Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 20

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 145-151).


XX

Le lendemain, devait avoir lieu, au Sénat, l’examen de l’affaire de Maslova, et Nekhludov s’y rendit. L’avocat se rencontra avec lui devant le majestueux perron du Sénat, où étaient déjà quelques voitures. Ayant gravi jusqu’au second étage le magnifique et solennel escalier, l’avocat qui connaissait les lieux se dirigea à gauche, vers une porte sur laquelle était peinte la date de la promulgation du nouveau Code. Dans la première longue pièce, ils ôtèrent leurs pardessus, et, ayant appris par le suisse que tous les sénateurs étaient déjà là et que le dernier venait de passer, Fanarine, en habit, cravate blanche et plastron blanc, pénétra avec assurance, l’air gai, dans la pièce voisine. Là se trouvaient, à droite, une grande garde-robe et une table ; à gauche, un escalier en colimaçon que descendait en ce moment un fonctionnaire élégant, en uniforme, une serviette sous le bras. Dans cette pièce l’attention était attirée par un petit vieillard à l’aspect patriarcal, aux longs cheveux blancs, en veston et pantalon gris, autour duquel deux garçons de bureau se tenaient dans une attitude particulièrement déférente. Le petit vieillard à cheveux blancs entra dans la garde-robe et y disparut. À ce moment, Fanarine ayant aperçu un avocat, également cravaté de blanc et en habit, entama avec lui une conversation animée. Nekhludov examinait le public de la salle, une quinzaine de personnes, parmi lesquelles deux dames : l’une toute jeune, portant lorgnon ; l’autre déjà grise. Ce jour-là on devait examiner une affaire de diffamation par voie de presse, ce qui avait amené un public plus nombreux que de coutume, composé en majorité de journalistes.

L’huissier, un bel homme, à la mine rubiconde, vêtu d’un magnifique uniforme, un papier à la main, s’approcha de Fanarine pour lui demander dans quelle affaire il devait plaider. En apprenant que c’était dans l’affaire de Maslova, il en prit note et s’éloigna. À ce moment la porte de la garde-robe s’ouvrit et le petit vieillard à l’aspect patriarcal en sortit ; mais à la place de son veston il avait revêtu un uniforme orné de galons et de ferblanterie, qui le faisait ressembler à un oiseau.

Lui-même devait être gêné de ce costume ridicule, car il traversa la pièce très rapidement et disparut dans la porte opposée à l’entrée.

— C’est Bé, un homme très respectable, dit Fanarine à Nekhludov ; puis l’ayant présenté à son collègue, il parla de l’affaire qu’on allait juger et qu’il déclarait fort intéressante.

Peu après, l’audience s’ouvrit et Nekhludov pénétra à gauche, dans la salle des séances, avec le reste du public. Tout le monde, Fanarine comme les autres, se rangea dans la partie réservée au public, derrière la grille. Seul, un avocat de Pétersbourg passa de l’autre côté et alla s’asseoir devant un pupitre.

Le salle des séances des sénateurs était moins vaste et plus simplement ornée que celle de la cour d’assises. La table devant laquelle étaient assis les sénateurs, au lieu de drap vert, était couverte de velours rouge galonné d’or, mais les attributs habituels des chambres de justice se trouvaient là : le miroir de justice ; le symbole de l’hypocrisie — l’icône ; le symbole de la servilité — le portrait de l’empereur. L’huissier annonça aussi solennellement : « La Cour » ; de même tout le monde se leva ; de même entrèrent les sénateurs en uniforme ; de même ils vinrent s’asseoir sur leurs fauteuils à hauts dossiers, et de même ils s’accoudèrent sur la table, s’essayant à une attitude naturelle. Quatre sénateurs siégeaient. Le président, Nikitine, un homme glabre, avec un visage allongé et des yeux d’acier ; Wolff, qui pinçait les lèvres d’une façon significative en feuilletant de ses mains blanches le dossier de l’affaire ; ensuite Skovorodnikov, savant juriste, gros, lourd, le visage marqué de la petite vérole ; le quatrième était Bé, ce petit vieillard, à l’aspect patriarcal, qui était arrivé le dernier. Derrière les sénateurs entrèrent le greffier en chef et le substitut du procureur général, celui-ci de taille moyenne, sec, rasé, jeune, le teint sombre et les yeux noirs pleins de tristesse. Nekhludov le reconnut aussitôt malgré son étrange uniforme et bien qu’ils ne se fussent pas vus depuis six ans : c’était un de ses meilleurs amis de l’Université.

