Réponse de Joseph Bertrand au discours de Gaston Paris

Recueil des discoursTypographie de Firmin-Didot et Cie1890 — 1899. Deuxième partie (p. 347-362).
RÉPONSE


DE


M. J. BERTRAND
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE


AU DISCOURS DE M. GASTON PARIS




Si j’osais, Monsieur, usant du droit que me confère la place où je suis assis, lever immédiatement la séance, l’auditoire qui vient de vous applaudir emporterait un souvenir sans mélange du brillant hommage rendu à Pasteur. On me blâmerait cependant, l’Académie française tient à ses traditions ; elles lui ont valu les généreuses paroles que nous venons d’entendre, elles imposent à son directeur le devoir d’y répondre. C’est un discours que je vous dois, un de ceux qu’Alexandre Dumas, ce satirique piquant et doux, plaignant ceux auxquels ils incombent, appelait, dans le langage du théâtre : une première qui n’aura pas de seconde.

Chaque genre d’écrire a ses règles et ses lois, presque toujours dictées par la raison. Celles du discours académique sont larges et flexibles, on y prend et on y donne volontiers congé, par des transitions habiles, si l’on peut, sans transition quelquefois, c’est plus clair et plus franc, d’effleurer tous les sujets, comme à l’aventure, et d’imposer à tous les styles le caractère d’irréprochable pureté qu’un peu de soin rend accessible à tous et qui, comme l’a dit Guizot, imite le talent sans y prétendre.

Un auditoire débonnaire, c’est aussi la tradition, prend en bonne part toutes les hardiesses, ne se scandalise jamais, en ayant rarement l’occasion, se plaît aux paradoxes, sourit aux épigrammes, quand elles piquent sans blesser ; applaudit aux admirations, quand elles sont sincères ; leur pardonne de ne pas l’être, quand les circonstances les imposent ; ne vient pas pour s’instruire et ne craint que l’ennui. C’est en abrégeant qu’on l’évite ; plus l’indulgence est assurée, plus grand est le devoir de ne pas la mettre à l’épreuve.

Le temps verse chaque jour sur notre ignorance les rayons d’une lumière nouvelle ; la discipline qu’il impose en éclairant les esprits, vous l’avez dit excellemment, élève les consciences et les cœurs. Je n’attends rien de lui pour la perfection du langage.

Pourquoi voit-on des vocables sans reproche, bannis par le temps des discours sérieux, ne plus servir que par plaisanterie et joyeuseté ? des façons de parler énergiques et simples devenir rudes et obscures ? d’où viennent ces mots aventureux que Rabelais nomme épaves, et ceux dont parle La Bruyère, qui paraissent subitement, durent un temps, et qu’on ne revoit plus ? Pour quelles raisons ? Par quelles causes ? Suivant quelles lois ? Sous quelles influences ? Qui nous dira pourquoi on voit les générations changer sans cesse la livrée du langage et s’agiter vers le nouveau, sans rencontrer le meilleur !

Les curieux de ces hauts et difficiles problèmes vous acceptent pour maître ; vos livres les instruisent, vos leçons les attirent, vos décisions font pencher la balance. Il ne serait pas hors de propos au représentant de l’Académie française chargé de vous faire accueil, de dogmatiser sur l’origine du langage, d’opiner sur la corruption des syllabes, de chercher les conditions requises pour la permanence des accents, d’affirmer la précellence des idiomes respectés d’un autre âge, d’expliquer l’influence d’une langue vive et naïve sur les joyeux devis de nos pères, de définir le nombre, la cadence et le rythme des phrases, en quoi consiste, disait Vaugelas, toute la perfection du style. Pardonnez-moi, Monsieur, je suis fort ignorant, j’ai la confusion de l’avouer. Sur ces hautes questions, petites ou grandes suivant la portée des esprits, je ne pense rien. Ce n’est pas une raison pour s’en taire, mais c’est une excuse.

