Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre XV.



CHAPITRE XV


AUJOURD’HUI ET DEMAIN. — HYPOTHÈSES


Le présent est gros de tempêtes : le monde entier marche à une prochaine dislocation.

Si l’immense agglomération d’hommes qui forme l’empire chinois a pu, en fermant ses ports et murant ses frontières, sinon arrêter, du moins amortir l’invasion des idées étrangères, les autres peuples, entrés dans le grand tourbillon moderne, éprouvent les premiers symptômes d’une crise sociale sans précédents.

L’industrialisme a conquis toute l’Amérique : ses solitudes se peuplent, ses forêts vierges s’abattent, des villes naissent comme par enchantement, rivales des capitales européennes qui ont mis des siècles à se créer. En même temps que le bison et le cougouar, les autochtones disparaissent. L’Irlandais, l’Allemand, le Français, l’Italien, le Suisse viennent se fondre parmi les indigènes de race blanche : c’est le prolétariat qui, avec la civilisation, envahit ces contrées. La vieille Europe rejette son trop plein de misérables ; ceux-ci, en quête de pain et de foyer, promènent du Canada aux Pampas leurs haillons et leurs idées, leurs rancunes, leurs haines, leurs espérances. C’est bientôt par millions que le continent américain nombrera les révolutionnaires. Chicago, la cité des machines géantes, Chicago tant de fois brûlée et toujours renaissante, est devenue un des foyers de l’idée anarchiste : le peuple de ses usines se murmure les noms de ces hommes : Spies, Parsons, Engels, Fischer, Lingg, morts en martyrs pour l’affranchissement des déshérités. New-York, Saint-Louis, Boston, Philadelphie, Milwauhee voient se former des noyaux socialistes de toutes nuances et, sous la pression des circonstances, c’est certainement la fraction la plus avancée qui prendra la tête du mouvement. C’est en vain que l’association des Knights of labour (chevaliers du travail), qui embrasse les États-Unis et que manie le grand-maître Powderly, s’efforce de réaliser un accord entre le capital et le salariat ; c’est en vain que les disciples de Henry George, jadis fougueux, aujourd’hui modérés, affirment qu’un simple vote législatif, nationalisant le sol, dénouera la crise économique ; plus on va, plus les antagonismes sociaux s’accentuent. Tandis que Jay Gould règne avec quatorze cents millions, Mackay avec treize cents, Vanderbilt avec six cent cinquante, les grèves violentes se multiplient : celles de Pittsburg ont été un prélude qui devrait rendre soucieux les accapareurs de milliards.

Dans l’Amérique du Sud, les choses suivent une marche parallèle. Les immigrants qui envahissent Montevideo, Rosario, Santa-Fé, Buenos-Ayres y portent des bribes d’idées socialistes ou anarchistes. Une immense synthèse s’élabore. La révolution économique, dans ces régions, sera bien autrement terrible que les luttes antérieures pour l’indépendance politique ou pour l’affranchissement des noirs. À côté des ouvriers des usines, futurs bataillons de l’armée prolétarienne, des nuées de nomades : chasseurs des prairies, chercheurs de mines, aventuriers de toutes sortes, sang-mêlés, Peaux-Rouges, habitués à la vie indépendante et aux scènes violentes, seront de terribles auxiliaires.

Outre ceux qui se meuvent au sein de la masse, lui communiquant leur impulsion propre, des communautés éparses sur l’immense surface du continent y vivent d’une vie particulière. Beaucoup sont en pleine prospérité : si la colonie icarienne fondée par Cabet à Nauwôo (Illinois) n’a pas eu plus de succès que celle fondée par Owen à New-Harmony, par contre, l’établissement des perfectionnistes à Onéida, l’exploitation agricole de Diamanti (Paraguay), créée par trois mille Russes et une foule d’autres, témoignent des prodiges que peut accomplir l’association lorsque le capital vraiment productif ne fait pas défaut. Ces colonies, tout imparfaites qu’elles sont, — l’individu y est, en général, trop absorbé par la collectivité et l’esprit mystique y domine, — ont donc le mérite de montrer que les idées communistes sont susceptibles d’une réalisation pratique : elles servent d’exemples, d’ébauches, laissant aux grandes villes industrielles que ronge un prolétariat aux abois, le rôle de foyers révolutionnaires.

L’Australie, née d’hier, marche dans la même voie que l’Amérique. Dans ses grandes villes, notamment à Melbourne, des groupes et des journaux anarchistes jettent à la masse des idées nouvelles. Le prolétariat irlandais, allemand, italien, qui a envahi le littoral, s’est déjà senti les coudes dans des grèves gigantesques qui ont, à plusieurs reprises, fait capituler le patronat. La génération actuelle, attachée au sol, est bien australienne, non anglaise : la proclamation d’une république indépendante et fédéraliste taillée sur le modèle des États-Unis, avec une orientation socialiste, n’est qu’une question d’années et, dans un avenir prochain, l’Océanie tout entière, entraînée dans l’orbe des États Australiens, aura tranché ses attaches avec les métropoles d’Europe. Vainement l’Angleterre capitaliste, qui ne peut vivre sans débouchés, prévoyant la tourmente qui lui enlèvera un à un tous les fleurons de sa couronne coloniale : Australie, Inde, Canada, s’efforce-t-elle de créer en Afrique un immense empire : il en sera de celui-là comme des autres. Toute colonie, développée à l’égal de sa métropole rompt le lien qui l’attachait à celle-ci pour vivre de sa vie propre :c’est une grande loi naturelle que rien ne vient infirmer. Aussi les hommes d’État anglais caressent-ils l’idée d’une fédération pan-britannique réunissant des agglomérations de langue et de race saxonnes[1], idée que l’avenir réalisera certainement, car les peuples, dépassant l’étape du nationalisme, en arrivent aujourd’hui au racisme ; mais cette association qui résultera du libre développement des masses appelées à s’agréger et non du vouloir des législateurs, ne pourra s’effectuer que lorsque la Révolution sociale, emportant les débris du vieux monde, aura détruit les germes d’antagonismes nationaux, nivelé les classes et identifié les intérêts. L’Angleterre, attaquée en Orient par la Russie, rongée chez elle par le paupérisme, menacée partout par les fénians irlandais, — ceux d’Amérique ont, en moins de trois ans, envoyé un million de dollars à leurs frères d’Europe — est vouée à une révolution qui ébranlera le monde entier comme un coup de tonnerre.

