Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 53

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 361-365).


LIII

Quand Nekhludov repassa par le large corridor (c’était l’heure du dîner et toutes les portes des salles étaient ouvertes), en voyant autour de lui cette foule d’hommes, en chaussons, tous vêtus de longues capotes jaune-clair, de pantalons courts et larges, qui l’examinaient avec curiosité, il ressentit une étrange impression, à la fois de la compassion pour ces prisonniers, de l’étonnement et de l’horreur pour les hommes qui les tenaient ainsi enfermés, et de la honte pour lui-même qui les regardait tranquillement.

Dans l’un des corridors, il vit un homme pénétrer en courant dans une salle d’où sortirent aussitôt des prisonniers, qui se rangèrent et saluèrent sur le passage de Nekhludov.

— Ordonnez, Votre Honneur… je ne sais comment vous nommer… qu’on décide une bonne fois de notre sort.

— Je ne suis pas une autorité, je ne sais rien.

— Cela ne fait rien, parlez de nous à l’autorité, — dit une voix indignée. — Nous n’avons rien fait et voilà le deuxième mois que nous sommes ici.

— Comment ? Pourquoi ? demanda Nekhludov.

— Mais voilà, on nous a mis en prison. Nous sommes ici, le deuxième mois, et nous-mêmes ignorons pourquoi.

— C’est exact, — dit le sous-directeur, — mais la chose est purement accidentelle : tous ces gens ont été arrêtés pour défaut de passeports et devaient être expédiés dans leur gouvernement ; mais là-bas la prison a brûlé. Tous ceux des autres gouvernements ont été renvoyés, mais nous sommes bien obligés de garder ceux-ci.

— Quoi, ce n’est que pour cela ? — dit Nekhludov en s’arrêtant à la porte.

En groupe, une quarantaine d’hommes, en tenue de prison, entourèrent Nekhludov et le sous-directeur. Plusieurs élevèrent la voix en même temps. Le sous-directeur les arrêta :

— Qu’un seul parle !

Un paysan d’une cinquantaine d’années, de haute taille, marquant bien, sortit des rangs. Il expliqua à Nekhludov qu’on les avait mis en prison parce qu’ils n’avaient pas de passeports. Ou plutôt ils en avaient, mais ils étaient périmés depuis quinze jours. Tous les ans il leur arrivait d’avoir des passeports périmés, et jamais on n’avait rien dit, tandis que cette fois on les avait tous arrêtés, et depuis bientôt deux mois, ils étaient retenus en prison comme des criminels.

— Nous sommes tous carriers, et du même artel. Nous ne sommes pas cause si la prison a brûlé dans notre gouvernement. Pour l’amour de Dieu, faites quelque chose pour nous.

Nekhludov écoutait, et ne comprenait même pas ce que lui disait cet homme, qui marquait bien, parce que toute son attention était attirée, malgré lui, sur un énorme pou gris, qui, des cheveux du vénérable carrier, était venu se promener sur sa joue.

— Est-ce possible ? Est-ce seulement pour cela ? — demanda Nekhludov, s’adressant au sous-directeur.

— Oui, il aurait fallu les renvoyer chez eux, — répondit celui-ci.

À peine le sous-directeur avait-il fini de parler qu’un petit homme, également vêtu de la capote des prisonniers, se détachant du groupe, prit la parole à son tour pour se plaindre de la façon dont les malmenaient les gardiens. Il parlait en faisant une étrange grimace de la bouche.

— Pire que des chiens… — commença-t-il.

— Allons, allons, il ne faut pas trop parler non plus, autrement, tu sais…

— Qu’ai-je à savoir ? répliqua le petit homme d’un ton désespéré. — Sommes-nous coupables ?

— Silence ! — cria le sous-directeur.

Et le petit homme se tut.

« Est-ce possible ? » se disait Nekhludov, en sortant du corridor, tandis que des centaines d’yeux, regardant aux portes, suivaient son passage.

— Mais peut-on vraiment garder des innocents ? — demanda Nekhludov une fois sorti du corridor.

— Que voulez-vous faire ? Et puis, vous savez, ces gens-là mentent beaucoup. À les croire ils seraient tous innocents, — répondit le sous-directeur.

— Mais enfin, ceux-là le sont vraiment.

— Ceux-là, je l’admets. Mais c’est une engeance complètement dépravée. On n’en ferait rien sans sévérité. Il y a de ces coquins à qui il ne ferait pas bon de mettre le doigt dans la bouche. Ainsi, hier, on a été obligé d’en punir deux.

— Comment de punir ? — interrogea Nekhludov.

— En les fouettant, par ordre.

— Oui, mais les châtiments corporels sont interdits.

— Pas pour les prisonniers privés de leurs droits. Ceux-là en sont passibles.

Nekhludov se rappela alors tout ce qu’il avait vu la veille, pendant qu’il attendait dans le vestibule, et il comprit qu’on avait procédé à ce moment à la punition. Soudain, il ressentit plus fortement que jamais un mélange de curiosité, d’angoisse, d’étonnement, de honte et de dégoût, allant jusqu’à la nausée.

Sans écouter le sous-directeur, et sans regarder autour de lui, il sortit rapidement des corridors et se dirigea vers le bureau. Le directeur était là, mais occupé d’autre chose il avait oublié de faire appeler Bogodoukhovskaia. Il ne se le rappela qu’en voyant entrer Nekhludov.

— Je vais immédiatement la faire appeler, asseyez-vous, — dit-il.