Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre VII.



CHAPITRE VII


DE CONSTANTIN À CHARLEMAGNE. — COMMENCEMENTS
DU MOYEN ÂGE : TRAVAIL DANS LA NUIT


Désormais, les choses se précipitent : le christianisme, comme un torrent, déborde et se communique aux régions les plus éloignées. Vainement, Julien l’apostat tente d’arrêter sa marche, de réformer le polythéisme expirant, de marier sous le nom d’hellénisme, la vieille religion et la philosophie : tout est inutile.

La foule, cet élément où grouillent tous les préjugés comme toutes les intuitions, tous les héroïsmes comme toutes les lâchetés, devient aussi ironique, aussi cruelle aux païens qu’elle s’est montrée jusqu’alors impitoyable pour les sectateurs de Jésus. Ses sarcasmes atteignent César lui-même.

Les vrais philosophes, les penseurs, non moins écœurés du fatras théologique de la religion nouvelle que des grossièretés de l’ancienne, cherchent autre chose et ne trouvent pas. La raison pure ne suffit à éclairer le grand mystère et la science qui, seule, peut donner le mot de l’énigme, n’existe pas encore.

Ils s’interrogent et hésitent, se troublent, se divisent ; pendant ce temps, les docteurs passionnent, remuent les masses, les missionnaires convertissent les peuples et plus le flot des barbares, hier sujets, aujourd’hui alliés, demain maîtres, se rapproche en grondant de l’empire, plus les forces du christianisme augmentent.

Théodose exalte la domination des évêques et ruine celle des Césars en partageant à ses faibles fils les deux moitiés pantelantes de l’empire.

Division impolitique pour les souverains, qui diminua leur prestige, amoindrit leur autorité, mais qui montra combien les tout-puissants se reconnaissaient incapables de conduire des masses, de les protéger, de penser et agir pour elles ! En vain, les Constantin et les Théodose s’efforçaient de réparer par le faîte le vieil édifice : la base manquait toujours.

Aussi, voit-on, pendant que tinte lugubrement le glas de l’agonie romaine, des provinces se soulever, appeler les envahisseurs, des villes chasser leurs magistrats, essayer de s’organiser elles-mêmes : la bagaudie ressuscite.

Ah ! ce n’est pas sans douleur que s’opère cette infiltration d’un jeune sang dans des veines épuisées. D’horribles convulsions secouent la vieille Europe : les châteaux s’écroulent, les villes brûlent, les populations sont fauchées. De longs hurlements emplissent cette nuit du moyen âge qui commence.

Les puissants, pris de rage, s’enferment dans leurs palais et y multiplient leurs orgies ; le peuple s’étourdit dans les disputes théologiques ; des hommes épouvantés et que gagne le mal de l’époque, une tristesse indéfinissable, annoncent la fin du monde et se retirent dans des solitudes.

Fleur sépulcrale, le christianisme, épanoui sur le tombeau du monde romain, conservera ce cachet de mélancolie amère, propre d’ailleurs aux religions idéalistes.

Michelet a bien fait ressortir ce morne sentiment qui, pendant des siècles, sépara l’homme de la nature, lui fit méconnaître et haïr cette terre considérée comme un lieu de passage, comme une vallée d’épreuves.

Dans les cités, demain ruinées, où l’orgie bat son plein, le christianisme triomphant est lui-même gangrené par la morale et les superstitions païennes. Les effervescences d’idées ou de sentiments ne sont pas durables : tôt ou tard, l’équilibre tend à se rétablir, la fusion à se faire entre les conceptions encore vagues de l’avenir et les dogmes ébranlés de la veille. Le peuple, qui ne peut se passer de déesse, érige des autels à la mère de Jésus : voici Minerve, Diane et Vénus remplacées ; les apôtres de la foi, deviennent, sous l’épithète de saints, des sortes de demi-dieux : Pierre, Paul, Jacques, Étienne détrônent Hercule et Thésée. On comprend, en partie, l’acharnement déployé dans les conciles par des docteurs tremblant de voir le polythéisme renaître sous une autre forme.

En Italie, surtout, le clergé chrétien se vautre dans la luxure et arrache les héritages des dévotes. « Pour les pauvres, disent les pieux quémandeurs ; l’Église est la dispensatrice du bien commun. » Mais l’Église, qui reçoit tout, garde tout ; et Ambroise lance l’anathème aux ministres dissolus qui surpassent la corruption païenne et qui, par leur rapacité, ont été exclus du droit d’hériter accordé « aux plus infâmes. »

L’œuvre de spoliation commencée se continuera pendant des siècles ; les grands, après avoir ruiné les masses, seront grugés lentement par le clergé. Toutes ces richesses afflueront dans les coffres de la Papauté qui, par l’or et la foi, deviendra au moyen âge la maîtresse de l’Europe.