L’Anglais ne laisse pas fuser son enthousiasme à l’avance. Il n’en sera que plus terrible, le moment psychologique arrivé. Il faut avoir parcouru Londres dans ses inextricables fouillis, visité les ruelles misérables de Haymarket et les indescriptibles galetas du Strand pour concevoir quelle quantité de misère s’amoncelle dans cette ville, la plus riche du monde. Il faut distinguer l’ouvrier classé, travaillant un peu moins que dans les autres pays d’Europe et gagnant un peu plus, du désespéré tombant de la prison au workhouse, du workhouse dans la rue, s’engageant sous le sobriquet de blackleg, pour suppléer les ouvriers et recevant un salaire moyen d’un schelling par jour. Celui-là est le vrai prolétaire et, sous une navrante résignation qu’entretiennent le gin et le whisky, il reste dans son cœur une place pour la révolte. Ces deux nuances sont bien tranchées. Plus modérés encore que les possibilistes français, les travailleurs soudés en trade’s unions, associations puissantes, ne se défendent pas d’une sorte de mépris à l’égard des gens du mob, irréguliers de la misère. C’est bien le quatrième État qui s’affirme comme aussi exclusiviste que le Tiers. S’il lutte contre la bourgeoisie, c’est sans se presser et des grèves gigantesques d’employés des docks, de mineurs, des soulèvements même de policemen ont prouvé qu’il disposait d’une puissance réelle ; mais l’élan révolutionnaire lui fait défaut, l’esprit invétéré d’ordre et de loyalisme l’empêche de profiter des situations. En 1888, deux cent mille ouvriers étaient debout dans Londres, les communications, les transports étaient arrêtés : pas d’armée, une police hésitante, les révolutionnaires n’avaient qu’à saisir la balle au bond, ils ne se montrèrent pas.

Cela non par peur : l’Anglais est brave ; mais, dans son amour de méthode à tout prix, il ne comprend pas qu’à un moment donné, la situation doit être brusquée. Le coup final, qui déterminera la chute de l’oligarchie capitaliste, viendra certainement non des travailleurs enrégimentés, — ceux-ci, substituant immédiatement leur organisme à l’organisme détruit, seront bons pour assurer la victoire et en cueillir les fruits, — mais de cette foule inclassée, tant méprisée, terrible à tous les partis, terrible à elle-même, parce qu’elle sent et ne raisonne pas. Blacklegs, réfugiés internationaux, loqueteux Irlandais, mendiants, voleurs, prostituées, gens qui ont au cœur l’âpre haine de la société, se précipiteront comme un torrent : le bourgeois ventru de la Cité et le noble lord de Regent’s Street trembleront devant ces misérables.

L’Angleterre capitaliste mourra ainsi : après avoir broyé des millions d’êtres, affamé l’Irlande, domestiqué l’Inde, empoisonné d’opium la Chine, massacré les aborigènes océaniens, enveloppé l’Afrique qu’elle convoite d’un immense réseau, incarné, en un mot, la suprême puissance de l’or et transformé le monde en le modernisant, elle crèvera devant ses trésors, d’un coup de poignard en plein abdomen, et sa carcasse sera emportée par la tourmente révolutionnaire.

Rivale de l’Angleterre, la Russie est de toutes les nations européennes, celle où l’ordre social se modifie le plus lentement. La population rurale, de beaucoup la plus nombreuse, est d’une ignorance complète ; mystique, superstitieuse, élevée dans l’adoration du tzar, « le père, » elle sera de longtemps un obstacle à la révolution ; contre la jeunesse des villes, intelligente et libérale, l’autocrate menacé pourra faire appel à des millions d’inconscients. Le mouvement nihiliste, plus politique que social, n’a pas encore poussé de racines chez ces fils de la terre, courbés jadis sous la cravache du boyard, rançonnés aujourd’hui par l’usurier juif : ils vivent en plein moyen âge. Les moujicks, avant d’infuser aux vieilles races d’Europe leur sang neuf et leurs mœurs communistes pourront être, au début de la tourmente, les soldats fanatiques de la réaction. Et lors même que le progrès, qui ne peut abdiquer, aura renversé les obstacles que lui oppose la tyrannie, le mysticisme slave sera pendant longtemps une menace. Il est certain que le matérialisme, mal compris par des masses inconscientes, et considéré seulement comme l’invitation à une orgie grossière, amènera primitivement des excès qui choqueront les natures délicates et les rejetteront dans un idéalisme outré. « Le vingtième siècle sera mystique », a proclamé un écrivain symboliste. Puisse cette prédiction ne pas se réaliser !

Le rôle que la Russie joue par rapport à l’Asie, contenant ses barbares de race jaune, les empêchant de se répandre sur l’Europe, l’Allemagne le joue par rapport à la Russie. Elle est la barrière sans laquelle les troupeaux du tzar nous inonderaient et nous ramèneraient à plusieurs siècles en arrière : cet afflux d’une race neuve, qui sera le salut plus tard, aurait été mortel hier et le serait encore aujourd’hui. Il est certain que les nations occidentales, à l’œuvre depuis longtemps sur la scène du monde, liées au passé par un ensemble de traditions et de vieilles mœurs, n’ont plus la vigueur nécessaire pour guider l’humanité dans ses nouvelles destinées : ce rôle appartiendra nécessairement au peuple le plus jeune. Le vingtième siècle sera aux Slaves, mais tant qu’ils demeureront les sujets d’un pape-empereur, omnipotent à l’égal des despotes asiatiques, les amis de la liberté, en dépit des sympathies et des affinités de races, regarderont avec défiance du côté de l’Orient.

L’Allemagne est en travail de révolution : « Quatre-vingt-treize n’aura été qu’une idylle », disait Henri Heine en songeant à l’avenir. Plus qu’ailleurs, la classe ouvrière y aspire à l’émancipation ; de son côté, la bourgeoisie libérale supporte impatiemment le joug de l’aristocratie militaire. Ces deux nuances d’opposition s’unissent dans le parti sozial-demokrat qui, discipliné et guidé par Liebknecht, Bebel, Vollmar, a répudié son ancien révolutionarisme pour tomber dans une opposition des plus parlementaires : la vieille histoire des évêques chrétiens s’alliant aux Césars, persécuteurs de la veille. L’empereur actuel, homme de volonté, a cru habile de jouer au Constantin pour en finir avec une opposition gênante et avoir les bras libres en cas de conflagration européenne ; les mesures rigoureuses contre les socialistes sont peu à peu abrogées, des réformes ouvrières mises à l’étude, une conférence internationale a même été convoquée à Berlin pour statuer sur une législation du travail ; il est vrai que le secret gardé sur les délibérations autorise à croire qu’il s’est agi moins d’améliorer le sort des classes pauvres que de museler le prolétariat. La masse allemande vaut mieux que ses chefs et Liebknecht, prêt à devenir le ministre d’un empire socialiste, sera peut-être débordé par le flot populaire. Il faut reconnaître, cependant, que l’esprit germain, méthodique à l’excès et façonné par l’atavisme, se prête plus que tous autres à l’enrégimentation. Aussi les sozial-demokrats l’emportent-ils infiniment en nombre sur les anarchistes[2].

