Révolution et contre-révolution en Allemagne/Rémy/XIV

L’Allemagne en 1848
Traduction par Léon Remy.
L’Allemagne en 1848Schleicher (p. 135-143).

CHAPITRE XIV

LA RESTAURATION DE L’ORDRE. — LA DIÈTE
ET LA CHAMBRE


24 avril 1852.


Les premiers mois de l’année 1849 furent employés par les Gouvernements autrichien et prussien à poursuivre les avantages qu’ils avaient obtenus en octobre et en novembre 1848. La Diète autrichienne ne menait, depuis la prise de Vienne, qu’une existence purement nominale, dans une petite ville de province, en Moravie, appelée Kremsir. Les députés slaves, qui avec leurs commettants n’avaient servi que d’instrument pour relever le Gouvernement autrichien de sa prostration, furent alors singulièrement punis de leur trahison à l’égard de la Révolution européenne. Aussitôt qu’il eut reconquis sa force, le Gouvernement se mit à traiter la Diète et sa majorité slave avec un extrême mépris, et après les premiers succès des armes impériales qui présageaient une terminaison rapide de la guerre hongroise, la Diète fut dissoute, le 4 mars, et les députés dispersés par la force militaire. Ce n’est qu’alors que les Slaves virent qu’ils avaient été dupés et ils se mirent à crier : « Allons à Francfort et pratiquons là l’opposition que nous ne pouvons plus continuer ici ! Mais il était déjà trop tard, et le seul fait qu’ils n’avaient pas d’autre alternative que de rester tranquilles on d’aller rejoindre la puissante Assemblée de Francfort, était suffisant pour prouver leur complète impuissance.

C’est ainsi que se terminèrent pour le moment — et, très probablement, pour toujours — les tentatives faites par les Slaves de l’Allemagne pour recouvrer une existence nationale indépendante. Restes éparpillés de nombreuses nations, dont la nationalité et la vitalité politiques étaient depuis longtemps éteintes, et qui, par conséquent, avaient été obligés, presque pendant mille ans, de suivre les traces de quelque autre nation plus puissante, qui les avait conquis, et il en a été ainsi des habitants du pays de Galles en Angleterre, des Bas-Bretons en France, des Basques en Espagne, et plus récemment des créoles français et espagnols dans les portions de l’Amérique du Nord occupées dernièrement parla race anglo-saxonne ; ces nationalités mourantes, les Bohémiens, les Carinthiens, les Dalmates, etc., essayèrent de profiter de la confusion générale de 1848 pour rétablir leur statu quo politique de l’an de grâce 800. L’histoire de mille ans aurait dû leur montrer que ce retour était impossible ; que si tout le territoire qui se trouve à l’est de l’Elbe et de la Saale avait été, à une époque donnée, occupé par ces Slaves, ce fait ne prouve que la tendance historique, et en même temps que la capacité physique et intellectuelle de la nation allemande de soumettre, d’absorber et d’assimiler ses anciens voisins de l’est ; cette tendance à l’absorption par les Allemands a toujours été et est encore un des moyens les plus puissants, par lesquels la civilisation de l’Europe occidentale s’est répandue sur la partie orientale du continent européen ; elle ne pouvait s’arrêter que si le procès de germanisation atteignait les frontières de nations considérables, compactes, entières et capables d’une, vie nationale et indépendante, telles que les Hongrois et, jusqu’à un certain point, les Polonais, et par conséquent, la destinée naturelle et inévitable de ces nations mourantes consistait à laisser s’accomplir ce processus de dissolution et d’absorption par leurs voisins plus forts. Certes, ce n’est pas là une perspective très flatteuse pour l’ambition nationale des rêveurs panslavistes, qui réussirent à provoquer une agitation parmi une portion de la population de la Bohême et les Slaves du sud ; mais peuvent-ils s’attendre à voir l’histoire rétrograder de mille ans pour plaire à quelque faibles groupements d’hommes qui, quelque portion de territoire qu’ils occupent, sont mélangés et entourés d’Allemands, ne possèdent, depuis des temps presque immémoriaux pour les différents usages de la civilisation, d’autre langue que l’allemand, et auxquels manquent les premières conditions d’une existence nationale, le nombre et le caractère délimité du territoire ? C’est ainsi que le soulèvement panslaviste, dans tous les territoires slaves de l’Allemagne et de la Hongrie, visait au rétablissement de l’indépendance de ces innombrables petites nations, était partout aux prises avec les mouvements révolutionnaires européens, et les Slaves, quoique prétendant combattre pour la liberté, se trouvaient invariablement (à l’exception de la partie démocratique des Polonais) du côté du despotisme et de la réaction. Il en était ainsi en Allemagne, en Hongrie et même, ça et là, en Turquie. Traîtres à la cause populaire, soutiens et principaux supports de la cabale formée par le Gouvernement autrichien, ils se mirent hors la loi aux yeux de toutes les nations révolutionnaires. Et quoique nulle part la masse n’eût participé aux petites querelles nationales soulevées par les chefs panslavistes par la raison qu’elle était trop ignorante, on ne peut cependant jamais oublier qu’à Prague, dans une ville à moitié allemande, des foules de fanatiques slaves clamaient et répétaient ce cri : « Plutôt le knout russe que la liberté allemande ! » Leur premier enthousiasme de 1848 dissipé, et après la leçon reçue par eux du Gouvernement autrichien, il n’est pas possible qu’ils fassent une nouvelle tentative. Mais s’ils essayent encore une fois de s’allier, sous un prétexte semblable, à la force contre-révolutionnaire, le devoir de l’Allemagne est clair. Aucun pays en état de révolution et engagé dans une guerre extérieure ne peut tolérer une Vendée dans son propre sein.

