Calmann Lévy, éditeur (p. 7-11).


II


Nous sommes à Paris, rue de l’Université, à un quatrième étage. Madame de Clérac, ainsi qu’on l’aura pressenti par ce qui précède, est une veuve d’une quarantaine d’années, qui, depuis un an, donne asile et protection à sa nièce Edmée.

Madame de Clérac est pourvue de cinq mille livres de douaire pour tout bien ; elle habite trois mois de l’année le petit appartement où nous la voyons en ce moment, et le reste du temps vit, au fond du Limousin, dans une bicoque délabrée que pompeusement ses domestiques appellent « le château ».

Dudit château elle ramène une servante cuisinière, une petite paysanne dégrossie par les sœurs de son village, qu’elle décore du titre de femme de chambre, et un petit berger de quatorze ans, affublé d’une livrée.

Toute cette maisonnée apporte à sa suite des sacs de pommes de terre, de haricots et de noix, du petit salé, des légumes, des confitures, du vin et de la piquette pour les trois mois de séjour.

À la cuisinière, madame de Clérac donne quelques petits gages ; aux deux autres, elle ne donne que la nourriture et sa protection ; c’est-à-dire qu’elle les place après les avoir formés.

En devenant veuve, madame de Clérac avait renoncé à plaire ; elle portait invariablement à la ville une robe de cachemire noir, s’étant vouée au demi-deuil, et à la campagne des robes d’indienne ; pour aller dans le monde une robe de velours noir lui suffisait l’hiver, et l’été une robe de barège ou de mousseline.

Du 1er janvier au 1er avril, grâce à cette organisation économique, elle faisait une figure modeste, mais suffisante, dans le faubourg Saint-Germain ; et, d’avril à décembre, elle vivait noblement en son pigeonnier. Quelquefois elle était invitée à passer un mois chez des amis, et cette année-là elle trouvait moyen d’aller aux eaux, en juillet.

Quant à M. Le Dam d’Anjault, frère de madame de Clérac, que nous avons vu, veuf et encore joli garçon, à trente-cinq ans, nous le trouvons, au moment où commence ce récit, chef de bureau à la préfecture de X., avec deux mille quatre cents francs d’appointements « pour tout potaige ».

Né d’une famille noble qui n’avait eu de bien qu’une chétive part du milliard des émigrés, il était destiné à relever cette famille dont tous les efforts s’étaient réunis pour lui faire donner de l’éducation.

À vingt ans il était bachelier ; grâce à un frère moins heureusement doué que lui, qui était parti comme soldat à sa place, il se trouvait quitte du service militaire. Sa sœur, madame de Clérac, mariée à un vieux chevalier de Saint-Louis, pouvait alors lui offrir à Paris une chambrette, le sel et le pain. On lui dit qu’il fallait en profiter pour faire son droit, puisqu’en cette société révolutionnaire, on ne pouvait plus parvenir à rien sans avoir un diplôme et sans passer une thèse. Quand il serait reçu, on lui aurait, grâce à des protections, soit une sous-préfecture, soit une place d’auditeur au Conseil d’État, et on le marierait richement.

Tels étaient les projets et les espérances de la famille, vers la fin de la Restauration. Malheureusement, Armand avait l’âge des passions, un cœur naïf, l’inexpérience absolue de la vie. En menant la vie d’étudiant, il vit, rencontra, aima mademoiselle Cora Mendilla.

C’était une petite actrice, jouant la comédie à Bobino faute d’avoir pu entrer comme danseuse à l’Opéra, comme chanteuse dans les chœurs aux Italiens, comme comédienne à l’Odéon. Une vieille mère l’accompagnait partout. Sans être jolie, Cora avait du feu, de l’éclat, de l’imprévu, je ne sais quoi, qui pipait les amoureux. D’ailleurs elle paraissait sage. Comment ces deux femmes pouvaient-elles vivre avec les maigres appointements payés par le théâtre Bobino ? C’était un problème ! mais point absolument insoluble cependant, car la vieille était un prodige d’économie et prétendait avoir quelques ressources personnelles ; d’ailleurs la fille touchait des appointements relativement élevés – soixante francs par mois, je crois ! – parce qu’elle était fort goûtée du public de Bobino.

D’où venaient ces deux femmes ? Autre problème plus ardu que le précédent. On les disait espagnoles ici, et là, créoles ; ailleurs marseillaises, ou gitanas, ou bien parisiennes, de quelque faubourg.

Toujours est-il que cette petite Cora était singulière ; sans être ni chanteuse, ni danseuse, ni comédienne, elle chantait agréablement et avec esprit ; elle dansait une danse irrégulière et pittoresque ; elle jouait le drame ou la farce avec des éclats soudains et inattendus qui enlevaient les applaudissements du parterre. Bref, n’ayant point d’amoureux que l’on sût, elle devint à la mode dans le quartier Latin. Quelques jeunes gens firent, sans succès, des folies relatives, pour l’obtenir. La tête d’Armand le Dam d’Anjault se monta.

Ses folies, à lui, furent-elles plus grandes que celles des autres ? Sa figure, sa tournure, les manières aristocratiques qu’il avait prises dans le salon de sa sœur, séduisirent-elles la fillette ? Ou bien, la mère calcula-t-elle que ce jeune homme irait jusqu’où l’on voudrait pour avoir l’amour de Cora ? Il n’importe. Le fait, c’est qu’il devint son amant ; que, presque aussitôt, la fille se trouva enceinte ; que la vieille déclara qu’il fallait épouser ou bien qu’elle ferait disparaître l’enfant, fût-ce au prix de la vie de la mère… et que le comte Armand le Dam d’Anjault épousa, malgré les malédictions de sa famille.

Quand cette famille eut bien maudit pourtant, elle se dit qu’après le désastre du mariage d’Armand, il y en avait un pis à craindre : celui de le voir tomber plus bas qu’il ne convenait qu’un gentilhomme tombât, pour gagner son pain.

On réunit donc encore ses efforts, et on obtint bien loin, en province, une place de dix-huit cents francs dans les bureaux de la préfecture. La belle-mère, le gendre, la bru et l’enfant, y furent expédiés.

Ils y vécurent humblement et honnêtement. Armand aimait toujours sa femme ; la petite fille était charmante, gaie, vive, spontanée, aimée et choyée de tous ceux qui la voyaient. La vieille présidait au ménage et joignait les deux bouts. Elle mourut d’ailleurs au bout de peu d’années, ce qui simplifia la situation.

Malgré la tenue de la jeune femme, jamais la noble famille d’Anjault ne la voulut admettre ni reconnaître. À peine permettait-elle à Armand de parler de sa fille, dans les rares lettres qui s’échangeaient. Enfin une épidémie emporta Cora Mendilla, et ce fut une réjouissance générale, dont volontiers on eût fait sonner les cloches à Clérac, à Anjault et autres lieux où se trouvaient égaillés les père, mère, oncles, tantes, cousins et cousines, d’Armand le Dam d’Anjault.

La fille de l’actrice avait quatorze ans, madame de Clérac la fit venir près d’elle, l’étudia et prit, à son égard et à l’égard de son frère, les résolutions énoncées plus haut. Il est permis de supposer, d’ailleurs, qu’elle avait, touchant tous les deux, des idées préconçues.