Révolution et contre-révolution en Allemagne/Rémy/IX

L’Allemagne en 1848
Traduction par Léon Remy.
L’Allemagne en 1848Schleicher (p. 89-95).

CHAPITRE IX

LE PANSLAVISME. — LA GUERRE DU SCHLESWIG-HOLSTEIN


15 mars 1852.


La Bohême et la Croatie (autre membre séparé de la famille slave, placée sous l’influence des Hongrois, comme la Bohême se trouve sous celle des Allemands) fut la patrie de ce qui, sur le continent européen, a été appelé le « Panslavisme ». Ni la Bohême ni la Croatie n’étaient assez fortes pour exister par elles-mêmes comme nations. Leurs nationalités respectives, minées peu à peu sous l’action des causes historiques qui, inévitablement, nécessitaient leur absorption par un corps plus énergique, ne pouvaient espérer rétablir, dans une mesure quelconque, leur indépendance que par une alliance avec les autres nations slaves. Il existait vingt-deux millions de Polonais, quarante-cinq millions de Russes, huit millions de Serbes et de Bulgares ; pourquoi, dès lors, ne pas former une confédération puissante de ces quatre-vingts millions de Slaves et repousser ou exterminer l’envahisseur du sol sacré des Slaves — le Turc, le Hongrois et, par dessus tout, le Niemetz, l’Allemand, haï, mais indispensable ? C’est ainsi que naquit, dans les études de quelques dilettanti slaves de la science historique, ce mouvement ridicule et antihistorique, qui ne tendait à rien moins qu’à faire subjuguer l’Occident civilisé par le barbare Orient, la ville — par la campagne, le commerce, les manufactures, l’intelligence — par l’agriculture primitive des serfs slaves.

Mais, derrière la théorie ridicule se dressait la réalité terrible de l’Empire russe, cet empire dont chaque mouvement exprime la prétention de considérer toute l’Europe comme le domaine de la race slave, et, en particulier, de la partie énergique de cette race — les Russes ; empire qui, ayant deux capitales comme Saint-Pétersbourg et Moscou, ne trouve cependant pas son centre de gravité, tant que la « ville du tsar » (Constantinople, en russe — Tsarigrad, la ville du tsar), que tout paysan russe considère comme la véritable métropole de sa religion et de sa nation, ne sera pas devenue la résidence de l’empereur ; empire qui, pendant les derniers cent ou cinquante ans, n’a jamais perdu de territoire, mais en a, au contraire, gagné au cours de toutes les guerres qu’il a entreprises. Et dans l’Europe centrale, on connaît bien les intrigues par lesquelles la politique russe soutenait la théorie panslaviste nouvellement inventée, et qui servait si bien ses buts. C’est ainsi que les Panslavistes de Bohème et de Croatie travaillaient. les uns intentionnellement, les autres sans le savoir, dans l’intérêt direct de la Russie ; ils trahissaient la cause révolutionnaire pour l’ombre d’une nationalité qui, dans le meilleur des cas possibles, aurait partagé, sous le sceptre de la Russie, le sort de la Pologne. Il faut dire, cependant, pour l’honneur des Polonais, qu’ils ne se sont jamais laissés prendre sérieusement au piège panslaviste, et si quelques aristocrates sont devenus furieusement panslavistes, c’est parce qu’ils savaient qu’ils ont moins à perdre d’une soumission à la Russie que d’une révolte de leurs propres serfs paysans.

Les Tchèques et les Croates convoquèrent à Prague un Congrès général des Slaves, dans le but de préparer l’alliance universelle des Slaves. Ce Congrès aurait infailliblement échoué, même sans l’intervention de l’armée autrichienne. Les langues slaves différent entre elles autant que l’anglais, l’allemand et le suédois, et, à l’ouverture des séances, il ne se trouva aucune langue slave qui permît aux orateurs de se faire comprendre. On essaya le français, mais le français était également incompréhensible pour la majorité, — et les pauvres enthousiastes slaves, dont le seul sentiment commun était la haine commune contre les Allemands, furent obligés enfin de s’exprimer en cette langue allemande tant détestée : c’était la seule qui fût comprise par tout le monde ! Mais, au même moment, un autre Congrès slave se réunissait à Prague — celui des lanciers galiciens, des grenadiers croates et slovaques, des canonniers et cuirassiers tchèques, — et ce dernier Congrès slave, réel, armé, sous le commandement de Windischgrætz, expulsa de la ville, en moins de vingt-quatre heures, tous les promoteurs de l’imaginaire suprématie slave et les dispersa à tous les vents.