Il en est tout différemment en France où les marxistes, ralliés autour de Jules Guesde, de Deville et du docteur Lafargue, ne constituent qu’un noyau insignifiant, état-major sans armée qui n’en a pas moins la prétention de diriger scientifiquement, — il faut voir comme ils se rengorgent en prononçant ce mot, — les moindres mouvements révolutionnaires. Hommes de valeur, pour la plupart, mais imbus de leur personnalité, n’aimant ni ne connaissant le peuple, ils sont réduits à une politique de bascule, tantôt s’alliant aux fractions blanquiste, indépendante ou même radicale, tantôt s’en éloignant, tâtant du suffrage universel, sans succès d’ailleurs, tout en le combattant en principe. Leur triomphe amènerait la plus effroyable des tyrannies, celle de l’État-patron, maître politique et économique, écrasant la personnalité humaine sous des formules mathématiques. Mais, s’ils sont destinés à avoir une influence sur les événements, cette influence ne pourra certainement s’exercer que par intermittences. En période orageuse, ils seront débordés par les anarchistes autrement vigoureux, ils le savent — de là leurs haines — et n’essaieront même pas de réagir : ils feront les morts, quitte à guetter l’instant favorable où les révolutionnaires d’avant-garde, épuisés par leurs excès, décimés par la lutte, seront forcés, pensent-ils, de leur céder la place. Mais, même à ce moment, ils n’auront qu’une force précaire, leur affectation continuelle, leurs allures cassantes même lorsqu’ils feignent la bonhomie les rendent peu sympathiques à la masse ; leurs conceptions plagiées de Marx avec moins d’ampleur sont destinées à s’éteindre dans un milieu réfractaire au doctrinarisme allemand. Une fois les anarchistes détruits, les néo-jacobins seraient bientôt renversés par l’élément contre-révolutionnaire : les possibilistes, dès maintenant nombreux et influents dans la plupart des corporations, appuyés par la masse modérée, les ex-bourgeoisillons et les ouvriers ambitieux, aspirants fonctionnaires du nouvel ordre social, reviendraient comme les Girondins après le 9 thermidor et ne feraient pas quartier à leurs ennemis.

C’est la marche que, très probablement, suivra la révolution. Phénomène soumis à des lois que la science expérimentale découvrira un jour, elle aura ses premières ondulations, son flux et son reflux ; quand on analyse les éléments en présence, on est induit à supposer qu’ils se comporteront de telle ou telle façon : les enragés domineront pendant la période violente ; seuls, ils ont la force nécessaire pour démolir ; dans les intermittences d’apaisement, les autoritaires s’efforceront d’accaparer le pouvoir. Mais les excès ne sont pas durables, tôt ou tard, ils sont suivis d’une période de prostration ; ce qui s’est passé au lendemain de la Terreur se reproduira sans doute d’une façon générale : les politiques, les modérés s’efforceront, une fois le calme un peu rétabli, de revenir sur l’eau et d’accaparer les fruits de la victoire.

C’est tout ce qu’on peut conjecturer. Quelqu’un dont le cerveau serait assez vaste pour embrasser tout ce qui se passe, pourrait en déduire mathématiquement, par le détail, tout ce qui arrivera. Mais où est-il cet observateur surhumain ? Perdus dans la déduction des théorèmes, les scientifiques négligent forcément tel ou tel détail qui, imperceptible au début, engendre de grosses conséquences et finit par renverser tous les plans de ces trop minutieux calculateurs. Ceux-ci, qui n’ont pas entendu travailler pour rien, de maintenir quand même leurs formules, de se fâcher contre les événements qui les contredisent, finalement, de tomber dans le ridicule. S’il est naturel de chercher une orientation, de scruter même autant que possible les brumes de l’avenir, on ne peut entrevoir cet avenir que dans les grandes lignes et encore !

C’est ce qui fait parfois la supériorité des natures intuitives. Leur affinement de nerfs les rend aptes à saisir des impressions qui échappent aux enragés chiffreurs ; il se fait en elles un travail psychique si rapide qu’elles ne peuvent en avoir conscience. Viennent les événements et tandis que les scientifiques se perdent en calculs, hésitent, tergiversent et, neuf fois sur dix, tournent le dos à la vraie voie, les autres vont au but avec la précision de l’aiguille aimantée se dirigeant vers son pôle.

Par exemple, il est impossible d’être plus étrangère à la vie réelle que Louise Michel. Perdue dans la contemplation extatique de l’avenir, elle a traversé la guerre, l’exil, la prison sans s’en apercevoir : personne n’est moins pratique dans les petites choses et les amis qu’elle a conservés dans les fractions autoritaires ne se font pas faute de la railler entre eux. Cependant, chaque fois qu’un fait de quelque importance sociale est survenu, elle a senti et marché, tandis que Guesde, apôtre de l’Évangile marxiste, et Chirac l’homme-chiffre (ainsi l’appelle Drumont) se troublaient et finissaient par s’infliger de cruels démentis. La manifestation ouvrière du 1er mai 1890 en est une preuve entre mille. Après avoir jadis éloquemment démontré la duplicité du suffrage universel, l’inflexibilité de la loi des salaires et l’impossibilité pour l’État de favoriser la classe prolétarienne au détriment de la classe capitaliste, les marxistes français avaient conclu à une manifestation pacifique et légale, mettant les pouvoirs publics en demeure de réaliser quelques réformes économiques. Dans un but mal caché de réclame électorale, ils prônèrent cette manifestation une année à l’avance, multiplièrent les rodomontades, les défis à la bourgeoisie ; ils tâtèrent le terrain de leur mieux, espérant même quelque temps que le mouvement pourrait se terminer en une révolution leur livrant le pouvoir. Puis, quand ils virent que le peuple n’était pas disposé à mourir pour eux, ni le gouvernement à se laisser démolir, ils reculèrent de la façon la plus piteuse, accumulant les protestations pacifiques et poussant la… prudence, eux révolutionnaires ! — jusqu’à conseiller à la foule de livrer aux autorités ceux qui commettraient des actes d’insubordination. Les anarchistes, au contraire, tout en combattant le caractère légal de cette pasquinade et refusant de s’associer à une démarche illogique, sans issue, ont déployé, à ce moment, une grande activité révolutionnaire et causé des craintes sérieuses à leurs ennemis.

Il faut reconnaître, d’ailleurs, que le parti anarchiste, assez confus, il y a quelques années, s’est épuré tout en faisant boule de neige. À son tour, il peut renvoyer aux marxistes français l’épithète dédaigneuse de demi-quarteron dont il avait été salué. Tandis que les ambitieux, las d’attendre ou les batailleurs sans idées évoluaient vers d’autres fractions, que bon nombre se coulaient à la remorque du boulangisme, les désabusés de la politique venaient résolument aux révolutionnaires d’avant-garde. La période embryonnaire et romantique du parti semble passée ; les idées se précisent ; l’anarchiste n’est plus aujourd’hui un déclamateur épileptique ; s’il n’a pas la prétention de donner un programme minutieux de l’avenir, il n’en a pas moins des conceptions positives : remplacement de l’autorité gouvernementale par l’association des hommes et des groupes, restitution du capital individualisé à la société tout entière.

À la vérité, quelques anarchistes, en voulant réagir contre la sécheresse des doctrinaires, sont tombés dans l’excessif sentimentalisme des révolutionnaires de 48. La société actuelle leur paraît tellement hideuse qu’ils vivent tout entiers dans leur rêve d’avenir ; cette vision d’harmonie universelle leur cache parfois les nécessités de la lutte, de sorte que, s’ils ne trouvaient pas leur contrepoids, ces hommes auxquels on a fait une réputation terrible seraient dupes de leur bon cœur. Avec le poète Paillette, ils chantent :


Le roman du monde n’est rien.

