elles nous parlent à l’esprit et aux yeux d’un temps que notre atavique bon sens, — malgré les calomnies et les dénigrements systématiques, — nous montre grand, glorieux et purement français ? Ce dont sont friands les touristes d’aujourd’hui, c’est d’anciennes villes à rues étroites, à pignons penchés, à toits de tuiles, de masures à pans de bois nichées entre les contreforts d’une vieille église, de tours lézardées, de remparts embroussaillés, de tout le tohu-bohu croulant de jadis. Il se dégage de ces choses une mélancolie qui ressemble à un repentir. Avant 1789, les Français ignoraient cette impression ; ils aimaient tout ce qui datait de leur temps et se conformait à leur mode : un philosophe morose en pourrait conclure qu’ils avaient la sécurité du présent, la confiance en l’avenir, tandis que nous nous cramponnons désespérément au passé.

Toujours est-il que l’on peut citer maint exemple de leur insensibilité archéologique. Blois, qui nous ravit, parait, à un touriste de 1782, être « une ville vieille, mal bâtie, sans commerce, n’offrant rien d’intéressant. Le fameux château est dans le goût gothique et les décorations de l’intérieur sont du même style que l’architecture du dehors[17]. » Notre-Dame de Paris ne mérite pas une description, même sommaire : « Le portique est décoré par des colonnes à différents étages qui s’élèvent très haut : le corps de l’église est très leste en dedans… » — A la cathédrale de Chartres, ce qui frappe davantage le visiteur, c’est que « dans l’église et au milieu est un rond figuré sur lequel marchant on fait une lieue[18], » et à celle de Tours « une horloge d’un travail très compliqué… quand l’heure sonne, une cavalerie vient faire un tour et deux anges frappent sur le timbre[19]. » En revanche, le voyageur s’étend, avec une complaisance extasiée, sur le pavillon de Mme Du Barry à Louveciennes ; il admire sans réserve Bagatelle, l’Ecole militaire, les châteaux de Chanteloup et de Ménars. Ce touriste n’est pas un sot, il voit avec les yeux de tous ses contemporains : le gothique les déroute et ne les émeut pas. Même quand, manifestement stimulés par l’enthousiasme intéressé des bedeaux, ils s’efforcent d’admirer quelque monument du moyen âge, il est évident que cela leur parait bien « démodé. » Les vieux logis ne les retiennent pas davantage : « Ce qui est à noter, à Rouen, consignent les Lorrains, c’est que les maisons sont beaucoup plus étroites par le bas que par le haut : chaque étage avance au-dessus de celui qui le précède, de sorte que les toitures se touchent presque et, en marchant contre les murailles, on est toujours à l’abri de la pluie. Les connaissances doivent se faire facilement, car il n’est guère possible d’être chez soi quand la maison d’en face est aussi rapprochée ; nous nous laissons conter que les amoureux pénètrent chez leurs belles par ce moyen : les signes de vis-à-vis s’échangent d’abord, puis les paroles et enfin le reste[20]. » Pourtant, ils reconnaissent que la façade du Palais de Justice est « très noble » et rendent hommage aux dimensions des églises.

Les étrangers ne sont pas plus touchés par ce genre de pittoresque. Le docteur Rigby dit d’Avignon : « Tout ce qu’on y peut remarquer, c’est que les rues sont très étroites et sales par suite des habitudes malpropres des habitants. » Du palais des papes, de l’enceinte fameuse, du pont légendaire, pas un mot. Cependant celui-là est, par goût, un précurseur du romantisme : il y a des ruines qu’il juge « magnifiques[21] » et des sites qu’il admire au passage, sensations très rares chez les voyageurs du XVIIIe siècle. Presque tous passent sans s’attarder devant les plus beaux paysages ; ils ne louent dans les villes que les rues neuves et les constructions récentes, parlent avec horreur des vieux quartiers et de leurs masures, « dont l’aspect ne prendra de la valeur pour l’œil que lorsque leur nombre ira diminuant[22] » L’un des compatriotes de Rigby, parcourant la France pour son plaisir, traverse Amiens sans voir la cathédrale, dont il n’ignore pas l’existence, puisqu’il note : « on dit que c’est un des plus beaux monuments gothiques qu’il y ait en Europe ; » il s’intéresse bien davantage à « une halle au blé que l’on construit dans cette ville sur un plan somptueux et très étendu. » Quand, un demi-siècle plus tard, Victor Hugo passera par Cologne, il décrira la cathédrale durant cinquante pages, ne faisant grâce au lecteur ni d’un clocheton ni d’une ogive. Il est donc avéré qu’un déplacement s’est produit, à la suite du 1830 littéraire, dans les appréciations et les préférences des amateurs ; il s’est notablement accentué depuis lors : avis aux villes et bourgades de France qui, ayant l’heureuse fortune de posséder encore quelque mur d’enceinte ou quelque donjon de château fort, s’évertuent à niveler ces vestiges de leur passé pour créer des boulevards attendrissants de mesquinerie et dont l’aspect désolant met le touriste en fuite. Qu’elles conservent leurs toits de tuiles, voire de chaume, leurs tours, leur cloître déjeté, leur pont de guingois ; qu’elles ne livrent pas leur église à un maçon et sauvegardent pieusement le peu qui subsiste du trésor de pierres qu’avaient accumulé nos pères. Ceux-ci n’en comprenaient pas la valeur lorsqu’il était intact ; depuis que nous l’avons inconsidérément dilapidé, ses parcelles devront nous être d’autant plus précieuses que les Barbares se seront acharnés contre cet héritage en lequel leur haine sent palpiter ce qui survit de l’âme de la vieille France, objet de leur convoitise et de leur jalousie rancunière.


S’ils étaient réfractaires à la beauté des cathédrales et au charme des pignons à tourelles, nos ancêtres marquaient, en revanche, une inclination prononcée pour les jolies femmes et les aventures galantes. Au vrai, c’est une tendance qui ne s’est guère modifiée depuis l’Eden, et quoique la matière soit délicate, quoique les indiscrétions laissées par les voyageurs venus à Paris pour « prendre l’air de la grande ville » demeurent sur ce point très laconiques, on perdrait trop à n’y point glaner de quoi esquisser, non point la physionomie du monde où se rencontraient les bonnes fortunes sans lendemain, mais les impressions produites par le contact passager de cette société légère sur les nouveaux débarqués, frais émoulus de leur vertueuse province. Nous garderons ici pour guides les trois compagnons de route auxquels nous avons emboîté le pas : le hobereau guérandais, l’étudiant de Nancy et le faiseur de bas d’Avignon ; en suivant au pays du Tendre ce noble breton, ce jeune bourgeois lorrain et cet artisan provençal, nous discernerons sous trois aspects divers les plaisirs qu’offrait la capitale à ses hôtes de passage. Mais il faut, auparavant, exposer le cas lamentable d’un Anglais dont le nom n’est point venu jusqu’à nous, celui-là même qui, en 1788, passe par Amiens sans se détourner pour honorer d’un regard la cathédrale. Cet insulaire, qui parait être un clergyman, se montre, dès Calais, sévère pour notre pays : tout lui parait mesquin et désordonné ; sa rigidité prend ombrage des costumes seyants de nos villageoises, son libre examen s’offusque de « l’ignorance systématique » et de la grossière superstition dans lesquelles croupissent les Français : il est révolté du sans-gêne de nos postillons, choqué de l’incorrection orthographique de nos enseignes et indigné du prix, — six sous, — qu’une bonne femme d’Ecouen lui fait payer une assiette de pommes, « exemple des exactions auxquelles doit s’attendre le voyageur ! » Il juge les jardins de Chantilly « trop réguliers et compassés » et déclare que « l’eau n’y est pas assez largement répandue ; » il trouve nos rues boueuses, nos comédiens burlesques et nos femmes sans modestie. Paris se devait de prendre une revanche malicieuse de la morosité d’un si atrabilaire visiteur.)

