Réponse du marquis de Dangeau, à l’abbé de Chaulieu, en 1680

RÉPONSE DE M. LE MARQUIS DE DANGEAU,


À M. l’Abbé de Chaulieu, De S. Germain, en 1680.



Votre veine est toujours digne d’être admirée,
Toujours noblement inspirée ;
Soit que, comme autrefois l’heureux dormeur d’Ascrée,
Vous vous trouviez Savant pour avoir sommeillé
Sur la croupe jumelle à Phébus consacrée ;
Soit que votre ame aussi, par l’étude éclairée,
Ait dans un long travail obstinément veillé ;
L’écrit que je reçois me paroît émaillé
Des plus riches couleurs dont la docte contrée
Par les neuf Sœurs est diaprée ;
Et de son triste oubli la Fable retirée,

Y rend à chaque pas l’esprit émerveillé.

J’ai longtemps gardé le silence,
Et vous devez l’interpréter
Comme une juste défiance
D’un homme qui n’osoit, Abbé, vous riposter ;
Car, en un mot, sans complaisance,
Sans vouloir ici vous flatter,
Je serois trop heureux de pouvoir imiter
Ce tour harmonieux, cette noble cadence
De vos Vers, qu’on m’entend à toute heure vanter.
Que vous me plaisez dans ces plaintes,
Dans ces allarmes si bien peintes,
Dans cette impatience, & cet espoir trompé !
Quand je vois dans vos Vers vos desirs & vos craintes,
J’éprouve, comme vous, de sensibles atteintes,
et des mêmes transports mon cœur est occupé.

La Fortune eut grand tort sans doute
De trahir cet espoir dont vous étiez charmé,
Mais la Déesse ne voit goute ;
Contre elle, sans raison, vous seriez animé.
Chaulieu, si quelque jour cette aveugle volage
De ses yeux peut avoir l’usage,
Tenez-vous assuré d’un traitement plus doux :
Entre tous les Amans qui lui rendent hommage,
Entre tous les Abbés qui briguent son suffrage,
Elle ne choisira que vous.
Faites de son humeur une épreuve nouvelle :
Après avoir été cruelle,

Elle pourra se corriger.
Une autre loterie & plus grande & plus belle,
À tenter le Destin devroit vous obliger :
Toutes les plaines le savent
Que l’Inde & l’Euphrate lavent.
Nous voyons accourir les Peuples réjouis,
Qui tendent l’hameçon à cette riche proie :
Dans des projets flatteurs leurs cœurs épanouis
Attendent que pour eux le gros lot se déploie ;
Et quoi que la Fortune à la fin leur envoie,
Ces pensers qu’elle accorde à ces cœurs éblouis
Sont toujours un bien qu’elle octroie ;
Et, jusqu’au jour fatal que l’Espoir & la Joie,
À l’aspect du Néant seront évanouis,
Chacun roule à souhait sur dix mille louis.

Mais de vos billets blancs retouchons l’aventure.
Je trouve dans vos Vers certain air de murmure ;
Et, comme si j’avois réglé l’événement,
Vous vous plaignez discrétement ;
Vous louez ma candeur assez malignement ;
Vous savez en louange habiller une injure.
Quoi qu’il en soit, Abbé charmant,
Pour continuer la figure,
Et m’en servir plus justement,
Je vous aime candidement.
D’une amitié sincere & vraie
Vous recevrez chez moi le fidele secours ;
Et, quoique la candeur à présent vous effraie,


Quoique des billets blancs récente soit la plaie ;
Si de votre Destin ma main régloit le cours,
De la plus pure & blanche craie
Elle marqueroit tous vos jours.

Mais n’en avez-vous pas qui doivent faire envie ?
Ces jours que vous passez dans Anet, dans Evreux,
Ne sont-ce pas les plus heureux
Qu’on puisse passer dans la vie ?
Le charmant Prince qu’on y voit,
Mene avec lui toujours la Joie & l’Alégresse ;
C’est à lui que la France doit
Le retour du bon Goût & de la Politesse.
Il est le digne Chef de la noble Jeunesse ;
Il a l’esprit & le cœur droit ;
Et son courage & son adresse,
Par-tout, en quelque lieu qu’il soit,
Le distinguent bien mieux que le titre d’Altesse.
Que ne dirai-je point de l’aimable Princesse
Qui répand les clartés que votre esprit reçoit ?
Elle qui, sur le bout du doigt,
Sait tout ce que savoient Rome & l’ancienne Grece,
Qui pourrait aux neuf Sœurs enlever de plein droit
L’Empire d’Hélicon, & des eaux du Permesse,
Et que Cypre & Paphos prendroient pour leur Déesse ?


Abbé, votre bonheur est plus grand qu’on ne croit.
Si le Destin n’est pas propice en votre endroit,
À vos moindres chagrins chacun d’eux s’intéresse :
Vous vivez avec eux dans un commerce étroit ;
Ils vous aiment : enfin, vous les voyez sans cesse ;
Abbé, votre bonheur est plus grand qu’on ne croit.