Nous voulons le beau dans le bien,
Il faut à notre amour païen
Les plus colossales étreintes ;
Notre patrie est le Grand Tout ;
Notre cœur, un passe-partout,
Cherche sa famille, surtout

Du côté d’où viennent les plaintes.


Autrement qu’aux civilisés

Il faut à nos sens apaisés
Les caresses et les baisers

Des vieux, des bébés et des mères
Tous les vieillards sont nos parents,

Tous les petits sont nos enfants,
Et qu’ils soient jaunes, noirs ou blancs,

Partout les hommes sont nos frères.


Pendant qu’ils chantent, le même ennemi qui, il y a quarante-deux ans, fit peau démocratique pour tromper la masse naïve, est en voie de faire peau socialiste et même anarchiste, espérant non seulement échapper à la tourmente mais encore l’orienter à son profit. Le parti socialiste catholique, représenté en France par Drumont, en Angleterre par le cardinal Manning, naguère en Allemagne par Windthorst[3] et que dirige dans l’ombre le Gesù, cherche à faire dévier le courant révolutionnaire en le lançant exclusivement contre les banquiers sémites accapareurs du numéraire, tandis que la vieille aristocratie et les communautés religieuses détiennent en grande partie ce capital autrement important : la terre. Quelques hommes de cœur, qui rêvent un accord impossible entre la foi et la science, entre l’Église et le peuple, ont emboîté le pas. Des cercles ouvriers s’intitulant socialistes catholiques et dont tout le socialisme consiste à prêcher la bienveillance aux exploiteurs, la soumission aux exploités, aux uns et aux autres l’observation des devoirs religieux, fournissent un contingent discipliné sous la haute direction d’hommes qui ont préludé à l’étude des questions sociales en faisant fusiller les communards de 1871. Si le prolétariat était assez naïf pour se laisser prendre au piège, il se trouverait bientôt plus misérable que jamais, le servage politique s’ajoutant à l’oppression économique. Mais l’humanité ne peut abdiquer ses destinées ; malgré les chocs en retour qu’elle subit de temps à autre, elle ne reprendra pas la route du passé. Contre la logique du progrès, le cléricalisme et le césarisme, quels que soient leur masque, ne prévaudront pas.

En dépit des manœuvres savantes des partis conservateurs, en dépit des efforts de l’État pour satisfaire les intérêts les plus opposés, en dépit du libéralisme bourgeois et de la philanthropie officielle, un effondrement social est inévitable à bref délai. Tout y concourt : tandis que les progrès croissants du machinisme jettent sur le pavé des foules acculées à ce dilemme : se révolter ou mourir, la concentration des capitaux, éliminant la classe intermédiaire qui sert de tampon, précipite la collision inévitable entre la poignée de possesseurs et la masse déshéritée. D’un autre côté, l’accumulation des emprunts pousse tous les États vers le gouffre béant de la banqueroute. Déficit, chômage, grève, misère, révolte, tout se tient, et il est probable que les gouvernants, gardiens du vieil ordre social, épouvantés de l’avenir, chercheront leur salut dans la guerre. La guerre ! ces deux mots terribles retentiront avant peu d’un bout à l’autre de l’Europe frissonnante, car, quelle que soit celle qui débute, guerre internationale ou guerre civile, l’une entraînera fatalement l’autre. Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, des avalanches humaines rouleront vers les frontières, l’outillage perfectionné des Krupp, des Uchatius, des Bange, des Veterli, des Mauser, des Lebel, fera une ample moisson puis, comme après la réforme, comme après la Révolution, l’Europe émergera de l’immense cataclysme rajeunie, transformée. « La fleur sort du fumier », répétait Bakounine, apôtre de la destruction sans phrases : la génération actuelle servira de fumier à la génération future.

Dans ce conflit qui, fatalement, embrasera toutes les nations du vieux monde, la réaction jouera son va-tout. La féodalité allemande, la bancocratie anglaise, la vieille cour autrichienne, le Quirinal, le Gesù s’allieront pour une partie désespérée, tandis que l’autocrate russe se tiendra prêt à évoluer selon ses intérêts. Ce n’est certainement pas la démocratie bourgeoise, égoïste et rapace, amollie comme tous les parvenus, qui pourra tenir tête à l’orage, ni les révolutionnaires jacobins, plagiaires d’un siècle disparu, ni les socialistes à système, rêveurs qu’effarera le premier vent de tempête. Seuls, les éléments violents, excessifs, agissant dans le peuple, et, l’empoignant comme une catapulte, pourront le lancer sur l’ennemi, orienter son action et donner son maximum d’intensité à la tourmente, dans laquelle eux-mêmes sont condamnés à disparaître à moins d’en sortir transformés.

Monarchies absolues, constitutionalisme, république, toutes ces formes qui, jadis, ont fait vibrer les enthousiasmes, s’évanouissent alternativement devant la poussée d’un siècle imprégné de positivisme. Le libéral russe revendique une Constitution limitant l’autorité souveraine ; le démocrate belge s’insurge contre le régime censitaire ; le radical français clame, du moins dans ses professions de foi, la suppression de la présidence de la république, du Sénat, des ministres, du budget des cultes, des armées permanentes : pièce par pièce, l’autorité perd ainsi tout son attirail.

Au fur et à mesure des progrès, un immense besoin de décentralisation se manifeste dans toutes les branches de l’activité humaine ; jadis le même individu pouvait être à la fois barbier, médecin, chirurgien, alchimiste. Mais aujourd’hui que sciences, arts, industries, deviennent de plus en plus vastes et complexes, chacune de ces branches se scinde en rameaux spécialisés qui tendent à conquérir leur entière autonomie. Le barbier manie son rasoir sans s’immiscer dans l’œuvre du chirurgien, lequel, à son tour, laisse oculistes, dentistes, pédicures, manicures opérer séparément dans leur sphère.

À plus forte raison pour la grande vie d’un pays. Quel esprit prodigieux faudrait-il être pour embrasser tout à la fois les questions d’agriculture, d’hygiène, de travaux publics, de navigation, de beaux-arts ! Le législateur appelé à statuer sur toutes ces matières, ne peut le faire que d’une façon très générale, négligeant ou confondant tout. Seuls, les intéressés, groupés sous l’impulsion du besoin, en vertu de leurs aptitudes et de leurs affinités, sont à même de le faire. Il en résulte que la vie s’intensifiant, se développant, rayonnant partout, bientôt un homme sera hors d’état d’en gouverner d’autres, d’être le dirigeant d’une collectivité. L’homme primitif, descendant de l’anthropoïde, pouvait se courber sous la trique d’un pasteur, l’homme du dix-neuvième siècle, contemporain de Büchner et d’Edison, se révolte contre le joug. Et, tandis qu’une fraction de l’humanité meurt d’excès de jouissances, qu’une autre, bien plus nombreuse, hélas ! minée par l’excès de misère, semble condamnée à disparaître ou à retomber dans l’animalité, l’élite intellectuelle, travaillant pour tous, en dépit des repus et des inconscients, prépare l’avènement du bien-être et de la liberté.

