Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre IV.



CHAPITRE IV


LE CHRISTIANISME ÉPISCOPAL ET LE CHRISTIANISME
POPULAIRE. — LA BAGAUDIE


La première phase du christianisme, se déroulant en Judée, avait été révolutionnaire ; la seconde phase fut principalement théologique. Tout en continuant de fronder la société païenne et ses vices, les évêques se complurent à ergoter sur des textes douteux, à élucubrer des systèmes, à créer une hiérarchie. Les Églises, au début, groupes de propagandistes dévoués vivant dans la plus stricte égalité, devinrent ainsi des foyers d’intrigues et de folie contagieuse. Les mots de pasteurs, diacres, évêques, servant jadis à désigner de simples administrateurs des communautés, changèrent peu à peu de sens. L’aumône avait remplacé le communisme : il se produisit ce renversement que les aumônes furent, non plus distribuées, mais demandées au peuple. Nombre d’évêques et de diacres, s’attribuant les sommes destinées aux pauvres, prêtaient à usure ; d’autres erraient dans les provinces, non plus en obscurs propagandistes, mais en jouisseurs, étalant leur luxe et se faisant grassement entretenir par leurs coreligionnaires.

Fatalement, il arrivait que les deux sociétés — païenne et chrétienne — se pénétraient, déteignaient l’une sur l’autre : un commencement de fusion s’élabora. Le paganisme avait exalté jusqu’au délire le culte de la chair ; les premiers chrétiens, effrayés de ce débordement de sensualisme où menaçaient de sombrer l’intelligence et la dignité humaines, avaient, par esprit d’opposition, prêché la pudeur, la continence, l’indissolubilité du mariage ; les alliances avec les Gentils avaient été sévèrement proscrites. Ce rigorisme se relâcha ; les évêques, devenus des personnages[1], ne s’occupèrent plus que de bien vivre ; tandis que les idées d’égalité et de réforme sociale subsistaient encore dans la masse chrétienne, déjà les chefs de cette masse s’abandonnaient à leurs rêves d’ambition.

Ce recul dans les idées et dans les actes est un phénomène qui se produit aux approches des commotions sociales enfantées dans une lente évolution. L’étude incessante du but à atteindre et des moyens à employer a tué ou, tout au moins, amorti l’ardeur primitive ; le mouvement s’est élargi, mais a perdu de sa violence. Au xvie siècle, la Réforme, démocratique au début, devint bientôt réactionnaire et aristocratique. Après un siècle de luttes et d’études, la plupart des socialistes, même révolutionnaires, d’aujourd’hui, sont plus modérés que Babœuf en 1796.

Au iie siècle, les chefs de l’Église chrétienne nous apparaissent comme de simples réformistes, s’éloignant chaque jour davantage de toute lutte ouverte contre cette société romaine, qui broyait l’homme dans ses mille rouages. De plus en plus, on s’enfonça dans les ergotages métaphysiques, dans les subtilités d’écoles ; résultat : des disputes interminables. Toutes les sociétés secrètes ont eu leurs cérémonies d’initiation ; à la fin de notre xixe siècle, la franc-maçonnerie ne s’est pas encore dépouillée de ses ridicules épreuves. Le baptême, considéré sous différents noms, par toute l’antiquité, comme un symbole de purification, devint le principal rite de la religion chrétienne. Il s’engagea, à propos du cérémonial à usiter, un litige dont l’évêque de Rome, Étienne, profita pour imposer sa suprématie à ses collègues (250).

Jusque-là, il n’y avait pas eu de papauté. Jean le baptiseur et Jésus, orateurs populaires, avaient, le premier avec violence, le second avec finesse, attaqué toute hiérarchie religieuse. Sous l’impulsion de Paul, des groupements de fidèles s’étaient organisés, mais cette organisation fut démocratique. Élus par le peuple, que l’on consultait dans toutes les affaires graves, les évêques n’eurent pendant longtemps qu’un rôle purement administratif. Peu à peu, ils élimineront l’élément plébéien ; les discussions théologiques leur servirent à merveille pour évincer une foule trop foncièrement matérialiste pour comprendre des abstractions. La métaphysique a toujours été l’ennemie redoutable qui, prenant toutes les formes, religieuse, philosophique, étatiste, a causé l’avortement des révoltes populaires en substituant un monde fictif au monde réel, en faisant lâcher la proie pour l’ombre.

La papauté devait mettre plusieurs siècles à se constituer et à ériger en droit immuable la simple déférence témoignée à l’Église fondée par Paul dans la capitale du monde. Pappas, dont on a fait pape, est en grec un mot affectueux répondant à notre papa. Décerné primitivement aux personnes âgées, puis aux évêques que l’on voulait honorer, ce ne fut qu’au ive siècle qu’on l’appliqua d’une façon spéciale à l’évêque romain, tandis que, dans l’Église grecque, restée plus fidèle aux antiques coutumes, il continua d’être porté par les simples prêtres.

Que devenait le peuple au milieu de ces ambitieuses agitations du haut clergé ? Le peuple, opprimé par les Césars, pressuré par les gouverneurs de provinces, consolé quelquefois par d’humbles missionnaires ignorants des discussions théologiques ou par de nobles hérétiques qui s’efforçaient vainement de faire retrouver au christianisme sa voie primitive, le peuple devenait ce qu’il pouvait. Certes, il était facile de voir que, malgré ses triomphes prodigieux, son apparente prospérité, l’empire romain commençait à se dissoudre, rongé par un chancre terrible : l’esclavage.

Des panégyristes ont fort vanté la paix romaine, mais cette paix était pire que la mort. Elle cessait, d’ailleurs, aux frontières, où les légions étaient incessamment tenues en haleine par des essaims de rebelles : Bretons, Germains, Sarmates, Daces, Parthes, Arabes, Africains. Ces barbares, qui avaient sous les yeux le triste sort des nations soumises, étaient décidés à tout plutôt qu’à subir une condition si misérable.