— Le substitut, n’est-ce pas Sélénine ? demanda-t-il à l’avocat.

— Oui ; pourquoi ?

— Je le connais très bien. C’est un excellent homme…

— Et un bon substitut, très sérieux. Vous auriez dû demander son appui, dit Fanarine.

— Oh ! en tout cas celui-là n’agira que selon sa conscience, dit Nekhludov, se rappelant ses relations avec Sélénine et les charmantes qualités de pureté, d’honnêteté, de correction, dans le meilleur sens du mot, de son camarade.

— Du reste, à présent, il serait trop tard, dit Fanarine, tout attentif déjà à la discussion de l’affaire.

Il s’agissait d’un pourvoi en cassation contre la décision d’une Cour d’appel qui avait confirmé un jugement de première instance. Nekhludov se mit à écouter, s’efforçant de comprendre ce qui se passait devant lui. Mais, ici, de même qu’à la Cour d’assises, pour lui le plus difficile à comprendre c’était qu’on discutait non sur le fond mais sur les circonstances accessoires. La cause de ce procès était un article de journal dénonçant les escroqueries du président d’une société anonyme. L’essentiel, semblait-il, était de savoir si, réellement, le président de cette société volait ses actionnaires et comment, et dans ce cas d’y mettre fin. Mais de cela pas un mot. Il n’était question que de savoir si le gérant du journal avait le droit, selon la loi, d’imprimer l’article du rédacteur, et quel crime : diffamation ou calomnie, il avait commis en l’imprimant, et encore : en quoi la diffamation comprend-elle la calomnie et la calomnie, la diffamation, et une foule d’autres choses peu intelligibles pour les profanes, sur quantité d’articles et d’arrêts d’une chambre quelconque du Sénat.

La seule chose que comprenait Nekhludov c’était que Wolff, rapporteur de l’affaire, qui la veille lui avait fait entendre si sévèrement que le Sénat n’avait jamais à juger sur le fond, dans cette affaire, avec un parti pris évident, s’évertuait à faire casser le jugement de la Cour d’appel ; tandis que Sélénine, si froid d’ordinaire, soutenait avec autant d’ardeur la thèse contraire. Cette animation de Sélénine, toujours si retenu, et qui surprenait Nekhludov, provenait de ce qu’il tenait le président de la société anonyme pour un homme très malhonnête en affaires d’argent, et qu’il avait appris, par hasard, la présence de Wolff à un somptueux dîner offert par ce financier, quelques jours avant le procès. Comme Wolff, malgré une grande prudence, rapportait l’affaire avec une partialité évidente, Sélénine s’anima et exprima son opinion avec plus de nervosité que n’en comporte une affaire ordinaire. Ses paroles visiblement froissèrent Wolff : il rougit, parut surpris, et, d’un air très digne et vexé, se retira avec les autres sénateurs dans la salle des délibérations.

— Pour quelle affaire ? demanda de nouveau l’huissier à Fanarine dès que les sénateurs furent sortis.

— Mais je vous l’ai déjà dit, l’affaire Maslova, répondit Fanarine.

— C’est bien. L’affaire doit venir aujourd’hui, mais…

— Quoi donc ?

— Voyez-vous, on devait statuer sur cette affaire hors de la présence des parties ; il est donc peu probable que MM. les sénateurs sortent de leur chambre après le prononcé du jugement. Mais je vous annoncerai.

— Comment ? qu’est-ce que cela veut dire ?

— Je vous annoncerai… Je vous annoncerai…

L’huissier prit note sur le papier.

En effet, les sénateurs avaient l’intention, après le prononcé du jugement dans l’affaire de diffamation, de liquider les autres affaires, y compris celle de Maslova, sans sortir de leur salle de délibérations, en fumant et prenant du thé.