Il faut dire que l’un des grands étonnements des étrangers en arrivant chez nous était la liberté accordée aux femmes et de les voir sortir seules, causer et se promener familièrement avec les hommes. Notre Anglais s’en montre choqué, certes ; mais il est prémuni contre tout péril par le tendre souvenir d’une épouse adorée, restée en Angleterre. Pour être certain de ne pas l’oublier, il avait même gravé sur la boiserie du garni qu’il avait loué rue de Richelieu, ce vœu solennel de fidélité : « En Angleterre, en France, en quelque lieu que je porte mes pas, les chers désirs de mon cœur sont demeurés dans ma maison… Au milieu du bruit d’une ville tumultueuse, mes pensées sont fixées sur toi, mon épouse charmante… » Par malheur, étant allé passer la soirée au Palais-Royal, ce mari modèle pénétra au théâtre des Variétés amusantes où l’on jouait Jérôme Pointu, puis une féerie dont il avoue n’avoir pas suivi l’intrigue, car un « objet plus intéressant attirait son attention. » « Dans la loge voisine, une dame était assise qui fit sur mon cœur une impression que je n’avais pas ressentie depuis longtemps : elle était divinement belle. Sa physionomie exprimait une animation douce et délicieuse ; les yeux montraient que son âme était aussi aimable que ses formes étaient charmantes. » L’Anglais engagea la conversation avec sa séduisante voisine, laquelle, sans morgue aucune, fit preuve « d’un esprit remarquablement cultivé et d’une intelligence puissante et nette. » Elle ne fit point mystère de sa situation ni de son âge : elle comptait vingt-quatre ans, et avait été mariée, très jeune, « à un monsieur qui se trouvait pour le moment à Saint-Domingue. » Le lendemain l’Anglais adressait à la dame des vers, ce qui était un peu naïf :

Votre image en tous lieux sans cesse me poursuit…


Ce fut le prélude « d’une active correspondance, » bien superflue apparemment, et d’une liaison qui parait avoir exercé un très salutaire effet sur l’hypocondrie du voyageur. Il se donnait comme excuse que, « se trouvant dans un pays catholique romain, on y doit honorer les anges devant leur image, » et, s’adressant à sa chère épouse, il l’assure qu’elle ne peut être blessée de ce qu’il ait été frappé « de trouver chez une autre femme la beauté et les vertus dont elle-même est ornée. » Il proteste qu’il lui garde son affection tout entière : la boiserie de son garni de la rue de Richelieu n’est-elle point là pour en témoigner ? Là-dessus s’arrête brusquement le manuscrit de l’Anglais anonyme : on ne saura jamais comment prit fin son voyage ni ce qu’il advint de la dame vertueuse qui allait, seule, passer ses soirées au théâtre du Palais-Royal, en attendant que son mari revint de Saint-Domingue[23].

Nos provinciaux, tout de même, montraient moins d’ingénuité. En quittant Guérande, M. de Rouaud, on s’en souvient peut-être, avait mis dans ses projets de s’initier aux délices du paradis parisien : Mme de Rouaud méditait d’acheter une toilette et de consulter un médecin. Dès l’arrivée elle s’appliqua à réaliser ces deux rêves, s’occupant « d’emplettes de goût, » pour son installation, et essayant des chapeaux mirobolants. Le médecin, « un petit homme de grande réputation, » diagnostiqua que « c’était nerveux » et ne conseilla rien d’autre que « de la gaîté, des bains tièdes et de l’exercice. » La résolution qu’avait prise M. de Rouaud réclamait plus de prudence : il se rendit, d’abord, pour voir, à la Foire Saint-Laurent. Émerveillé de la Redoute chinoise, il remarqua que la plus excellente société y était confondue avec la moins bonne ; tout se passait le plus décemment et le plus simplement ; les femmes honnêtes ne paraissaient pas du tout souffrir du voisinage des autres : il constate aussi que celles-ci, « reconnaissables à leur toilette et à leur élégance, » étaient familièrement accostées par les hommes « qui les quittaient sans conséquence ; » on lui en montra une qui était riche « de plus de vingt mille livres de rente » et une autre qui, « en quatre mois, avait mangé deux cent mille écus. » Ainsi documenté, après huit jours de boulevard, il se lança courageusement dans l’incartade, sous prétexte d’un pèlerinage à Nanterre, et son journal mentionne cet exploit : « J’ai dîné à Chatou chez une jolie femme dont j’ignore le nom comme la naissance. » Dans l’après-midi, il va visiter la machine de Marly et le pavillon de Louveciennes, contemple avec ferveur, dans le vestibule de Mme Du Barry, la Vénus d’AIIegrain, et note que « quarante des plus jolies femmes de Paris ont servi de modèle au sculpteur pour réunir dans cette œuvre les plus parfaites proportions du corps. » Puis, il ajoute : « Je n’ai quitté ce temple de la Volupté que pour m’aller coucher à Chatou et rejoindre mon aimable hôtesse. » Dès le lendemain, il rentrait à Paris et conduisait Mme de Rouaud au Jardin des Plantes, où il lui fit admirer les minéraux du cabinet d’histoire naturelle.

Ce qui surprend, ce n’est point l’anecdote en elle-même) mais la narration qu’en fait l’heureux Céladon, d’un ton de détachement qui Heure son Richelieu ou son Létorière. L’éditeur de son Journal présume « que M. de Rouaud le rédigea pour s’épargner, quand il fut de retour à Guérande, de recommencer trop souvent le récit de son séjour dans la capitale. » L’état du manuscrit original « semble indiquer qu’il a circulé en de nombreuses mains[24]. » Le trait de mœurs est assez curieux de cet homme d’âge mûr entreprenant, ainsi qu’il l’écrit, le voyage de Paris « dans le dessein de procurer de la satisfaction à sa femme » et qui y relate une aventure dont les lecteurs guérandais, auxquels le récit fût largement communiqué, durent se repaître avec commentaires malicieux et force mines scandalisées.