Vos débuts ont été brillants et devaient l’être. Un père éminent dont vous suivez les traces, a guidé vos premiers pas. Né dans une bibliothèque, regardant tout, sachant tout questionner, comme font les enfants à qui tout sait répondre ; des textes authentiques et corrects ont inspiré vos rêves enfantins. Vous saviez les noms des douze Pairs de Charlemagne. On vous racontait les belles histoires et les stratagèmes ingénieux de l’enchanteur Merlin, ce grand clerc en magie, philosophe de haut savoir, jovial et malin, dont les subtiles inventions, dures à croire pour qui ne les a vues, égayaient les festins du bon roy Artus, autour de cette table qu’on avait voulue ronde pour que chaque place y fût place d’honneur, où des héros surhumains racontaient leurs périls, leurs dangers, leurs gentillesses de courage, et les hasards charmants de leurs merveilleuses aventures. Vous avez partagé les angoisses de la reine Pédauque et chevauché dans vos rêves Alfane et Bayard, ces admirables coursiers, supérieurs à Bucéphale, comme les fictions des poètes aux mensonges de l’histoire.

À ces brillants préludes d’un esprit rêveur et curieux succéda pour vous la discipline de nos lycées. Votre nom a retenti sous les voûtes de la Sorbonne. Les vaincus de ces luttes enfantines ont le droit d’en appeler à l’avenir, les vainqueurs, celui d’y travailler avec confiance.

Vous avez traversé les universités de Bonn et de Göttingue, ces oasis de l’esprit où l’on ignore les programmes. De grands maîtres, devenus vos amis, ont affermi vos pas vers notre École des chartes, où votre thèse, premier essai d’un grand savoir, a été justement remarquée. Vous y distinguez ingénieusement, dans l’histoire du langage, l’usance commune du menu peuple, de la langue écrite par les clercs. Les bonnes lettres fournissent des raisons pour échapper aux lois incertaines de la Science, l’ignorance, forissue de sens logical, comme dit Rabelais, les respecte instinctivement sans les connaître.

Le vieux Poème de Saint-Alexis est aujourd’hui, grâce à vous, le fragment le plus considérable et le plus judicieusement restauré des trouvères du XIe siècle. La grammaire vous possédait alors. Les vocales et les consonnantes gutturales, labiales ou dentales, les conjugaisons, les assonances et les rimes, étaient votre butin préféré et l’objet de vos doctes critiques. Nos aïeux, laissant aux clercs cette savante besogne, se plaisaient aux détails du récit.

Alexis, jeune homme romain de riche et haute famille, est ardemment chrétien, il aspire au martyr, et pendant son pèlerinage vers le ciel

Plus aime Dieu que nule rien vivant.

Soumis à son père, et cédant à l’iniquité du siècle, il épouse, contre toute raison, une jeune patricienne qu’il trouve trop aimante et trop belle. Après les solennités d’une noce dont les magnificences l’ont attristé, Alexis est plein de repentance, crucifié au monde, il arrête ses pensées, fort à contretemps, sur le précepte célèbre : « Soyez mariés comme ne l’étant pas. » On l’introduit dans la chambre nuptiale, où la jeune épouse, préparée à le recevoir, sourit à de douces pensées. Dieu incline son cœur à lui faire un sermon :

La mortel vie li prist molt à blamer
De la celest li monstrer vérité.

La belle n’est nullement en humeur d’ascétisme ; folâtre et gracieuse, elle ouvre les bras à son époux, et tendrement émue, demande sans rougir à se laisser aimer. Alexis rougit pour elle.

Bêle, dit-il, vous n’estes mis sénée.

Elle renvoie le reproche.

— Pourquoi m’as-tu épousée ? lui demande-t-elle avec un frais sourire et un limpide regard. Alexis effrayé s’enfuit héroïquement, la laissant digne d’épouser Dieu.

Humainement parlant, l’appréciation serait difficile, l’Église a prononcé. Car l’histoire est véritable, on célèbre chaque année la fête de saint Alexis.

Votre histoire poétique de Charlemagne avait déjà charmé les lettrés et ému les savants. Dans les feuillets retrouvés de la colossale épopée du moyen âge, l’histoire, a dit un grand poète, est écoutée aux portes de la légende. Le cycle n’est pas fermé. Comme un alchimiste transmue les métaux, Victor Hugo savait, comme élixir et quinte essence des légendes qu’il aimait, distiller d’inoubliables visions. Ses plus beaux poèmes de la Légende des Siècles ont été la résurrection et le réveil de ces vieux récits dont votre conscience d’érudit respectait la précision naïve.