La masse, trop entravée jusqu’à ce jour dans sa sujétion, soit politique, soit économique, soit les deux, pour étudier et réfléchir, est demeurée inconsciente de cette évolution qui, s’exerçant à travers les âges et sous toutes les formes, mène à la constitution d’une société sans maîtres. Comment pourrait-il entrevoir ce mouvement qui l’emporte et le fait agir, le malheureux étouffant l’été dans la chaude atmosphère des usines, glacé l’hiver dans son taudis, surmené par un travail qui épuise les muscles et atrophie le cerveau, miné dans les ressorts les plus intimes de son organisme, privé de toute possibilité de culture intellectuelle, voué par l’influence du milieu, par atavisme souvent, par besoin de s’étourdir et de surchauffer sa pauvre machine, aux distractions abrutissantes du mastroquet ? Quels efforts prodigieux ne faut-il pas aux plus persévérants, minorité d’élite, pour arriver à une perception consciente des choses, pour démêler la vérité du fatras de préjugés, de fictions et de légendes dont on a obscurci leur cerveau ! Quand à la femelle du prolétaire, machine à parturition, reléguée au dernier rang en vertu des lois et des mœurs, claquemurée la plupart du temps loin de l’air et du soleil, proie offerte à l’anémie, à la chlorose, à la phtisie, condamnée par l’infériorité du salaire à chercher un supplément de ressources dans la prostitution, comment pourrait-elle enfanter et faire croître des rejetons vigoureux, sains de corps, lucides d’esprit ? « Psitt ! monsieur ! écoutez donc !… », murmure la malheureuse, pourrie jusqu’aux os, qui s’accroche à la manche du passant attardé : à deux pas, l’homme de police veille, gardien placide de l’ordre social. « Mourir pour la patrie ! » braille entre deux hoquets le conscrit enrubanné qui ira finir la nuit au bordel : peut-être, après tout, est-il content de quitter cet enfer, l’usine, pour ce bagne, la caserne. « Je suis le fils de mes œuvres », déclare à des admirateurs, le bourgeois ventru qui s’est amassé des rentes en vendant des rondelles de drap pour des truffes et du vitriol pour du vinaigre — « Quel beau mariage ! » soupire amoureusement un noble décavé en arrêt devant une vieille demoiselle aux dents jaunes, asthmatique et millionnaire… et des espérances ! car le père va bientôt mourir. Et les échines se courbent, les cerveaux se dépriment, le corps se gangrène, le sens moral s’oblitère, l’esprit meurt. Malthus devient le prophète du dieu Capital. Encore dix ans de ce beau régime, et la race étiolée, névrosée, exsangue, alcoolique, syphilitique, serait irrévocablement perdue : la terrible commotion qu’un avenir prochain réserve, pourra seule, éliminant les éléments morbides, les empêcher de tuer le corps social tout entier.

Au physique comme au moral, l’humanité marche à une transformation, une foule de nouveaux éléments entrant dans la vie courante produiront des résultats incalculables. Par exemple, il est certain que l’évolution intellectuelle qui s’est accomplie depuis deux siècles avec une rapidité foudroyante, si on la compare aux lents progrès du moyen âge, est due en grande partie à l’usage de boissons stimulantes, inconnues aux générations précédentes ; ainsi, l’influence du café sur les mœurs, au dix-huitième siècle, est indéniable. En Angleterre, la substitution d’un régime carnivore à l’ancien régime de lait et de légumes a produit une race nouvelle. Actuellement, la pellagra, terrible maladie de peau, est entretenue chez les paysans de la Haute-Italie par une nourriture exclusivement composée de pollenta et de châtaignes, et la pellagra, maladie physique, engendre des infirmités morales. L’universalisation du bien-être ranimera l’espèce humaine, lui donnera de nouvelles forces et de nouvelles aptitudes. Un jour viendra sans doute, où la cuisine même, devenue scientifique comme la chimie, se débarrassera de toutes ces compositions malsaines qui perturbent l’organisme, engendrent des affections chroniques, et produisent chez les classes jouisseuses ce type ventral, odieux et grotesque. Déjà la fabrication des peptones condensant sous un faible volume des matières nutritives, celle d’élixirs revivifiants, tels que la kola, sont un premier pas. Il est évident qu’à une modification du régime alimentaire correspondra à la longue une modification de l’appareil digestif et, par suite, de l’organisme tout entier.

Ces modifications, il est vrai, ne s’accomplissent qu’avec lenteur, mais enfin elles s’accomplissent. On a pu constater que le nombre des dents tendait à diminuer chez les races supérieures, la région frontale à se développer au détriment des maxillaires. La fusion des peuples, qui s’effectue de plus en plus en dépit du fanatisme chauvin ou religieux, mène à la constitution d’une humanité nouvelle, unifiée grâce au pouvoir niveleur de la civilisation, et, en même temps, supérieure à la nôtre, car il serait insensé de s’imaginer que le progrès qui a tiré l’homme des organismes primitifs, cessera de se manifester, alors que les facteurs de progrès, c’est-à-dire de transformation, sont incomparablement plus nombreux.

On comprend l’obstination avec laquelle les conservateurs se sont opposés au développement des théories darwiniennes : ces théories renversaient de fond en comble leurs cosmogonies religieuses : quoi ! l’homme, loin d’être un Adam déchu, primitivement créé à l’image de Dieu, serait, au contraire, le produit ultime d’une longue succession d’êtres inférieurs : il serait fils d’anthropoïde, cousin du singe, arrière-petit-fils de l’eozon, formé des mille éléments combinés dans la nature ambiante ! Puis quand, démontrée par le fait, la doctrine transformiste eût conquis droit de cité, les classes dirigeantes voulurent la faire servir à légitimer leurs privilèges : si elles étaient riches, puissantes, c’est parce qu’elles étaient les plus aptes. Vivent les forts ! meurent les faibles !

Il se trouva des savants chez lesquels l’amour de la science avait tué tout autre sentiment pour appuyer de leur autorité ces prétentions. Le prolétaire, être inférieur selon eux, devait, au nom de l’atavisme, nouvelle tache originelle, croupir dans la servitude, le bourgeois, produit d’une admirable sélection, étendre son règne sur le restant de l’humanité.

Tandis que les plus simples des révoltés, se croyant, en effet, frappés par la science, se sont contentés de la maudire ; d’autres, minorité consciente, ont riposté par cet argument :

« C’est en vertu des théories mêmes que vous vous appropriez, après les avoir combattues, que nous vous condamnons, ô maîtres du jour ! à disparaître. Non, vous n’êtes plus ce qu’étaient vos pères : les plus aptes, les plus intelligents, les plus forts. La fatalité du milieu vous a saisis ; gavés de toutes les jouissances, vous êtes devenus mous, efféminés, incapables de tout effort. Vos fils vont à Sodome et vos filles à Lesbos. Nous, au contraire, les malheureux, sans cesse aux prises avec les nécessités de la vie, nous nous sommes aguerris sous l’aiguillon du besoin, notre activité s’est développée. Ce que vous fîtes jadis aux castes qui vous écrasaient, nous allons le faire à la vôtre. Le système d’oppression et de vol que vous appelez ordre social ne tient plus que par miracle : une poussée vigoureuse et tout s’effondrera. »

Et, descendant dégénéré d’Étienne Marcel, monsieur Prudhomme avec son gros ventre s’aplatira bellement sous le poing nerveux de l’esclave.