Le jeune Nancéien Coguel est plus réservé dans ses confidences ; sa relation n’en est pas moins très précieuse : il rapporte comment, à l’heure de la sortie des spectacles, les filles du Palais-Royal, en costume de gala, viennent sous les arcades « exercer le pouvoir de leurs charmes. » Elles déambulent « avec un tel air de décence que l’étranger, qui n’est point au fait de leurs habitudes, leur accorde tous ses respects ; mais, dès que le but de leur promenade est atteint, elles emmènent « leur proie » dans des grottes souterraines où l’on sert des soupers délicieux « tellement chers que, si l’on n’y est attentif, on vide sa bourse sans s’en douter. » Le pudique Lorrain « tire le rideau » sur la suite du tableau ; mais il lui arriva, quelques jours plus tard, de rencontrer dans un café où il s’était réfugié à cause du mauvais temps « une femme fort aimable dont la conversation était aussi variée qu’instructive, car elle connaissait les seigneurs de la Cour et nous raconta sur plusieurs d’entre eux des anecdotes et des particularités intimes qui nous firent apprécier le néant des grandeurs. » Quant au camarade Thiry, il lui advint de lier connaissance avec « une petite bourgeoise fort avenante, rencontre qui lui rapporta, parait-il, quelque agrément, et ne lui coûta qu’une galette et une bouteille de limonade[25]. »

Les distractions galantes du faiseur de bas méritent plus d’attention et nous ouvrent, sur la facilité des relations et la confusion des classes à la fin de l’ancien régime, des aperçus assez déroutants. Cet artisan n’est pas un naïf, quoiqu’il ait complété le récit de son voyage de 1789 par la liste de tous les numéros sortis des tirages de la loterie, à dater du 13 frimaire an VI jusqu’à l’an XIII inclusivement ; il n’est pas illettré, encore que son orthographe soit, paraît-il, des plus personnelles ; sans être artiste, il prétend se connaître en peinture, en dessin et en musique ; il n’est point riche, puisqu’il voyage très économiquement et se prive de souper quand personne ne l’invite ; mais il n’est pas du tout « regardant ; » les affaires sont le dernier de ses soucis et il cherche à jouir, en dépensant le moins possible, des amusements de Paris ; il n’est qu’un ouvrier, mais il fréquente la bourgeoisie et se frotte volontiers à la noblesse ; au résumé, le type du Français de ce temps-là, ami des plaisirs, tenant sa place partout où il va, sans servilité et avec aplomb, sachant sa valeur et se l’exagérant un peu, content de son sort, satisfait de soi-même, enthousiaste des « idées nouvelles » et très respectueux de la tradition.

Ce qui est pour nous difficile à comprendre et nous montre que nous possédons une connaissance fort inexacte et très incomplète de ce qu’était alors la vie parisienne, c’est de voir cet Avignonnais se démener si bien, une fois sur le pavé de Paris, relancer ses compatriotes, s’insinuer de si habile façon que le voilà, au bout de quelques jours, soupant avec des actrices, se prélassant dans la loge de M. de Marbeuf aux Italiens, régalant d’une matelote, — à six livres par tête, — aux Champs-Elysées, dix-neuf amis et amies parmi lesquelles nombre de danseuses, dînant chez le beau-père de M. de Choiseul-Gouffier « avec lequel il fait trois poules au billard, » et promettant dans la banlieue, en fiacre, Mlles Manette et Solange qui chantent dans les petits théâtres. Au lendemain de ces réjouissances intimes, il fait réparer son chapeau « pour ôter la tache d’huile, » opération qui lui coûte 1 livre 4 sols, ou charge un tailleur de « remettre un derrière à son gilet, des manches et des boutons à son habit, — ci : 28 l. 16 sols. » Quand il est seul, il dine d’un pot de vin, — 15 s. — et de 3 sols de pain ; à moins qu’il ne se régale à huis clos. Notons ce singulier repas qu’il prend « dans son appartement » : « Pain, 7 s. vin, 15 s. tourte à la confiture, 1 1. 4 s. bœuf à la braise, 10 s. une bouteille d’huile chimique… » Il veut tout voir, les théâtres, les bals parés, — il achète un domino ! — les faiseurs de tours, l’Assemblée nationale, les grands cafés, les boutiques, la Cour et la Révolution ; il se rembarque enfin dans la guimbarde, ayant au chapeau une belle cocarde tricolore payée 1 1. 4 sols, et aux pieds des cors douloureux pour le traitement desquels il se procure, moyennant 12 sols, « une feuille de papier de Hollande. » Après cinq mois d’absence, dont quatre de séjour à Paris, il rentrait chez lui ayant dépensé, au total, pour sa nourriture, son logement, ses plaisirs, ses fiacres et ses petites danseuses 376 1. 5 sols, — plus 222 livres absorbées par les frais du trajet[26].

Nous n’imaginons pas, on peut en être assuré, avoir tracé en ces quelques lignes d’ébauche un tableau achevé du monde de la galanterie à la fin du XVIIIe siècle, ni même en avoir donné un lointain aperçu ; il nous suffit de discerner seulement pour quelle part la fréquentation en était, par les étrangers et les provinciaux, comptée au nombre des attractions parisiennes. Or, en cela encore, nos anciens paraissent garder une mesure et une modération, juste milieu entre une affectation pudibonde et le dévergondage. Il est aisé de constater que le « plaisir, » au sens particulier du mot, n’entrait dans le programme du voyage que comme une escapade : il n’usurpe rien du temps réservé à des investigations moins badines. Ceux qui recherchent ces rencontres, dont la banalité est suffisamment déguisée pour laisser l’illusion d’exceptionnelles bonnes fortunes, ne bornent pas à ces expériences leur étude de Paris ; ils ne ressemblent en rien à ce type moderne de l’Allemand qui vient ici pour « s’en fourrer jusque-là, » ni à ces observateurs d’Outre-Rhin si souvent débarqués chez nous, bien déterminés à ne voir que les tripots et les guinguettes, et qui s’en vont persuadés que la Babylone moderne est un lieu de perdition, sans même avoir la perspicacité de se rendre compte qu’ils sont pour beaucoup plus de la moitié dans la démoralisation qu’ils nous reprochent.


A en juger par ce qu’ils nous en disent, nos aïeux apportaient donc en leur dissipation une discrétion courtoise. Si la France passait alors pour être l’Olympe des voyageurs dont Paris était l’Empyrée, ils ne devaient point ce renom à la liberté des mœurs et à la facilité des plaisirs à tous prix, mais a toutes les satisfactions qu’y trouvaient le goût, les curiosités intelligentes et la délicatesse de l’esprit. Je ne vois point les voyageurs s’attarder en des endroits mal famés ; certes ils fréquentaient beaucoup au Palais-Royal ; c’était alors « la capitale de la Capitale » ; mais aucun d’eux n’élit domicile en une maison de jeux, comme le fit, en 1814, le Prussien Blücher ; ils visitent assidûment les monuments et les institutions qui sont la gloire du Royaume : la Monnaie des médailles, Sèvres, les Gobelins, la Bibliothèque, — et je ne suis pas bien sûr que ces attractions soient comprises dans l’itinéraire de tous les provinciaux, nos contemporains ; — ils assistent aux leçons de l’École des sourds-muets qu’a fondée l’abbé de l’Epée, — surprenant miracle ! — et ne manquent pas d’aller, et de retourner, aux galeries du Muséum. Soit que l’Industrie s’agrémente pour eux du charme de la nouveauté, soit qu’ils professent pour leur époque une admiration telle que tout leur en semble aimable et attrayant, ils sont très friands des « manufactures, » consacrent de longues heures à celle des glaces au faubourg Saint-Antoine et aux fabriques de papiers peints, innovation en plein succès : on va beaucoup aussi à la raffinerie de sucre de Bercy et, dans le carnet d’impressions, on détaille toutes les opérations auxquelles on a assisté[27] Mme Cradock pousse plus loin la curiosité : elle s’introduit dans une fabrique de cire, afin de se rendre compte des procédés de fabrication des bougies et des chandelles, flairant les chaudrons où bouillonne la graisse de mouton et de sanglier, se penchant sur les bassines où refroidit la nauséabonde mixture[28]. Les usines de treillages en fil de laiton, de produits chimiques, les ateliers de tissage, voire les fabriques de conserves de fruits et de légumes, prodige tout récent d’un savant qui a su « fixer le printemps, » connaissent la même vogue : les Guides les signalent et les recommandent aux amateurs[29]. C’est à penser que tout le monde est studieux et prend intérêt aux « inventions. »

