Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 27

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 195-204).


XXVII

La dernière affaire qui retenait Nekhludov à Pétersbourg était celle des sectaires, en faveur desquels il avait l’intention de faire parvenir une requête au Tsar, par l’intermédiaire de son ancien camarade de régiment, l’aide de camp de l’Empereur, Bogatyrev.

Le matin, il se rendit chez Bogatyrev. Il le trouva à déjeuner, prêt à sortir. Bogatyrev, d’une taille moyenne, trapu et d’une force physique peu commune (il tordait un fer à cheval) était un honnête homme, bon, franc, même libéral. Malgré ces qualités, il était un des intimes de la cour et aimait le Tzar et sa famille, et, vivant dans ces hautes sphères, il s’arrangeait, on ne sait comment, à ne voir que le bon côté et à ne jamais prendre part à rien de mauvais ni de malhonnête. Il ne condamnait jamais ni les hommes ni les actes : ou bien il se taisait, ou bien il parlait courageusement, très haut, criant presque ce qu’il voulait dire, et souvent accompagnant ses paroles d’un rire également bruyant ; et cela, non par tactique, mais parce que tel était son caractère.

— C’est gentil d’être venu. Veux-tu déjeuner ? Eh bien ! assieds-toi. Le beafsteek est excellent ! Je commence et finis toujours par le substantiel ! Ha ! ha ! ha ! Ou bien, prends du vin ! disait-il en montrant la carafe de vin rouge. Moi, j’ai pensé à toi. Ta requête je la remettrai ; je la remettrai moi-même, en mains propres, tu peux y compter. Cependant je me demande s’il ne vaudrait pas mieux aller voir auparavant Toporov.

Au nom de Toporov, Nekhludov fronça les sourcils.

— Tout dépend de lui. De toutes les façons on lui enverra le dossier, et peut-être te donnera-t-il satisfaction lui-même.

— Si tu me le conseilles, j’irai.

— Parfait ! Eh bien ? Et Pétersbourg, quel effet produit-il sur toi ? cria Bogatyrev. Hein ? Dis ?

— Je me sens hypnotisé, dit Nekhludov.

— Hypnotisé ! répéta Bogatyrev en riant bruyamment. Eh bien ! si tu ne veux rien prendre, à ta guise ! Il essuya sa moustache avec sa serviette. Alors, tu iras, hein ? S’il ne fait rien, tu me rapporteras la requête, je la remettrai demain même, cria-t-il ; et, se levant de table, il fit un large signe de croix, du même geste inconscient qu’il avait essuyé sa bouche, puis il attacha son sabre. Maintenant, adieu, dit-il, je dois sortir.

— Nous sortirons ensemble, dit Nekhludov, serrant avec plaisir la large et forte main de Bogatyrev ; et il le quitta sur le perron de sa maison, comme toujours sous l’impression agréable de quelque chose de sain, d’inconscient et de frais.

Nekhludov, suivant le conseil de Bogatyrev, bien qu’il n’en espérât rien de bon, se rendit chez Toporov, de qui dépendait le sort des sectaires.

La situation occupée par Toporov impliquait une de ces contradictions intimes, dont seul un homme borné et dénué de sens moral pouvait ne pas s’apercevoir. Toporov était précisément cet homme-là. Cette contradiction inhérente à sa situation résidait en ceci : il fallait soutenir et défendre par divers moyens extérieurs, la violence même, l’Église qui se prétend instituée par Dieu lui-même et qui ne peut être ébranlée ni par les suppôts de l’enfer, ni par aucun effort humain. Cette inébranlable institution divine devait être soutenue et défendue par l’institution humaine à la tête de laquelle se trouvait Toporov avec ses fonctionnaires. Toporov ne voyait ou ne voulait pas voir cette contradiction, et il se souciait gravement d’empêcher qu’un prêtre catholique, un pasteur ou un sectaire portassent quelque atteinte à cette Église que ne peuvent ébranler les suppôts de l’enfer. Toporov, comme tous les hommes qui ne possèdent pas un fond de sentiments religeux, basés sur la conscience de l’égalité et de la fraternité, était tout à fait convaincu que le peuple est composé d’êtres de tout autre essence que lui et qu’il a besoin de choses dont lui-même n’avait que faire. Dans le fond de son âme il ne croyait à rien et trouvait cela très commode et très agréable, mais il craignait que le peuple n’en arrivât là, et il considérait comme son devoir sacré, disait-il, de le sauver de cet état.