Mignardes dames qui ne connaissez de la vie que le côté toilettes, nobles détraquées auxquelles il faut, comme à des hommes, des danseuses pour maîtresses et qui mêlez joyeusement la roture des écus au clinquant de votre blason, bien des larmes couleront sur vos joues poudrerizées. Voici venir la femelle du prolétaire, à qui les hivers sans feu, les nuits sans sommeil, les jours sans pain, les cris de détresse de la nichée ont mis au cœur une haine farouche. C’est la louve ! Malheur aux faibles créatures qu’elle mordra.

Traitée en bête de somme chez les peuples barbares qui ne reconnaissent que la supériorité de la force, en objet possédé dans la société romaine, la femme, même chez les peuples civilisés du dix-neuvième siècle, n’a pas cessé d’être une mineure. L’épouse doit obéissance à son mari, dit le Code. Elle n’a pas la faculté d’exercer un commerce, d’acheter, de vendre, de faire acte, en un mot, dans la vie civile, sans y être autorisée. De même que le jeune mâle n’aura pas le droit d’aimer la compagne de son choix sans le consentement paternel. Tyrannie qui fait du père de famille le bourreau légal des siens, qui infiltre les jalousies, les rancunes, les haines, mille fois plus vives entre proches qu’entre étrangers. Mais c’est surtout sur la femme que cette oppression pèse : nombre de professions lui sont encore fermées, surtout chez les méridionaux, qui ont le mieux conservé à son égard le vieil esprit de possession jalouse. Même sous les madrigaux adressés aux belles, on sent le dédain du mâle pour un être qu’il juge inférieur et dont il n’aime que le joli plumage. Pauvres petites perruches à tête vide ! L’église, le bal ou le rapiéçage des hardes, voilà, selon leurs différentes castes, la sphère d’activité dans laquelle les a enfermées la tyrannie masculine. Comment, à la longue, une telle servitude n’aurait-elle pas influé sur leur caractère, affaibli leur intellect, développé l’amour des futilités ? Or, l’action de la femme, génératrice et éducatrice, est indéniable : l’homme ne deviendra vraiment libre que s’il tend une main fraternelle à sa compagne pour l’élever à son niveau.

Avant d’arriver à cette émancipation féminine, il y aura bien des faux pas. Avec l’éducation donnée à la femme, l’atavisme et la corruption ambiante, c’est fatal. Pour une à l’esprit large et ferme, que de névrosées l’on verra surgir, compromettant par leurs excentricités et leur amour immodéré de réclame la cause qu’elles prétendent servir. Les unes fondent des religions, d’autres revendiquent le suffrage universel, beaucoup moins soucieuses, au fond, d’être électrices que d’être candidates. Le suffrage universel ! amorce tendue à la crédulité populaire par les démocrates madrés de 48, cherchant à désarmer le paria en le grisant d’une souveraineté menteuse. Le suffrage universel ! mystification universelle dont tous les gouvernements ont joué ! droit accordé au contribuable de choisir son parasite, à l’esclave de nommer son maître, sanction de la servitude populaire au nom même de la souveraineté populaire. L’arrivée de législatrices au Palais-Bourbon serait le coup de grâce donné à cette institution déjà vermoulue ; intrigues de couloirs, flirtage de la droite avec la gauche, conjonction des centres, la corruption de la chair s’ajoutant à toutes les autres. Le suffrage universel s’abîmerait dans un rire d’opérette.

Comme tous les êtres maintenus dans l’infériorité, sans que cela infirme en rien leurs droits à un développement intégral, comme le sauvage, comme l’enfant, comme le peuple lui-même, la femme tend à singer son maître par ses mauvais côtés. Évidemment, elle obéit à une loi de nature qui fait, à différentes époques, passer les individus par les mêmes phases, selon leur degré de culture. L’homme achève de se détacher de la politique comme d’une science menteuse dont il a toujours été dupe, science qui a fait son temps comme la sorcellerie et qui ne peut plus convenir à l’humanité consciente. Il cuve ses dernières griseries chauvines, se guérit de ses dernières fièvres électorales. Précisément à ce moment, arrive une brave demoiselle qui revendique pour son sexe le droit de constituer des ministères, de réviser des constitutions et d’envoyer des jeunes gens mourir pour la patrie au Tonkin ou ailleurs.[4]

Très heureusement, le fait brutal est là : les événements, qui s’enchaînent et réagissent les uns sur les autres pour déterminer un bouleversement de plus en plus nécessaire, de plus en plus inévitable, ne laisseront pas le temps de attarder aux billevesées. Le régime parlementaire est trop frappé de discrédit, les fictions actuelles trop usées pour survivre encore moyennant quelques modifications : la vraie science sociale, élaborée en commun, par les contemporains, non plus celle pédante et rabougrie de quelques pontifes, viendra déterminer les rapports naturels des hommes groupés librement pour produire, consommer et faire circuler le bien-être dans toutes les cellules du nouvel organisme.

Le prolétaire, qui a appris à vivre sans rois, sans nobles et sans prêtres, s’éloigne peu à peu des monarques de la finance, des seigneurs de l’industrie, des papes de l’État. Il commence à s’apercevoir que ces gens, quelque démocrates que soient leurs allures, sont d’une autre caste que la sienne, que loin d’être indispensables à son existence, ils ont des intérêts directement opposés aux siens, que l’intérêt du patron c’est de gagner beaucoup sur l’ouvrier, l’intérêt du marchand de vendre le plus cher possible des produits médiocres, l’intérêt du gouvernant de multiplier les sinécures pour caser les siens, l’intérêt de l’officier de pousser à la guerre pour obtenir de l’avancement, l’intérêt du juge de faire condamner beaucoup de monde pour être bien noté, l’intérêt de l’huissier de mettre sur la paille beaucoup de malheureux pour doter ses filles. Il entrevoit vaguement ce que lui crient les anarchistes : que ce bon père, l’État, n’a qu’un rôle, rôle historique, fatal, dont il ne peut s’écarter une seconde sous peine de ne plus être : celui de maintenir l’ordre social, c’est-à-dire le statu quo, les monopoles, les privilèges, les abus et les castes.

Qu’ils sont loin ces temps, — cependant, moins de quatre années nous en séparent, — où des bourgeois, révolutionnaires parce qu’ils n’avaient pas eu leur place au banquet, prétendaient soulever le peuple au nom de l’autonomie communale ou des souvenirs de 93 ! C’était Chauvière, l’orateur blanquiste, évoquant devant des illettrés naïfs la mémoire d’Étienne Marcel ou l’ombre de Danton. Et Vaillant, tête du parti, espérait bien qu’une insurrection des Conseils municipaux, se fédérant sous la tutelle d’un Comité de salut public, livrerait le pouvoir à lui et à ses amis.

