Révolution et contre-révolution en Allemagne/Rémy/XVIII

L’Allemagne en 1848
Traduction par Léon Remy.
L’Allemagne en 1848Schleicher (p. 166-174).

CHAPITRE XVIII

LES PETITS INDUSTRIELS


2 octobre 1852.


Nous avons dit, dans notre dernier chapitre, que la lutte entre les Gouvernements allemands d’un côté et le Parlement de Francfort de l’autre acquit enfin un degré de violence tel que, dans les premiers jours de mai, une insurrection ouverte éclata dans une grande partie de l’Allemagne, d’abord à Dresde, puis dans le Palatinat Bavarois, dans quelques parties de la Prusse Rhénane, enfin à Bade.

Dans tous les cas, la partie des insurgés qui combattait réellement, celle qui tout d’abord prit les armes et livra bataille à la troupe, se composait de la classe ouvrière des villes. Une fraction de la population pauvre des campagnes, ouvriers et petits fermiers, se joignait généralement à elle, une fois le conflit éclaté. On trouvait aussi, du moins pendant quelque temps, dans les rangs des armées insurrectionnelles, un nombre plus ou moins grand de jeunes gens de toutes les classes placées au-dessous de la classe capitaliste ; mais cet agrégat plutôt indistinct diminuait très vite aussitôt que les affaires semblaient prendre une tournure sérieuse. Les étudiants, en particulier, ces « représentants de l’intellect », comme ils aimaient à s’appeler, étaient les premiers à abandonner leurs drapeaux, à moins qu’ils ne fussent retenus par le grade d’officier qui leur était attribué et pour lequel, naturellement, ils n’avaient que très rarement des capacités.

La classe ouvrière s’engagea dans cette insurrection, comme elle se serait engagée dans toute autre qui lui eût promis soit d’écarter quelque obstacle de son chemin vers la domination politique et la révolution sociale, soit, au moins, de forcer les classes plus influentes, mais moins courageuses, de la société, à une action plus décidée et plus révolutionnaire que celle qu’elles avaient adoptée auparavant. La classe ouvrière prit les armes, sachant pleinement qu’au point de vue des conséquences directes, ce n’était pas sa lutte propre qu’elle menait, mais elle suivait en cela la seule politique juste, qui consistait à ne pas permettre à la classe qui s’élevait sur ses épaules (comme l’avait fait la bourgeoisie en 1848) de fortifier son Gouvernement de classe, sans au moins ouvrir à la classe ouvrière une libre carrière à ses propres intérêts, et, dans tous les cas, à amener une crise à la suite de laquelle, ou bien la nation serait lancée d’une façon décisive et irrésistible dans la voie révolutionnaire, ou bien le statu quo d’avant la Révolution serait rétabli aussi exactement que possible, rendant ainsi inévitable une nouvelle révolution. Dans les deux cas les classes ouvrières représentaient l’intérêt réel et bien compris de la nation en général, en hâtant, dans la mesure du possible, ce cours de la révolution que toutes les vieilles sociétés de l’Europe civilisée doivent nécessairement franchir avant qu’une d’elles puisse aspirer de nouveau à un développement plus tranquille et plus régulier de ses ressources.

Quant aux habitants des campagnes qui se sont joints à l’insurrection, ce qui les a surtout jetés dans les bras du parti révolutionnaire, c’est en partie le poids énorme des impôts, en partie les charges féodales qui les écrasaient.

Sans manifester aucune initiative propre, ils formèrent la queue des autres classes engagées dans l’insurrection, flottant entre les ouvriers d’un côté et la classe des petits industriels de l’autre. C’était leur position sociale particulière qui décidait presque toujours de la voie qu’ils allaient suivre ; les ouvriers agricoles soutenaient, en général, les artisans des villes, et le petit fermier était prêt à marcher la main dans la main avec le petit boutiquier.