De même que dans les traités culinaires, il est dit que les écrevisses aiment à être cuites vivantes, il était absolument convaincu, et non au sens figuré, comme dans le livre de cuisine, mais à la lettre, que le peuple aime à être superstitieux.

Avec la religion dont il était le soutien, il raisonnait comme le fermier avec la charogne dont il nourrit ses poules ; la charogne est bien répugnante, mais les poules l’aiment et la mangent. Aussi faut-il les en nourrir.

Toutes ces icônes d’Ivérie, de Kazan, de Smolensk, c’est évidemment de la plus grossière idolâtrie, mais le peuple aime cela, y croit, il faut donc entretenir ces superstitions. Il semblait à Toporov que le peuple aime les superstitions parce qu’il ne réfléchissait pas que s’il en est ainsi, c’est qu’il se trouva toujours des hommes cruels comme lui, Toporov, qui, éclairés eux-mêmes, emploient leur savoir non comme ils devraient l’employer, non à aider le peuple à sortir des ténèbres de l’ignorance, mais, au contraire, à l’y mieux enfermer. Quand Nekhludov entra dans le salon d’attente de Toporov, celui-ci s’entretenait, dans son cabinet de travail, avec la supérieure d’un couvent, une aristocrate très avisée qui s’était faite l’apôtre de l’orthodoxie dans les provinces occidentales, parmi les uniates ramenés de force à l’orthodoxie.

Un attaché de cabinet de Toporov, qui se tenait dans le salon d’attente, interrogea Nekhludov sur le but de sa visite, et, apprenant que Nekhludov avait l’intention de remettre au souverain une requête en faveur des sectaires, il lui demanda s’il ne voudrait point la lui communiquer. Nekhludov lui remit la requête, et le fonctionnaire entra dans le cabinet. La nonne, en haute coiffe, avec un long voile et une traîne noire, ses mains blanches aux ongles polis tenant un chapelet de topaze, jointes sur sa poitrine, quitta le cabinet et se dirigea vers la sortie. Nekhludov attendait toujours qu’on l’introduisît.

Toporov lisait la supplique et hochait la tête. Il était désagréablement surpris de sa rédaction nette et ferme. « Si elle tombait entre les mains de l’empereur, elle pourrait provoquer des questions oiseuses et des malentendus », songea-t-il quand il en eut achevé la lecture. Il déposa le papier sur la table, sonna et donna l’ordre d’introduire Nekhludov.

Il se rappelait l’affaire de ces sectaires. Il avait déjà sur sa table leur pétition. Voici en quoi consistait cette affaire : Des chrétiens, qui s’étaient séparés de l’orthodoxie, avaient été exhortés d’abord, puis jugés. Le tribunal les avait acquittés. Alors, l’archevêque et le gouverneur, s’appuyant sur ce fait que le mariage célébré suivant leurs rites était illégal, avaient décidé de déporter, en les séparant les uns des autres, les maris, les femmes, les enfants. C’étaient ces pères et ces femmes qui demandaient à n’être point séparés. Toporov se souvenait de cette affaire, quand il en avait été saisi la première fois. Alors il s’était demandé s’il ne fallait point mettre fin à ces poursuites. Mais comme on ne risquait rien en donnant l’ordre de disséminer en divers lieux les membres d’une même famille de paysans, tandis que les laisser dans leur pays natal pouvait avoir de regrettables conséquences : entraîner au schisme le reste de la population, et comme en outre cette affaire mettait en évidence le zèle de l’archevêque, il l’avait laissé suivre son cours.

Maintenant, avec un défenseur comme Nekhludov, qui avait des relations à Pétersbourg, l’affaire pouvait être présentée à l’empereur sous un jour particulier, comme quelque chose de très cruel ; ou encore, la presse étrangère pouvait s’en emparer. C’est pourquoi il prit aussitôt une résolution inattendue.

— Bonjour ! fit-il de l’air d’un homme très affairé en recevant Nekhludov debout, et allant droit à la question. Je connais cette affaire. En voyant les noms, tous les détails de cette malheureuse affaire me sont revenus, dit-il en prenant la requête et la montrant à Nekhludov. Je vous suis très reconnaissant de me l’avoir rappelée. Les autorités provinciales ont fait trop de zèle…

Nekhludov silencieux observait avec un sentiment d’hostilité le masque impassible de ce visage blême.

— Je donnerai l’ordre de faire rapporter cette mesure ; ces gens seront réintégrés chez eux.