Aujourd’hui, il a fallu en rabattre de ces visées ambitieuses : les partisans de la révolution jacobine, s’apercevant qu’ils ne pourront plus canaliser le mouvement à leur profit, s’en détachent pour se rallier petit à petit à la république bourgeoise. Ils déploient, à la vérité, une grande rouerie, se servant du mot Commune pour capter les suffrages tantôt des communistes, tantôt des communalistes et l’habitué des réunions publiques peut les entendre déclarer, selon les circonstances, qu’ils veulent la destruction ou la conquête du pouvoir.

Le peuple, qui n’entend rien à ces malices, se révoltera, non plus à la voix des tribuns, mais sous la pression d’un événement capital, comme la guerre, ou d’une situation intenable, comme l’arrêt complet de l’industrie. Et ce sera un débordement que rien ne pourra arrêter ; les plus violents seront eux-mêmes entraînés et roulés par le flot ; bien loin seront les députés ci-devant populaires, et les conseils municipaux ambitieux ! bien loin les libéraux, les radicaux, les réformistes, les philanthropes ! Les vieux moules sociaux seront brisés et les éléments, disséminés d’abord, s’agrégeront en combinaisons nouvelles.

Quelles seront ces combinaisons ? Est-il téméraire de conjecturer la forme que prendra la société de demain ? Évidemment, la tendance des hommes qui se révoltent contre l’ordre de choses existant n’est pas vers un retour au passé, encore moins à la barbarie préhistorique. Qui voudrait sérieusement s’isoler de l’humanité et renoncer au stock de connaissances et de bien-être accumulé par les générations successives ? C’est pour augmenter ce stock, non pour le diminuer, c’est surtout pour le rendre accessible à tous, que luttent les vrais socialistes d’aujourd’hui. Loin de se confiner dans un individualisme étroit, — individualisme au mauvais sens du mot, — ils seront portés à étendre leurs relations, à ramifier leurs groupements : libre jeu du travailleur dans la corporation, de la corporation dans la commune, rapprochement des agglomérations humaines, effacement des frontières non plus en vertu d’une phraséologie pompeuse mais par suite d’une fusion d’intérêts et de mœurs ; égalité des sexes, — non pas dans les fictions de la politique qui n’existeront plus, mais égalité morale et sociale, — absorption de la famille étroite et autoritaire d’aujourd’hui dans la grande famille humaine ; autonomie absolue de l’individu, libre association des groupements producteurs, tel est leur idéal.

Cet idéal dont la forme concrète peut s’exprimer en deux mots : Fédération économique, ne sera évidemment pas réalisé en un coup de baguette. En 1830 et 1848, quand le peuple s’était bien battu pendant trois jours, que le gouvernement affolé capitulait, des démocrates en vue couraient s’installer à l’Hôtel de Ville et jetaient par les fenêtres des petits papiers pour signifier au peuple qu’il venait de changer de maîtres. Mais, cette fois, le peuple, affamé et rendu défiant par l’expérience, ne se contentera vraisemblablement plus de petits papiers ; les choses prendront une autre tournure. Guidée par les plus conscients, la foule fera la grosse besogne elle-même : elle ira déposséder les accapareurs, organiser la circulation du bien-être conquis, puis la production, l’échange entre villes et campagnes. Tout cela, sans compter les complications avec les puissances restées en dehors du mouvement, demandera un certain temps.

Une partie des desiderata formulés par les théoriciens modernes aura vraisemblablement sa réalisation immédiate ; l’autre, entrevue trop hâtivement ou contrariée par les événements, sera reprise en sous-œuvre dans la période d’accalmie qui suivra et, plus ou moins modifiée, deviendra le point de mire de la génération suivante.

La forme sociale, pendant et après la tourmente, ne pourra évidemment être la même partout : il faut tenir compte des différences de races, de mœurs, de génie, d’institutions, de développement industriel ou agricole qui, selon les régions, opposeront à la poussée socialiste des résistances plus ou moins considérables. Là où surabondera la production, pas ne sera besoin d’en réglementer l’usage : on prendra au tas non par esprit de système mais par habitude : ce sera le communisme-anarchiste. Au contraire, dans les pays moins pourvus, la répartition au pro rata des besoins s’imposera : ce sera le collectivisme. Le régime économique variera évidemment entre ces deux termes avec une tendance vers le communisme, parce que, en dépit de Malthus, les produits sont appelés à se multiplier plus rapidement que les consommateurs. En effet, plus l’être se perfectionne, plus sa force nerveuse augmente aux dépens de sa force génitale ; d’autre part, la science arrive à faire jaillir de partout les éléments nécessaires à l’entretien de l’espèce. Ces végétaux que l’on dédaignait fourniront leurs sucs puissants ; cette pierre devant laquelle on passait indifférent, donnera chaleur, lumière, électricité ; ces excréments, dont on empoisonne encore les rivières communiqueront aux terres épuisées une fertilité nouvelle ; ces forces naturelles, si longtemps redoutables à l’homme : le vent, le flot, le tonnerre seront maîtrisées et employées dans un but d’utilité sociale.

Un immense renouveau se prépare pour l’humanité au sortir d’une crise dont il est impossible de prédire la violence et la durée. L’Europe, l’Amérique, l’Australie même seront les grands théâtres de la lutte, mais celle-ci aura forcément ses répercussions partout. Les fortes agglomérations arabes, hindoues, indo-chinoises, après avoir reçu de leurs maîtres européens les germes d’une vie nouvelle, chercheront sans doute à profiter des événements pour s’affranchir : les masses longtemps ensommeillées se réveilleront.

Au cours de la Révolution française, on vit des familles nobles fuir comme des oiseaux apeurés et se bâtir un nid loin du vieux monde, dans les savanes américaines ou dans ces îles vertes et embaumées qui emperlent l’Océan indien. Le fait se reproduira encore : la mystérieuse Afrique est là qui entr’ouvre ses profondeurs. Des flots humains s’y précipiteront : aventureux, névrosés, capitalistes ruinés ne pouvant se faire à l’idée de travailler et rêvant d’exploiter les noirs après avoir exploité les blancs. Ils iront, les derniers surtout, stimulés par leur soif de gain, lutter contre l’anthropophage et le crocodile, trafiquant d’ivoire et de poudre d’or, abattant les palmiers, brûlant les cases, fauchant les populations, massacrant, massacrés : histoire fidèle de la civilisation par le meurtre, le viol et le pillage.

Au siècle prochain, les pays vierges entrevus par Stanley seront en plein bouillonnement ; des forces et des activités nouvelles s’y feront jour. Déjà, le continent noir est entamé de tous côtés : fanatiques musulmans et missionnaires chrétiens, marchands et soldats, Français, Anglais, Allemands, Espagnols, Italiens, Portugais s’efforcent de mordre au gâteau. Et le roi des Belges couve paternellement l’État indépendant du Congo qu’administrent ses officiers, qu’exploitent ses banquiers ; mais le morceau est bien gros pour un si mince convive et l’Allemagne pourrait bien mettre le holà si l’incendie socialiste ne venait brusquement, en Europe, déployer ses rouges ailes.

