Révolution et contre-révolution en Allemagne (trad. Lafargue)/XI

Traduction par Laura Lafargue.
V. Giard & E. Brière (p. 115-126).


XI

LA RÉVOLUTION DE VIENNE

LONDRES, Mars 1852.

Nous arrivons maintenant aux événements qui formèrent la contre partie révolutionnaire en Allemagne de l’insurrection parisienne de juin et qui d’un seul coup firent pencher la balance en faveur du parti contre-révolutionnaire, à l’insurrection d’octobre, 1848, à Vienne.

Nous avons vu quelle était la position des différentes classes à Vienne après la victoire du 12 mars. Nous avons vu, en outre, comment le mouvement de l’Autriche allemande se trouvait impliqué dans les événements des provinces non-allemandes de l’Autriche, et en fut entravé. Il ne nous reste qu’à jeter un rapide coup d’œil sur les causes qui déterminèrent ce dernier et plus formidable soulèvement de l’Autriche allemande.

La haute aristocratie et la Bourse qui avaient constitué les principaux étais non-officiels du gouvernement de Metternich, avaient pu, même après les événements de Mars, maintenir une influence prépondérante sur le gouvernement, grâce, non seulement à la cour, l’armée et la bureaucratie, mais grâce surtout à l’horreur de l’anarchie qui se répandait rapidement parmi la bourgeoisie, Bientôt ils essayèrent de tâter le terrain, sous la forme d’une loi sur la presse, d’une constitution aristocratique amorphe et d’une loi électorale basée sur l’ancienne division en « États ». Le soi-disant ministère constitutionnel, compose de timides et incapables bureaucrates, demi-libéraux, osèrent même, le 15 mai, risquer une attaque directe contre les organisations révolutionnaires des masses, en faisant dissoudre le comité central des délégués de la garde nationale et de la Légion académique, un corps formé dans le but formel de contrôler le gouvernement et, au besoin, d’en appeler contre lui aux forces populaires. Or, cet acte ne servit qu’à provoquer l’insurrection du 15 mai qui força le gouvernement à reconnaître le comité, à abroger la constitution et la loi électorale, et à autoriser un Reichstag constitutionnel élu par le suffrage universel à élaborer une nouvelle loi fondamentale de l’État. Tout cela fut confirmé le lendemain par une proclamation impériale Le parti réactionnaire cependant, qui avait également ses représentants dans le ministère, détermina bientôt ses collègues « libéraux » à entreprendre une nouvelle attaque contre les conquêtes populaires. La légion académique, la place forte du parti de l’action, le centre d’une agitation continuelle, et, pour cette raison même, antipathique aux bourgeois modérés de Vienne, fut dissoute, le 26, par un décret ministériel. Peut-être ce coup, exécuté par une partie de la seule garde nationale, eût-il réussi, mais le gouvernement se méfiant d’elle aussi,fit intervenir la troupe, et aussitôt la garde nationale se tourna contre le gouvernement, s’unit à la légion académique et fit échouer le projet ministériel.

Sur ces entrefaites, l’empereur et sa cour avaient,le 16 mai, quitté Vienne et fui à Innspruck. Là, entouré des Tiroliens bigots, dont la loyauté s’était réveillée en présence du danger que faisait courir à leur pays l’invasion de l’armée sardo-lombardienne, et rassuré par la proximité des troupes de Radetsky, car Innspruck était à la portée de leurs obus, là le parti contre-révolutionnaire trouvait un asile d’où il pouvait en toute sûreté, et à l’abri de toute surveillance, rallier ses forces éparses et réparer et étendre à nouveau le réseau de ses intrigues. On rouvrit des communications avec Radetsky, Jellachich et Windischgrâtz, ainsi qu’avec les hommes sûrs dans la hiérarchie administrative des différentes provinces on noua des intrigues avec les chefs slaves, et on constitua ainsi une force réelle à la disposition de la Camarilla contre-révolutionnaire, tandis que les impuissants ministres à Vienne usèrent leur courte et faible popularité dans d’incessantes chamailleries avec les masses révolutionnaires et dans les débats de l’Assemblée constituante en perspective. C’est pourquoi la tactique d’abandonner pendant un temps le mouvement de la capitale à lui-même, tactique qui, dans un pays centralisé et homogène comme la France, eût assuré la toute-puissance du parti du mouvement, ici en Autriche, dans un conglomérat politique hétérogène, était un des plus sûrs moyens de réorganiser la force des réactionnaires.