Le spectacle que présentait l’intérieur de l’empire, sous son voile de trompeuse félicité, était lamentable. Pour fournir à la gloire des Césars, à l’oisiveté du peuple-roi, à la multiplicité des fonctionnaires, à l’entretien des rouages de l’État, si complexes, si ingénieusement combinés, quel rendement colossal ne fallait-il pas ? L’industrie, dans son acception moderne, n’existait point ; Rome faisait venir, à grands frais, des pays éloignés, et principalement d’Orient, les objets de luxe : soieries, étoffes, pierres précieuses, ivoire, albâtre, porcelaine, ambre, aromates. Importation énorme, exportation nulle. L’agriculture, jadis si développée en Italie, n’existait plus. Ruinés par les anciennes guerres, saignés par le fisc, écrasés par les grands propriétaires fonciers dont les domaines égalaient des provinces, les petits cultivateurs avaient peu à peu disparu. Ceux qui ne pouvaient payer l’impôt, toujours plus écrasant, abandonnaient leur patrimoine à l’État ou se vendaient, esclaves volontaires ! Plus de classe moyenne, plus de colons libres. — Oh ! ce nom de colon, jadis allègrement porté par le laboureur, maître de sa personne et de son champ, il servira, pendant de longs siècles, à désigner le misérable des misérables, attaché à la glèbe, soumis, presque toujours, non à un homme accessible à la pitié, mais à ce maître impersonnel, l’État, aveugle et féroce, car il a sa mission fatale à accomplir. Plus rien qu’une poignée d’opulents patriciens et des populations d’esclaves travaillant et mourant sur les latifundia. De même, nous voyons aujourd’hui tous les demi-bourgeois, petits industriels ou commerçants, boutiquiers, agriculteurs, se débattre dans une formidable agonie, sous l’étreinte de leurs riches concurrents et, ruinés par le drainage des capitaux, tomber peu à peu dans le servage prolétarien.

L’analogie se poursuit : l’écrasement de la petite industrie par la grande a produit, de nos jours, la dépréciation de la main-d’œuvre et la mise en circulation d’objets médiocres. Dans la société romaine, la nécessité de fournir des bras à l’agriculture fit, plus que jamais, ériger en système la guerre qui, seule, pouvait procurer des esclaves. Ceux appartenant aux nations délicates, civilisées : Grecs, Syriens, Carthaginois, employés aux rudes travaux des champs, surmenés, accablés de mauvais traitements, fondirent. On les remplaça par d’autres esclaves, barbares arrachés à leurs forêts, qui ne surent qu’imiter lourdement les modèles laissés par leurs prédécesseurs. D’imitation en imitation, tous les objets qui demandaient quelque art et quelque goût devinrent de plus en plus grossiers.

Tout enchérit. Les soldats, obligés de payer leur nourriture et leur équipement sur une solde modique, pillèrent les provinces, firent et défirent les empereurs. Ceux-ci, à la fin, durent se charger de pourvoir à l’entretien de l’armée.

En Espagne, en Gaule, comme en Italie, la terre se tarit ; les cultures, abandonnées, devinrent des forêts. Par les travaux excessifs infligés aux esclaves, la fuite de ceux qui voulaient soustraire un lambeau de fortune à la rapacité de l’État, le refus des malheureux de procréer des êtres voués à la misère, la dépopulation fut effrayante. Des pénalités furent édictées contre les célibataires : rien n’y fit.

Les historiens ont chanté les bienfaits de la conquête romaine en Gaule. Grâce à elle, le sol fut défriché, des voies relièrent des provinces, des écoles s’ouvrirent : oui, mais la condition du peuple devint épouvantable. L’ancienne société celtique, où un lien de solidarité unissait tous les membres du même clan, dut disparaître. Sous la tutelle sévère de l’administration romaine, un immense réseau enveloppa la Gaule, emprisonnant dans ses mailles d’acier, chasseurs, pâtres, laboureurs, artisans, riverains, fixant à la terre ces nomades indépendants : commencement du servage de la glèbe. Le vaincu fut, non pas accablé, mais dévoré vivant par les impôts : capitation terrienne, capitation humaine, droit sur les successions, taxe commerciale, taxe sur les marchés, taxe sur le sel, tribut militaire, prestations en nature, corvée. Les municipalités, chargées à leurs frais et sous leur responsabilité du recouvrement des impôts, devinrent des rouages du gouvernement impérial, destinés à broyer les populations pour en extraire jusqu’à la dernière goutte de sang. Les curiales, magistrats de la cité, les seuls qui, au milieu de l’appauvrissement général, eussent conservé un patrimoine, furent déclarés les esclaves de l’État, répondant personnellement du déficit ; la loi, devant leur résistance, dut les attacher de force à leur chaise curiale. Tel fut ce régime municipal si admiré par nos modernes communalistes. Combien ne voyons-nous pas aujourd’hui de républicains et même de socialistes sacrifier sans hésitation l’individu, cet être réel vivant, pensant, souffrant, à cet être fictif : la Commune ou l’État.

Aucune institution locale ne fut laissée debout par les vainqueurs. Partout, Rome apparut avec ses dieux, ses lois et ses fonctionnaires. Le grammairien remplaça le druide, le rhéteur vint chasser le barde.

Même oppression pesa sur l’Espagne et les Îles-Britanniques, réunies administrativement à la Gaule sous l’autorité du préfet du prétoire, siégeant à Trêves. Et, derrière les préfets, vicaires[2] et gouverneurs, pullulait un monde chamarré de scribes, comptables, employés, grassement entretenus par les provinces.

Rome avait porté à un degré inouï l’omnipotence de l’État. Les républicains de la veille, par une trahison habituelle aux partis d’opposition, contribuèrent plus que tous autres à accroître cette tyrannie. Les philosophes et surtout les stoïciens, ancêtres de nos modernes jacobins, avaient constamment, sous les Césars, formé une secte parallèle au christianisme, battant en brèche le pouvoir. Esprits froids et méthodiques, sectaires sans enthousiasme, ils affichaient le culte de la république ; beaucoup célébraient le jour de la naissance de Brutus et de Cassius. Cette attitude dura jusque sous Nerva et Adrien. Ces empereurs les ayant appelés auprès d’eux, toute leur hostilité fondit. Très versés dans cette pédantesque science du droit, faite de formules et d’axiomes, ils s’emparèrent de la direction civile et administrative ; leur rigorisme se retourna contre la masse, plus misérable sous ce despotisme réglementé que lorsqu’elle était livrée à l’arbitraire d’un Néron.

Ces irréconciliables de la veille posèrent en principe que le peuple avait concédé par une loi tous ses droits, tous ses pouvoirs à l’empereur. En vertu de cette fiction, tout ce qui plut à César eut force de loi. C’est ainsi que l’on enchaîne les hommes au nom d’un contrat social qu’ils n’ont ni consenti ni même connu.

