Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 36

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 268-275).


XXXVI

Nekhludov marchait du même pas rapide que les prisonniers et, malgré la légèreté de ses vêtements, il avait très chaud, et principalement l’air lourd, immobile, et la poussière qui remplissait les rues l’étouffaient. Au bout d’un quart de verste il remonta dans sa voiture et alla en avant ; mais au milieu de la chaussée, dans sa voiture, la chaleur lui semblait plus pénible encore. Il voulut penser à sa conversation de la veille avec son beau-frère, mais cela ne l’émotionnait plus comme le matin. Les impressions de la sortie de prison et de la marche du convoi effaçaient ces pensées. Et, surtout la chaleur était suffocante. Près d’une haie, à l’ombre des arbres, il vit deux lycéens, tête nue, debout auprès d’un marchand de glaces ambulant accroupi devant eux. L’un d’eux se régalait déjà, léchant la petite cuiller de corne ; l’autre attendait le petit verre qu’on remplissait d’une substance jaune.

— Où pourrais-je boire quelque chose ? demanda Nekhludov au cocher, sentant un irrésistible besoin de se rafraîchir.

— Près d’ici il y a un bon restaurant, répondit le cocher, et tournant un coin de rue, il arrêta Nekhludov devant un perron orné d’une grande enseigne. Un employé bouffi, en bras de chemise, debout devant le comptoir, et deux garçons, en blouses jadis blanches, qui, faute de clients, étaient assis devant les tables, regardèrent avec curiosité ce visiteur inconnu et lui proposèrent leurs services. Nekhludov commanda de l’eau de seltz et s’assit le plus loin de la fenêtre, devant une petite table recouverte d’une nappe sale. Deux hommes étaient assis à une autre table devant un service à thé et un carafon blanc. Ils essuyaient la sueur de leurs fronts et, tranquillement, faisaient des comptes. L’un d’eux était brun, chauve, avec une couronne de cheveux noirs au-dessus de sa nuque, qui ressemblait à celle d’Ignace Nikiforovitch. Cette ressemblance rappela à Nekhludov sa conversation de la veille avec son beau-frère et son désir de le revoir encore une fois, ainsi que sa sœur, avant son départ. « Je n’aurai pas le temps avant le départ du train, pensa-t-il. Mieux vaut écrire. » Il demanda du papier, une enveloppe, un timbre et, tout en buvant à petites gorgées l’eau fraîche et gazeuse, il réfléchit à ce qu’il allait écrire. Mais ses idées se brouillaient, et il n’arrivait pas à écrire sa lettre.

« Chère Nathalie, je ne puis partir sous l’impression pénible de mon entretien d’hier avec Ignace Nikiforovitch… » commença-t-il. « Et ensuite, que dire ? M’excuser pour mes paroles ? Il croirait que je me rétracte, et j’ai dit ce que j’ai pensé. Et aussi, cette façon de se mêler de mes affaires ! Non, je ne le puis pas… » Et sentant se raviver sa haine pour cet homme étranger, suffisant, qui ne le comprenait pas, Nekhludov mit dans sa poche la lettre inachevée, paya, sortit et remonta dans sa voiture pour rejoindre le convoi.

La chaleur grandissait encore. Les murs, les pavés, paraissaient exhaler un souffle torride. Le contact du sol faisait sur les pieds l’impression du feu, et quand Nekhludov posa la main sur le rebord verni de la voiture il ressentit comme une brûlure.

Le cheval se traînait pesamment sur le pavé poussiéreux et inégal ; le cocher somnolait ; et Nekhludov lui-même, assis, sans penser à rien, regardait avec indifférence devant lui. À une descente de rue, en face de la porte cochère d’une grande maison, il y avait un rassemblement de gens, parmi lesquels un soldat du convoi, armé du fusil. Nekhludov fit arrêter son cocher.

— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il au portier.

— Il est arrivé quelque chose à un prisonnier.

Nekhludov descendit de voiture et s’approcha du groupe. Au bord du trottoir, sur les pavés inégaux, gisait, la tête plus basse que les pieds, un prisonnier, pas jeune, la barbe rousse, le visage congestionné, le nez camus, en capote et pantalon gris. Étendu sur le dos, les paumes de ses mains rousselées, à plat sur le sol, il soulevait par saccades sa large poitrine, sanglotait en regardant le ciel de ses yeux fixes, injectés de sang. Un agent de police à la mine soucieuse, un colporteur, un facteur, un commis de magasin, une vieille femme avec une ombrelle, et un gamin aux cheveux tondus, portant un panier vide, faisaient cercle autour de lui.

— Ils sont affaiblis par leur emprisonnement, et ils les font marcher en pleine chaleur ! dit le commis s’adressant à Nekhludov qui s’approchait.

— Probable qu’il va mourir ! gémissait d’une voix plaintive la femme à l’ombrelle.

— Vite déboutonner la chemise ! dit le facteur.