Il est probable que, en aucune époque, fut-ce en notre temps, si actif pourtant et si fiévreusement entreprenant, la France du travail n’a produit un effort comparable à celui des vingt dernières années qui précédèrent la Révolution. Ce règne de Louis XVI que, dans les récits de l’histoire, écrase et efface son terrible dénouement, fut un âge de prospérité laborieuse qui n’a point de similaire. L’ancien ordre de choses s’empressait, avant l’ouragan, d’épanouir ses dernières fleurs ; elles furent les plus charmantes de toutes celles dont s’enjoliva en douze siècles le jardin de la royauté. Le style délicat, né dans les boudoirs de la Dauphine, se mariait si parfaitement à l’élégance et à la simplicité des mœurs, qu’il fut adopté avec ravissement. De grandes villes se renouvelèrent et se parèrent à la nouvelle mode : des témoignages irrécusables dévoilent ce qui dut être alors remué de moellons, taillé de pierres, forgé de ferrures, sculpté de bois. Dans la plupart de nos capitales de province, des rues, des quartiers entiers ont surgi de terre à cette époque : quant au mobilier décoratif, les trente millions de Français, se seraient exclusivement employés à sa fabrication que cela n’expliquerait pas encore le foisonnement de sièges, de fauteuils, de lambris, de consoles, d’appliques et de cadres, aujourd’hui répartis par le monde entier et qui portent l’empreinte, sinon la marque authentique, du temps dont ils se réclament. Soyons prudemment sceptiques et admettons les plus complaisantes proportions de contrefaçons : il n’en reste pas moins que, en ces vingt ans de communications lentes et difficiles, les ouvriers de France surent créer tant de délicieux modèles et propager si activement le goût nouveau que, un siècle et demi après cette éclosion, « le Louis XVI » s’exporte encore par trains et par flottilles jusqu’aux extrémités du globe.

On voyait alors, cheminant sur les routes, les ouvriers d’art, la musette en sautoir contenant les outils et l’album à dessin, le havresac sur l’épaule et le bâton à la main. Menuisiers, décorateurs, tailleurs de pierre, ciseleurs, plâtriers, ébénistes, marbriers, tapissiers, tous devaient, fidèles à une admirable tradition corporative alors à l’apogée de son organisation, terminer leur apprentissage par le Tour de France. Ils allaient à pied, de villes en villages, apprenant autant qu’ils enseignaient, visitant les églises et les châteaux, recueillant ici un croquis d’ornement, là une idée qui leur semblait heureuse ou le conseil d’un vieux praticien local. Remployant à l’occasion, s’offrant à sculpter un lambris, à tailler une tête de Bacchus à la porte d’une cave, à décorer, suivant la mode nouvelle, un salon ou un boudoir, répandant partout où ils passaient des germes d’art et de beauté et récoltant pour leur part ce qu’avaient semé leurs prédécesseurs. Comment vivaient-ils au cours du voyage ? Ils se souciaient peu des gains d’aubaine et ne travaillaient qu’à se perfectionner, sans ambition de salaire et encore moins d’épargne. Le fonctionnement de cette fertile institution des Compagnons du Tour de France est resté longtemps un mystère, — un secret, pour dire mieux : — au cours du XIXe siècle seulement fut révélé l’occulte groupement de ces travailleurs nomades, liés par des engagements et des statuts très anciens et qui trouvaient en chaque ville de notre pays, non seulement aide, protection, avis des spécialistes de leur métier, mais une Mère empressée à réconforter les énergies chancelantes et à remonter les défaillants. Miracle d’organisation, œuvre des siècles, dont l’histoire est trop belle et trop complexe pour n’être qu’effleurée. C’est à l’influence de ces artistes ambulants qu’il faut attribuer la rapide diffusion du gracieux style en faveur à la fin du XVIIIe siècle elle nombre de jolis motifs qu’on retrouve dans les maisons les plus modestes des bourgs les plus écartés : bas-reliefs d’Amours à la Clodion, trumeaux de paysanneries, cadres de glaces délicatement enroulés, boiseries à gerbes, à feuilles et à paniers de fleurs enrubannés, grilles de fer ouvragé, marbres de cheminées à larges rinceaux, moulures enguirlandées, rampes d’escalier, peintures on grisaille ou en camaïeu, « trompe-l’œil » habiles, « morceaux » laissés par les Compagnons en reconnaissance de l’hospitalité reçue tandis qu’ils étudiaient quelque monument de la région ou entrepris « au pair » pour le plaisir de se faire la main. Ces échantillons du dernier goût devenaient modèles aux ouvriers locaux et stimulaient leur routine provinciale. Aussi n’y avait-il guère en France de bourgade si perdue où ne se rencontrât, en chaque profession, un artiste : on trouve de belles armoires à panneaux sculptés en plein bois, qui sont signées d’un menuisier villageois et portent comme lieu d’origine le nom de quelque localité ignorée, et on s’étonne de découvrir, dans des chefs-lieux de canton à présent réfractaires à toute influence artistique, des dessus de portes d’un pinceau léger, et des bouts de boiseries dont les harmonieux chantournements décèlent la gouge d’un amoureux.