Sous Claude, le titre de citoyens romains avait été donné aux Gaulois ; sous Caracalla (211), il fut étendu à tous les habitants de l’empire, mais cette faveur, jadis si enviée, était devenue dérisoire depuis que le citoyen romain se trouvait, corps et biens, la propriété de l’empereur : ce n’était que la régularisation officielle de la servitude.

Ainsi grandissaient en même temps la misère, la dépopulation et la tyrannie centralisatrice. Épouvanté de la décadence de l’industrie, Adrien avait rétabli les hétairies, corporations d’arts et de métiers, supprimées par son prédécesseur, comme suspectes d’opposition au pouvoir. Mais là, comme partout, la lourde tutelle de l’État étouffait toute initiative, toute vie. Le même empereur avait fait brûler à Rome les registres de ce qui était dû au fisc depuis seize années. Belle largesse ! le peuple était hors d’état de payer et les rapines enlevées à l’extérieur servaient à combler le déficit.

Vers la fin du deuxième siècle[3], le christianisme, franchissant les Alpes, apparut en Gaule. Il se propagea assez rapidement dans la plèbe : les artisans, les cultivateurs ruinés, les esclaves l’embrassèrent y voyant, les uns une consolation à leurs maux dans un monde meilleur, les autres une rédemption dans cette vie même : ces derniers étaient de beaucoup les plus nombreux. Plus tard, le christianisme fut adopté par les philosophes, plus tard encore par des politiciens ambitieux, mais son début dans la Gaule fut purement démocratique et révolutionnaire.

La meilleure preuve, c’est que l’éclectique Marc-Aurèle, qui avait assis avec lui la philosophie sur le trône, qui protégeait indifféremment disciples de Platon, d’Épicure ou d’Épictète, qui eut pour toutes les religions une déférence sans bornes, persécuta violemment le christianisme. Dans la région du sud qui, étant une des plus malheureuses, avait accueilli favorablement une doctrine évoquant les idées d’égalité naturelle entre les hommes, le sang ruissela. À Lyon, Vienne, Autun, des atrocités furent commises au nom de l’ordre, du gouvernement et de la religion officielle. Tandis que la terreur multipliait les délations, le courage des martyrs fut presque partout admirable.

Toujours l’autorité a voulu étaler publiquement ses sanglantes répressions afin de frapper les masses d’un salutaire effroi. Les cirques devinrent la grande arène du courage chrétien. On broya, on brûla, on pendit les condamnés, on les livra aux bêtes féroces sous les yeux d’une multitude plus féroce encore, avide de spectacles et se pâmant en prostituée devant la force parce qu’elle est incapable de comprendre l’idée. Cette foule n’est-elle pas la même à travers les âges, battant des mains aux autodafés, à la Saint-Barthélemy, aux Dragonnades, aux massacres de communards, jetant sa bave aux éternels insurgés de la religion, de la philosophie ou de l’ordre social, se moquant du nom de l’hérétique pourvu qu’il y ait un bûcher allumé ? Ô atavisme que les siècles n’ont pu éteindre et qui atteste, mieux que toutes les démonstrations scientifiques, la descendance animale de l’homme !

Les gourmets purent se griser de sang : pour les distraire, on fit subir tous les genres de torture à une jeune esclave, Blandine, dont le nom est resté populaire. Un autre condamné, Attale, fut exposé dans l’amphithéâtre sur une chaise de fer rougie au feu. Eusèbe, dans son Histoire ecclésiastique, rapporte que le martyr se tordant au milieu de ses souffrances inouïes, lança aux spectateurs cette rude apostrophe : « Peuple ! ce n’est point à nous qu’il faut imputer le crime de manger des hommes ; c’est bien plutôt à toi qu’on peut reprocher celui de les faire rôtir. »

Car la crédulité idiote allait jusqu’à attribuer aux chrétiens des goûts de cannibales. Tandis que des évêques apeurés s’efforçaient de désarmer les persécuteurs en prêchant soumission et humilité, le côté révolutionnaire de la nouvelle doctrine n’avait échappé ni au gouvernement ni aux masses. Sous les perfides insinuations des conservateurs, qui se plurent à attribuer aux chrétiens chaque crime commis, — n’est-ce pas la tactique habituelle des classes privilégiées ? — on se représenta ces hommes comme des êtres monstrueux, doués d’une puissance surnaturelle, sans cesse altérés de meurtres, ravissant de jeunes enfants pour les sacrifier à leur dieu et les dévorer eux-mêmes au milieu d’orgies farouches.

Un renégat de la Libre-Pensée, le sieur Gabriel Jogand-Pagès (dit Léo Taxil), avant son incarnation en défenseur du trône et de l’autel, a résumé ainsi, en bourgeois satisfait, l’histoire du christianisme :

« On ignore absolument le nom des premiers pasteurs qui gouvernèrent dans l’obscurité, à Rome, l’infime troupeau des chrétiens. Ceux qui soutiennent que saint Pierre fut le premier évêque de Rome n’ont lu que les œuvres de sainte Thérèse et de la bienheureuse Marie Alacoque. Qu’ils lisent la première épître de saint Paul aux Corinthiens ; ils verront que, dans la primitive Église, il n’y avait point de dignités ecclésiastiques.

» Cette secte inconnue ou méprisée s’étendait insensiblement. En prêchant le partage des biens, les apôtres et leurs successeurs s’adressaient à tous les instincts de fainéantise et d’avidité. À cette époque, le peuple croupissait dans l’ignorance ; il ne savait pas que la raison, le temps, la bonne politique et surtout la science peuvent seuls résoudre en faveur des déshérités de la nature la grande question sociale.

» Tout le monde des malheureux examina la nouvelle doctrine. Les uns, les honnêtes gens, virent dans les apôtres des charlatans comme on en voit malheureusement trop et, méprisant leurs prédications séditieuses, ils pensèrent que le travail, la plus belle des prières, était le meilleur moyen d’améliorer leur sort. Quant aux malhonnêtes, quant aux fainéants, quant à la crapule, tout ce monde adopta avec enthousiasme la religion chrétienne.

» Or, comme la canaille n’a rien à perdre et a tout à gagner dans les troubles, nos premiers cléricaux ne manquèrent point d’en susciter. Les chefs de gouvernements, républiques, royaumes ou empires, s’empressèrent dès lors de sévir contre les plus turbulents d’entre les chrétiens. Ils firent bien ; mais aussitôt la secte de crier à l’oppression.

