Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 22

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 159-163).


XXII

— C’est affreux ! s’écria Nekhludov en sortant dans la salle d’attente avec l’avocat qui rangeait sa serviette. Dans une affaire d’une telle évidence ils respectent la forme et rejettent. C’est effrayant !

— L’affaire était gâtée en cour d’assises, dit l’avocat.

— Et Sélénine lui-même opposé à la cassation ! C’est affreux, affreux ! répéta Nekhludov. Que nous reste-t-il à faire ?

— Introduire un recours en grâce. Faites les démarches nécessaires pendant que vous êtes ici. Je vais vous le rédiger.

À ce moment le petit Wolff, en uniforme tout chamarré d’or, entra dans la salle et s’approcha de Nekhludov.

— Que faire, cher prince ? Les motifs de cassation étaient insuffisants, dit-il en haussant ses épaules étroites et fermant les yeux. Et il se rendit où il avait affaire.

Après Wolff, vint Sélénine, qui avait appris par les sénateurs la présence de son ancien camarade Nekhludov.

— Je ne m’attendais pas à te rencontrer ici, dit-il en s’approchant de Nekhludov, un sourire sur les lèvres mais les yeux tristes. Je ne savais pas que tu étais à Pétersbourg.

— Et moi, j’ignorais que tu fusses procureur général…

— Substitut, corrigea Sélénine. Comment es-tu au Sénat ? demanda-t-il tristement, en regardant son ami. Mais par quel hasard es-tu ici ?

— Ici ? Je suis venu ici avec l’espoir de trouver justice et de sauver une femme condamnée injustement.

— Quelle femme ?

— Celle dont vous venez de fixer le sort.

— Ah ! l’affaire Maslova ! fit Sélénine. Son pourvoi n’était aucunement fondé.

— Il ne s’agit pas de pourvoi, mais de la femme qui est innocente et qu’on punit.

Sélénine soupira :

— Oui, c’est possible, mais…

— C’est non seulement possible, mais absolument certain.

— Comment le sais-tu ?

— Je faisais partie du jury, et je sais quelle erreur nous avons commise.

Sélénine réfléchit un instant, et dit :

— Il fallait le déclarer aussitôt.

— Je l’ai déclaré.

— On aurait dû l’inscrire au procès-verbal. Si ce motif avait été notifié dans le pourvoi…

— Mais même maintenant, l’incohérence du verdict est évidente.

— Le Sénat n’avait pas le droit de le dire. S’il s’avisait de casser un jugement en se basant sur la façon dont il conçoit la justesse de l’arrêt, non seulement le Sénat perdrait tout point d’appui, mais il risquerait de violer la justice plutôt que de la rétablir, dit Sélénine, songeant à l’affaire précédente ; et les décisions des jurés n’auraient plus de raison d’être.

Je ne sais qu’une chose : que cette femme est innocente et que désormais elle n’a plus d’espoir d’échapper à un châtiment immérité. La justice suprême a confirmé une injustice flagrante.

— Non, elle ne l’a pas confirmée puisqu’elle n’avait pas à juger l’affaire quant au fond ! répliqua Sélénine en clignant des yeux.

Sélénine qui était toujours très occupé et allait peu dans le monde, ignorait évidemment le roman de Nekhludov. Celui-ci s’en aperçut et ne jugea pas utile de le mettre au courant de ses relations particulières avec Maslova.

— Tu es probablement descendu chez ta tante ? demanda Sélénine pour changer de sujet de conversation. C’est hier que j’ai appris par elle que tu étais ici. La comtesse m’avait invité à venir assister avec toi, chez elle, à la conférence du nouveau prédicateur, ajouta-t-il en souriant des lèvres.

— J’y étais en effet, mais n’y suis pas resté. Quel écœurement ! dit Nekhludov avec humeur et mécontent que Sélénine se fût mis à parler d’autre chose.

— Pourquoi de l’écœurement ? En dépit de l’étroitesse et du fanatisme, c’est cependant la manifestation d’un sentiment religieux, dit-il.

— Une idiotie sans bornes ! s’écria Nekhludov.

— Mais non. Ce qui est étrange ici, c’est que nous soyons tellement ignorants des dogmes de notre Église que nous prenons pour une révélation quelconque nos propres dogmes fondamentaux, dit Sélénine paraissant avoir hâte d’exprimer à son ancien ami des vues nouvelles pour lui.

Nekhludov le regarda avec une attention mélangée de surprise, tandis que Sélénine baissait ses yeux qui exprimaient non seulement de la tristesse, mais de la malveillance.

— Tu crois donc aux dogmes de l’Église ? lui demanda Nekhludov.

— Parfaitement, j’y crois, répondit Sélénine, en fixant sur Nekhludov un regard droit, mais éteint.

Nekhludov soupira.

— C’est étrange, murmura-t-il.

— D’ailleurs nous en recauserons, reprit Sélénine. Je viens, dit-il à l’huissier qui s’était approché de lui d’un air respectueux. Il faut absolument nous revoir, ajouta-t-il en soupirant. Mais quand te rencontrer ? Moi, tu me trouveras toujours à l’heure du dîner, à sept heures, rue Nadejdinskaia. Il lui indiqua le numéro.

— Ah ! combien d’eau a coulé sous les ponts depuis ! dit-il en s’éloignant et souriant seulement des lèvres.

— Je viendrai si j’en ai le temps, dit Nekhludov, en sentant que Sélénine, l’ami jadis si intime, devenait pour lui, après ce bref entretien, étranger, incompréhensible, presque hostile.