Il est extrêmement rare, de nos jours, que l’ouvrier de province ne soit pas un simple manœuvre confiné dans sa besogne coutumière, sans idées, sans goût, sans connaissances autres que les plus rudimentaires. Pour le moindre travail décoratif, il faut avoir recours au spécialiste du chef-lieu : il feuillette des albums de photographies, étale d’offensantes chromos, le tout offrant l’horrible image de « ce qui se fait de plus joli en ce moment », et où figurent pêle-mêle des chambres à coucher gothiques établies en quelque scierie mécanique et des chaises « Trianon », arrivant par douzaines de grosses de Nuremberg ou d’ailleurs, portant au dossier, — « a preuve d’authenticité, » — les initiales entrelacées de la reine ! — voisinant avec le fauteuil de Dagobert et une suspension à électricité Louis XII… Car c’est le grand chaos, la ronde désordonnée des styles, la désolante promiscuité du sans choix du sans âge et du sans mesure : le « toc » allemand, importé chez nous par trains quotidiens, a trouvé en France des millions d’appréciateurs, tandis que nos ouvriers, réduits aux besognes fastidieuses et sans profit, perdent peu à peu le sens du délicat, du personnel, du sincère et de l’inédit. Ils ne voyagent plus : à quoi bon ? Des prospectus illustrés, trop souvent imprimés à Leipzig, ne leur enseignent-ils pas ce que réclame la clientèle ? Se déplaceraient-ils qu’ils ne verraient en notre France que « l’article » banal, partout répandu, la redoutable camelote dont le bas prix de fabrique décourage tout effort particulier et résulte de procédés mécaniques réservés à ces industries « colossales. »


Resterait à diagnostiquer les causes de cette perversion du penchant naturel que montraient les Français d’autrefois pour le beau, le simple et le solide ; j’entends les Français du négoce et du peuple. Cet abaissement singulier ne résulterait-il pas de l’absence de tout contact avec les classes supérieures de la société ? Aujourd’hui la scission est complète ; chacun se meut dans l’espace restreint que lui assigne sa situation mondaine : une sorte de méfiance, imperceptible, il est vrai, à Paris et dans quelques grandes villes, mais très accentuée dans nos provinces, sépare le riche du modeste bourgeois, le bourgeois de l’artisan. Si l’on voyage, — circonstance qui, jadis, impliquait une grande liberté d’allures et un effacement tout au moins momentané des différences sociales, — on n’est présentement en rapport qu’avec des fonctionnaires, employés de tous grades, chefs de gare, conducteurs de trains, porteurs de bagages et autres, que les règlements obligent à certaines fonctions délimitées par le devoir professionnel. On peut traverser la France d’une mer à l’autre sans avoir jamais recours à l’obligeance d’un paysan, sans adresser la parole à un seul « indigène. » S’il ne crée point la haine, un tel isolement n’amène pas l’union. S’est-on demandé parfois quelles peuvent être les réflexions d’un laboureur pouvant sa charrue non loin d’une voie de chemin de fer et qui voit, dans le crépuscule, le train de luxe, passant à toute allure, avec ses stores de soie flottants, ses longs wagons-salons communiquant entre eux par des plates-formes bien closes, ces salles à manger roulantes, étincelantes de lumières, si fascinantes du dehors, si étriquées quand on est dedans, et qui semblent au pauvre hère ébahi un palais magique emportant en un tourbillon de splendeurs les heureux de la terre pressés d’atteindre quelque endroit de plaisir ? Quelles révélations erronées d’existences inconnues ! Quelle conception fausse de jouissances auxquelles jamais il ne participera : ces gens-là n’ont pas besoin de lui ; rien de commun entre sa vie de peine et leur nonchalance insolente. Le rapide qui les entraine est si dédaigneux qu’il ne s’arrêtera pas même au chef-lieu pour y reprendre haleine : il lui faut des capitales pour qu’il condescende à y stopper un instant : il va loin et vile, vers des lieux de délices insoupçonnées du petit monde et dont l’imagination des humbles se crée des images dangereusement fantastiques.

Quand, tirés par les haridelles de la poste, les riches se traînaient sur les routes, fût-ce en berline à ressorts et à coussins moelleux, leur voyage était une occasion constante de relations avec les habitants des pays qu’ils traversaient ; on fraternisait à chaque auberge ; le hasard de la couchée égalisait les rangs. Si, par exception, les villageois étaient d’abord un peu troublés par le grand train ou le haut titre d’un passant de distinction, ils se familiarisaient vite en s’avisant que celui-ci n’était qu’un homme comme tous les autres, ayant faim, pressé de dormir, buvant avec entrain le clairet local, reconnaissant d’être bien traité, complimentant l’hôtelière sur un ragoût réussi, se pliant sans façons aux habitudes du lieu, réclamant, en cas d’accident, une assistance qu’on s’empressait à lui prêter avec d’autant plus de zèle que son rang élevé rendait l’aventure moins banale et plus flatteuse. Ce serait une erreur grossière de se représenter le paysan de l’ancien régime, timide, farouche, obséquieux, redoutant les grands et prenant vis-à-vis d’eux des mines de chien battu ; il avait son franc-parler et la richesse ne l’impressionnait guère : n’entrait-il pas au château de son seigneur comme et quand il voulait ? N’était-il pas en rapports constants avec « la dame de l’endroit ? » Ne constatait-il pas, à les voir de si près, que ses maîtres étaient sujets à des soucis, à des chagrins, à des peines autres que les siennes propres, mais tout de même pesantes ? Aussi, quelle indépendance d’allures et quelle rondeur de manières ! Reprenons pour un instant le récit de Mme Cradock, l’Anglaise au précieux Journal qui, entrée en France en 1783, non sans méfiance, en sortit, deux ans plus tard, conquise et ravie. Elle suit, en bateau, le canal des Deux-Mers : sa berline et ses gens sont à bord, — car elle voyage luxueusement. Pour attendre l’heure de la marée, le chaland s’arrête devant Rions et l’étrangère met pied à terre : en se promenant aux alentours, elle entre dans une grande ferme qu’elle a prise pour une auberge : « Les braves gens à qui elle appartenait, note-t-elle, nous engagèrent à nous reposer et, avec la plus gracieuse hospitalité, nous offrirent de leur meilleur vin, du bon pain bis, des cerises. La femme nous dit être heureuse de nous savoir Anglais : elle-même nous raconta avoir été une fois à Londres conduire son fils, à son départ pour l’Amérique… Vers huit heures, selon le désir de nos aimables fermiers, nous retournâmes chez eux : on nous reçut dans la salle où nous rencontrâmes les voisins en grand nombre… Ma toilette, — j’avais mon habit d’amazone, — fut l’objet des observations d’une de ces femmes qui me demanda même si je portais en dessous des jupons ; je crois réellement qu’elle eût voulu pousser la curiosité jusqu’à me déshabiller afin d’être plus sûre de son fait. Elle me questionna avec détails sur nos voyages… on lui avait assuré que Londres était plus beau que Paris. Je lui répondis de mon mieux ce que je pensais de la France ; mon appréciation ravit si bien la vieille dame qu’elle m’embrassa et me dit que certainement je devais être une bien bonne femme… Nos aimables hôtes nous pressèrent de rester chez eux pour la nuit et de reprendre un autre bateau le lendemain ; mais nous refusâmes : ils ne voulurent rien accepter ; nous donnâmes seulement trois livres à la servante, qui parut très contente[30]. »

Quelques jours plus tard, à la Rochelle, M. et Mme Cradock, surpris par la pluie, se réfugient sous un hangar où travaille un charpentier : cet homme leur fait « force politesses, mais aussi force questions, » et bientôt leur abri se remplit d’autres curieux : ils firent l’éloge de l’Angleterre, les Anglais répondirent par l’éloge de la France, et « quand la pluie cessa, on se quitta fort satisfaits les uns des autres[31]. » À Saint-Herman, la voyageuse cause avec l’hôtelière : elle complimente sur sa toilette la bonne femme qui, enchantée, prend l’Anglaise par le bras et, l’emmenant dans sa chambre, lui montre toute sa garde-robe. « Elle me fit même passer par-dessus mon habit sa robe de noces, assez large pour me servir de redingote. »

