Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 25

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 183-190).


XXV

Le premier sentiment qu’éprouva Nekhludov quand il s’éveilla le lendemain fut l’impression d’avoir commis la veille quelque vilenie. Il rassembla ses souvenirs : il n’avait commis aucun acte mauvais, aucune vilenie, mais il avait eu des pensées mauvaises se rapportant à ses intentions actuelles, à son mariage avec Katucha, à l’abandon de ses terres aux paysans : tout cela n’était que rêves irréalisables ; il ne pourrait dominer cette situation ; tout cela était faux, artificiel, et il devait vivre comme il avait vécu. Ce n’était point là de mauvais actes ; c’était beaucoup pire : les pensées qui engendrent tous les actes mauvais.

On peut ne pas répéter un acte mauvais, s’en repentir, mais les pensées mauvaises engendrent les actes mauvais.

Un acte mauvais ouvre simplement la voie à d’autres actes mauvais ; les mauvaises pensées entraînent irrésistiblement dans cette voie.

Nekhludov, ayant repassé dans son esprit ses pensées de la veille, s’étonna d’y avoir pu croire, même un instant. Quelque nouveau et difficile que pût être pour lui ce qu’il avait l’intention de faire, il savait que c’était pour lui la seule vie désormais possible ; tandis qu’il savait, au contraire, que reprendre sa vie d’autrefois serait pour lui la mort. La tentation de la veille lui faisait éprouver en ce moment quelque chose d’analogue à ce que ressent un homme, encore assoupi, qui s’éveille et voudrait se rendormir, ou du moins se prélasser encore au lit, bien qu’il sache l’heure venue de se lever pour une affaire très importante et agréable.

Ce jour-là, le dernier que Nekhludov devait passer à Pétersbourg, il se rendit le matin à Vassilievsky Ostrov, chez madame Choustova.

Elle habitait au deuxième étage. D’après les indications du portier, Nekhludov prit l’escalier de service et pénétra directement dans une cuisine surchauffée et toute remplie d’une forte odeur de victuailles en train de cuire.

Une femme âgée, les manches retroussées, en tablier et avec des lunettes, debout près du fourneau, remuait avec une cuiller le contenu d’une casserole fumante.

— Que désirez-vous ? demanda-t-elle d’une voix sévère, en regardant par-dessus ses lunettes.

Nekhludov se nomma, et aussitôt le visage de la femme exprima à la fois la crainte et la joie.

— Ah ! prince ! fit-elle en s’essuyant les mains à son tablier. Mais pourquoi êtes-vous venu par l’escalier de service ? Vous, notre bienfaiteur ! Je suis sa mère. Sans vous ma fille était perdue. Vous êtes notre sauveur ! et saisissant la main de Nekhludov, elle chercha à la baiser. — Je suis allée chez vous hier ; ma sœur m’en avait instamment priée. Elle est ici. Par ici, par ici ; veuillez prendre la peine de me suivre, disait la mère de Choustova en conduisant Nekhludov, par une porte étroite, dans un petit corridor sombre, et tout en rajustant tantôt sa jupe retroussée, tantôt ses cheveux.

— Ma sœur Kornilova, vous avez sans doute entendu parler d’elle,… dit-elle à voix basse, en s’arrêtant devant la porte. Elle a été impliquée dans plusieurs affaires politiques… Une femme très intelligente…

La mère de Choustova ouvrit une porte donnant sur le corridor et fit entrer Nekhludov dans une petite chambre où se tenait assise sur un petit divan, devant une table, une jeune fille forte et de petite taille, en camisole d’indienne rayée, aux cheveux blonds bouclés encadrant son visage rond, très pâle, qui ressemblait à celui de sa mère. En face d’elle était assis, plié en deux sur son siège, un jeune homme, avec une moustache noire et une petite barbiche, vêtu d’une blouse russe ornée de broderies. Tous deux causaient avec tant d’animation qu’ils ne se retournèrent que quand Nekhludov avait déjà franchi la porte.

— Lydie ! C’est le prince Nekhludov, celui même… La pâle jeune fille tressaillit nerveusement, rejeta derrière son oreille une boucle de ses cheveux, et, craintivement, fixa de ses yeux gris le visiteur.

— Alors, c’est vous, cette femme dangereuse pour laquelle Véra Efremovna intercédait ? dit Nekhludov en souriant et lui tendant la main.

— Oui, c’est moi-même, répondit Lydie, et un sourire bon, enfantin, découvrit une rangée de dents très belles. C’est ma tante qui désirait beaucoup vous voir. Tante ! cria-t-elle vers une porte, de sa voix douce et agréable.

Véra Efremovna était très peinée de votre arrestation, dit Nekhludov.

— Ici, asseyez-vous plutôt ici, l’interrompit Lydie en lui désignant le fauteuil moelleux, un peu cassé, que venait de quitter le jeune homme. — Zakharov, mon cousin, ajouta-t-elle pour répondre au regard que Nekhludov avait jeté sur le jeune homme.

Celui-ci serra la main du visiteur avec un sourire aussi bon que celui de Lydie, et lorsque Nekhludov se fut assis à sa place, il prit près de la fenêtre un autre siège et se mit auprès de lui. De la porte voisine sortit encore un lycéen aux cheveux blonds, d’environ seize ans, qui, sans mot dire, vint s’asseoir sur le devant de la fenêtre.

Véra Efremovna est une excellente amie de ma tante, moi je la connais à peine, dit Lydie.

