Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 15

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 411-414).


XV

Malgré la considération qu’avaient pour Novodvorov tous les révolutionnaires, malgré qu’il fût très savant et tenu pour très intelligent, Nekhludov le rangeait parmi ces révolutionnaires qui, étant au-dessous de la moyenne par leurs qualités morales, se trouvent amenés, du fait de leur activité, à un degré de beaucoup inférieur. Les forces intellectuelles de cet homme, son numérateur, étaient très grandes ; mais l’opinion qu’il avait de soi, son dénominateur, était infiniment plus grande, et, depuis longtemps, avait dépassé les premières. C’était un homme d’un tout autre caractère que Simonson. Celui-ci était une nature plus virile chez qui les actes découlent du travail de la pensée et sont déterminés par elle. Novodvorov, lui, appartenait à la catégorie des gens de caractère plutôt féminin, chez qui l’activité intellectuelle est dirigée en partie vers la réalisation d’un but déterminé par le sentiment et en partie vers la justification des actes provoqués par le sentiment.

Toute l’activité révolutionnaire de Novodvorov, bien qu’il sût la présenter avec éloquence et l’appuyer d’arguments convaincants, apparaissait à Nekhludov comme uniquement fondée sur l’ambition et le désir de dominer les autres. Grâce à sa faculté de s’assimiler les pensées d’autrui et de les transmettre fidèlement, dans la période de ses études, parmi les professeurs et les étudiants, où cette capacité est fort appréciée, au collège, à l’Université, dans l’enseignement, il était le premier et s’était senti parfaitement satisfait. Mais une fois ses études achevées, son diplôme reçu, cette situation avait cessé et alors, comme le racontait à Nekhludov, Kriltsov, qui n’aimait pas Novodvorov, pour dominer dans un nouveau milieu, il avait brusquement changé d’opinions, et, de libéral progressiste, était devenu un révolutionnaire rouge. L’absence complète, en lui, des qualités morales et esthétiques qui engendrent le doute et l’hésitation, lui avait permis d’acquérir rapidement, dans le monde révolutionnaire, la place de chef de parti, qui satisfaisait son amour-propre. Une fois sa direction choisie, il n’hésitait plus, c’est pourquoi il avait la certitude de ne pas se tromper. Tout lui semblait extraordinairement simple, clair et indiscutable. Et, avec l’étroitesse de ses vues, tout était en effet très simple et très clair et, comme il le disait, il ne fallait qu’être logique. Sa confiance en soi était si grande qu’il lui fallait ou écarter les hommes ou les dominer. Et comme son activité évoluait dans un milieu de gens très jeunes qui prenaient pour de la profondeur et de la sagesse son assurance imperturbable, la plupart se soumettaient à lui, et il jouissait d’une grande popularité dans les milieux révolutionnaires. Son œuvre consistait à préparer la révolte qui lui donnerait le pouvoir et lui permettrait de convoquer le Zemski Sobor. Là, devait être proposé son programme à lui et il était absolument convaincu que ce programme résoudrait toutes les questions, et que rien ne pouvait s’opposer à sa réalisation.

Ses camarades estimaient sa hardiesse et sa décision, mais ils ne l’aimaient pas. Lui, n’aimait personne ; il traitait en rivaux tous ceux qui sortaient de l’ordinaire, et s’il l’eût pu, il eût agi envers eux comme le vieux singe mâle traite les jeunes. Il leur eût ôté toute leur intelligence, toutes leurs capacités, afin qu’ils ne pussent entraver la manifestation de ses facultés. Il n’avait de complaisance que pour ceux qui s’inclinaient devant lui. Ainsi agissait-il à présent envers l’ouvrier Kondratiev, qu’il avait converti à la révolution, envers Vera Efrémovna et la jolie Grabetz, toutes deux amoureuses de lui. En principe il était partisan de l’émancipation de la femme, mais en fait, il tenait toutes les femmes pour sottes et négligeables, à l’exception de celles dont il était amoureux, comme maintenant Grabetz, et alors, il les regardait comme des femmes supérieures dont lui seul pouvait apprécier les qualités.

La question des relations sexuelles, comme toutes les questions, lui paraissait très simple, très claire et parfaitement résolue par la reconnaissance de l’amour libre.

Il s’était uni à une femme par un mariage fictif, mais avait eu une concubine de laquelle il s’était séparé ayant constaté qu’entre elle et lui n’existait pas d’amour réel ; et maintenant il se préparait à contracter une nouvelle union libre avec Grabetz.

Il méprisait Nekhludov parce que celui-ci, suivant son expression, « faisait des manières » avec Maslova, et surtout parce qu’il se permettait de voir les défauts de l’organisation sociale actuelle et les moyens de la modifier, à sa façon, en prince, c’est-à-dire en imbécile. Nekhludov se rendait compte de cette opinion de Novodvorov, et, à son regret, il sentait que malgré les dispositions bienveillantes dont il était animé pendant tout ce voyage, il lui rendait la pareille et ne pouvait vaincre sa très grande antipathie pour cet homme.