» Elle se réunit, ses membres s’encouragent, les têtes s’échauffent, l’enthousiasme fait des prosélytes nouveaux, la secte devient redoutable à ses maîtres…… (Calotte et Calotins, par Léo Taxil, tome I, 1re partie, p. 176.) »

On croit entendre M. Prudhomme déblatérant contre le socialisme. Cette appréciation d’un tel individu, — le clérical vaut le bourgeois voltairien — est un hommage rendu aux tendances égalitaires du christianisme naissant.

Ainsi, malgré l’ambition ou la lâcheté des chefs, malgré le mélange des superstitions locales, s’entant de jour en jour sur la doctrine apostolique, celle-ci conservait un fonds révolutionnaire qui la rendait redoutable aux despotes. À côté des formules mystiques, le mot magique d’égalité, démentant les idées d’obédience et de résignation, allait droit au cœur des foules qui, enivrées, enveloppaient le christianisme d’un souffle de foi brûlante. De là, vint toute sa force pendant si longtemps.

On peut considérer la fin du deuxième siècle et la plus grande partie du troisième comme la période la plus orageuse pour les chrétiens d’Europe. À partir de Marc-Aurèle, il y eut, à Rome, des persécutions qui atteignirent leur maximum de violence sous Dèce : les catacombes abritèrent de nombreux fugitifs.

Les historiens sacrés se sont complus à nous représenter les premiers adeptes de la nouvelle religion se rassemblant dans ces sombres retraites pour y entendre les prédications de leurs pasteurs et y célébrer leurs rites de plus en plus nombreux, — chaque mouvement révolutionnaire n’a-t-il pas sa partie décorative ? Mais tous les sectateurs ne s’en tenaient pas là : en dépit de la pusillanimité des évêques romains, la lutte entre les deux mondes, païen et chrétien, se manifestait fréquemment d’une façon moins platonique. La force, cette éternelle accoucheuse des sociétés, selon l’expression de Karl Marx, se mettait de la partie. Le serf auquel une voix inconnue criait : « Tu es un être raisonnable, l’égal de ton maître, fils d’un même Dieu », n’était-il pas induit à conclure : « Pas d’égalité sans liberté ? » De là à la révolte, il n’y avait qu’un pas : beaucoup le franchissaient. Esclaves fugitifs, maraudeurs brigands, rebelles trouvaient un asile dans la Rome souterraine, transformée ainsi en foyer insurrectionnel.

Les révolutionnaires mystiques des dix-huitième et dix-neuvième siècles, les carbonari qui, réunis dans des souterrains, voilaient sous des formes allégoriques leurs conspirations en faveur de l’indépendance, reproduisaient plus ou moins consciemment les actes de leurs ancêtres, les chrétiens des premiers siècles. Question d’atavisme, sans doute, plus encore que de pastichage. Sans être un éternel recommencement, l’histoire n’en offre pas moins, à travers les changements d’époques et de milieux, des situations analogues, on pourrait dire parallèles.

Nous approchons de l’événement qui fut, en Europe, la plus forte manifestation du christianisme communiste et populaire : la Bagaudie.

La situation de l’Espagne et de la Gaule était lamentable. De plus en plus, les cités se dépeuplaient, les champs restaient déserts, le soldat, abandonnant ses drapeaux, retournait à son métier naturel, le brigandage ; les routes devenaient moins sûres que des forêts. Et, conséquence naturelle, à mesure que grandissaient la misère et le mécontentement, la nouvelle croyance étendait ses racines. Les violentes persécutions la servaient en attirant l’attention sur ses doctrines et ses adhérents. Petits artisans, cultivateurs ruinés, esclaves mettaient toute espérance en un Évangile qui leur criait par des milliers de propagandistes : « égalité ! rédemption ! » Que leur importaient, à ceux-là, les subtilités théologiques ! Mieux que les ergoteurs de Grèce, ils comprirent que leur salut était en ce monde et qu’ils devaient se sauver eux-mêmes.

Sous Commode, un peuple d’affamés se souleva en Espagne et en Gaule à la voix du soldat Maternus. Cette rébellion, ébauche de celle qui, un siècle plus tard, mit debout les prolétaires gaulois, eut un caractère social, bien plus que politique ou religieux. Elle compta évidemment des païens et des chrétiens ; les idées étaient confuses, les uns, les chefs, agissant par ambition et pour leur propre compte ; d’autres, écrasés par l’oppression, voulant un changement quel qu’il fût ; bon nombre, enfin, ayant des aspirations nettement communistes, — le communisme n’est-il pas, d’ailleurs, entretenu par la vie des camps ?

Aux paysans qui, à bout de misères, désertaient la charrue, se joignaient des soldats désertant leurs drapeaux. Les révoltes militaires qui, tant de fois, bouleversèrent l’empire romain, ont, en général, été étudiées à un point de vue par trop conventionnel. On n’a pas assez recherché quelle dose de besoins matériels à satisfaire entrait dans ces rébellions ; on s’est représenté l’armée plus étrangère qu’elle ne l’était au milieu social dans lequel elle vivait, ayant érigé l’émeute en passe-temps, faisant et défaisant les souverains au gré de son humeur capricante. Il n’en fut pas ainsi : par suite de l’enchérissement de tous les objets, la solde des légionnaires, obligés pendant longtemps de se nourrir et de s’équiper eux-mêmes, était devenue insuffisante. La plus grossière chaussure valait vingt-deux francs cinquante centimes de notre monnaie, un poulet treize francs, la livre de viande près de trois francs. « C’est à dix as par jour, s’écrient dans Tacite les soldats révoltés, qu’on estime notre vie ; c’est là-dessus qu’il faut s’acheter des habits, des armes, des tentes, payer les congés qu’on obtient et fléchir la rigueur barbare du centurion. » Le soldat, voyant toutes réclamations inutiles, fut amené à recourir au suprême moyen, la révolte, et, dans cette voie, il donna l’exemple aux populations.

L’entrée de nouveaux éléments avait, d’ailleurs, entièrement transformé les armées romaines et détruit leur homogénéité ! D’un côté, elles étaient, à partir d’Auguste, devenues permanentes et mises, autant que possible, hors de contact avec les civils. Ne fallait-il pas que l’empire, nouvellement instauré sur les ruines de la république, pût trouver des hommes d’une obéissance aveugle, n’ayant aucun intérêt commun avec leurs concitoyens ? On fut soldat pour la vie et, alors même que l’homme, rompu par l’âge et les fatigues, était devenu impropre au service actif, il dut continuer à habiter hors de la ville, dans des cantonnements où vivaient les familles des vétérans, formant tout un peuple soumis à une discipline et à des règlements militaires. Ces vétérans, abêtis par une longue habitude de l’obéissance, ne connaissaient que l’empereur. Pour satisfaire un de ses caprices, ils eussent mis l’univers à feu et à sang[4].