Rien n’est propre à l’homme, roi ou esclave, tout est à Dieu et, par conséquent, à son vicaire : à celui-ci d’administrer et de dispenser les biens. Tel est le dogme chrétien au point de vue du droit à la propriété.

C’est la même idée qui a germé dans le cerveau de théoriciens modernes, avec cette différence qu’ils remplacent le pape par l’État. Mais l’Église laïque vaut l’Église chrétienne : le socialisme gouvernemental, malgré l’évolution des mœurs et des idées, malgré les prodiges de la science et de l’outillage modernes, ramènerait les masses à ce rôle passif de rouage d’une grande machine mue par un petit nombre d’individus : ce serait l’ankylose de l’initiative et de la dignité humaines dans la nuit d’un nouveau moyen âge. Que doivent penser du communisme autoritaire les martyrs du couvent, de la caserne et du bagne ? Le communisme autoritaire, mélange affreux de démocratie et de féodalité, c’est, dans sa plus bénigne acception, le troupeau ruminant que le pasteur chasse devant lui sur les pâturages.

Mais l’heure a sonné du découronnement de la grande ville ; l’aigle impériale avait pris son vol pour ne plus revenir. On eût dit que les idoles renversées avaient entraîné dans leur chute la puissance romaine. Le flot de barbares, sans cesse grandissant, n’a plus qu’à donner une dernière poussée : l’empire tombe.

Rome, qui avait dévoré tant de peuples, anéanti tant de cités florissantes, répandu la terreur aux extrémités du monde connu, subit à son tour le sort de ses victimes : Carthage, Numance, Corinthe, Athènes, Jérusalem. Agonie terrible que celle de cette géante dont la chute ébranla la terre !

Vassal insoumis, Alaric s’est rebellé contre le perfide Honorius et, pendant que l’empereur avec ses femmes et ses eunuques, se renferme dans Ravenne dont il fait sa capitale, le roi visigoth marche à deux reprises contre Rome : en 409, il l’affame ; en 410, il la prend. Dans la nuit du 24 août, les esclaves ouvrent les portes aux assiégeants.

Que ne put-elle être prophétique cette accolade des esclaves et des barbares, debout sur les débris de la puissance romaine ! Ce réveil des opprimés, qui avait été la pensée d’un Spartacus, eût pu s’accomplir si le christianisme, dogmatisant sous prétexte de moraliser, n’eût crié par toutes ses voix : « Soumission ! »

L’assaut fut suivi du massacre et le massacre du pillage : le polythéisme y reçut le coup mortel. Les Goths d’Alaric étaient chrétiens, quoique de la secte d’Arius ; ils détruisirent impitoyablement les monuments du paganisme et épargnèrent les églises de Saint-Pierre et Saint-Paul.

Encore un demi-siècle, et l’empire d’Occident, qu’Alaric vainqueur se contente de changer de maître, n’existera plus !

Pendant que l’autre capitale, reine du Bosphore, enfermée dans un cercle de fer, engage contre les barbares d’Europe et d’Asie cette lutte qui se prolongera dix siècles, l’Occident, de romain, devient gothique. Tombez panthéons où resplendissaient les vieilles divinités ! sur vos débris s’élèveront plus tard les cathédrales aux ogives merveilleuses, élançant vers le ciel leurs tours et leurs flèches d’or. Écroulez-vous cirques, théâtres, chefs-d’œuvre de la statuaire ! Consumez-vous, doctes manuscrits renfermant la sagesse antique d’Homère à Ptolémée : désormais, il n’y a plus place pour d’autre livre que l’Évangile ; de rudes démolisseurs travaillent pour une société nouvelle. La houle humaine roule depuis la Sarmatie jusqu’aux rivages méditerranéens ; les chefs nomades, longtemps alliés ou vassaux, ont secoué le joug : ils renversent l’empire, puis s’en disputent les dépouilles. Les Visigoths prennent l’Espagne, les Francs la Gaule, les Goths l’Italie, les Vandales l’Afrique. Des essaims de géants, blonds ou roux, couverts de fourrures ou d’armes étranges qui les font ressembler à des démons, renversent les villes, saccagent, massacrent, violent et, phénomène propre à toutes les grandes révolutions, les chefs guident les foules moins qu’ils ne sont guidés par elles. Les Huns, comme une avalanche, couvrent la Thrace, l’Illyrie, la Pannonie, la Germanie et jusqu’à la Gaule. Aétius les en chasse : ils se rejettent sur l’Italie ; le climat, la maladie les déciment ; vainqueurs, ils sont aussi épuisés que les vaincus. L’évêque romain s’interpose et l’extermination s’arrête.

