Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 15

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 106-114).


XV

L’ancien ministre, le comte Ivan Mikhaïlovitch, était un homme aux convictions très fermes. Depuis sa jeunesse, ces convictions consistaient en ceci : de même que l’oiseau doit se nourrir de vers, être vêtu de plumes et de duvet, et voler dans l’espace, ainsi lui-même doit, naturellement, se nourrir de mets très recherchés, préparés par des cuisiniers payés cher, se vêtir des vêtements les plus chers et les plus confortables, se faire traîner par les chevaux les plus doux et les plus rapides, et, par conséquent, tout cela doit être à sa disposition. Le comte Ivan Mikhaïlovitch estimait en outre que plus il toucherait d’argent du Trésor, plus il aurait de décorations, jusqu’aux insignes de diamants, plus il fréquenterait de hauts personnages des deux sexes et parlerait d’eux, mieux cela vaudrait. Pour le comte Ivan Mikhaïlovitch, en dehors de ces dogmes fondamentaux tout lui semblait nul et dénué d’intérêt. Peu lui importait, d’ailleurs, que les choses allassent d’une façon ou de l’autre. C’était en se conformant à ces principes que le comte Ivan Mikhaïlovitch avait vécu et agi à Pétersbourg durant quarante ans, après lesquels il était arrivé à être nommé ministre.

Les qualités principales qui avaient permis au comte Ivan Mikhaïlovitch d’arriver à ce poste étaient celles-ci : premièrement, il savait comprendre le sens des papiers et des lois, et rédiger, dans un style peu élégant, il est vrai, des documents intelligibles et exempts de fautes d’orthographe ; deuxièmement, il était très représentatif et pouvait donner, suivant les circonstances, l’impression de la dignité, de la hauteur, de l’inaccessibilité, ou celle de la souplesse allant jusqu’à la lâcheté ; troisièmement, il était affranchi de toutes règles de moralité individuelle ou sociale et, par suite, il pouvait, quand il le fallait, être d’accord ou en désaccord avec tout le monde. En agissant ainsi il n’avait qu’un seul souci : éviter pour soi-même la contradiction évidente, mais il était complètement indifférent à la moralité ou à l’immoralité de ses actes, ainsi qu’à la question de savoir si ces actes feraient du bien ou du mal à la Russie ou au monde entier.

Quand il devint ministre, non seulement tous ses subordonnés mais la plupart de ses connaissances et surtout lui-même, furent persuadés qu’il était un homme d’État excessivement intelligent. Quand, au bout d’un certain temps, force fut de constater qu’il n’avait rien changé, rien amélioré ; quand d’autres hommes tels que lui, sachant comprendre et rédiger des documents officiels, des fonctionnaires aussi représentatifs que lui, et aussi dénués de principes et de scrupules, l’eurent, suivant les lois de la lutte pour l’existence, supplanté et forcé à se retirer, il devint clair pour tous que non seulement il n’était pas d’une intelligence extraordinaire, mais qu’il était très borné, peu instruit, malgré son assurance, et que, dans ses opinions, il dépassait à peine le niveau des leader articles des journaux conservateurs. On s’aperçut alors que rien ne le distinguait des médiocrités vaniteuses et obtuses qui l’avaient supplanté et lui-même s’en rendait compte, ce qui ne l’empêchait pas de se croire le droit de recevoir un traitement d’année en année plus fort et de nouvelles décorations pour son uniforme de gala. Cette conviction était si ferme en lui que personne n’avait le courage de l’en dissuader, et, chaque année, sous forme de pension de retraite, d’indemnité comme conseiller d’État, président de toutes sortes de commissions ou de comités, il recevait plusieurs dizaines de milliers de roubles ; sans compter qu’il avait chaque année le droit, si apprécié de lui, de faire coudre de nouveaux galons à son col ou à son pantalon, et à son habit de nouveaux rubans et des étoiles d’émail. Et cela valait au comte Ivan Mikhaïlovitch des relations très étendues.

Le comte Ivan Mikhaïlovitch écouta Nekhludov comme il écoutait les rapports de son chef de cabinet, puis il lui dit qu’il allait lui donner deux lettres de recommandation, dont l’une pour le sénateur Wolff, du département de cassation.

— On dit bien des choses sur son compte, remarqua-t-il, mais dans tous les cas, c’est un homme comme il faut. Il est mon obligé et fera tout ce qu’il pourra.

La seconde lettre était pour un membre influent de la commission des grâces. L’affaire de Fédosia Birukov, telle que la lui avait présentée Nekhludov, l’avait fort intéressé. Nekhludov lui ayant dit qu’il voulait écrire à l’Impératrice, il convint que c’était, en effet, une affaire très touchante, et, qu’au cas échéant, on pourrait en parler là-bas ; mais qu’il ne pouvait rien promettre : la requête devait suivre la filière. Il ajouta, après un instant de réflexion, que si on l’invitait un jeudi en petit comité, il raconterait peut-être cette affaire.

Muni des deux lettres du comte et d’un mot de sa tante pour Mariette, Nekhludov partit aussitôt pour ces diverses courses.