De ses gros doigts inhabiles l’agent de police se mit à dénouer le cordon qui serrait la chemise sur le cou veineux et rouge. Quoique certainement ému et confus, il se crut cependant obligé de s’adresser à la foule :

— Pourquoi êtes-vous rassemblés là ! Allez ! Il fait assez chaud sans vous ! Vous empêchez l’air d’arriver jusqu’ici.

— Le médecin doit les examiner et faire rester les faibles ; et eux, ils traînent un homme à moitié mort ! reprit le commis, évidemment enchanté de connaître le règlement.

Après avoir délié les cordons de la chemise, l’agent de police se redressa et regarda autour de lui.

— Circulez, vous dis-je ! Cela ne vous regarde pas ! Qu’avez-vous à voir ici ? dit-il, cherchant l’approbation de Nekhludov. Mais n’ayant point trouvé de sympathie dans son regard, il se tourna vers le soldat convoyeur. Celui-ci se tenait à l’écart, tout à fait indifférent aux soucis du policier, et examinait son talon éculé.

— Ceux dont c’est l’affaire ne font pas leur devoir. Est-ce dans la loi de laisser périr les gens ?

— Un prisonnier, un prisonnier… c’est toujours un homme ! disait-on dans la foule.

— Soulevez-lui la tête et donnez-lui de l’eau, dit Nekhludov.

— On est allé chercher de l’eau, répondit l’agent de police.

Et, prenant le prisonnier sous les aisselles, il parvint avec effort à lui soulever la tête.

— Quel est cet attroupement ! cria soudain une voix autoritaire, et vers la foule rassemblée autour du prisonnier accourut un officier de police, en uniforme étincelant et brillant, chaussé de hautes bottes plus brillantes encore. Dispersez-vous ! Vous n’avez rien à faire ici ! cria-t-il à la foule sans même savoir de quoi il s’agissait.

Quand il aperçut, gisant sur le pavé, le prisonnier mourant, il fit un signe de tête approbatif, comme s’il s’était attendu à voir cela, et s’adressant à l’agent :

— Comment est-ce arrivé ?

L’agent raconta qu’au passage du convoi ce prisonnier était tombé et que l’officier avait ordonné de le laisser là.

— C’est bien ! Il n’y a qu’à le porter au poste ! Un fiacre !

— Le portier vient d’y courir, dit l’agent en portant la main à sa casquette.

L’employé s’était remis à dire quelque chose sur la chaleur.

— Est-ce ton affaire, à toi ? Hein ? Décampe un peu ! lui cria l’officier de police, en lui jetant un regard si sévère qu’il s’arrêta net.

— Il faut lui donner un peu d’eau, répéta Nekhludov.

L’officier regarda sévèrement Nekhludov, mais ne souffla mot. Quand le portier revint, portant un gobelet d’eau, l’officier de police ordonna à l’agent de faire boire le prisonnier. L’agent lui souleva de nouveau la tête et essaya de lui verser de l’eau dans la bouche. Mais le prisonnier ne l’avalait pas et l’eau découlait sur sa barbe, mouillant sa chemise et sa capote couvertes de poussière,

— Verse-lui sur la tête ! ordonna l’officier de police.

L’agent ôta le bonnet et versa l’eau sur les cheveux roux et le crâne nu. Les yeux du prisonnier parurent s’ouvrir tout grands, mais il ne changea pas de position. L’eau, souillée de poussière, ruisselait sur son visage, sa bouche continuait à gémir et tout son corps tressaillait.

— Eh bien ! celui-ci ? Qu’on le prenne ! s’adressa l’officier de police à l’agent en montrant le cocher de Nekhludov. Allons toi ! Hé ! Viens-là !

— Je ne suis pas libre, répondit le cocher, d’un air maussade, sans lever les yeux.

— C’est mon fiacre, dit Nekhludov, mais vous pouvez le prendre. Je paierai, fit-il au cocher.

— Allons ! Qu’est-ce que vous attendez ? Prenez-le.

L’agent de police, les portiers et le soldat soulevèrent le moribond, le portèrent dans le fiacre et l’installèrent sur les coussins. Mais il ne pouvait se tenir, sa tête retombait en arrière, et tout son corps glissait du siège.

— Étendez-le ! ordonna l’officier de police.

— Soyez tranquille. Votre Honneur, je le conduirai comme ça, dit l’agent de police en s’asseyant près du moribond et l’empoignant sous les bras. Le soldat souleva les pieds en chaussons et les tint allongés.

L’officier de police apercevant sur le pavé le bonnet du prisonnier, le ramassa et en coiffa la tête mouillée et renversée.

— En route ! commanda-t-il.

Le cocher se tourna avec humeur, hocha la tête, et tourna bride dans la direction du poste de police, accompagné du soldat. Dans la voiture l’agent soulevait sans cesse le corps qui glissait de la banquette et la tête qui se balançait de tous côtés. Le soldat, tout en marchant à côté, lui replaçait les jambes. Nekhludov suivait derrière la voiture.