Ce rôle de médiateur sera celui des pontifes jusqu’au jour où ils le changeront contre celui des maîtres.

Phénomène bizarre, la papauté, aujourd’hui à l’agonie, tend fatalement à reprendre ses anciennes fonctions d’arbitre, retraçant en sens inverse, dans sa décrépitude, les phases de sa naissance.

Singulièrement démodée à notre époque de science et de critique, l’Église romaine, cette épave qui a survécu à tant de naufrages, est destinée, malgré l’habileté de ses chefs, à disparaître avant peu dans la grande commotion politico-sociale que nous réserve cette fin de siècle.

Vainement, tentant un retour impossible aux doctrines primitives, balbutie-t-elle à contre-cœur le mot socialisme. Vainement s’adresse-t-elle aux prolétaires, aux déshérités ; ceux-ci qu’elle a abandonnés, sacrifiés, trompés pendant des siècles ne la connaissent plus : ils sentent qu’elle cherche à les tromper encore[1]. Prisonnière, d’ailleurs, des gouvernants et des capitalistes qui, seuls, lui permettent de vivre parce qu’ils en ont besoin, elle n’a pas la liberté de ses mouvements.

Et, cependant, le spiritualisme n’est pas mort : beaucoup s’en faut. Ce n’est pas en quelques années que des foules ignorantes peuvent secouer le joug de l’atavisme. Chez les plus avancés des révolutionnaires modernes, les anarchistes, on rencontre parfois des tendances idéalistes excessives qui sont d’un augure redoutable pour l’avenir. L’amour du merveilleux, la crédulité, l’espérance, exploités par de dangereux charlatans peuvent nous réserver bien des surprises. Qui sait si le christianisme, une fois la papauté à terre, ne cherchera pas son salut dans quelque incarnation ? Qui sait si des systèmes analogues à la théophilanthropie du siècle passé ne s’efforceront pas de prendre racine ?

Alors que tout lien social semble brisé, des groupes se forment spontanément où les molécules humaines désagrégées se rassemblent selon leurs affinités ; un immense travail s’élabore, travail latent et opiniâtre, analogue à celui des polypiers qui, dans les mers du sud, édifient des îles de corail. De ce travail sortira un organisme nouveau.

Au milieu de la grande désolation des barbares portant le fer et la flamme dans la vieille Europe, des monastères, des couvents surgissent de toutes parts où s’engouffrent hommes et femmes en quête d’un abri sûr ou séduits par l’amour d’une vie commune fraternelle et égalitaire, conforme aux aspirations primitives du christianisme. En même temps, des cités, des villages s’organisent, ici sous le patronage d’un évêque, là sous la protection d’un guerrier ; des laboureurs, des artisans, des pêcheurs se groupent, premier embryon des corporations et des communes du moyen âge.

De même que les Romains, vainqueurs incultes, avaient été subjugués par la civilisation grecque, de même, ces millions de fauves à face humaine, Goths, Huns, Germains, Sarmates, se trouvèrent, une fois vainqueurs, frappés d’une sorte de respect ou de malaise en face des ruines qu’ils avaient amoncelées. Le peu qui restât de science latine était ou concentré à Byzance ou possédé par quelques religieux. De là vint la force de la capitale d’Orient qui, seule contre tout un monde, résista dix siècles ; de là, vint la puissance de l’Église chrétienne : les leçons du passé lui aidèrent à déchiffrer l’avenir : elle sut.

Pour tous ces barbares, Rome avait été pendant des siècles l’idéal du pouvoir céleste sur la terre. Le mot César, qui se retrouve dans une foule de langues (en allemand Kaiser, en russe Tzar, en vieil assyriaque Sar), exprimait pour eux le faîte de la puissance. L’empire détruit, ce prestige subsistait encore : les papes en héritèrent.

Tant que dura l’ignorance générale, c’est-à-dire jusqu’au xiiie siècle, le prêtre demeura pour la masse le savant et même mieux, le magicien. La foi naïve multipliait les miracles ; l’inconscient ne ressent-il pas le besoin de croire et d’adorer ? C’est l’époque où abondent les légendes de toutes sortes : guérisons invraisemblables, résurrections, apparitions célestes, l’époque où seigneurs et vilains, guerriers et paysans s’agenouillent devant le froc. Ce n’est que lorsque un peu de clarté se fait dans les esprits que l’homme de Dieu perd le don de commander à la nature ; dès lors, voyant dans le sorcier un rival redoutable, il sévit contre celui-ci avec une fureur sans égale, et les faits étranges dont il ne peut ou ne veut donner l’explication rationnelle, il les attribuera au diable.