Cette fraternisation entre riches et petites gens n’avait pas seulement pour effet de rectifier et d’élargir les idées des uns et des autres ; elle était pour les passants un précieux moyen d’informations : quelle lecture de Guide égale une histoire, contée dans le pays même par des narrateurs à l’esprit simple qui la tiennent de leurs aïeux ? Histoire fantaisiste, dira-t-on. Mieux vaut-elle déformée par la légende qui embellit que par l’esprit de parti qui déshonore ? Il n’est du reste pas question, au cours d’un voyage, de recueillir des documents en vue d’une thèse à soutenir ; mais seulement de fournir thème à l’imagination, de s’imprégner du caractère des sites et des monuments, de doubler du plaisir de l’esprit celui des yeux : nous ne saurons jamais par les livres ce qu’apprenaient, en causant avec leurs compagnons de voiture ou les piétons rencontrés, les voyageurs à petites journées de ce temps-là, en notre France où tout ce qui rappelait un fait du passé était religieusement conservé. Les citations probantes entraîneraient trop loin ; mais je ne puis m’empêcher de songer à certains passages du journal d’un étudiant, se rendant de Bordeaux à Paris, vers 1792 : il a pris la voiture publique ; il n’arrive dans les villes qu’à la tombée de la nuit, et remonte en diligence à deux heures du matin, et il se plaint d’aller « trop vite, » de ne rien voir. Pourtant, ses voisins de coupé ne laissent pas de le bourrer des traditions du pays : en approchant de Poitiers, par exemple, on lui montre « le poteau qui marque la place où Clovis tua Alaric et les plaines où Jean le Bon fut capturé par les Anglais[32]… » Alaric ?… Jean le Bon ?… Qui est-ce ? Combien de voyageurs de l’express Paris-Bordeaux, en traversant la gare de Poitiers, donnent un souvenir à ces oubliés ?

Si, à l’imitation des Compagnons du Tour de France, on allait à pied, la récolte s’enrichissait à chaque pas : les gens de distinction, à la fin de l’ancien régime, n’avaient guère prisé ce moyen primitif de parcourir le monde : sa vogue se dessina seulement dans les premières années du XIXe siècle. Certains émigrés en avaient usé, durant leur exil, plus par économie que par goût et il faut esquisser au moins la silhouette de celui qui peut être, à bon droit, proclamé le premier ancêtre et l’initiateur du Tourisme. C’était un certain chevalier de la Tocnaye, originaire des environs de Nantes ; en 1791, il passa la frontière, comme bien d’autres gentilshommes, s’enrôla dans l’armée de Condé, prit part à la campagne de l’Argonne… Mais, malgré ses bonnes résolutions, la politique l’assommait : il jugeait, en philosophe, que tous ces énergumènes, républicains, prussiens, prolétaires, royalistes, princes, jacobins, autrichiens et gentilshommes étaient bien fous de ne point employer un moyen d’entente plus efficace que regorgement réciproque : il résolut de se désintéresser de ces luttes fratricides jusqu’au jour où, le monde ayant retrouvé la raison et repris son assiette, il pourrait, lui, regagner sa gentilhommière pour y vivre et mourir en paix. Il passa la mer, se rendit à Londres et décida d’aller droit devant lui ; il était bon marcheur ; mais comme il lui déplaisait de porter le sac et qu’il tenait cependant à se ménager la possibilité de se présenter sans affront dans la « bonne société, » il se fit confectionner un habit à six poches : dans l’une il glissa un sac à poudre fait d’un gant de femme ; dans l’autre fut placée une paire d’escarpins de bal contenant rasoir, ciseaux, peigne et autres objets de toilette ; la troisième poche reçut des bas de soie ; la quatrième recela une culotte d’étoile légère, grosse comme le poing quand elle était roulée ; dans les deux dernières cavités de l’habit l’ingénieux touriste enfouit deux chemises très fines, trois cravates et trois mouchoirs. Le voilà en route : il tient à la main une canne de son invention qui se transforme en épée dans le cas de mauvaise rencontre et, s’il pleut, en parapluie. A-t-il atteint quelque ville ? il flâne par les rues, la canne sous le bras et les mains derrière le dos ; est-il invité chez quelque particulier d’importance où lui donnent accès sa bonne mine et sa qualité de Français ? il se présente en culotte courte, en bas de soie blancs, l’épée au côté, aussi pimpant que s’il sortait de la plus confortable chaise de poste. Il traverse à pied l’Angleterre, puis l’Ecosse, s’arrête à Edimbourg où il prend le loisir d’écrire le récit de ce premier voyage : il cède, moyennant une bonne somme, le manuscrit à un éditeur, traite avec celui-ci pour de prochains volumes qu’il se propose d’écrire, el, bien muni d’argent et de lettres de crédit, repart, passe en Suède, traverse la Dalécarlie, arrive en Laponie ; toujours à pied, avec ses bas de soie en poche et sa houppe à poudre dans un gant de femme ! Il grelotte bien parfois, mais, du moins, il n’entend plus parler de politique : c’est à peine si, tous les six mois, il lit une gazette… Il apprend ainsi, après huit ans de voyages, qu’un certain Bonaparte a enfin mis le holà et que l’Europe est pacifiée. Aussitôt La Tocnaye fait demi-tour et poursuit sa marche, non plus vers le Nord, mais vers sa Bretagne où il parvint après deux ans de route, retrouva intacte sa maison et ne la quitta plus[33].

Sans avoir, bien probablement, entendu parler de cet original, les peintres et les écrivains, dans le bouillonnement du romantisme, limitèrent : ces novateurs « découvraient la France » » avec ravissement, sac au dos, bâton à la main. Les églises gothiques et les vieilles maisons à façades de bois ou d’ardoises connurent d’étonnantes revanches. En retour, les trois derniers styles de la monarchie tombaient dans le suprême mépris : toute pierre qui ne datait pas, pour le moins, du temps de Henri IV, était déclarée moellon informe : le « rococo » exaspérait les artistes singulièrement chevelus qui ne parlaient que barbacanes, échauguettes, beffrois et gargouilles : Versailles était considéré comme un « jardin de curé » et la délicieuse place de Nancy couramment traitée de « chicorée. » Cela nous valut quelques récits charmants : les Impressions de Voyage d’Alexandre Dumas, que publiait la Revue des Deux Mondes[34], procuraient des frétillements aux, plus sédentaires et les invitaient à la prétentaine. Victor Hugo parcourait la France, en carriole et à pied, passait en Belgique, gagnait Cologne et publiait le B/tin : « Il fut ; sans doute, écrivait récemment un critique, l’un des derniers voyageurs intelligents parce qu’il eut la chance d’arriver encore, mais très juste, avant les chemins de fer : le moins de cicérones possible, des visites de monuments et des excursions solitaires, en interrogeant et examinant les gens du pays, en revivant l’histoire qui s’est passée là ou a pu s’y passer…[35] » Une ère de renouveau semblait naître ; les routes de France allaient connaître une prospérité et bénéficier d’un engouement sans précédent en leur histoire… Eh ! non : c’était l’heure fatidique marquée pour leur ruine.