D’un autre côté, on recrutait chez les nations barbares, Germains, Thraces, Goths, un nombre de plus en plus grand d’auxiliaires qui, par leur contact, contribuèrent à altérer profondément les mœurs de l’empire. Ce fut ainsi, du reste, que commença cette invasion des races septentrionales qui, jointe aux progrès du christianisme, renversa la société romaine. On comprendra que les conflits dussent être fréquents entre des éléments aussi disparates.

L’armée de Maternus, composée de soldats déserteurs, de laboureurs et d’esclaves fugitifs, ne put soutenir la lutte. Elle fut écrasée, son chef pris et mis à mort. La Gaule et l’Espagne, qui avaient, un moment, tressailli d’espérance, retombèrent sous le joug.

La révolte vaincue, ses idées ne s’éteignirent pas. Le christianisme, qui se propageait de plus en plus, leur communiqua une nouvelle force : le siècle suivant allait voir la grande épopée bagaude qui fut, en Europe, le pendant de la lutte soutenue par les Juifs contre la toute-puissance des Césars.

Le cercle de la propagande s’élargissait de plus en plus, semblable à ces ondulations sans fin que produit dans un étang la chute d’une pierre. Quelques admirables orateurs émergeaient de la foule des théologiens incolores ; parmi eux, Tertullien qui, dans son Apologétique, démontra la supériorité de la morale nouvelle et, tout en sapant par le ridicule les vieilles croyances polythéistes, défendit les chrétiens d’être des factieux à main armée : « On nous accuse de lèse-majesté, écrit-il, on nous fait un crime de ne pas honorer les empereurs par des sacrifices : nous n’offrons point de victimes, mais nous prions le seul Dieu véritable, éternel, pour le salut des empereurs…… C’est à ce Dieu que nous adressons nos prières, les mains levées vers le ciel parce qu’elles sont pures, la tête nue parce que nous n’avons à rougir de rien, sans ministre qui nous dicte les paroles que nous devons prononcer parce que c’est le cœur qui prie. C’est à ce Dieu que nous demandons pour tous les empereurs une vie longue, un règne tranquille, la sûreté dans leur palais, la valeur dans les armées, la fidélité dans le sénat, la vertu dans le peuple, enfin tout ce que peut souhaiter un homme et un empereur. »

Ainsi les arrière-disciples de Juda le Gaulonite, de Jean le Baptiseur et du pacifique anarchiste Jésus en étaient arrivés à ce point de soumission ! La ruine de l’empire, qu’appelaient avec tant de ferveur leurs ancêtres, champions de la justice et de la liberté humaine, les épouvantait, car, après, c’était l’inconnu et, dans cet inconnu, le flot montant des invasions barbares commençait à s’agiter. Aussi, Tertullien, ajoute-t-il :

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« Nous avons, d’ailleurs, une raison toute particulière de prier pour les empereurs et même pour l’empire romain tout entier, c’est que nous savons que la fin du monde, avec les calamités affreuses qui doivent en être les avant-coureurs, n’est retardée que par le maintien de l’empire romain. En priant Dieu de nous épargner le spectacle de cette catastrophe, nous demandons, par conséquent, que la durée de l’empire soit prolongée… Nous respectons dans les empereurs le jugement de Dieu qui les a établis pour gouverner les peuples. Nous savons qu’ils tiennent de la volonté de Dieu le pouvoir dont ils sont investis ; nous demandons la conservation de ce que Dieu même a voulu, et c’est pour nous un grand serment.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Je n’appellerai point l’empereur du nom de Dieu, tant parce que je ne sais point mentir que parce que je le respecte trop pour me moquer de lui ou que lui-même doit s’offenser de ce nom.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» S’il nous est ordonné d’aimer nos ennemis, qui pourrions-nous haïr ? S’il nous est défendu de nous venger de ceux qui nous offensent, qui pourrions-nous offenser ? Combien de fois n’avez-vous pas exercé des cruautés contre nous pour satisfaire votre haine ou obéir aux lois ? Combien de fois, sans attendre vos ordres, la foule prévenue contre nous ne nous a-t-elle pas assommés à coups de pierres et n’a-t-elle pas incendié nos demeures ? Dans le délire des bacchanales, on n’épargne même pas nos morts ; on viole le repos de la tombe pour en arracher les cadavres chrétiens quoique déjà méconnaissables et décomposés, pour les mettre en pièces et en traîner les débris par les rues. Qu’avons-nous fait pour nous venger de cet acharnement qui nous poursuit au-delà du tombeau ? Une seule nuit, avec quelques torches, c’en serait assez ; mais à Dieu ne plaise qu’une religion divine ait recours au feu humain pour se venger ou qu’elle se laisse abattre par des épreuves qui servent à en établir la vérité ! Si nous voulions vous faire une guerre ouverte, manquerions-nous de forces et de troupes ? Les Maures, les Marcomans, les Parthes et quelque nation que ce soit, circonscrite après tout dans ses limites, est-elle plus nombreuse qu’une nation qui n’en a d’autres que l’univers ? Nous ne sommes que d’hier et, déjà, nous remplissons vos cités, vos châteaux, vos municipes, vos conseils, vos campagnes, vos tribus, vos décuries, le palais, le sénat, le Forum ; nous ne vous laissons que vos temples. Ne serions-nous pas bien propres à la guerre, même à forces inégales, nous qui ne craignons pas la mort, si ce n’était une de nos maximes de la souffrir plutôt que de la donner ? Sans même recourir aux armes, il suffirait, pour nous venger, de vous abandonner en nous retirant hors de l’empire : vous seriez épouvantés de votre solitude[5]. »

Le même Tertullien, évêque de Carthage, s’élevait contre les prétentions de l’évêque de Rome, l’appelait dérisoirement Pape bénit et tonnait contre les fidèles qui, effrayés des persécutions, reniaient leur foi ou rendaient les honneurs divins aux images de l’empereur.