Il commença par Mariette. Il l’avait connue fillette, de famille aristocratique peu fortunée, et il savait qu’elle avait épousé un arriviste, duquel il avait entendu raconter plusieurs vilaines choses, et, comme toujours, il lui était pénible de solliciter l’appui d’un homme qu’il n’estimait pas. En pareil cas, il ressentait toujours un malaise moral, un mécontentement de soi, et il se demandait : faut-il ou non s’adresser à lui ? Et toujours il décidait qu’il le devait. En outre, il sentait la fausseté de sa situation de solliciteur auprès de gens qu’il reniait et qui, eux, continuaient à le tenir pour un des leurs ; et malgré lui, dans cette société, il se sentait retomber dans l’ornière ancienne et reprenait le ton léger et immoral qui y régnait. Déjà, chez sa tante Catherine Ivanovna, il avait éprouvé cela. Ce matin, il avait pris un ton badin pour parler des choses les plus sérieuses.

En général, Pétersbourg, où il n’était pas venu depuis longtemps, produisait sur lui son action habituelle : physiquement excitante, moralement déprimante.

Tout y était si propre, si commode, si bien organisé ; les gens y étaient si dépourvus de scrupules moraux que la vie y semblait particulièrement légère.

Un superbe cocher, propre, correct, conduisit Nekhludov jusqu’à la demeure de Mariette, en passant devant de superbes agents de police, propres et corrects, sur un bon pavé très bien nettoyé, devant des maisons belles et propres.

Devant le perron stationnait une paire de chevaux anglais harnachés et attelés, et le cocher, en livrée, l’air grave et digne, le fouet à la main, ressemblait à un Anglais avec ses favoris à mi-hauteur des joues.

Un portier en uniforme, extraordinairement propre, ouvrit la porte du vestibule où se tenait un valet de pied aux splendides favoris, en livrée galonnée encore plus propre, et un planton de service en uniforme neuf.

— Le général ne reçoit pas. La générale non plus, elle va sortir.

Nekhludov remit la lettre de la comtesse Catherine Ivanovna, tira de son portefeuille une carte de visite et s’approcha d’une petite table où se trouvait un registre pour inscrire les noms des visiteurs. Il se disposait à écrire qu’il regrettait beaucoup de ne pas les trouver à la maison, quand le valet s’approcha de l’escalier et que le portier s’élança vers le perron en criant : « Avancez ! » tandis que le planton, se raidissant, les mains à la couture de son pantalon, suivait des yeux une femme, petite et mince, qui descendait l’escalier d’un pas rapide, contrastant avec l’importance de son rang.

Mariette, coiffée d’un grand chapeau à plumes, était en robe et pèlerine noires ; elle portait des gants noirs, neufs, et son visage était couvert d’une voilette. À la vue de Nekhludov, elle souleva sa voilette, laissant voir un très joli visage, et des yeux brillants au regard interrogateur.

— Ah ! le prince Dmitri Ivanovitch ! s’écria-t-elle d’une voix familière et joyeuse. Je vous aurais reconnu…

— Et vous vous souvenez même de mon nom ?

— Parfaitement ! Ma sœur et moi avons même été amoureuses de vous ! dit-elle en français. Mais comme vous êtes changé ! Je regrette d’être forcée de sortir. Mais nous pouvons toujours rentrer un instant, dit-elle, l’air hésitant.

Elle jeta un coup d’œil sur la pendule de l’antichambre.

— Hélas ! non. Ce n’est pas possible. Je vais chez madame Kamenskaia, pour le service funèbre. Elle est très abattue.

— Que lui est-il donc arrivé ?

— Ne le savez-vous pas ? Son fils vient d’être tué en duel. Il s’était battu avec Posen ! Fils unique ! C’est affreux ! La mère est désespérée.

— Oui, j’ai entendu parler.

— Mais, je suis obligée de partir. Venez donc demain, ou ce soir, dit-elle. Et d’un pas léger, elle se dirigea vers la porte de sortie.

— Ce soir, je ne pourrai pas, dit-il en l’accompagnant sur le perron. Je venais vous entretenir d’une affaire, reprit-il, en regardant la paire d’alezans qui s’arrêtait devant le perron.

— De quoi s’agit-il ?

— Cette lettre de ma tante vous renseignera, dit Nekhludov en lui tendant une enveloppe étroite cachetée d’un large sceau. Là vous verrez tout.

— La comtesse Catherine Ivanovna s’imagine que j’ai de l’influence sur mon mari, mais elle se trompe. Je n’ai aucune influence sur lui, et ne veux intervenir en rien. Mais pour la comtesse et pour vous, je veux bien faire une exception. Voyons, de quoi s’agit-il ? dit-elle, tout en cherchant vainement sa poche, de sa petite main gantée.

— Une jeune fille est enfermée à la forteresse. Elle est malade et innocente.

— Comment se nomme-t-elle ?

— Choustova. Lydie Choustova. Tout est noté dans la lettre.

— C’est bon. Je ferai tout ce que je pourrai, dit-elle, en montant légèrement dans l’élégante voiture douillettement capitonnée, dont le vernis étincelait au soleil. Elle s’assit et ouvrit son ombrelle. Le valet de pied monta sur le siège et fit signe au cocher de partir. La voiture s’ébranla, mais, au même instant, du bout de son ombrelle, elle toucha l’épaule du cocher. Les superbes juments aux jambes fines, courbant la tête sous la pression du mors, s’arrêtèrent en piaffant.

— Mais vous reviendrez me voir, et cette fois d’une façon désintéressée, dit-elle avec un sourire dont elle savait bien la puissance, Et, comme si elle jugeait la représentation terminée, elle abaissa le rideau, — sa voilette, — et de nouveau toucha le cocher du bout de son ombrelle.

— Eh bien ! partons !

Nekhludov souleva son chapeau. Les alezans, impatients, emportèrent à une allure rapide la voiture qui glissait légèrement sur ses roues silencieuses, à peine cahotée sur le pavé inégal.