Au milieu du submergement de l’ancien monde romain, seule la papauté avait conservé une perception nette de l’état de choses. Elle eut, pour s’orienter dans les ténèbres du moyen âge, cette idée fixe : la domination des esprits. Le règne de la foi remplaça le règne de la force.

Pendant que l’Église d’Orient se confine dans les querelles théologiques, les pontifes romains commencent à s’emparer de la direction politique de l’Europe. Des missionnaires se répandent de tous côtés, protégés par les rois chrétiens dont ils augmentent le domaine et l’influence. Augustin évangélise l’Angleterre, Omer et Amand la Belgique, Colomban la Suisse ; la Germanie se remplit de propagandistes.

Ce n’est jamais par suite d’une démonstration raisonnée que les masses se convertissent aux idées nouvelles : c’est sous la pression des événements, sous l’entraînement des passions et avec l’intuition vague que ce qui avait prévalu jusqu’alors est mauvais. Les apôtres du christianisme ne pouvaient, malgré leurs procédés oratoires, grossièrement imités des rhéteurs latins, démontrer la vérité d’une religion qui coupe court à toute explication scientifique par le mot mystère ; mais ils pouvaient établir l’inanité des anciens dieux, flatter sans se compromettre les instincts de la plèbe en parlant d’une égalité réalisable en un monde meilleur, obtenir pour les malheureux quelques soulagements ; tour à tour catéchistes, professeurs, médecins, agriculteurs, ils pouvaient, par leurs services, acquérir des droits à la reconnaissance et surtout se ménager de puissantes alliances : ce qui importait le plus, car c’est toujours par des minorités actives, entraînant la masse à un moment donné, que s’opèrent les révolutions.

Quand les païens ou les hérétiques ne cédaient pas à l’éloquence des prédicateurs, des châtiments, prophétisés à grand bruit, suivaient, terribles, impitoyables. Les longues barbes blanches se retiraient et des guerriers bardés de fer les remplaçaient. Moissons, cabanes, villages et palais, que tout s’anéantisse au nom du seigneur Dieu de miséricorde ! C’est ainsi que les rois francs écrasent les Lombards et les Saxons, pendant que les empereurs de Constantinople imposent la foi chrétienne aux Bulgares et que les souverains d’Angleterre soumettent leurs sujets au paiement du denier de Saint-Pierre.

Une première ébauche, non pas de fusion, mais de soudure entre les éléments disparates de l’Europe occidentale s’opère au ixe siècle. Charlemagne a complété l’œuvre de son père en brisant le cercle de fer qui entourait la papauté et en lui constituant un domaine. Jésus, dont le royaume n’était pas de ce monde, se trouve ainsi furieusement distancé par son vicaire, maître au spirituel et au temporel ! Le pontife, pour qui la reconnaissance est la meilleure politique, fait du roi franc un empereur d’Occident. De l’Elbe à la Manche, de la Save aux Pyrénées, les peuples reçoivent le dogme catholique et les capitulaires.

Unification trompeuse, toute de surface, qui ne devait pas être de longue durée. Charlemagne put, en maniant les deux armes de l’antiquité et du moyen âge : la Foi et la Force, tenir un moment courbées sous son sceptre ces masses, différentes de langues et de mœurs ; mais, après lui, tout se disloqua.

L’homme qui, entre César et Napoléon, surgit pour réaliser un moment la monarchie universelle, fut sans doute autre chose qu’un conquérant assoiffé de batailles. Peut-être, hanté par le plus haut idéal qu’on pût concevoir à cette époque, se crut-il appelé à rendre au monde endolori la paix romaine, à faire entrer dans le giron de la civilisation renaissante de nouvelles masses barbares. Sa vie entière, qui est celle d’un législateur autant que d’un guerrier, semble prouver qu’il eut la conception d’un état social où les peuples, sans distinction de frontières, vivraient unis sous une même foi et une même loi.

Ce groupement des masses humaines en une immense famille, une libre évolution peut seule le réaliser. Tous ceux qui l’ont tenté par la force ont échoué ou, si le succès leur a momentanément donné raison, ils ont pu emporter la conviction que leur œuvre ne leur survivrait pas.



  1. « Ce mouvement des classes ouvrières, a dit le cardinal Mermillod, nous apparaît comme un torrent qui descend des montagnes ; il peut tout détruire sur son passage, semer la ruine dans nos vallées mais ce doit être l’honneur de la sainte Église catholique d’aller à ces forces, de leur créer des digues, de canaliser ses flots impétueux et d’en faire au vingtième siècle un fleuve puissant et fécond »… Autrement dit, faire avorter la révolution sociale.