A Vienne la bourgeoisie, persuadée que la cour après trois défaites, et en face d’une Assemblée constituante basée sur le suffrage universel, n’était pas un adversaire à craindre, s’abandonna de plus en plus à cette lassitude, à cette inertie, à ce criant besoin d’ordre et de tranquillité qui partout s’emparent de cette classe à la suite de violentes commotions entraînant après elles le dérangement des affaires. L’industrie de la capitale de l’Autriche est limitée, presque entièrement, aux articles de luxe, pour lesquels, depuis la révolution et la fuite de la cour, il n’y avait eu nécessairement qu’une demande insignifiante. Le cri pour le retour à un système de gouvernement régulier et pour la rentrée de la cour, choses sur lesquelles on comptait pour faire renaître la prospérité commerciale, ce cri devenait général dans la bourgeoisie. On salua avec joie la réunion de l’assemblée constituante en juillet comme la fin de l’ère révolutionnaire. On salua de même la rentrée de la cour qui, après les victoires de Radetsky en Italie et l’avènement du ministère réactionnaire de Doblhoff, s’estimait assez fort pour braver le torrent populaire et dont la présence, d’ailleurs, était nécessaire pour mener à bien les intrigues avec la majorité slave du Reichstag. Pendant que le Reichstag constituant discutait les lois sur l’affranchissement des paysans de la servitude féodale et le travail obligatoire pour la noblesse, la cour faisait un coup de maître.

Le 19 août l’empereur fut induit à passer la revue de la garde nationale ; la famille impériale, les courtisans, les hauts fonctionnaires, les grands officiers de la couronne, rivalisèrent entre eux en flatteries aux bourgeois armés, qui déjà étaient ivres d’orgueil de se voir ainsi publiquement reconnus pour un des corps importants de l’État, et aussitôt après parut un décret signé de M. Schwarzer, le seul ministre populaire du cabinet, supprimant le secours que le gouvernement avait accordé jusqu’alors aux ouvriers sans travail. Le tour réussit les classes ouvrières firent une manifestation les gardes nationaux bourgeois se prononcèrent pour le décret de leur ministre ils furent lancés contre les anarchistes, se jetèrent comme des tigres sur les ouvriers sans armes, qui n’opposèrent pas de résistance, et en massacrèrent un nombre considérable, le 22 août. Ainsi furent détruits l’unité et la force révolutionnaires ; la lutte de classes entre bourgeois et prolétaires avait abouti, à Vienne aussi, à une catastrophe sanguinaire, et la Camarilla contre-révolutionnaire vit approcher le jour où il lui serait possible de frapper son maître coup.

Les affaires en Hongrie ne tardèrent pas à fournir l’occasion de proclamer publiquement les principes en vertu desquels on entendait agir. Le i5 octobre un décret impérial dans la Gazette de Vienne — un décret qui n’était contresigné par aucun des ministres responsables pour la Hongrie — déclarait dissoute la Diète hongroise et nommait Ben Jellachich, de la Croatie, gouverneur civil et militaire de ce pays, — Jellachich, le chef de la réaction de la Slavonie méridionale, un homme qui était en lutte ouverte avec les autorités légales de la Hongrie. En même temps les troupes à Vienne reçurent l’ordre de se mettre en marche et de joindre l’armée qui devait imposer l’autorité de Jellachich. C’était là par trop laisser voir le pied fourchu. Chacun à Vienne sentait qu’une guerre contre la Hongrie était une guerre contre le principe du gouvernement constitutionnel, principe que l’empereur, en essayant de faire des décrets ayant force de loi sans qu’ils fussent contresignés par un ministre responsable, avait foulé aux pieds dans le décret même. Le peuple, la Légion académique, la garde nationale de Vienne se levèrent en masse le 6 octobre, et s’opposèrent au départ des troupes. Un petit nombre de grenadiers passa au peuple, une courte lutte s’engagea entre les forces populaires et les troupes le ministre de la guerre, Latour, fut massacré par le peuple et, le soir, ce dernier restait vainqueur. Ben Jellachich, battu à Stuhlweissenbourg par Perczel, s’était réfugié près de Vienne, sur le territoire de l’Autriche allemande la garnison viennoise qui devait se portera son secours prit maintenant une attitude ostensiblement défensive et hostile. L’empereur et la cour s’étaient, encore une fois, enfuis à Olmütz, territoire à demi-Slave.