— Alors, il est inutile de faire remettre cette requête ? demanda Nekhludov.

— Absolument. C’est moi qui vous le promets, dit-il en appuyant sur « moi », certain que son honnêteté, sa parole, étaient les meilleurs garants. Mieux, je vais l’écrire immédiatement. Veuillez vous asseoir.

Il se mit à son bureau et commença à écrire. Nekhludov, debout, regardait le sommet du crâne étroit et chauve, la main à grosses veines bleues qui promenait rapidement la plume, et il se demandait pourquoi cet homme indifférent à tout et à tous, faisait cela avec tant d’attention. Pourquoi ?…

— Voilà ! dit Toporov en cachetant l’enveloppe. Annoncez cela à vos protégés, ajouta-t-il en plissant ses lèvres pour exprimer le sourire.

— Pourquoi donc ces hommes ont-ils souffert ? demanda Nekhludov en prenant l’enveloppe.

Toporov leva la tête et sourit, comme si cette question lui eût fait plaisir.

— Cela, je ne saurais vous le dire. Je ne puis vous dire qu’une chose : c’est que les intérêts du peuple confiés à notre garde, sont si importants qu’un zèle exagéré, dans les questions de foi, est moins dangereux et moins nuisible que l’indifférence excessive envers ces mêmes questions, qui se répand maintenant.

— Mais comment violer au nom de la religion les principes fondamentaux du bien ; séparer les membres d’une même famille…

Toporov continuait à sourire avec indulgence, comme s’il eût trouvé amusants les propos de Nekhludov ; et celui-ci eût pu dire n’importe quoi que Toporov, du haut de sa situation d’homme d’État, l’eût trouvé charmant, mais obtus.

— À un particulier cela peut en effet sembler ainsi, dit-il, mais au point de vue de l’État, il en est autrement. Mais, au revoir ! dit Toporov avec un signe de tête et en tendant la main.

Nekhludov la serra et sortit rapidement, sans un mot, regrettant d’avoir eu à serrer cette main.

« Les intérêts du peuple », se disait-il.

« Tes intérêts, les tiens seulement ! »

En pensée, il revit tous ces gens sur lesquels s’exerce l’action des institutions qui redressent la justice, soutiennent la foi, instruisent le peuple, depuis la femme punie pour vente clandestine d’eau-de-vie, et le gamin pour son vol, et le vagabond pour son vagabondage, et l’incendiaire pour avoir mis le feu, et le banquier pour ses abus de confiance, jusqu’à cette malheureuse Lydie, détenue simplement parce qu’on ne pouvait lui arracher des renseignements utiles, jusqu’aux sectaires pour leur rébellion à l’orthodoxie, jusqu’à Gourkévitch pour son désir d’une constitution. Et Nekhludov comprit avec une netteté extraordinaire que tous ces hommes avaient été saisis, enfermés ou déportés non parce qu’ils agissaient contrairement à la justice et violaient la loi, mais simplement parce qu’ils empêchaient les fonctionnaires et les riches de posséder les richesses acquises au détriment du peuple.

L’obstacle était dans la personne de la femme qui trafiquait sans licence, du voleur qui errait par la ville, de Lydie avec ses proclamations, des sectaires qui détruisaient les superstitions, de Gourkévitch avec sa constitution. Nekhludov voyait très clairement que tous ces fonctionnaires, depuis le mari de sa tante, les sénateurs, et les Toporov jusqu’aux petits messieurs propres, corrects, assis devant leurs bureaux dans les ministères, se souciaient peu que des innocents eussent à souffrir de cet ordre de choses, mais se préoccupaient uniquement d’écarter tous les dangereux.

Loin d’observer le principe d’absoudre dix coupables plutôt que de condamner un innocent, on s’en tenait à celui-ci : de même que pour extirper une partie gangrénée il faut tailler dans la chair vivante, de même il faut retrancher dix inoffensifs pour arriver à châtier un seul individu vraiment dangereux.

Nekhludov s’expliquait les choses très simplement et très clairement, mais précisément cette simplicité et cette clarté lui faisaient craindre pour l’exactitude de cette explication. Il était impossible qu’un phénomène aussi compliqué pût avoir une explication à la fois si simple et si effrayante ; il était impossible que tous ces mots sur la justice, le bien, la loi, la foi, Dieu, etc., ne fussent que des paroles cachant la vénalité la plus grossière et la plus cruelle.