Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 17

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 422-426).


XVII

— Eh bien ! Comment trouvez-vous cela ? dit Marie Pavlovna. Amoureux, tout à fait amoureux ! Je ne me serais jamais attendu à cela ! Vladimir Simonson amoureux d’une façon aussi sotte, aussi enfantine ? C’est stupéfiant ! Et je vous dirai même franchement que cela me chagrine ! ajouta-t-elle en soupirant.

— Mais elle, Katia, qu’en pensez-vous ? Comment prend-elle cela ? demanda Nekhludov.

Marie Pavlovna s’arrêta, cherchant évidemment à répondre d’une façon aussi précise que possible à cette question.

— Elle ? Voyez-vous, malgré son passé, par sa nature c’est une créature des plus morales… et ses sentiments sont très délicats… Elle vous aime d’un amour bon, elle est heureuse de pouvoir vous faire du bien, même un bien négatif, en vous empêchant de vous lier avec elle. Pour elle, son mariage avec vous serait une chute affreuse, pire que tout son passé, aussi elle n’y consentira jamais. Et cependant, votre présence la trouble.

— Alors, quoi, il me faut disparaître ? demanda Nekhludov.

Marie Pavlovna sourit de son joli sourire enfantin.

— Eh bien, oui, dans une certaine mesure.

— Comment cela, dans une certaine mesure ?

— Voilà, je ne vous ai pas dit exactement les choses… Enfin, pour ce qui la concerne, je voulais vous dire qu’elle doit certainement s’être rendu compte de l’amour exalté de Simonson (bien qu’il ne lui en ait rien dit) et qu’elle en est à la fois flattée et effrayée. Comme vous le savez, je n’entends pas grand’chose à ces questions, mais il me semble que de la part de Simonson il y a là un sentiment d’homme, très ordinaire, bien que dissimulé. Il prétend que son amour stimule son énergie et qu’il est platonique. Mais moi, je sens que si élevé qu’il soit il n’y a pas moins dans le fond quelque malpropreté, comme celui de Novodvorov pour Lubotchka.

Marie Pavlovna s’était éloignée de la question, entraînée par son thème favori.

— Mais moi, que me conseillez-vous de faire ? interrogea Nekhludov.

— Je crois que vous devriez lui parler. Il vaut toujours mieux une situation nette. Expliquez-vous avec elle. Je vais l’appeler, voulez-vous ? demanda Marie Pavlovna.

— Je vous en prie, répondit Nekhludov. Et Marie Pavlovna sortit.

Un sentiment étrange envahit Nekhludov quand il resta seul dans la petite chambre, entendant la respiration régulière, parfois entrecoupée de gémissements, de Véra Efrémovna, ainsi que le vacarme incessant des forçats, qui parvenait à travers les deux portes.

Ce que venait de dire Simonson déliait Nekhludov de l’engagement qu’il avait pris et qui, aux moments de faiblesse, lui semblait étrange et lourd ; et, néanmoins, ce qu’il venait d’apprendre lui était non seulement désagréable, mais même pénible. Une des causes en était le sentiment que la proposition de Simonson détruisait la grandeur de son acte et diminuait à ses yeux et aux yeux du monde la valeur de son sacrifice. En effet, si un homme excellent et n’ayant aucune obligation envers elle, voulait unir sa destinée à la sienne, son sacrifice à lui, Nekhludov, n’était plus aussi important. Peut-être aussi, était-ce simple jalousie : il s’était tant accoutumé à son amour pour lui, qu’il n’admettait pas qu’elle pût aimer un autre. En outre, cela détruisait un projet formé depuis longtemps : vivre auprès d’elle pendant la durée de sa peine. Si maintenant elle épousait Simonson, sa présence auprès d’elle devenait inutile, et il faudrait organiser un nouveau plan de vie.

Avant qu’il ait eu le temps de voir clair dans ses sentiments, la porte s’ouvrit laissant arriver le vacarme de la salle des forçats (il y avait ce jour-là, parmi eux, une agitation anormale) et Katucha entra dans la chambre.

Elle s’approcha de lui d’un pas rapide.

— Marie Pavlovna m’a envoyée ici, dit-elle en s’arrêtant tout près de lui.

— Oui, j’ai à vous parler. Asseyez-vous. Vladimir Ivanovitch vient d’avoir un entretien avec moi.

Elle s’était assise, les mains posées sur ses genoux, et semblait très calme. Mais dès que Nekhludov prononça le nom de Simonson, elle devint toute rouge.

— Et que vous a-t-il dit ? demanda-t-elle.

— Il m’a dit qu’il voulait vous épouser.

Son visage se contracta soudain, comme sous l’effet de la souffrance ; mais elle ne dit rien et seulement baissa les yeux.

— Il m’a demandé mon consentement, ou plutôt mon avis. Je lui ai répondu que tout dépendait de vous, que vous seule deviez décider.

— Ah ! pourquoi tout cela ? s’écria-t-elle en fixant sur les yeux de Nekhludov ce regard étrange, loucheur, qui toujours agissait d’une façon particulière sur Nekhludov.

Durant quelques secondes ils demeurèrent ainsi, les yeux dans les yeux. Et ce regard disait beaucoup à l’un et à l’autre.

— À vous de décider, répéta Nekhludov.

— Qu’ai-je à décider ? s’écria-t-elle. Tout est décidé depuis longtemps !

— Non, vous devez décider si vous acceptez la proposition de Vladimir Ivanovitch, répéta Nekhludov.

— Quelle épouse suis-je ! moi, galérienne ! Pourquoi irais-je encore perdre la vie de Vladimir Ivanovitch ? dit-elle en fronçant les sourcils.

— Oui, mais si on obtient la grâce ? demanda Nekhludov.

— Ah ! laissez-moi ! Je n’ai plus rien à dire ! fit-elle ; et elle se leva et sortit de la chambre.