Quant à la Constitution proclamée par l’empereur au moment de la dissolution de la Diète, nous n’avons pas à y revenir, car elle n’a jamais eu d’application réelle, et se trouve maintenant complètement mise à l’écart. Depuis le 14 mars 1849, l’absolutisme fut rétabli en Autriche, dans tous les sens et sous tous les rapports.

En Prusse, les Chambres se réunirent en février, pour la ratification et la revision de la nouvelle Charte promulguée par le roi. Elles siégèrent pendant six semaines, assez humbles et soumises dans leurs rapports avec le Gouvernement, mais pas assez préparées cependant pour aller aussi loin que le désiraient le roi et ses ministres. Aussi furent elles dissoutes dès qu’une occasion convenable se présenta.

Ainsi l’Autriche comme la Prusse se trouvait pour le moment débarrassée des entraves du contrôle parlementaire. Les Gouvernements avaient concentré maintenant tout le pouvoir entre leurs mains et pouvaient l’employer partout où il le fallait : l’Autriche contre la Hongrie et l’Italie, la Prusse contre l’Allemagne. La Prusse, en effet, était en train de préparer, elle aussi, une campagne pour le rétablissement de l’ « ordre » dans les petits États.

La contre-révolution ayant triomphé dans les deux grands centres d’action de l’Allemagne — à Vienne et à Berlin — il ne restait que les États plus petits, où la lutte était encore indécise, quoique, là aussi, la balance penchât de plus en plus du côté opposé à l’intérêt révolutionnaire. Les petits États ont trouvé, comme nous l’avons dit, un centre commun dans l’Assemblée nationale de Francfort. Or cette Assemblée, qu’on appelait nationale, quoique son esprit réactionnaire fût à tel point évident que la population de Francfort, elle-même, se révolta contre elle les armes à la main, avait une origine plus ou moins révolutionnaire par sa nature même ; elle occupait, en janvier, une situation anormale et révolutionnaire ; sa compétence n’avait jamais été définie, et elle était, enfin, arrivée à décider — décision qui, cependant, n’a jamais été reconnue par les grands États, — que ses résolutions avaient force de loi. Dans ces circonstances et lorsque le parti des monarchistes constitutionnels vit ses positions prises par les absolutistes ressuscites, il ne faut pas s’étonner que la bourgeoisie libérale et monarchiste de presque toute l’ Allemagne ait placé toutes ses espérances dans la majorité de l’Assemblée ; de même, les petits boutiquiers, qui formaient le noyau du parti démocratique, se ralliaient, dans leur détresse croissante, autour de la minorité de cette même Assemblée, qui formait en effet la dernière phalange parlementaire compacte de la démocratie. D’un autre côté, les Gouvernements des pays plus considérables, et en particulier le ministère prussien, voyaient de mieux en mieux l’incompatibilité existant entre un corps élu aussi irrégulier et le système monarchique rétabli en Allemagne, et, s’ils n’ont pas aussitôt prononcé sa dissolution c’était uniquement parce que le moment n’était pas encore venu et que la Prusse espérait s’en servir d’abord pour ses propres projets ambitieux.

