Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 57

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 380-386).


LVII

Le lendemain, Nekhludov se rendit chez l’avocat, lui exposa l’affaire de Menchov et le pria de bien vouloir s’en charger. L’avocat l’écouta et lui répondit qu’il examinerait le dossier et si tout était exactement comme lui rapportait Nekhludov, ce qui était très probable, il se chargerait gratuitement de la défense. Nekhludov lui parla ensuite, entre autres, des cent trente malheureux détenus par suite d’un malentendu : il voulait savoir de qui la chose dépendait, et qui en était responsable ? L’avocat, visiblement désireux de donner une réponse précise, se recueillit un instant.

— Qui est responsable ? Personne, — dit-il nettement. — Adressez-vous au procureur, il mettra tout sur le compte du gouverneur ; adressez-vous au gouverneur, il mettra tout sur le compte du procureur. Ce n’est la faute de personne.

— J’irai à l’instant chez Maslennikov, et le mettrai au courant.

— Bah ! ce sera inutile, — remarqua l’avocat en souriant. — C’est, — il n’est ni votre parent ni votre ami, n’est-ce pas ? — c’est, passez-moi le mot, un tel crétin, et de plus une si habile fripouille.

Nekhludov se rappela les termes dont s’était servi Maslennikov pour apprécier l’avocat ; il ne répondit rien, prit congé, et se fit conduire chez Maslennikov.

Nekhludov avait deux choses à demander à Maslennikov : d’abord le transfert de Maslova à l’infirmerie, puis son intervention en faveur des cent trente hommes sans passeports, détenus en vain. Malgré sa répugnance à solliciter un homme qu’il n’estimait point, comme c’était le seul moyen d’atteindre son but, il lui fallait en passer par là. En approchant de la maison de Maslennikov, Nekhludov vit, devant le perron, quelques équipages : coupés, calèches, carrosses, et il se rappela que c’était précisément le jour de la femme de Maslennikov, qui lui avait demandé de venir ce jour-là. Comme Nekhludov arrivait à la maison, une voiture se trouvait devant le perron et un valet de pied, en pèlerine, cocarde au chapeau, aidait à descendre une dame dont la traîne relevée laissait voir, moulée dans un bas noir, une fine cheville, et des pieds chaussés de souliers découverts. Parmi les voitures qui stationnaient, Nekhludov reconnut le landau fermé des Kortchaguine. Le cocher grisonnant et rubicond ôta son chapeau, avec, à la fois, de la déférence et de l’amabilité, comme à un monsieur bien connu de lui. À peine Nekhludov achevait-il de s’informer auprès du portier où était Mikhaïl Ivanovitch (Maslennikov) que celui-ci, en personne, apparut au haut de l’escalier recouvert d’un tapis, conduisant un personnage certainement très important, puisqu’il l’accompagnait non jusqu’au palier, mais jusqu’au bas des marches. En descendant l’escalier, ce très haut personnage militaire parlait en français d’une loterie organisée dans la ville au profit des asiles, et exprimait l’opinion que c’était là une excellente occupation pour les dames : « Elles s’amusent et l’argent abonde ! »

Qu’elles s’amusent et que le bon dieu les bénisse ! — Ah, Nekhludov, bonjour. On ne vous voit plus, — s’adressa-t-il à Nekhludov. — Allez présenter vos devoirs à Madame. Les Kortchaguine sont ici. Et Nadine Bukshevden. Toutes les jolies femmes de la ville, — dit-il en soulevant légèrement ses larges épaules devant son valet, chamarré de galons d’or, qui lui mit son manteau. — Au revoir, mon cher.

Il serra une dernière fois la main de Maslennikov.

— Eh bien, montons vite ; je suis enchanté, — dit Maslennikov tout surexcité à Nekhludov, qu’il saisit par le bras, et entraîna vivement dans l’escalier, malgré sa corpulence. La joyeuse surexcitation de Maslennikov avait pour cause la bienveillance que lui avait témoignée le haut personnage. Toute pareille bienveillance rendait en effet Maslennikov aussi joyeux qu’un petit chien affectueux, caressé ou gratté derrière les oreilles par son maître. Il remue la queue, se tortille, rabat ses oreilles, ou décrit des cercles fous. C’est ce que Maslennikov était prêt à faire. Il ne remarquait pas l’expression sérieuse du visage de Nekhludov, ne l’écoutait pas, et, inévitablement, l’entraînait vers le salon, de sorte que Nekhludov ne pouvant s’y soustraire était obligé de le suivre.