Mais, en dépit de cette austérité poussée jusqu’à l’absurde[6], combien le christianisme ne s’était-il pas éloigné de sa voie initiale ! Tertullien avait beau déclarer : « Tout est commun entre nous, hormis nos femmes, » déjà cette communauté des biens n’existait plus. Quant à cette négation de toute autorité humaine qui avait fait la gloire des premiers novateurs, on n’en découvrait plus trace. Malgré les efforts de quelques esprits effrayés de voir où l’on allait, on s’abîmait de plus en plus dans la théologie, les querelles se multipliaient : nazaréens[7], gnostiques[8], théodosiens[9], montanistes[10], novatiens[11] emplissaient les églises du bruit de leurs disputes.

La philosophie pure, privée du secours de la science expérimentale et réduite à bâtir sur des hypothèses, ne pouvait donner mieux. Elle était condamnée à s’égarer dans un dédale sans issue et à y errer captive jusqu’au jour où une main audacieuse oserait jeter bas les murs du labyrinthe. Enseignement légué aux réformateurs de l’avenir qui, livrés aux spéculations abstraites, perdent de vue le monde réel et, partis de la liberté de penser, arrivent à reconstituer un dogme d’autant plus autoritaire qu’il s’appuie non plus sur la force brutale mais sur la foi. La tyrannie des cerveaux est la pire de toutes.

Mais, pendant qu’un vent de folie souffle sur les têtes, le cyclone se forme qui, en un siècle, va balayer le vieux monde. Les Barbares, mal à l’aise dans leurs solitudes, ont, depuis longtemps, les yeux fixés sur l’empire comme sur une riche proie. Alors que les métaphysiciens ergotent, les plus politiques des chrétiens s’efforcent de scruter l’avenir. Quel sera le rôle historique de ces peuples ? Deviendront-ils l’armée formidable qui, à la voix des évêques, détruira la société païenne ? Peut-être, mais ils sont encore bien éloignés ; le plus sage est de commencer à leur envoyer des missionnaires et de voir venir les événements tout en servant l’empereur.

César Gallien a fort à faire. Les Perses mettent l’Asie à feu et à sang : les Goths fondent comme un torrent sur l’Europe orientale et s’emparent de la Dacie qu’ils garderont désormais ; l’Égypte se soulève, — ô merveille ! — pour venger le meurtre d’un esclave tué par un soldat, et c’est maison par maison qu’il faut reconquérir Alexandrie. Aussi, entendez les lamentations des marchands : « Quoi ! plus de lin d’Égypte ? plus de fleur de nitre ? » — Et plus de blé, car, après l’Afrique, voici la Sicile qui s’insurge : des bandes d’esclaves battent le littoral, incendient les villes et, poursuivies, se retirent dans les montagnes d’où elles narguent les légionnaires.

À l’Occident, même gâchis ; les hordes germaines harcèlent les provinces gauloises, de plus en plus écrasées entre les maîtres cruellement civilisés et les pillards d’Outre-Rhin. En l’an 267, le passage est forcé : un flot de barbares se répand sur la Gaule, l’Espagne, et va se perdre sur le littoral africain. D’autres vagues suivront celle-là et, mordant les digues du monde romain, les arracheront une à une jusqu’au jour de la grande inondation qui couvrira tout.

Chaque grand mouvement a ses prodromes, sa résultante et ses dernières oscillations. Dans un avenir peu éloigné, peut-être pourra-t-on calculer mathématiquement les lois de la dynamique sociale.

Sous prétexte de défendre la Gaule, les généraux se disputent la pourpre : un fantôme d’empire est proclamé. Posthumius, Lœlianus, Lollian, Victorin, Marius, Tétric ne font que passer, laissant, après un semblant d’indépendance la vieille terre des Celtes ravagée et plus assujettie que jamais aux Romains.

Mais il est bien rare qu’une transformation politique de quelque importance n’engendre pas un mouvement plus profond dans les masses populaires. On a pu vérifier ce fait, en France, depuis le commencement de ce siècle, que toutes les révolutions politiques ont été suivies, à brève échéance, d’une ébauche de révolution sociale[12].

L’explication de ce phénomène est toute simple : le prolétaire qui, au début, a salué et souvent aidé de ses efforts un changement gouvernemental, pensant en retirer plus de bien-être et de liberté, ne tarde pas à se trouver déçu ; son mécontentement croît alors en proportion de ses espérances primitives : de là à une lutte ouverte contre le nouveau régime, il n’y a qu’un pas, rapidement franchi pour peu que l’avènement du récent pouvoir donne lieu à des complications économiques.

Les ambitieux qui se proclamèrent empereurs de la Gaule ne firent absolument rien pour le paysan ; chefs militaires avant tout, ils ne virent pas plus loin que l’armée au milieu de laquelle ils vivaient et qui, seule, leur semblait à même de les maintenir au pinacle. Quant à l’esclavage, il était trop profondément entré dans les mœurs pour qu’ils songeassent seulement à l’atténuer.

Paysans et esclaves durent donc aviser à s’émanciper eux-mêmes. De là, le double caractère de cette lutte contre Rome : lutte politique chez les chefs, profondément sociale, au contraire, chez la plèbe. Mieux que les forfanteries d’un Marius ou d’un Victorin, les paysans armés de fourches et de faux firent trembler les dominateurs.

Bagad, dans le vieux langage celtique, veut dire bande armée. Les rebelles qui s’intitulaient les Bagaudes étaient, pour la plupart, des cultivateurs ruinés ou des esclaves très celtiques de mœurs et chrétiens d’opinions, ce qui s’accordait assez car, en maints endroits, le christianisme avait été salué comme un réveil du druidisme. C’était donc, en même temps qu’une révolution profondément sociale, l’ancien fonds gaulois luttant contre le romanisme.

Ils s’éveillèrent tout de bon sous Tétric et leur premier élan fut formidable : ils emportèrent Autun. Cette ville, la plus remarquable des Gaules, possédait des aqueducs, des thermes, des édifices magnifiques. La colère des Bagaudes n’épargna rien : chrétiens, ils détruisirent les temples des dieux ; plébéiens, ils jetèrent bas les écoles d’où sortaient ces fonctionnaires insatiables, sangsues attachées à leurs flancs ; esclaves, ils brûlèrent les palais. Et ces flammes vengeresses furent un signal : d’un bout à l’autre de la Gaule, les villes s’embrasèrent ; un hurlement d’épouvante s’éleva jusqu’aux Alpes.

Tétric, sénateur, qui avait acquis la pourpre par ses fourberies (on était las des turbulences de l’élément militaire) trembla de se voir débordé par la plèbe. Dès ce moment, il n’eut plus qu’une pensée, livrer la Gaule à César en se faisant payer sa trahison le plus grassement possible.