On a conté bien souvent la résistance que certains hommes éminents opposèrent à l’envahissement des voies ferrées, soit qu’ils exprimassent leur conviction, soit qu’ils fussent gros actionnaires des Messageries Lafitte et Gaillard. Ce qu’on sait moins, c’est l’accueil fait par le public au nouveau genre de locomotion : il faudrait relire les pages ajoutées en appendice par les éditeurs à l’Histoire de Paris, de Dulaure, vers l’époque où était inauguré le chemin de fer du Pecq relies reflètent l’opinion des partisans résolus du progrès, bourgeois utilitaires et vaniteux de leur époque. La première locomotive, grêle chaudière mobile, si ridicule d’aspect avec son haut tuyau de tôle et ses maigres roues, est décrite comme un monstre puissant, roulant avec un bruit terrible, vomissant la fumée et la flamme ; et le tunnel des Batignolles dépasse en hardiesse tous les ouvrages fameux laissés par les Romains. Il était entendu que la nouvelle invention allait supprimer les frontières, rendre la guerre impossible et amener la fraternité universelle. Les poètes et les artistes la déclaraient, au contraire, « ridicule et inutile » et se lamentaient d’assister à l’agonie des vieilles choses. Alphonse Karr plaida hardiment la cause des diligences condamnées à mourir : il prononça l’oraison funèbre du plaisir aboli du voyage. La satire, qui date de 1844, est piquante ; il l’avait intitulée : de Paris à Rouen par le chemin de fer, impressions de voyage. D’abord, c’est le départ dans le coupé de la voiture des Messageries : il convient, en effet, de rappeler que, à cette époque, pour voyager en chemin de fer, on prenait la diligence aux bureaux de la rue Notre-Dame-des-Victoires : elle vous portait à la gare Saint-Lazare ; là, soulevée avec ses occupants, au moyen d’une grue, la caisse était placée et fixée à l’aide de chaînes sur un wagon plat ; le conducteur restait perché sur son siège, comme s’il eût eu encore des postillons à surveiller. Les chevaux et les roues s’en retournaient honteusement à l’écurie et sous la remise.

« D’affreux sifflements, des bruits étranges et épouvantables se font entendre : on part. Quel plaisir de voir un nouveau pays, de traverser les bois et les campagnes vertes, de reconnaître les villes et les hameaux semés sur la route, les uns rappelant des souvenirs historiques, les autres faisant rêver la solitude et la paix ! » Le voyageur s’est muni d’un Guide pour ne rien laisser passer inaperçu : « Les Batignolles, d’abord. Voyons les Batignolles…- : Malheureusement nous passons dessous, cent vingt pieds plus bas que le pavé… Ah ! voici la lumière : l’itinéraire annonce que l’on approche de Maisons, « village assis sur un coteau pittoresque. » Karr se penche, désireux de contempler le coteau pittoresque : il ne voit que la rotonde d’une autre diligence Lafitte et Caillard, attachée à une toise devant celle où il se trouve emprisonné lui-même et qui est tout son horizon. Au moment où on arrête à la station de Maisons, une voix lamentable sort de la rotonde et appelle le conducteur. Le conducteur n’entend pas et la machine se remet en marche. Un peu plus loin, on ne voit pas Poissy, mais à cette gare la voix de la rotonde a été déchirante : un grand homme sec auquel appartient cette voix a passé la tête par la portière, ce qui a un peu varié l’horizon ; le conducteur n’a pas paru et la voiture route maintenant vers Triel. « La situation de Triel et de Verneuil est des plus agréables, affirme le Guide : l’église élégante au sommet du coteau, ornée de beaux vitraux, possède un admirable tableau… » Karr s’agite : il n’aperçoit ni Verneuil, ni Triel, mais seulement la rotonde de la diligence ; à droite, un hangar peint en gris, à gauche un gamin qui graisse les roues. La tête du monsieur sort violemment : « Ouvrez-moi, je veux descendre ! » Un coup de sifflet. Le train glisse sur les rails. — Station de Meulan… En face, la diligence : à droite, un hangar gris ; à gauche, un tas de cailloux. La tête irritée sort : « Conducteur !… » Le sifflet répond seul. — Mantes, « bâtie sur le bord de la Seine, au milieu de sites variés et des plus belles promenades. » Rien que la diligence, toujours. L’homme qui l’habite réussit enfin à ouvrir sa portière, mais, au moment où elle cède à ses efforts, la voiture se remet en route pour Rolleboise, « village escarpé où vous trouverez une ruine célèbre, et à Rosny un magnifique château… » Non seulement, on ne distingue pas la ruine ni le château, mais on perd même l’aspect de la diligence parce que, pendant trois quarts de lieue, — la plus belle partie du trajet, au dire de l’Indicateur, — le convoi route sous terre. A la gare suivante, l’homme de la rotonde descend sur le marchepied ; mais un cantonnier lui adresse des signes menaçants et l’oblige à rentrer au plus vite dans sa cage. Avant d’arriver à Vernon, qu’on ne voit pas, on ne voit pas non plus la Roche-Guyon. — Station de Gaillon : nouvelle tentative de l’homme de la rotonde ; il s’avance sur le marchepied et appelle ; le conducteur l’entend, descend avec empressement de son siège élevé, repousse le malheureux dans sa geôle dont il referme violemment la porte, et remonte sans écouter ses gémissements… — Rouen, enfin ! La voiture est de nouveau saisie par un treuil, enlevée et replacée sur les roues ; Karr retrouve des chevaux avec bonheur ; il établit le bilan de ses impressions : il a vu des talus de terre jaune, un tas de pierres, un tas de charbon, quelques hangars peints en gris, et l’homme de la rotonde qui, au reste, depuis Tourville, n’a plus paru, s’étant résigné ou ayant pris un parti désespéré… Et l’auteur des Guêpes conclut : « en chemin de fer on va, on ne voyage pas[36]. »

On juge bien que des protestations de ce genre demeurèrent absolument inaperçues. Qui aurait écouté, dans le grand tumulte des spéculations suscitées en foule par l’établissement des voies ferrées, le cri d’un artiste se lamentant qu’on le privât de la contemplation du paysage ou de la visite d’une vieille église ? On n’entendait même pas la plainte lointaine exhalée par tant de bourgades et de villages de France que leur route royale faisait opulents et qui présageaient l’arrêt de mort. Les voyageurs riches disparurent les premiers ; un jour, la diligence ne passa plus ; puis les rouliers devinrent rares ; les piétons eux-mêmes firent défaut. A l’auberge naguère fourmillante, la broche cessa de tourner ; dans l’âtre, pour la première fois depuis des centaines d’années, le grand feu de bois s’éteignit ; la ménagère, du seuil de sa porte, considérait le chemin désert à perte de vue et suivait, d’un regard désespéré, un petit flocon de fumée passant dans la campagne, loin, vite, entraînant vers les grandes villes des cohues entassées. Pauvres hôtelleries de France, si plantureuses et si accueillantes !

Le monde où vous viviez s’est arrangé sans vous…


et si vous n’avez plus sur vos dressoirs que des litres d’alcools meurtriers destinés aux assoiffés de passage, c’est que vous ont abandonnées ceux qui dégustaient vos bons vins et pour qui rôtissaient vos poulardes.


