Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 1

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 329-333).

TROISIÈME PARTIE



I

Le convoi dont faisait partie Maslova avait déjà parcouru près de cinq mille verstes. Jusqu’à Perm, Maslova voyagea avec les condamnés de droit commun, tant en chemin de fer qu’en bateau ; mais dans cette ville Nekhludov put enfin obtenir son transfert dans le groupe des condamnés politiques, ainsi que le lui avait conseillé Bogodoukhovskaia, qui allait en Sibérie par le même convoi.

Jusqu’à Perm, le trajet fut très pénible pour Maslova, tant physiquement que moralement. Physiquement : l’exiguité, la malpropreté, les insectes dégoûtants, qui ne lui laissaient point de répit ; moralement : des hommes non moins dégoûtants que ces insectes qui tous, bien que différents d’une étape à l’autre, étaient aussi entreprenants, aussi tenaces, et ne lui donnaient pas un moment de repos. Parmi les prisonnières et les prisonniers, les geôliers et les soldats de l’escorte, la débauche cynique s’était si bien établie que toute femme, surtout jeune, devait constamment se tenir sur ses gardes. Cet état perpétuel de crainte et de lutte était très pénible. Il l’était particulièrement pour Maslova poursuivie surtout à cause de l’agrément de sa personne et de son passé connu de tous. La ferme résistance qu’elle opposait maintenant aux hommes leur semblait une offense et provoquait une véritable hostilité. Sous ce rapport sa situation s’était un peu améliorée grâce à l’amitié de Fédosia et de Tarass. Celui-ci, apprenant à quelles attaques sa femme était également en butte avait demandé à l’accompagner, afin de la pouvoir protéger, et, depuis Nijni, il voyageait comme un simple prisonnier.

La situation de Maslova se trouva améliorée, sous tous les rapports, par son transfert dans la section des condamnés politiques. D’abord ceux-ci étaient mieux logés, mieux nourris, et mieux traités. Au milieu d’eux, Maslova se trouva à l’abri des entreprises des hommes, et ainsi chaque instant ne lui rappelait plus ce passé que, maintenant, elle désirait tant oublier. C’est là qu’elle fit la connaissance de quelques personnes qui devaient avoir sur elle une influence décisive et heureuse.

Pendant les étapes Maslova avait l’autorisation de loger avec les condamnés politiques, mais en route, étant bien portante, elle devait marcher avec les criminels de droit commun. Elle marcha ainsi tout le temps jusqu’à Tomsk, Avec elle, deux condamnés politiques allaient aussi à pied. C’étaient Marie Pavlovna Stchetinina, cette même belle jeune fille aux yeux de brebis, qu’avait remarquée Nekhludov quand il était allé voir Bogodoukhovskaia, et un certain Simonson, déporté à Iakoutsk, ce même homme brun, chevelu, aux yeux profondément enfoncés, que Nekhludov avait également remarqué à cette même entrevue avec Bogodoukhovskaia. Marie Pavlovna allait à pied parce qu’elle avait cédé sa place dans la charrette à une condamnée de droit commun enceinte, et Simonson, parce qu’il trouvait injuste de jouir d’un privilège de classe. Séparés des autres criminels politiques, qui partaient plus tard, dans les charrettes, tous trois sortaient avec les criminels de droit commun, le matin, de bonne heure. Il en fut de même à la dernière étape avant la grande ville où un nouvel officier d’escorte devait prendre le commandement du convoi.

C’était de grand matin, par un mauvais temps, en septembre. La neige alternait avec la pluie et des bourrasques de vent glacé. Tous les condamnés du convoi, quatre cents hommes et environ cinquante femmes, se trouvaient déjà dans la cour de l’étape. Un groupe entourait le sous-officier de l’escorte, qui distribuait aux prisonniers désignés par leurs camarades, l’argent destiné aux vivres qu’on achetait aux marchandes autorisées à pénétrer dans la cour de l’étape. On entendait le bruit des voix des prisonniers qui comptaient l’argent, achetaient les provisions, et les cris aigus des marchandes.

Katucha et Marie Pavlovna, toutes deux en bottes et en pelisses de peau de mouton, la tête couverte d’un fichu, sortirent également dans la cour et se dirigèrent vers les marchandes, qui s’abritaient contre le vent du nord, le long du mur, et s’efforcaient d’attirer les clients. Elles vendaient du pâté frais, du poisson, des pâtes, du gruau cuit, du foie, de la viande, des œufs, du lait ; l’une d’elles avait même un cochon de lait rôti.

Simonson attendait dans la cour, debout près du perron, le départ du convoi. Il portait des galoches de caoutchouc, attachées par des ficelles sur des bas de laine, (il était végétarien et n’admettait pas l’emploi de peaux d’animaux.) Il notait sur son calepin cette pensée qui lui était venue : « Si la bactérie pouvait observer et examiner l’ongle de l’homme, elle en tirerait la conclusion que cet ongle appartient au monde inorganique. Nous avons conclu de même, à propos de notre planète, en examinant son écorce. C’est faux. »

Ayant acheté des œufs, un chapelet de craquelins, du poisson et du pain frais, Maslova rangeait ses provisions dans un sac, et Marie Pavlovna payait les marchandes, quand, soudain, un mouvement se produisit parmi les prisonniers. Tous se turent et se mirent en rang. Le chef du convoi parut et donna les dernières instructions avant le départ.

Tout se passa comme à l’ordinaire : on fit l’appel, on vérifia la solidité des chaînes, on accoupla ceux qui marchaient avec des menottes. Mais, tout à coup, on entendit, en même temps que la voix grondeuse et autoritaire de l’officier, le bruit de coups sur un corps humain, et des pleurs d’enfants. Tous restèrent silencieux, puis un murmure indigné parcourut la foule. Maslova et Marie Pavlovna s’approchèrent de l’endroit d’où provenait le bruit.