Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 8

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 53-58).


VIII

En rentrant chez lui, Nekhludov trouva dans la pièce du bureau qu’on lui avait préparée, un lit très haut avec des couettes de plume, deux oreillers et une belle couverture de soie rouge piquée, pour un lit de deux personnes ; évidemment elle avait fait partie de la dot de la femme du gérant. Le gérant proposa à Nekhludov les restes du dîner, mais ayant reçu un refus, il s’excusa pour le mauvais repas et la mauvaise chambre, puis se retira et laissa Nekhludov seul.

Le refus des paysans ne troublait nullement Nekhludov. Au contraire, bien que ceux de Kouzminskoié l’eussent à la fin remercié alors que ceux-ci lui témoignaient de la méfiance et même de l’hostilité, il se sentait calme et joyeux. Le bureau n’était pas très propre et l’air y était étouffant. Nekhludov sortit dans la cour avec l’intention de se rendre au jardin, mais il se rappela la nuit de jadis, la fenêtre de l’office, le perron de derrière la maison, et il lui devint désagréable de se promener en ces lieux souillés par le souvenir criminel. Il s’assit sur le perron, et, aspirant le parfum violent des jeunes pousses de bouleaux, répandu dans l’air tiède de la nuit, il regarda longuement les sombres massifs du jardin, écouta le moulin, les rossignols, et le chant monotone d’un autre oiseau qui sifflait dans le buisson, près du perron même. À la fenêtre du gérant la lumière disparut ; à l’orient, derrière le hangar, une lune rouge montait ; des éclairs de chaleur, de plus en plus fréquents, illuminaient le jardin fleuri et la maison délabrée ; dans le lointain, le tonnerre gronda, et une masse sombre couvrit un tiers du ciel. Les rossignols et les autres oiseaux se turent. Parmi le bruit de l’eau du moulin, on entendait le cri des oies ; puis au village et dans la basse-cour du gérant, les coqs qui, par les nuits d’orage, chantent avant l’aube. Un proverbe dit que c’est signe de nuit joyeuse quand les coqs chantent de bonne heure. Et cette nuit était plus que joyeuse pour Nekhludov. Cette nuit était pour lui pleine de ravissements. Dans son imagination renaissaient les impressions de ce bienheureux été qu’il avait passé ici même, jeune, innocent. Il se sentait tel qu’il était alors, tel qu’il était à quatorze ans, quand il priait Dieu de lui enseigner la vérité, quand il pleurait, enfant, sur les genoux de sa mère, en se séparant d’elle, lui jurant d’être toujours bon, de ne jamais lui faire de peine ; et tel qu’il était quand ils avaient décidé, lui et Nicolas Irténiev, de s’entraider toujours dans la voie du bien, et de tâcher de faire tous les hommes heureux.

Il se souvint alors du mauvais sentiment qui, à Kouzminskoié, lui avait presque fait regretter sa maison, ses bois, ses fermes, ses terres, et il se demanda, en ce moment, s’il les regrettait encore. Et il lui parut étrange que cela ait pu être. Il se rappela tout ce qu’il avait vu, dans la journée : la jeune femme avec les enfants, dont le mari est en prison pour avoir coupé un arbre dans son bois à lui, Nekhludov ; et l’horrible Matréna, qui pensait, ou du moins disait que les femmes et les filles de sa classe doivent être les maîtresses de leurs maîtres ; et les récits de la vieille sur la façon dont on conduisait les enfants à l’asile, et aussi ce malheureux enfant vieillot, épuisé par le manque de nourriture ; il se rappela la femme enceinte qu’on voulait obliger à travailler pour lui parce que, exténuée de fatigue, elle n’avait pu surveiller la vache qui n’avait rien à manger ; il se rappela aussi la prison, les têtes rasées, les cellules, l’épouvantable puanteur, les chaînes, et, à côté de cela, le luxe insensé de sa propre vie, de toute la vie des villes, des capitales, des maîtres. Tout lui devenait clair et indiscutable.

