Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 18

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 128-133).


XVIII

Le lendemain, Nekhludov finissait de s’habiller et allait descendre, quand le valet de chambre vint lui remettre la carte de l’avocat de Moscou. Celui-ci était venu pour ses affaires et, en même temps, pour assister à la discussion au Sénat de l’affaire de Maslova, si elle se trouvait appelée incessamment. Il n’avait pas eu le télégramme que lui avait envoyé Nekhludov, mais apprenant de lui, en même temps que la date fixée, les noms des sénateurs, il sourit :

— Tous les trois types de sénateurs ! s’écria-t-il. Wolff, c’est le fonctionnaire pétersbourgeois ; Skovorodnikov, le juriste savant ; Bé, le juriste pratique, c’est-à-dire le plus vivant de tous, dit l’avocat. C’est sur lui que nous pouvons le plus compter. Eh bien ! Et la commission des grâces ?

— Justement je vais aujourd’hui chez le baron Vorobiev. Hier je n’ai pas pu obtenir d’audience.

— Savez-vous pourquoi Vorobiev est baron ? demanda l’avocat à Nekhludov, ayant remarqué l’intonation ironique de son client en prononçant ce titre étranger accolé à un nom bien russe. Ce titre fut donné par l’empereur Paul à son grand-père, valet de chambre, je crois. Il lui avait rendu quelques services et l’empereur le nomma baron, parce que tel était son bon plaisir. Et depuis lors nous avons des barons Vorobiev. Celui-ci en est très fier ; c’est d’ailleurs une franche canaille.

— C’est chez lui que je vais aller, dit Nekhludov.

— Parfait ! Alors venez, je vais vous y laisser.

Comme ils sortaient, dans le vestibule, un domestique remit à Nekhludov un billet de Mariette :


« Pour vous faire plaisir, j’ai agi tout à fait contre mes principes, et j’ai intercédé auprès de mon mari pour votre protégée. Il se trouve que cette personne peut être relâchée immédiatement. Mon mari a écrit au commandant. Venez donc sans motif intéressé. Je vous attends. M… »


— Qu’en dites-vous ? demanda Nekhludov à l’avocat. N’est-ce pas épouvantable ! Voilà une femme qu’ils tiennent emprisonnée, au secret, depuis sept mois, et maintenant ils découvrent qu’elle n’a rien fait, et un mot suffit pour la faire relâcher !

— Mais c’est toujours comme cela. En attendant vous avez obtenu ce que vous vouliez.

— Oui. Mais malgré ce résultat je me sens triste. Car, enfin, comment les choses se passent-elles ? Pourquoi la retenait-on ?

— Oh ! il vaut mieux ne pas approfondir cette question. Je vous conduis, n’est-ce pas ? interrogea l’avocat en sortant sur le perron où l’attendait une excellente remise.

— Alors, chez le baron Vorobiev ?

L’avocat dit au cocher où il devait aller et les beaux chevaux amenèrent rapidement Nekhludov à la maison habitée par le baron. Celui-ci était chez lui. Dans la première pièce il y avait un jeune fonctionnaire en petite tenue, avec un cou d’une longueur démesurée, la pomme d’Adam saillante et la démarche sautillante, et deux dames.

— Votre nom ? demanda le jeune fonctionnaire à la pomme saillante, en quittant gracieusement les dames et s’avançant vers Nekhludov.

Nekhludov se nomma.

— Le baron a parlé de vous. Un instant.

L’aide de camp passa dans la pièce voisine et en sortit bientôt en compagnie d’une dame en deuil et tout en larmes. La dame, de ses doigts amaigris, abaissa son voile pour cacher ses pleurs.

— Prenez la peine d’entrer, dit le jeune homme à Nekhludov : et, d’un pas léger, il s’avança vers la porte du cabinet, l’ouvrit et laissa passer Nekhludov.

En entrant dans le cabinet, Nekhludov se trouva en présence d’un homme de taille moyenne, trapu, les cheveux coupés ras, vêtu d’une redingote et assis dans un fauteuil devant un énorme bureau, d’où il regardait devant lui l’air satisfait. Son visage, très rouge et contrastant avec sa moustache et sa barbe blanches, s’éclaira d’un bienveillant sourire à la vue de Nekhludov.

— Très heureux de vous voir ; votre mère et moi étions de vieux amis. Je vous ai vu tout enfant, et plus tard officier. Eh bien ! asseyez-vous et dites-moi en quoi je puis vous être utile. Oui, oui… disait-il, en hochant sa tête blanche, rasée, pendant que Nekhludov lui racontait l’histoire de Fédosia. Parlez, parlez, j’ai tout compris. Oui, c’est en effet très touchant… Avez-vous adressé un recours en grâce ?

— Je l’ai là tout prêt, répondit Nekhludov en tirant de sa poche la requête, mais je n’ai pas voulu la remettre avant de vous avoir prié d’accorder à cette affaire votre bienveillante attention.

— Vous avez bien fait. Je ferai le rapport moi-même. C’est vraiment très touchant, dit le baron s’efforçant de donner à son visage épanoui une expression de pitié qui ne lui allait pas. Évidemment c’était une enfant, la brutalité de son mari l’aura affolée, repoussée ; mais ensuite le moment est venu et ils se sont aimés… Oui, je ferai le rapport.

— Le comte Ivan Mikhaïlovitch m’a dit qu’il priera…

Dès que Nekhludov eut prononcé ces mots l’expression du visage du baron se modifia.

— Du reste, adressez votre requête à la chancellerie, et je ferai ce que je pourrai, dit-il à Nekhludov.

À ce moment entra le jeune fonctionnaire, qui devait sûrement mettre son amour-propre dans la grâce de sa démarche.

— Cette dame voudrait vous dire deux mots encore.

— Eh bien ! introduisez-la. Ah ! mon cher, que de larmes on voit ici ! Si encore on pouvait les sécher toutes… On fait ce qu’on peut.

La dame entra.

— J’ai oublié de vous demander de l’empêcher de donner la fille, autrement il est capable de tout…

— Je vous ai promis de le faire.

— Baron, merci ! Vous sauvez une mère !

Elle prit sa main et la couvrit de baisers.

— Tout sera fait.

Quand la dame sortit, Nekhludov se leva pour prendre congé.

— Nous ferons ce que nous pourrons. Nous informerons le ministère de la Justice. On nous répondra et alors nous ferons ce que nous pourrons.

Nekhludov sortit et passa à la chancellerie. Il trouva là, comme au Sénat, dans un immeuble magnifique, de superbes fonctionnaires, propres, aimables, corrects depuis le vêtement jusqu’aux paroles, nets et graves.

« Qu’ils sont nombreux ! Effroyablement nombreux et bien nourris, et comme leurs chemises, leurs mains, leurs bottines luisantes, sont propres ! Et qui fait tout cela ? Et comme ils se trouvent bien, en comparaison non seulement des prisonniers, mais même des paysans ! » pensait malgré lui Nekhludov.