Les députés tchèques, moraves, dalmates et une partie des Polonais (l’aristocratie) à la Diète constituante d’Autriche, faisaient, dans cette Assemblée, une guerre systématique à l’élément allemand. Les Allemands et une partie des Polonais (la noblesse besogneuse) formaient les principaux soutiens du progrès révolutionnaire ; d’autre part la grande masse des députés slaves, non contente de manifester clairement, par leur opposition, ses tendances réactionnaires était assez basse pour conspirer avec ce même Gouvernement autrichien qui avait dispersé son assemblée à Prague. Ils ont d’ailleurs obtenu la récompense que méritait cette conduite honteuse ; après avoir soutenu le Gouvernement pendant l’insurrection d’octobre 1848 — événement qui leur a assuré enfin une majorité dans la Diète — cette Diète, presque entièrement slave, fut dispersée par les soldats autrichiens, comme l’avait été le Congrès de Prague, et les Panslavistes, menacés d’emprisonnement s’ils bougeaient encore. Et ils n’ont atteint que ce résultat : la nationalité slave est maintenant partout victime de la centralisation autrichienne, résultat dont elle n’est redevable qu’à son propre fanatisme et à son propre manque de clairvoyance.

Si les frontières entre la Hongrie et l’Allemagne avaient pu faire l’objet de quelque doute, elles auraient certainement causé une autre querelle. Mais heureusement il n’y avait aucun prétexte. Les intérêts des deux nations étaient, en fin de compte, liés ; aussi luttaient-elles en commun contre les mêmes ennemis : le Gouvernement autrichien et le fanatisme panslaviste. Pas un instant le bon accord ne fut troublé. Mais la campagne d’Italie a entraîné au moins une partie de l’Allemagne dans une guerre meurtrière ; et nous devons constater ici — et cela prouve à quel point le système de Metternich a réussi à arrêter le développement de l’esprit public — que, pendant les premiers six mois de 1848, les mêmes hommes qui, à Vienne, montaient aux barricades, sont venus rejoindre, pleins d’enthousiasme, l’armée qui combattait les patriotes italiens. Cette déplorable confusion d’idées n’a, d’ailleurs, pas duré longtemps.

Enfin, il y eut encore la guerre contre le Danemark au sujet de Schleswig et Holstein. Ces pays, allemands, sans aucun doute possible, par leur nationalité, leur langue et leurs goûts, étaient nécessaires également à l’Allemagne au point de vue militaire, naval et commercial. Pendant les derniers trois cents ans, leurs habitants ont énergiquement lutté contre l’invasion danoise ; et le droit des traités était, d’ailleurs, de leur côté. La révolution de mars les mit en lutte ouverte contre les Danois, et les Allemands les ont soutenus. Mais, tandis qu’en Pologne, en Italie, en Bohême, et, plus tard, en Hongrie, les opérations militaires étaient conduites avec une extrême énergie, dans cette guerre, la seule populaire, la seule, au moins en partie, révolutionnaire, on a adopté un système de marches et de contre-marches qui ne donna aucun résultat ; on fit intervenir la diplomatie étrangère ; après beaucoup d’engagements héroïques, la guerre se termina misérablement. Pendant cette expédition, le Gouvernement allemand trahit à chaque occasion l’armée révolutionnaire de Schleswig-Holstein ; il la laissa intentionnellement exterminer par les Danois quand elle fut dispersée ou divisée. Le corps des volontaires allemands fut traité de la même façon.

Mais, tandis que le nom allemand ne récoltait ainsi que de la haine de tous les côtés, les Gouvernements constitutionnels et libéraux de l’Allemagne se frottaient les mains de joie. Ils avaient réussi à écraser le mouvement polonais et tchèque : ils avaient réveillé partout les vieilles animosités nationales qui, jusqu’à présent, avaient empêché toute entente et toute action commune entre les Allemands, les Polonais et les Italiens. Ils avaient habitué le peuple aux scènes de guerre civile et de répression militaire. L’armée prussienne avait repris confiance en elle-même en Pologne, et l’armée autrichienne à Prague, et, tandis que le patriotisme exagéré (die Patriotische Ueberkraft, comme s’est exprimé Heine) entraînait la jeunesse, révolutionnaire, mais à courte vue, en Schleswig et en Lombardie, où elle se trouva détruite par la mitraille des ennemis, l’armée régulière se trouvait, en Prusse comme en Autriche, placée dans une position telle qu’elle pouvait reconquérir la faveur publique par des victoires remportées sur l’Étranger. Mais, disons-le encore une fois, ces armées, que les libéraux soutenaient pour s’en servir contre le parti plus avancé, n’eurent pas plutôt recouvré, à un degré quelconque, leur discipline et leur confiance, qu’elles se tournèrent contre les libéraux eux-mêmes et ramenèrent au pouvoir les hommes de l’ancien système. Lorsque Radetzkv reçut, dans son camp au-delà de l’Adige, les premiers ordres des « ministres responsables » de Vienne, il s’écria : « Quels sont ces ministres ? Ils ne forment pas le Gouvernement de l’Autriche ! L’Autriche n’est plus maintenant que dans mon camp ; c’est moi et mon armée qui sommes l’Autriche, et lorsque nous aurons battu les Italiens, nous reconquerrons l’Empire à l’Empereur ! » Le vieux Radetzky avait raison ; mais les imbéciles qu’étaient les ministres « responsables » de Vienne ne firent pas attention à ses paroles.


Londres, février 1852.