À ce moment une femme en blouse blanche serrée par une ceinture de cuir, à l’air très sympathique et intelligent, parut de la chambre voisine.

— Bonjour ! Merci d’être venu ! dit-elle en s’asseyant sur le divan, près de Lydie. — Eh bien ! comment va Verotchka ? Vous l’avez vue ? Comment supporte-t-elle son sort ?

— Elle ne se plaint pas. Elle dit qu’elle ne pourrait se trouver mieux dans l’Olympe, répondit Nekhludov.

— Ah ! Verotchka ! Comme je la reconnais ! fit la tante en souriant et hochant la tête. Il faut la connaître. Une créature admirable ! Tout pour les autres, rien pour elle.

— Il est vrai qu’elle ne m’a rien demandé pour elle et n’a songé qu’à votre nièce. Ce qui l’affligeait le plus, me disait-elle, c’est qu’on l’avait arrêtée pour rien.

— C’est la vérité ! dit la tante. C’est une chose affreuse. Elle a souffert pour moi !

— Mais pas du tout, tante ! s’écria Lydie, j’eusse pris ces papiers, même sans vous.

— Laisse, je sais mieux que toi ce qu’il en est, repartit la tante. — Voyez-vous, continua-t-elle en s’adressant à Nekhludov, tout cela est arrivé parce qu’une certaine personne, m’ayant prié de garder ses papiers pour quelque temps, comme je n’avais pas de logement, je les ai confiés à ma nièce. Mais cette nuit-là même voilà qu’on a fait une perquisition ici. On a pris les papiers, et elle avec ; et on l’a gardée jusqu’à maintenant. On exigeait qu’elle dise de qui elle tenait ces papiers.

— Et je ne l’ai pas dit ! s’écria avec feu Lydie, en tortillant une boucle de ses cheveux qui, cependant, ne la gênait pas.

— Je ne dis pas que tu l’aies dit, fit la tante.

— Si l’on a arrêté Mitine ce n’est pas de ma faute ! reprit Lydie en rougissant et promenant autour d’elle un regard inquiet.

— Mais, Lydie, il est inutile de nous dire cela, remarqua la mère.

— Pourquoi ? Au contraire, je veux en parler, fit Lydie. Elle ne souriait plus mais toute rouge elle enroulait ses cheveux autour de son doigt sans cesser de jeter des regards inquiets autour d’elle.

— Tu as oublié ce qui est arrivé hier quand tu as commencé à parler de cela ?

— Pas du tout. Laissez-moi parler, maman ! Je ne l’ai pas dit ! Je me suis tue tout le temps. Quand, à deux reprises, ils m’ont questionnée sur ma tante et sur Mitine, je n’ai rien répondu et j’ai déclaré que je ne répondrais rien. Alors ce… Pétrov… — Pétrov, c’est un mouchard, un gendarme et un grand misérable ! dit la tante pour expliquer à Nekhludov les paroles de sa nièce.

— Alors ce Pétrov, reprit Lydie avec émotion et volubilité, essaya de m’amadouer : « Ce que vous direz ne pourra nuire à personne, me disait-il. Au contraire, si vous parlez, vous délivrerez des innocents que, peut-être, nous faisons souffrir injustement ». Quand même j’ai déclaré que je ne dirais rien. Alors il m’a dit : « Soit, ne dites rien, mais au moins si je dis vrai, ne niez pas. » Et il se mit à citer des noms, parmi lesquels celui de Mitine.

— Mais ne parle plus de cela, interrompit la tante.

— Ah ! ma tante, laissez-moi dire… et, sans cesser de tirailler sa mèche de cheveux en regardant autour d’elle, Lydie continua : Et figurez-vous que le lendemain j’apprends par les coups frappés dans la cloison, que Mitine est arrêté. « C’est moi qui l’ai livré ! » me dis-je. Et cette pensée m’a tellement torturée, tellement, que j’ai failli en devenir folle.

— Mais c’est prouvé que tu n’es pour rien dans son arrestation, dit la tante.

— Oui, mais moi, je l’ignorais, et je ne cessais de penser : « C’est moi qui l’ai livré ! » Je marchais de long en large dans ma cellule et je ne pouvais m’empêcher de penser : « Je l’ai livré ! »

Je me couchais, je me couvrais la tête, et à mon oreille une voix murmurait : « Tu l’as livré ! Tu as livré Mitine ! » J’avais beau savoir que c’étaient des hallucinations, impossible de m’y soustraire. Je voulais m’endormir, impossible ; n’y pas penser, impossible. C’est épouvantable ! s’écria Lydie de plus en plus animée, et continuant à enrouler autour de son doigt et à dérouler la boucle de ses cheveux, tout en regardant autour d’elle.

— Lydie, calme-toi, lui répétait la mère en lui touchant l’épaule.

Mais Lydie ne pouvait plus s’arrêter.

— Et ce qu’il y a de plus affreux… commença-t-elle.

Mais un sanglot l’empêcha d’achever. Elle se leva brusquement du divan, et, se heurtant au fauteuil, s’enfuit dans sa chambre. Sa mère la suivit.

— Il faudrait tous les pendre, ces misérables ! dit le lycéen qui était assis sur l’appui de la fenêtre.

— Qu’as-tu donc ? demanda la tante.

— Moi ? rien… comme ça, répondit le lycéen ; il saisit sur la table une cigarette et l’alluma.