Pendant ce temps, cette malheureuse Assemblée tombait dans une confusion toujours plus grande. Ses délégations et ses commissaires étaient traités, à Vienne comme à Berlin, avec un extrême mépris ; un de ses membres fut, en dépit de l’inviolabilité parlementaire, exécuté comme un rebelle ordinaire. Ses décrets n’étaient observés nulle part, et si les organes principaux du pouvoir y faisaient attention, ce n’était que pour émettre des notes de protestation contestant le droit de l’Assemblée à voter des lois et à prendre des résolutions obligatoires pour eux. Les représentants de l’Assemblée, le pouvoir exécutif central, se trouvait engagé dans des querelles diplomatiques avec presque tous les cabinets de l’Allemagne, et, malgré tous leurs efforts, ni l’Assemblée, ni le Gouvernement central ne pouvaient amener l’Autriche et la Prusse à exprimer d’une façon définitive leurs vues, leurs projets et leurs griefs. Enfin, l’Assemblée commença à y voir clair, — assez clair, du moins, pour comprendre qu’elle avait laissé le pouvoir s’échapper de ses mains, qu’elle se trouvait à la merci de l’Autriche et de la Prusse, et que, si elle voulait donner une Constitution fédérale à l’Allemagne, elle devait s’y mettre tout de suite et sérieusement. Beaucoup de membres hésitants virent également d’une façon claire qu’ils avaient été complètement dupés par les Gouvernements. Mais que pouvaient-ils faire maintenant, dans leur impuissance ? La seule chose qui aurait pu les sauver, c’était le passage prompt et décisif dans le camp populaire ; mais même le succès de cet acte était plus que douteux. Ensuite, où étaient, dans cette foule impuissante d’êtres irrésolus, bornés et pleins de suffisance, qui, complètement étourdis par le bruit éternel des rumeurs contradictoires et des notes diplomatiques, cherchaient leur unique consolation et leur unique soutien dans l’assurance, éternellement répétée, qu’ils étaient les hommes les meilleurs, les plus grands et les plus sages du pays et qu’eux seuls pouvaient sauver l’Allemagne, — où étaient, disons-nous, parmi ces pauvres créatures, qu’une seule année de vie parlementaire avait complètement transformées en idiots, les hommes capables d’une résolution prompte et décisive et moins encore d’une action énergique et conséquente ?

Enfin le Gouvernement autrichien jeta le masque. Dans sa Constitution du 4 mars, il proclamait l’Autriche une monarchie indivisible, ayant en commun les finances, le système de douanes, les institutions militaires ; on effaçait ainsi toute barrière et toute distinction entre les provinces allemandes et non allemandes. Cette déclaration fut faite en vue des résolutions et des articles de la future Constitution fédérale déjà votés par l’Assemblée de Francfort. C’était le gant que lui jetait l’Autriche, et il ne restait pas d’autre choix à la malheureuse Assemblée que de le relever. Elle le fit avec quelques fanfaronnades que l’Autriche, consciente de sa force et de la nullité complète de l’Assemblée, pouvait bien laisser passer. Et cette précieuse représentation du peuple allemand, comme elle s’intitulait elle-même, ne trouva rien de mieux, pour se venger de cette insulte, que de se jeter, pieds et poings liés, aux pieds du Gouvernement prussien. Ouelquinvraisemblable que cela puisse paraître, elle a ployé le genou devant ces mêmes ministres qu’elle avait condamnés comme anticonstitutionnels et antipopulaires et dont elle avait en vain réclamé la démission. Les détails de cet acte honteux et des événements tragi-comiques qui l’ont suivi formeront le sujet de notre prochain chapitre.


Londres, avril 1852.