D’immenses chocs ethniques sont à prévoir. L’entrée dans la civilisation des cinq cents millions d’être humains qui peuplent l’Extrême-Orient est grosse de conséquences. Le monde de Boudha et de Confucius va-t-il se précipiter avec ses croyances, ses rites et ses dieux sur le monde de Voltaire et de Darwin ?

« L’opposition de l’Orient et de l’Occident, dit Élisée Reclus (Nouvelle géographie universelle, t. VII, p. 16) n’a pas son unique raison d’être dans l’antagonisme des intérêts immédiats, elle provient aussi du contraste des idées et des mœurs », et plus loin : « Quand deux éléments se rapprochent, l’un et l’autre sont modifiés à la fois. Lorsque deux fleuves unissent leurs courants, celui qui roule de l’eau pure est sali par les boues qu’entraîne l’autre fleuve, et les deux flots mélangés coulent ensemble sans jamais recouvrer leur couleur primitive. »

Les duels de races ont toujours été impitoyables : or, déjà la lutte est nettement engagée sur le terrain économique ; non plus la lutte au canon, bien que parfois le canon gronde, lutte qui tonne et qui grise, laissant encore place aux élans chevaleresques, mais la lutte économique, rapace, sordide, la plus impitoyable de toutes, maniant l’or plus terrible que le fer, écrasant l’ennemi sous une pluie de papier. Tandis que, tout en haut, la finance chrétienne et la finance juive cherchent à s’entre-dévorer, en bas, les salariés blancs et jaunes se font concurrence pour la vie dans les manufactures d’Amérique et d’Australie. Le « Celestial » n’est pas difficile : un peu de riz pour sa nourriture, un peu de thé pour sa boisson, une pipe d’opium pour vaguer béat, une fois la tâche accomplie, dans les pays du rêve, voilà tout ce qu’il réclame. Pas de compagne à nourrir, d’enfants à redouter, ses mœurs lui permettant, en général, de se passer de femme ; une docilité à toute épreuve, une activité incessante : les capitalistes qui cherchent à produire à bon marché ne peuvent trouver meilleure machine humaine.

« Prenez garde ! disent les patrons français à leurs ouvriers lorsque ceux-ci murmurent, si vous êtes trop exigeants, nous allons appeler des Italiens ou des Allemands. » Et cette concurrence de meurt-de-faim se dénoue souvent d’une façon tragique. Que serait-ce si demain, comme ils en ont déjà fait la menace, les princes de l’industrie, maîtres absolus dans l’État, ouvraient tout large le passage au flot jaune ! Mais pour dompter les sujets rebelles, pas même besoin ne serait de recourir aux immigrants : il suffirait, et c’est ce qui se prépare, de multiplier dans l’Extrême-Orient, des fabriques inondant le monde de leurs produits vendus à bas prix. Ce qui réduirait à mortelle misère les travailleurs d’Europe et d’Amérique si ceux-ci, changeant à bref délai toutes les conditions de leur vie économique, ne mettaient la main sur les sources de richesses pour devenir leurs propres patrons et produire pour leur compte.

À ce point de vue encore, comme à tant d’autres, la révolution sociale s’impose.

Angoissés, parce qu’il nous semble que la nature, dont nous sommes partie intégrante, va s’abîmer dans la secousse terrible, nous sentons, cependant, que de la mort des choses présentes va surgir une vie nouvelle. L’analyse scientifique nous le démontre et, au fond de nous-mêmes, subsiste l’invincible intuition d’un avenir meilleur. Un double mouvement agite les sociétés : désagrégation politique, c’est-à-dire fin de l’autorité ; rapprochement social, c’est-à-dire commencement de la solidarité ; l’individu qui se soustrait progressivement à la domination de l’État, mêle de plus en plus sa vie à la vie de ses semblables. Après la famille, le clan, la tribu ou la cité, la province, la nation, puis l’horizon s’élargit toujours : aujourd’hui la race, demain l’humanité tout entière, unie parce qu’elle sera consciente et libre.



FIN




  1. « La véritable base d’une union féconde, disait naguère, sans la moindre précaution oratoire, l’un des publicistes les plus autorisés d’Outre-Manche, M. Steard, ne saurait être ni continentale, ni même « hémisphérique » : elle ne saurait être cherchée en dehors de la communion de race attestée par l’identité du langage, de l’esprit littéraire, des mœurs, des habitudes et de la religion. Il y a vraiment quelque chose de ridicule à voir Washington faire des avances à Valparaiso et ne témoigner à l’égard de Melbourne et de Londres qu’une dédaigneuse indifférence. N’est-ce pas avec l’Angleterre, qui est la patrie et le berceau de tous ceux qui parlent anglais, plutôt qu’avec la République Argentine que nos frères américains devraient songer à acclimater l’arbitrage ?… Que les cinq minuscules républiquettes de l’Amérique centrale se fédèrent entre elles, si cela leur plaît, peu nous en chaut. Ce sont quantités négligeables qui ne sauraient franchir les étroites limites de l’orbite où gravitent leurs courtes destinées. Mais nous pleurons des larmes amères sur chaque mois qui s’écoule sans avoir rendu plus facile et plus imminent le rapprochement fatal des deux principales branches de la grande famille anglaise. » (Review of Reviews, may 1890, p. 373).
    Et, le 3 mai 1890, à People’s Palace, lord Roseberry, devant des milliers d’auditeurs enthousiastes, prononçait les paroles suivantes :
    « Quelle énorme, débordante et irrésistible puissance pour faire le bien sont appelés à posséder, dans les âges futurs, les peuples de langue anglaise ! Le temps approche — et nous l’appelons de tous nos vœux — où cette puissance de la race anglo-saxonne s’incarnera en une ligue immense, comprenant la Grande-Bretagne, l’Australie, le Canada, les États-Unis et en mesure de faire la loi au reste du monde. »
  2. « Le parti ouvrier socialiste démocrate n’a cessé d’affirmer hautement qu’il est un parti-révolutionnaire… Les clairvoyants de notre parti n’ont jamais cru à la possibilité d’une révolution pacifique » disait le Sozial demokrat (organe de Liebknecht et Bebel) dans son no du 20 février 1881. « Nous ne sommes pas des révolutionnaires, » déclarait en mai 1890 le même Liebknecht à un journaliste français.
  3. Windthorst vient de mourir, le 14 mars 1891.
  4. La pétition suivante a été récemment adressée à l’empereur d’Autriche par des dames qui se croient sans doute très supérieures aux sauvages guerrières du Dahomey :
    « À l’heure actuelle, où tout homme, jeune ou vieux, est astreint au service militaire, nous pensons que des femmes, souvent plus robustes et plus courageuses que des hommes efféminés, ne doivent pas en être exclues. Les armes en usage aujourd’hui sont bien faites et faciles à manier. Nous prions, en conséquence, Votre Majesté, de vouloir bien organiser un corps de volontaires Amazones. »
    Égalité des sexes devant l’assassinat organisé, c’est ainsi que les pétitionnaires comprennent l’émancipation de la femme !