— Les affaires après ; je ferai tout ce que tu voudras, — dit Maslennikov, en traversant le grand salon avec Nekhludov. — Annoncez à la générale le prince Nekhludov, — dit-il tout en marchant, à un valet qui les devança et courut annoncer. — Vous n’avez qu’à ordonner. Mais vois d’abord ma femme. J’ai eu maille à partir avec elle l’autre jour pour ne pas t’avoir conduit chez elle.

Le valet l’avait déjà annoncé, et quand ils entrèrent dans le salon, Anna Ignatievna, la femme du vice-gouverneur, la générale, comme elle s’intitulait, fit à Nekhludov un petit signe d’yeux, des plus aimables, par-dessus le cercle de chapeaux et de têtes qui entouraient son divan.

À l’autre bout du salon, près de la table à thé, des dames étaient assises, et des messieurs, des militaires, des civils, se tenaient debout ; et on entendait les voix entremêlées des hommes et des femmes.

— Enfin ! Vous ne voulez donc plus nous connaître ? En quoi avons-nous pu vous fâcher ?

Par ces mots, qui laissaient supposer entre eux une intimité qui n’avait jamais existé, Anna Ignatievna accueillit Nekhludov.

— Vous vous connaissez ? madame Biélavskaïa, Mikhaïl Ivanovitch Tchernov. Asseyez-vous plus près.

— Missy, venez donc à notre table. On vous apportera votre thé… Et vous… — dit-elle à un officier qui parlait à Missy et dont, évidemment, elle avait oublié le nom, — venez aussi. Prince, un peu de thé ?

— Jamais, jamais vous ne me le ferez croire, elle ne l’aimait pas, voilà tout, — dit une voix de femme.

— Mais elle aimait les gâteaux.

— Toujours de sottes plaisanteries, — dit en riant une autre dame en grand chapeau, et toute étincelante de soie, d’or et de pierreries.

— C’est excellent, ces gaufrettes, et si léger. Donnez m’en donc encore une.

— Et vous partez bientôt ?

— C’est aujourd’hui le dernier jour. C’est pourquoi nous sommes venus.

— Le printemps est si beau ; il doit faire bon à la campagne.

Missy, en chapeau et robe à rayures sombres qui dessinait merveilleusement sa taille fine et dans laquelle elle semblait être née, était très belle. Elle rougit en apercevant Nekhludov.

— Je vous croyais parti, — dit-elle.

— Presque parti, — répondit Nekhludov. — Ce sont les affaires qui me retiennent encore. Et même ici, je suis venu pour affaires.

— Venez voir maman. Elle désire beaucoup vous voir, — dit-elle, et consciente de ce qu’elle mentait et qu’il le sentait aussi, elle devint plus rouge encore.

— Je crains de n’avoir pas le temps, — répondit Nekhludov d’un ton morne, et feignant de ne pas remarquer sa rougeur.

Missy fronça les sourcils, haussa les épaules, et se retourna vers l’élégant officier qui prit de ses mains sa tasse vide et, en accrochant son sabre aux fauteuils, la porta courageusement à l’autre table.

— Vous aussi, vous devez souscrire pour notre refuge.

— Mais je ne m’y refuse pas, seulement je veux me réserver pour la tombola. Là je me montrerai dans toute ma générosité.

— Bien, nous verrons, — repartit une voix qui riait faux.

Son jour était des plus brillants, et Anna Ignatievna en était ravie.

— Mika m’a dit que vous vous intéressiez à nos prisons. Comme je comprends cela, — dit-elle à Nekhludov. — Mika (c’était son gros mari Maslennikov) peut avoir ses défauts, mais vous savez comme il est bon. Tous ces malheureux prisonniers sont ses enfants. Il ne les considère pas autrement. Il est d’une bonté…

Elle s’arrêta, ne trouvant pas d’épithète assez expressive pour qualifier la bonté de son mari, sur l’ordre duquel on fouettait les gens, et soudain, en souriant, elle se tourna vers une vieille dame au visage ratatiné, tout en rubans mauves, qui venait d’entrer.

Nekhludov étant resté assis quelques instants et ayant échangé quelques paroles banales, juste assez pour ne pas se montrer incorrect, se leva et rejoignit Maslennikov.

— Alors, peux-tu me donner un instant ?

— Ah, oui ! Eh bien, qu’y a-t-il ? Viens par ici.

Ils entrèrent dans un petit salon japonais et s’assirent près de la fenêtre.