La lune, presque dans son plein, était maintenant au-dessus de la grange ; des ombres noires s’allongeaient dans la cour, et le toit de fer de la maison qui tombait en ruines, brillait.

Comme s’il ne voulait pas laisser passer ainsi cette lumière, le rossignol qui s’était tu se remit à siffler et à chanter.

Nekhludov se souvint comment, à Kouzminskoié, il avait pris la peine de réfléchir sur sa vie, de résoudre les questions que faire et comment ? Il se rappela comment il s’embrouillait dans ces questions qu’il ne pouvait résoudre, tant elles étaient complexes. Maintenant il se posait les mêmes questions et s’étonnait de les trouver si simples. Et elles étaient simples parce que maintenant il ne pensait plus à ce qui lui arriverait, cela même ne l’intéressait pas, mais il pensait uniquement à ce qu’il devait faire. Et, chose étrange, moins il pouvait décider ce qu’il devait faire pour lui-même, plus il savait ce qu’il devait faire pour les autres. Il savait maintenant d’une façon indiscutable qu’il lui fallait donner ses terres aux paysans, parce que c’était mal à lui de les posséder. Il savait indubitablement qu’il ne devait pas abandonner Katucha mais venir à son secours et être prêt à tout pour racheter sa faute envers elle. Il savait qu’il fallait étudier, s’expliquer, comprendre tout ce qui se passe dans les tribunaux où il voyait ce que d’autres n’y voient point. Il ignorait ce qu’il en adviendrait, mais il savait qu’il était de son devoir d’agir ainsi. Et cette ferme assurance le comblait de joie.

Les nuages noirs couvraient maintenant tout le ciel, et l’on ne voyait déjà plus les éclairs de chaleur, mais de véritables éclairs illuminaient toute la cour et la maison délabrée, aux perrons effondrés, et un coup de tonnerre retentit au-dessus de sa tête. Tous les oiseaux s’étaient tus, tandis que les feuilles des arbres s’étaient mises à bruire et que le vent accourait jusqu’au perron où était assis Nekhludov et lui soufflait dans les cheveux. Une goutte, puis une seconde vinrent s’écraser sur le toit de fer et sur les feuilles, tout l’espace s’embrasa d’un coup, puis tout se tut, et, avant que Nekhludov ait eu le temps de compter jusqu’à trois, quelque chose craquait effroyablement dans le ciel.

Nekhludov entra dans la maison.

« Oui, oui, l’œuvre qu’accomplit notre vie, tout le sens de cette œuvre m’est incompréhensible, songeait-il. Pourquoi ont existé mes tantes ? Pourquoi Nikolenka est-il mort alors que je vis ? Pourquoi Katucha existe-t-elle ? Pourquoi ma folie ? Pourquoi cette guerre ? Pourquoi toute ma vie débauchée ? Comprendre tout cela, comprendre l’œuvre du Maître n’est pas en mon pouvoir. Mais accomplir sa volonté écrite dans ma conscience, cela est en mon pouvoir, je le sais d’une façon absolue. Et lorsque je l’accomplis, je suis tout à fait calme. » Déjà la pluie tombait à verse, ruisselant des toits, et par les gouttières s’engouffrant dans les tonneaux, et les éclairs de plus en plus rares illuminaient la cour. Nekhludov regagna sa chambre, se déshabilla et se coucha assez inquiet, soupçonnant la présence de punaises à l’aspect sale et déchiré du papier peint.

« Oui, me sentir non pas maître, mais serviteur ! » songeait-il ; et cette pensée l’emplissait de joie.

Ses craintes étaient justifiées. À peine avait-il éteint la lumière que des insectes commencèrent à le piquer.

« Donner mes terres, aller en Sibérie ; les puces, les punaises, la saleté ! Soit, puisque c’est nécessaire, je supporterai tout cela. »

Cependant il ne put le supporter et alla s’asseoir près de la fenêtre ouverte, contemplant les nuages noirs qui se dissipaient rapidement dans le ciel, et la lune qui se montrait de nouveau.