Le César régnant était Claude II, général de premier ordre, prompt à concevoir et à exécuter. Son élection en remplacement de l’efféminé Gallien sauva l’empire qui, pris entre les Bagaudes, les Germains et les Goths, craquait et semblait sur le point de s’effondrer. Pendant qu’un vent de liberté remplissait la Gaule, que remparts et villes s’écroulaient sous le pic et la torche, trois cent vingt mille barbares, sur l’autre flanc de l’Italie, faisaient trembler les maîtres du monde.

Claude courut au plus pressé. Il négocia sous main avec Tétric et s’élança contre les Goths qui ravageaient le nord de la Grèce. En une année, il extermina ces multitudes sans cohésion. « Les fleuves sont couverts de boucliers, écrivit-il au Sénat, les rivages de lances et les campagnes d’ossements ; nous avons capturé tant de femmes que chaque soldat en a, pour sa part, deux ou trois. » Ces formidables hécatombes engendrèrent la peste qui emporta le vainqueur.

C’était un répit pour les insurgés de Gaule, que Tétric, en qui s’incarnait plus que jamais le parti de l’ordre, s’efforçait d’ailleurs de rendre inoffensifs. Tels qu’ils étaient, le nouveau César, Aurélien, les jugea encore redoutables. Après avoir vaincu presque sans combat son rival pour rire qui, au moment de l’action, passa dans le camp romain, il crut plus politique de traiter avec eux que de les exaspérer : remise de l’arriéré des impôts et amnistie générale, telles furent les deux grandes clauses, moyennant lesquelles se rétablirent la paix et la domination romaine. Les Bagaudes ne s’obstinèrent pas à la reconstitution d’un empire gaulois peu viable. Que leur importait ! y eussent-ils gagné plus d’indépendance vraie ? Ils ressentaient par eux-mêmes, ces ancêtres des Jacques et des modernes communistes, que la forme politique importe moins à la masse que le bien-être matériel.

Ainsi se termina la première bagaudie, la seconde si l’on y rattache la révolte de Maternus. Si les insurgés commirent cette faute, tant de fois répétée au cours de l’histoire, de se laisser endormir par des chefs ambitieux ou perfides, du moins, ils surent en imposer au vainqueur et le forcer à des concessions. La révolte ne demeura pas absolument sans résultats.

Le calme, du reste, ne fut pas de longue durée. De plus en plus, le nord déversait sur les provinces romaines des flots de barbares. Et les habitants, broyés entre les anciens maîtres et les conquérants nouveaux, se tordaient dans une agonie épouvantable. C’est ainsi que s’opérait une fusion des races, qui devait infiltrer dans les veines appauvries un sang nouveau et constituer, sur les ruines de l’empire auguste, l’Europe féodale.

Des forêts germaines, des marécages baltiques sortaient, non pas des armées, mais des peuples entiers. Guerriers aux armes primitives, vêtus de peaux de bêtes, puant la graisse et l’huile rance, femmes aux haillons malpropres, enfants nus et crasseux, chefs, prêtres, valkyries, esclaves, également sauvages et dépenaillés, le tout cheminant à pied, à cheval, dans des chariots attelés de bœufs. C’était un exode du monde gothique allant se heurter au monde romain.

Sous Probus, quatre nations franchirent le Rhin et s’installèrent en Gaule dans soixante-dix villes. Les habitants laissèrent faire : ces maîtres-là ou d’autres, que leur importait ! Et lorsque l’empereur accourut refouler l’invasion, ils ne bougèrent pas davantage. Au fond, Probus leur sut gré de cette neutralité, — pouvait-on leur demander plus — et, pour les en récompenser, leur permit la culture de la vigne.

Neuf années se passent. Le duel émouvant se poursuit ; de temps en temps, un empereur disparaît de la scène. Les ambitions et les mécontentements font la vie courte aux pasteurs d’hommes. Tout à coup, la bagaudie se réveille, plus vivante que jamais : Dioclétien a cru arrêter la décadence impériale par des lois, et ces lois, qui multiplient les gouverneurs, les magistrats, les employés, qui écrasent de plus en plus l’individu sous le despotisme de l’État, engendrent la révolte. Rome avachie murmure, l’Égypte frondeuse se mutine, la Gaule plébéienne se lève.

De nouveau, le coq rouge déploie ses ailes et, mille ans avant les Jacques, couvre la vieille terre de Vercingétorix. Villes et campagnes s’agitent, s’insurgent : de la Seine au Rhône, d’Amiens à Arles, de Trêves à Marseille, l’ennemi héréditaire est encore une fois, attaqué.

Les écrivains qui recueillent soigneusement les faits et gestes des personnages célèbres, vouant à la postérité le cheval de Caligula et le moineau de Lesbie, n’ont pas retracé dans ses détails la grande épopée bagaude ; la plupart l’ont résumée en un mot d’insulte : brigandage. Eh ! certes, les Bagaudes furent des brigands comme l’ont été après eux les Pastoureaux, les Jacques, les Hussites, les Anabaptistes, les Camisards, les Communards, en un mot, tous ceux qui luttèrent contre l’ordre social et à qui il ne manqua qu’une chose pour être absous et glorifiés : la victoire !

Salvien, prêtre du cinquième siècle, est à peu près le seul qui ait élevé la voix en faveur des malheureux poussés à la révolte, disait-il, par la misère et les vexations. Il plaide avec chaleur les circonstances atténuantes et l’on sent par moments que cette défense devient un véritable réquisitoire contre l’avidité et l’oppression romaines.

Bizarrerie historique : de tout temps, les révoltés ont imité les formes de la société qu’ils voulaient détruire. Les Bagaudes, à l’instar de leurs ennemis, se donnèrent un Auguste et un César : Ælianus et Amandus. C’étaient deux officiers romains « de médiocre capacité, » disent les historiens qui ne peuvent guère le savoir et qui jugent le plus souvent du mérite par le succès. Tout au moins, le fait de s’être mis à la tête d’une insurrection aussi foncièrement plébéienne dénote un caractère énergique.