S’il arrivait qu’au quarantième siècle, dans deux mille ans, pour nombrer à l’aventure, un curieux patient et sagace, se plaisant comme vous à la poussière des bibliothèques, eût la fortune d’y découvrir un poème en très vieux langage, commençant par ce vers :

Charlemagne, empereur à la barbe fleurie,

et qu’encouragé par ce succès, il cherche et trouve, autre débris des temps oubliés, une seconde version :

Karles li Roy à la barbe griphaigne.

Les textes s’accordent. Le glorieux empereur, dans l’un comme dans l’autre, voit ses féaux chevaliers, les meilleurs de la terre, colonnes de son empire, vainqueurs invincibles de l’Espagne, champions héroïques de la foi, terreur des Sarrasins, s’éloigner des remparts de Narbonne aux bastions imprenables, sans daigner vaincre et sans tirer l’épée. Aucune promesse ne les tente, aucune prière ne les touche, aucune menace ne les émeut, ils ignorent la peur, mais rassasiés de périls, de pilleries et de gloire, ils ont soif de repos.

Avec plus de superbe que de mépris et plus de majesté que de colère, la voix éclatante de Charlemagne fait trembler ces félons oublieux du devoir et de l’honneur.

Rentrez dans vos logis, allez-vous-en chez vous,
Allez-vous-en d’ici, car je vous chasse tous,

et le reste que nous savons, à leur honte éternelle.

L’autre rédaction dit en sa manière :

Rallez-vous-en Bourguignons et François
Et Angevins, Flamands et Avallois.

Si on demande quel est l’imitateur, le problème est aujourd’hui facile ; si le temps le rend insoluble, il pourra faire la gloire de celui qui, sans le résoudre, saura en proposer les perplexités et les doutes.

Il n’est pas nécessaire, pour saluer en vous le professeur aimable et savant, de s’être mêlé à l’auditoire élégant et studieux qui se presse pour vous applaudir dans la grande salle du Collège de France. À Rome comme à Vienne, à Saint-Pétersbourg comme à Stockholm, à Oxford comme à Berlin, vos élèves devenus des maîtres conservent souvenir de vos belles leçons et haute idée de votre savoir. On a invoqué leur témoignage pour réclamer de notre justice le vote unanime qui vous a élu.

Ernest Renan vous aimait beaucoup. Votre méthode était la sienne ; il se plaisait à la dire scientifique ; elle est savante, un ignorant n’a pas le droit de la juger ; cela suffit-il ? La langue française est assez riche pour ne pas imposer le même nom à des génies opposés ou, tout au moins, à des aspirations dissemblables. L’homme de science énonce une vérité, propose un enchaînement de déductions rigoureuses, déclare tout d’abord la certitude absolue, et défie toute contradiction. L’érudit et le philologue estiment, non sans raison, que la concordance de plusieurs arguments, dont aucun n’est décisif, peut invinciblement parfaire la certitude accrue par leur nombre.

Une classification sévère, c’est mon opinion, doit séparer vos déductions subtiles, vos savantes conjectures, et vos divinations ingénieuses, de la simplicité sévère des sciences d’Archimède et d’Euclide, où l’évidence même est suspecte ; des théories immortelles de Galilée et d’Huygens, où toute règle est sans exception ; des études définitives de Lavoisier et de Pasteur, où toute expérience, pour être décisive, doit réussir mille fois sur mille, et plus encore, si on prolonge l’épreuve. Je veux préciser.