La classe des petits industriels, dont nous avons plusieurs fois noté l’importance et l’influence considérables, peut être considérée comme la classe qui a dirigé l’insurrection de mai 1849. Aucune des grandes villes d’Allemagne, ne figurant, à ce moment, parmi les centres du mouvement, la classe des petits industriels, qui prédomine toujours dans les villes moyennes ou petites, trouva les moyens de prendre dans ses mains la direction de l’insurrection. Nous avons vu, de plus, que, dans la lutte pour la constitution impériale et les droits du Parlement allemand, les droits de cette classe particulière se trouvaient en jeu. Les Gouvernements provisoires qui s’étaient formés dans tous les districts insurrectionnels représentaient, pour la plupart, cette fraction de la population, et l’étendue du chemin qu’ils ont fait peut être prise, par conséquent, avec raison, comme mesure de ce dont est capable la petite bourgeoisie allemande, c’est-à-dire, comme nous le verrons, de perdre seulement tout mouvement qui se remet entre ses mains.

La petite bourgeoisie, grande dans la vantardise, est impuissante pour l’action et très prudente quand il s’agit de risquer quelque chose. Le caractère mesquin de ses transactions commerciales et de ses opérations de crédit est éminemment apte à poser, sur son caractère, la marque du manque d’énergie et d’esprit d’entreprises ; il faut s’attendre, par conséquent, à voir les mêmes qualités caractériser sa carrière politique. Aussi la petite bourgeoisie encouragea-t-elle l’insurrection en proférant de grands mots et en se vantant de ce qu’elle allait faire ; elle s’empressa de s’emparer du pouvoir aussitôt que l’insurrection eut éclaté bien malgré elle, et elle n’employa ce pouvoir qu’à détruire les effets de l’insurrection. Partout où un conflit armé amena à une crise sérieuse, les boutiquiers demeurèrent frappés d’effroi en présence de la situation dangereuse qui leur était faite, en présence du peuple qui avait pris au sérieux leurs vaniteux appels aux armes, en présence du pouvoir qui se trouvait ainsi leur être imposé, en présence, surtout, des conséquences que comportait pour eux-mêmes, pour leurs positions sociales et pour leurs fortunes, la politique dans laquelle ils étaient forcés de s’engager. Ne s’attendait-on pas à les voir risquer « la vie et la propriété », comme ils le disaient toujours, pour la cause de l’insurrection ? N’étaient-ils pas forcés de prendre des positions officielles dans l’insurrection, ce qui, dans le cas d’une défaite, pouvait amener la perte de leur capital ? Et, dans le cas d’une victoire, n’étaient-ils pas certains d’être immédiatement mis à l’écart et de voir leur politique tout entière bouleversée par les prolétaires victorieux, qui formaient le gros de l’armée des combattants ? Placée ainsi entre les dangers contraires qui l’entouraient de tous les côtés, la petite bourgeoisie ne sut se servir de son pouvoir que pour abandonner les choses à elles-mêmes, perdant ainsi toute chance de succès qu’il y aurait pu avoir et tuant complètement l’insurrection. Sa politique, ou plutôt son absence de politique, était partout la même, et c’est pourquoi les insurrections de mai 1849 furent toutes, dans toutes les parties de l’Allemagne, taillées sur le même patron.

À Dresde, la lutte dura pendant quatre jours dans les rues de la ville. Les boutiquiers de Dresde, qui formaient la « garde communale », non seulement ne combattaient pas, mais, dans beaucoup de cas, favorisaient l’action des troupes contre les insurgés. Ces derniers étaient presqu’exclusivement des ouvriers des districts manufacturiers voisins. Ils trouvèrent un chef capable et plein de sang-froid dans la personne du réfugié russe Michel Bakounine qui, plus tard, fut fait prisonnier et se trouve actuellement enfermé dans les cachots de Munkacs, en Hongrie. L’intervention de nombreuses troupes prussiennes écrasa le mouvement.

