Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 39

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 270-275).


XXXIX

L’office commença.

L’office se célébrait de la façon suivante : le prêtre, revêtu d’un vêtement spécial, étrange, fort incommode, en brocart, rompait et disposait de menus morceaux de pain sur un plat, puis les trempait dans une coupe remplie de vin, tout en marmottant quelques noms et des prières. Pendant ce temps, le sacristain sans s’arrêter lisait d’abord, puis chantait, en alternant avec le chœur des prisonniers, diverses prières slaves, à peu près incompréhensibles par elles-mêmes, mais qui le devenaient encore plus en raison de la rapidité de la lecture et du chant. Le sujet de ces prières était, principalement, de souhaiter le bonheur de l’empereur et de sa famille. Elles étaient répétées avec d’autres, ou séparément, et à genoux. Le sacristain lisait ensuite quelques versets des actes des apôtres, d’une voix si bizarre et si forcée qu’on n’y comprenait mot. Le prêtre lisait au contraire fort distinctement le passage de l’évangile de Marc, où il est dit que le Christ étant ressuscité, avant de monter au ciel et de s’asseoir à la droite de son Père, apparut d’abord à Marie Magdeleine, de laquelle il chassa sept démons, puis apparut à onze disciples et leur ordonna de prêcher l’Évangile à tout être vivant, en déclarant que celui qui ne croira pas périra, tandis que celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé ; et pourra, en plus, exorciser les démons, guérir les hommes de la maladie par l’imposition des mains, parler de nouvelles langues, fasciner les serpents, et, s’il boit du poison, être préservé de la mort.

L’office consistait à supposer que le morceau de pain coupé par le prêtre et plongé dans le vin, se transforme, grâce à certaines manipulations et prières, en chair et en sang de Dieu. Ces manipulations consistaient en ce que le prêtre élevait les bras en cadence, bien que le sac de brocart gênât ses mouvements, puis pliait les genoux, et baisait la table et ce qui s’y trouvait. L’acte le plus important était que le prêtre, tenant de ses deux mains une serviette, l’agitait de mouvements égaux, au-dessus du plat et du calice d’or. On présumait qu’à ce moment, le pain et le vin se transformaient en chair et en sang. Aussi toute cette partie de l’office était-elle entourée d’une solennité particulière.

« Prions la toute sainte, la toute pure, la bienheureuse Vierge Marie », criait après cela, à voix très haute, le prêtre, de derrière une cloison ; et le chœur chantait solennellement qu’il est fort bien de chanter la louange de celle qui, sans que sa virginité fût violée, mit au monde le Christ, de la Vierge Marie, plus honorée à cause de cela que les Chérubins, plus glorieuse que les Séraphins. Après cela il était admis que la transsubstantiation était accomplie ; et le prêtre, ôtant la serviette qui couvrait le plat, rompit en quatre le morceau du milieu, le trempa d’abord dans le vin puis le mit dans sa bouche. Il avait censément mangé un morceau de la chair de Dieu et bu une gorgée de son sang. Le prêtre tira ensuite un rideau, ouvrit une porte du milieu, après s’être muni d’une tasse dorée, pour inviter les fidèles à manger également la chair et à boire le sang de Dieu, contenus dans la tasse.

Seuls, quelques enfants s’approchèrent.

Après leur avoir demandé leurs noms, le prêtre prit avec précaution, à l’aide d’une petite cuillère, des morceaux de pain trempés dans le vin, et les enfonça profondément dans la bouche de chacun des enfants. Et le sacristain, après leur avoir essuyé les lèvres, chanta avec allégresse un cantique où il était dit que ces enfants avaient mangé la chair de Dieu et bu son sang. Après cela le prêtre emporta la tasse derrière la cloison, but là-bas tout le sang qui se trouvait dans la coupe, mangea tout le morceau de la chair de Dieu qui restait ; puis il sécha soigneusement ses moustaches avec ses lèvres, essuya sa bouche et la tasse, et ressortit tout joyeux, d’un pas ferme, en faisant craquer les fines semelles de ses chaussures.

Là se terminait la partie principale de l’office chrétien. Mais, désireux de consoler les malheureux prisonniers, le prêtre fit suivre au service ordinaire une cérémonie particulière. Il se plaça devant une image de ce Dieu, au visage et aux mains noircis, qu’il venait soi-disant de manger, et qui était éclairée d’une douzaine de cierges ; et il commença, d’une voix étrange et fausse, à réciter et chanter à la fois la série des paroles suivantes : « Doux Jésus, gloire des Apôtres, Jésus, louange des Martyrs, Seigneur Tout-Puissant, sauve-moi ! Jésus mon sauveur, Jésus mon plus beau, j’ai recours à toi ! Sauve-moi ! Jésus, aie pitié de moi ! Par les prières de ta naissance, Jésus ; par tous tes saints, tous les Prophètes sauve-moi Jésus ! Accorde-moi les douceurs du Paradis, Jésus, ô toi qui aimes les hommes ! »

Ici il s’arrêta, respira, se signa, se prosterna jusqu’à terre ; et tous firent de même. Le directeur, les surveillants, les prisonniers, tous s’inclinèrent ; et, en haut de la nef, le tintement des chaînes s’accentua. — « Créateur des Anges et maître des Forces », continua le prêtre, « Jésus le merveilleux, surprise des anges ; Jésus le tout-puissant, sauveur des aïeux ; Jésus le doux, grandeur des Patriarches ; Jésus le glorieux, puissance des rois ; Jésus le bienheureux, volonté des prophètes ; Jésus le splendide, fermeté des Martyrs ; Jésus le résigné, joie des moines ; Jésus le miséricordieux, douceur des prêtres ; Jésus le magnanime, abstinence des jeûneurs ; Jésus le plus doux, félicité des Saints ; Jésus le pur, chasteté des vierges ; Jésus éternel, salut des pécheurs ; Jésus, fils de Dieu, aie pitié de nous ». C’était l’arrêt, et le mot Jésus était prononcé d’une voix stridente ; alors le prêtre, relevant de la main sa soutane doublée de soie, fléchit un genou et salua jusqu’à terre, tandis que le chœur chantait les dernières paroles : « Jésus fils de Dieu, aie pitié de nous ! » et que les prisonniers à leur tour tombaient à genoux et se relevaient, en secouant leur moitié de chevelure et en faisant retentir les fers qui meurtrissaient leurs jambes amaigries.

Cela dura fort longtemps. C’étaient d’abord des louanges finissant par les mots : « Aie pitié de nous ! », puis d’autres louanges, terminées par des « Alléluia » ! Au début les prisonniers s’étaient signés et prosternés à chaque temps d’arrêt ; puis ils commencèrent à ne s’incliner qu’à tous les deux arrêts, et enfin, à tous les trois, et ils furent très heureux quand ce fut fini. Après un soupir de soulagement, le prêtre reprit son bréviaire et s’éloigna derrière la cloison. Il restait un dernier acte. Le prêtre prit sur la grande table une croix dorée, dont les extrémités étaient ornées de médailles émaillées, et s’avança au milieu de la chapelle. Tous commencèrent à défiler et à baiser la croix : d’abord le directeur, puis les surveillants ; puis, en se poussant et échangeant des jurons à voix basse, tous les prisonniers. Le prêtre, causant avec le directeur, tendait la croix et la main, soit vers les bouches soit vers les nez des prisonniers qui s’efforcaient de baiser la croix et la main. Ainsi se termina l’office chrétien, célébré pour la consolation et l’enseignement des frères égarés.