Comment conclure ces songeries sans cohésion à travers des aspects d’autrefois, sans prétention non plus à l’apologie, sans velléité de dénigrement ? Ou, pour dire mieux, pourquoi conclure ? Un sage enseignait que « la meilleure preuve de respect qu’on puisse donner à l’intelligence du lecteur est de lui laisser quelque chose à imaginer. » Ce lecteur ne supposera point, j’en ai confiance, qu’on préconise ici le retour aux coucous ni aux carabas, ni qu’on a entrepris une croisade aussi téméraire qu’intempestive contre les modernes moyens de locomotion. J’espère aussi qu’un vague regret naîtra en son esprit à l’évocation des âges reculés, où l’on voyageait libre de contraintes sur la route de son choix, à l’heure qui plaisait, s’arrêtant à sa guise et flânant suivant son caprice. Je souhaite qu’il n’infère pas de ces esquisses incomplètes que rien n’est bien à l’époque actuelle ; mais je désirerais qu’il reconnût que tout n’était point mal au temps de nos pères. Ceux-ci chérissaient la France un peu moins que nous peut-être, car elle ne leur procurait que des joies tranquilles et des émotions sans secousses, et notre amour s’est singulièrement accru de toutes les convulsions dont elle a souffert, de tous les périls dont elle a triomphé depuis plus d’un siècle : ils jouissaient d’elle plus que nous pourtant, parce qu’ils la connaissaient mieux et savaient prendre le temps et se donner la joie de découvrir en elle des charmes qui nous sont ignorés.

Le jour ne viendra-t-il point où nous aurons le loisir de les imiter en cela ? Après la victoire, notre pays dont les plaies longtemps saignantes attireront, des points les plus lointains de la terre civilisée, les pèlerins désireux de rendre hommage à cette France dont le nom est, depuis quatre ans, sur les lèvres et au cœur de tout homme épris de justice, peut conquérir pacifiquement le monde rien que par la grâce accueillante et l’hospitalière courtoisie auxquelles il a dû jadis la réputation d’être le paradis des amoureux de la route. Dans un manifeste récent dont il importe de se pénétrer, M. Ballif, président du Touring-club, exposait comment, en quelques années, sans rançonner nos visiteurs, ce qui serait le plus sûr moyen de les mettre en fuite, nous pouvons récupérer les milliards jetés par centaines au creuset dévorant de l’horrible guerre[37]. Ce point de vue économique est, certes, à considérer ; mais un résultat beaucoup plus important doit être atteint : c’est de faire aimer notre France lorsqu’on la connaîtra de près, autant que de loin on l’admire aujourd’hui. Et pour cela, il lui suffira d’être elle-même. Qu’elle ne néglige rien des apports constants du progrès, mais qu’elle ne renie pas ses séculaires traditions ; qu’elle se garde de son penchant à l’imitation, elle n’y réussit guère, et ce n’est pas se rajeunir que se maquiller ; qu’elle ne s’engoue plus de l’exotisme, des Palaces cosmopolites, du personnel hôtelier austro-boche dont la voilà débarrassée ; elle n’a qu’à reprendre son honnête tournure avenante pour charmer et pour recouvrer sa suprématie. Qu’elle redoute surtout, s’efforçant de tirer des événements une leçon qui serait plus néfaste que profitable, de se modeler sur certaine organisation trop vantée, sur une « culture », dont il est à craindre qu’elle trouve encore chez nous des preneurs, bien qu’elle n’ait porté comme fruits que désastres, cruautés et retour à la barbarie. Pour finir sur un mot de celui qui, parmi tous les voyageurs passés, se montra le plus pénétrant et le plus perspicace, n’oublions pas que Sterne écrivait, revenant de flâner chez nous : « Je suis d’avis que le plus sage est de prendre sur soi de vivre content, sans science étrangère ni progrès étranger, spécialement dans un pays n’ayant absolument besoin ni de l’un ni de l’autre. »


G. LENOTRE.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 mai 1917, 15 mars, 1er avril et 1er août 1918.
  2. Adolphe Vautier. Voyage en France, relation de Locatelli, préface. XXXV.
  3. Frances Burnet. Diary and Letters, cité par Babeau, ouv. cit.
  4. Idem, p. 25.
  5. Idem, p. 22.
  6. La vie française, p. 167.
  7. La vie parisienne sous Louis XVI, p. 8.
  8. La vie française, p. 207.
  9. Idem, p. 188.
  10. Tableau de Paris, CCCCVI.
  11. Voyage à Paris en 1782.
  12. La Vie parisienne sous Louis XVI. Ce charmant récit de voyage a été écrit par l’un des trois étudiants nancéiens, François Coguel, alors âgé de vingt-cinq ans et qui mourut conseiller honoraire à la Cour de Nancy en 1844.
  13. La Vie parisienne sous Louis XVI.
  14. Seize centimètres et demi.
  15. Voyage à Paris en 1789 de Martin, faiseur de bas d’Avignon, avec introduction et notes explicatives, par P. Charpenne. Avignon, Roumanille, 1890.
  16. Voyage à Paris en 1789 de Martin, faiseur de bas d’Avignon, p. 43.
  17. Voyage à Paris en 1789, p. 44.
  18. Idem, p. 12.
  19. Idem, p. 47.
  20. La Vie parisienne sous Louis XVI, p. 127-128.
  21. Lettres du docteur Rigby, 110.
  22. . Idem. Note de M. le baron de Maricourt.
  23. Voyage d’un Anglais à Paris, 1788. Revue rétrospective, 1889.
  24. Comte L. Remacle. Voyage de Paris en 1782. Journal d’un gentilhomme breton. Avant-propos.
  25. La vie parisienne sous Louis XVI, 15, 16, 17.
  26. D’Avignon à Paris : 108 livres. De Paris à Avignon : 114 I. Voyage à Paris en 1789 de Martin, faiseur de bas d’Avignon, avec introduction et notes explicatives par P. Charpenne. Avignon, chez Roumanille.
  27. . La vie parisienne sous Louis XVI, p. 54.
  28. La vie française à la veille de la Révolution, p. 149.
  29. Thierry, Guide de l’amateur et de l’étranger, 1787.
  30. La Vie française, p. 198 et suiv.
  31. La Vie française… p. 240.
  32. Gaston Maugras. Journal d’un étudiant (Edmond Géraud) pendant la Révolution, p. 4.
  33. Le chevalier de la Tocnaye, et ses promenades dans l’Europe du Nord, par M. Baldensperger. Bibliothèque Universelle ou Revue Suisse, mai 1914.
  34. Voir dans la Revue, du 15 février 1833 au 1er avril 1836, les articles d’Alexandre Dumas sur Jacques Balmat, la Mer de Glace, le pont du Diable, Gabriel Payot, etc.
  35. Les sources de V. Hugo et le Zeppelin humanitaire, par Louis Arnould correspondant de l’Institut. Le Correspondant, 25 juin 1918.
  36. Les Guêpes, février 1844.
  37. Lectures pour tous, 1er juillet 1913.