Dans la Prusse Rhénane, la véritable bataille n’eut que peu d’importance. Toutes les grandes villes étant des forteresses commandées par des citadelles, il ne pouvait y avoir, de la part des insurgés, que des escarmouches. Aussitôt que les troupes furent réunies en nombre suffisant, c’en fut fait de la résistance armée.

Avec le Palatinat et Bade, au contraire, une province riche et fertile et un État tout entier tombèrent au pouvoir de l’insurrection. Argent, armes, soldats, munitions, tout était sous sa main. Les soldats de l’armée régulière eux-mêmes se sont joints aux insurgés ; bien plus, à Bade, ils étaient même les plus avancés d’entre eux. Les insurrections de Saxe et de la Prusse Rhénane se sacrifièrent pour gagner du temps et permettre d’organiser le mouvement dans l’Allemagne du Sud. Jamais la situation n’avait été aussi favorable pour une insurrection provinciale et partielle. À Paris, on s’attendait à une révolution ; les Hongrois étaient aux portes de Vienne ; dans tous les États de l’Allemagne centrale, non seulement la population, mais même les troupes, étaient très favorables à l’insurrection et n’attendaient qu’une occasion pour se joindre ouvertement à elle. Et, malgré cela, une fois remis entre les mains de la petite bourgeoisie, le mouvement fut perdu dès le commencement. Les gouvernants petits bourgeois, surtout ceux de Bade — M. Brentano en tête — n’oubliaient jamais qu’en usurpant la place et les prérogatives du souverain « légitime », le grand-duc, ils commettaient le crime de haute trahison. Ils s’asseyaient dans les fauteuils ministériels ayant la conscience de leur crime dans le cœur. Et que peut-on attendre de gens aussi poltrons ? Non seulement ils abandonnèrent l’insurrection à sa spontanéité incohérente et, par conséquent, inefficace, mais encore ils firent tout ce qui était en leur pouvoir pour enlever au mouvement tout ressort, l’amollir et l’anéantir. Et ils y réussirent, grâce à l’appui zélé de ces profonds politiciens qu’étaient les héros « démocrates » de la petite bourgeoisie, qui croyaient véritablement « sauver le pays », pendant qu’ils se laissaient mener par le bout du nez par quelques hommes an coup d’œil plus pénétrant, tels que Brentano.

Quant au côté militaire de l’affaire, jamais opérations ne furent conduites d’une façon plus négligente et plus stupide que sous le commandement de Sigel, général en chef de Bade, ex-lieutenant de l’armée régulière. La confusion régnait partout, toutes les bonnes occasions étaient perdues, tous les moments précieux étaient négligés pour des projets colossaux, mais impraticables, et lorsqu’au Polonais capable, Mieroslavski, prit le commandement, l’armée était désorganisée, battue, démoralisée, mal approvisionnée et avait devant elle un ennemi quatre fois plus nombreux ; il ne pouvait faire rien d’autre que de livrer, à Waghäusel, une bataille glorieuse, mais sans succès, d’organiser une retraite intelligente, et de livrer une dernière bataille désespérée sous les murs de Rastadt et de céder.

Comme dans toutes les guerres insurrectionnelles où les armées sont composées à la fois de soldats bien exercés et de conscrits inexpérimentés, il y eut dans l’armée révolutionnaire beaucoup d’héroïsme, en même temps que beaucoup de panique, très peu militaire et souvent incompréhensible ; mais, tout imparfaite qu’elle devait nécessairement être, elle eut au moins cette satisfaction qu’un nombre quatre fois supérieur, ne fut pas capable de la battre et que cent mille hommes de troupes régulières combattant contre vingt mille insurgés les traitèrent, militairement, avec autant de respect que s’il s’était agi de la vieille garde de Napoléon.

L’insurrection avait éclaté au mois de mai ; vers le milieu du mois de juillet 1849, elle était complètement réprimée, et la première révolution allemande était finie.


Londres (sans date).