Autant qu’on a pu en conjecturer par les médailles et emblèmes retrouvés depuis, l’un de ces chefs était chrétien, l’autre païen. Leurs soldats appartenaient aux deux religions rivales, mais principalement à celle qui, toute sophistiquée qu’elle était par les évêques ergoteurs, continuait de s’adresser aux plébéiens et aux esclaves. Le fait même de la coexistence de ces deux religions dans l’armée bagaude prouve que le christianisme populaire n’avait encore rien de son sectarisme. D’ailleurs, il était vraiment question de dogmes, alors que la guerre sociale multipliait ses horreurs ! palais et cabanes incendiés, champs dévastés, riches et fonctionnaires égorgés, nobles dames et plébéiennes violées, rebelles torturés, surprises, embuscades, représailles atroces ; de part et d’autre, nulle pitié.

Aux cris d’angoisse des patriciens, Maximin, récemment créé César, accourt : un torrent de guerriers roule du haut des Alpes vers la Gaule soulevée. Pour remettre sous le joug ces esclaves qui osent briser leurs chaînes, l’empereur fait venir des mercenaires de partout : Italiens, Barbares, Africains même, car on a levé des troupes à Thèbes d’Égypte et ces troupes sont justement chrétiennes ! Admirable hasard ou profonde habileté de Maximin qui, pour annihiler à jamais les novateurs, entreprend de les faire s’égorger.

Quelle sera la conduite des soldats chrétiens ? Ils sont peu nombreux : une légion seulement. Maurice est leur chef ; Candide, Victor, Exupère, dont l’Église a fait des saints, commandent sous lui.

Ah ! sans doute, il dut y en avoir parmi eux qui, bouillonnant d’audace et d’espérance, voulurent aller rejoindre leurs frères combattant la Rome païenne et dominatrice. Beaucoup même durent s’échapper, en dépit de toute surveillance, en dépit des conseils lâches de leurs chefs.

Ceux-ci se montrent fort embarrassés. Se déclarer pour leurs coreligionnaires bagaudes, c’est le massacre sans résistance possible ; mais les combattre, quelle honte pour eux, pour l’idée chrétienne ! et aussi quelle faute irrémédiable si les Bagaudes, sont victorieux !

Jésuites et casuistes avant la lettre, ils cherchent et trouvent un biais : la légion thébéenne se déclarera prête à marcher pour l’empereur, mais refusera de prêter le serment d’obéissance (ceci est la porte laissée ouverte) parce que ce serment est entaché de formules idolâtriques.

Cette habileté misérable ne leur fut d’aucun secours. Dédaignant toutes ces subtilités, Maximin donna l’ordre de décimer les guerriers chrétiens. Cette hécatombe apaisera-t-elle sa colère ? Non, le sang n’a fait que le mettre en goût, et il donne maintenant un nouvel ordre : celui de les massacrer entièrement. En vain, s’efforcent-ils de le fléchir par une supplique des plus respectueuses : César demeure inébranlable et ils n’ont plus que la ressource de bien mourir. Mais, bien mourir, comment ? en se révoltant ? Non, en jetant leurs armes et en tendant le cou !

Ils ne tendirent pas le cou, les Bagaudes : ils opposèrent une rude résistance. Pendant plusieurs mois, combattant dans les régions montagneuses et boisées, ils disputèrent pied à pied le terrain. Mais, plus encore que les légions romaines, la disette les accablait ; le manque d’approvisionnements les empêchait de se maintenir dans leurs meilleures positions, les Romains, en y arrivant après eux, trouvaient le pays absolument nu et ravagé, peu leur importait à ceux-là : les convois de vivres ne leur manquaient pas. Maximin put ainsi refouler les rebelles vers les arides plaines catalauniques, coupant leurs communications avec le sud, l’est et centre de la Gaule. Dès lors, le sort de la campagne fut décidé. Incapables de soutenir la lutte en pays plat, vaincus dans chaque engagement, harcelés par la cavalerie germaine si terrible aux Gaulois depuis César, poussés de plus en plus vers le nord-ouest, ils s’arrêtèrent vers le confluent de la Seine et de la Marne. Protégés par les deux rivières et quelques retranchements, ils vendirent chèrement leur vie : le massacre fut général. Les gens du pays gardèrent le souvenir de cette héroïque résistance, le champ de bataille fut appelé pendant longtemps camp des Bagaudes, et quand, au septième siècle, une abbaye s’éleva sur les ruines des fortifications gauloises, elle en prit le nom de Saint-Maur-des-Fossés.

Tel fut le dernier effort révolutionnaire suscité ou, du moins, encouragé au sein des masses par le christianisme. Désormais, cette religion se confinera dans une politique cauteleuse jusqu’au jour, peu éloigné, où Constantin lui donnera droit de cité.



  1. Saint Jérôme constate positivement l’égalité du prêtre et de l’évêque chez les premiers chrétiens (idem est ergo presbyter qui episcopus).
  2. Les vicaires ou vice-préfets furent créés au iiie siècle par Dioclétien.
  3. Au premier, selon l’Église ; au troisième, selon Grégoire de Tours qui paraît se rapprocher davantage de la vérité.
  4. C’était à peu près l’analogue de nos gendarmes et gardes municipaux, qui, dans toutes les répressions, se sont montrés plus féroces contre le peuple que l’armée elle-même.
  5. Il avait là quelque exagération ; vers le milieu du iiie siècle, Rome comptait environ un quarantième de chrétiens et Carthage un dixième.
  6. Tertullien regrettait l’heureux temps où les femmes ne pouvaient porter d’autre ornement d’or que l’anneau nuptial ni goûter au vin sous peine de mort !
  7. Nom donné d’abord aux disciples de Jean le baptiseur, puis à ceux de Jésus, puis enfin aux chrétiens judaïsants.
  8. Chrétiens à tendances scientifiques (pour l’époque !), qui rejetaient absolument les livres et les rites hébraïques et qui, s’efforçant d’expliquer les plus graves problèmes, arrivèrent à se forger une religion toute allégorique, produit des rêveries platoniciennes et des fables de l’Orient.
  9. Sectateurs du christianisme primitif, repoussant la divinité de Jésus, qu’ils considéraient simplement comme un homme plus parfait que les autres.
  10. Secte propagée par l’extatique Montan, qui se prétendait prophète envoyé de Jésus. Elle avait des pratiques très rigoureuses, des jeûnes extraordinaires, condamnait les secondes noces. Tertullien en faisait partie.
  11. Partisans du pape Novatien (déclaré anti-pape et schismatique en 251), dont la doctrine, d’une implacable austérité, ressemblait beaucoup à la précédente.
  12. 29 juillet 1880 — 21 novembre 1881 ; 24 février — juin 1848 ; 4 septembre 1870 — 18 mars 1871.