Or, à Olmütz la situation de la cour était bien différente de ce qu’elle avait été à Innspruck. Sa position actuelle lui permettait d’ouvrir de suite la campagne contre la révolution. Elle était entourée des députés slaves de la Constituante qui accoururent en foule à Olmütz, et des enthousiastes slaves venus des quatre coins dé la monarchie. A leurs yeux la campagne devait être une guerre pour la restauration de la suprématie slave et l’extermination des deux intrus sur le territoire qu’ils considéraient comme slave, une guerre contre l’Allemand et le Magyar. Windischgràtz, le vainqueur de Prague, présentement commandant de l’armée concentrée autour de Vienne, devint tout à coup le héros de la nationalité slave. Son armée se renforçait rapidement de tous les côtés. De la Bohême, de Moravie, de la Styrie, de la Haute Autriche et d’Italie arrivèrent régiments sur régiments, par des routes convergeant vers Vienne, dans le but de rejoindre les troupes de Jellachich et l’ex-garnison de la capitale. Plus de 40.000 hommes furent ainsi réunis vers la fin d’octobre, et bientôt ils commencèrent à cerner la cité impériale de tous les côtés, jusqu’à ce que, le 30 octobre, ils se trouvèrent en état de risquer l’attaque suprême.

Cependant à Vienne la confusion et la perplexité régnaient en maître. A peine la victoire remportée que, de nouveau, la vieille méfiance des classes « anarchiques » s’emparait de la bourgeoisie les ouvriers qui se rappelaient le traitement qu’ils avaient reçu de la part des commerçants armés, et la politique changeante et fluctuante de la bourgeoisie en général, refusèrent de confier à celle-ci la défense de la capitale et réclamèrent pour eux-mêmes des armes et une organisation militaire. La légion académique, remplie de zèle pour la lutte contre le despotisme impérial, était absolument incapable de comprendre la nature de l’éloignement qui existait entre les deux classes, ni de rien entendre aux difficultés de la situation. Il y avait confusion dans l’esprit public, confusion dans les cercles régnants. Le reste des députés allemands au Reichstag, et quelques slaves qui, à l’exception d’un petit nombre de députés plus révolutionnaires, jouaient le rôle d’espions pour leurs amis d’Olmütz, siégeaient en permanence ; mais au lieu de prendre part résolument à l’action, ils perdaient leur temps en discussions stériles sur la possibilité de résister à l’armée impériale sans outrepasser les limites des conventions constitutionnelles. Le comité de sûreté, composé de députés de presque toutes les organisations populaires de Vienne, quoique décidé à résister, était cependant dominé par une majorité de bourgeois et de petits commerçants qui toujours empêchaient toute action énergique et résolue Le conseil de la légion académique votait des résolutions héroïques, mais était hors d’état de prendre la direction des affaires. La classe ouvrière soupçonnée, désarmée, désorganisée, émergeant à peine du joug intellectuel de l’ancien régime, s’élevant à peine, non pas jusqu’à l’intelligence, mais jusqu’au simple instinct de sa position sociale et de sa ligne de conduite politique propre, ne pouvait se faire entendre que par des manifestations bruyantes, et ne pouvait, comme il fallait s’y attendre, être à la hauteur des exigences du moment. Mais elle était prête — comme toujours elle l’avait été en Allemagne pendant la Révolution — à combattre jusqu’au bout, une fois qu’elle aurait obtenu des armes.

Tel était l’état des choses à Vienne. Au dehors, l’armée autrichienne réorganisée, grisée par les victoires de Radetsky en Italie ; soixante à soixante-dix mille hommes bien armés, bien organisés et, sinon bien commandés, du moins pourvus de commandants ; au dedans, la confusion, l’antagonisme des classes, la désorganisation une garde nationale, dont une partie était décidée à ne pas se battre du tout, une autre partie irrésolue, et dont le plus petit nombre seulement était prêt à agir ; une masse prolétarienne puissante par le nombre, mais sans chef, sans éducation politique, sujette à la panique aussi bien qu’à des accès de fureur pour ainsi dire sans motif ; à la merci de chaque faux bruit qu’on faisait courir, entièrement disposée à se battre, mais se trouvant sans armes, et à peu près sans organisation quand enfin on la menait à la bataille ; une Diète en désarroi, qui discutait sur des inanités pendant que le feu prenait au toit au-dessus de sa tête, un comité directeur sans initiative, sans énergie.

Tout était changé depuis les journées de mars et de mai : alors la confusion était dans le camp des contre-révolutionnaires et la seule force organisée était celle créée par la Révolution. Il ne pouvait guère y avoir de doute sur l’issue de la lutte et si quelque doute pouvait subsister encore, il fut dissipé par les événements du 30 et 31 octobre et du premier novembre.