Vous avez raconté les amours de Tristan et d’Yseult ; légende de grand renom et d’éternelle fraîcheur. La belle Yseult, de race royale et de gentil esprit, disciplinée dès son jeune âge à toute élégance et honnêteté, est accordée, puis mariée à un roi que son cœur n’a pas choisi. Un doux philtre l’égare et l’enivre. Yseult aime son mal et n’en veut pas guérir. Sans lutte ni remords, presque sans mystère, sans s’attrister du blâme des gens de bien et comprendre les sourires moqueurs, elle rejette le joug importun du devoir, voulant vivre et mourir en douce émulation d’amoureuse ivresse, avec son ami tant aimé. L’honneur, si c’en est un, d’avoir forgé ce conte et inventé les lieux communs de morale indifférente

Que Wagner réchauffa des feux de sa musique,

appartient à la race celtique ; vous l’affirmez. Je ne fais à vos preuves aucune difficulté. Je n’y vois rien cependant de commun avec ce que, dans une autre académie, on exige d’une démonstration.

Cette épopée celtique, dites-vous, morte elle-même en créant sa postérité, a charmé tout le moyen âge ; la poésie moderne est imprégnée de son esprit, elle lui doit deux de ses éléments essentiels, l’aventure et l’amour, c’est-à-dire la recherche du bonheur.

En tout temps. Monsieur, en tout pays, les hommes de toutes les races ont recherché le bonheur. Saint Alexis est une exception. L’amour a embelli l’âge d’or, consolé l’âge de fer, et enchanté l’âme de tous les poètes. Vingt siècles avant Yseult aux blonds cheveux, l’admiration des Grecs pardonnait à la belle Hélène, sa sœur aînée et son charmant modèle.

Votre aimable livre : Penseurs et Poètes, est digne des nobles esprits que vous savez louer en les faisant connaître. Le portrait de James Darmesteter est tracé avec émotion, j’hésite à dire avec habileté, il n’en faut pas dans ces hautes régions. Tout vous a captivé, et ce n’est pas merveille, dans ce penseur éminent de récente mémoire, dédaigneux de ce que le temps peut mesurer, confident du secret des prophètes et qui, sans relever leur temple, semble écouter leurs oracles et frissonner comme un contemporain de David, aux religieux accords des harpes de Solyme. Darmesteter a gagné la bataille, il y a reçu de cruelles blessures, grandes ont été ses tristesses, plus grands encore son courage, ses consolations et ses joies.

Dès longtemps, lorsque vous avez rencontré Mistral, vous aimiez, pour la bien connaître :

Cette langue sonore aux douceurs souveraines

que rajeunissent ses récits et ses chants. Du nord au midi déjà, les esprits délicats avaient admiré ses doux livres. Nul plus que vous n’avait le droit, au nom de la patrie commune, de le saluer docteur et maître, en gai savoir. La France s’en honore, et la Provence, fille de la Grèce antique, le chante avec ivresse et l’applaudit avec orgueil.

Vous avez loué comme il devait l’être, et expliqué comme on explique les esprits, un autre poète cher à tous par ses chants, plus cher encore à ceux qu’il veut bien dire ses amis. L’occasion serait belle, rien qu’en vous citant, de réciter, pour attendrir les cœurs, quelques beaux vers de Sully Prudhomme. Je résisterai à la tentation pour céder à une plus forte encore.

Parlons de Pasteur.

Je ne veux ni juger son œuvre, ni raconter sa vie, ni prononcer son éloge, mais dire son nom seulement, puis parler au hasard, sans aucun ordre, et sans effort de style. Tout souvenir pour lui est une louange, comme toute rencontre accroissait la sympathie pour son caractère et l’admiration pour son esprit.

Visitant un jour le Mont-Saint-Michel, je vins en aide à une famille de touristes embarrassée par l’énigme d’un bas-relief, où l’on voit saint Aubert endormi, recevant de saint Michel le plan de l’abbaye et l’ordre de la construire. Que le dormeur s’appelât saint Aubert, ils n’en avaient souci, — mais sur l’autre personnage étais-je bien informé ? où se cachait le démon, attribut obligé, que saint Michel a coutume de fouler aux pieds ?

Pasteur aussi a vaincu de terribles monstres ; il n’en est pas inséparable, plus que saint Michel de son démon.

Je ne parlerai donc ni de la rage, ni de l’antisepsie, ni de tant de maux combattus et de misères vaincues par ses savants conseils, ni des élèves dignes de lui qui, chaque jour, triomphent de monstres nouveaux.

En parcourant d’un coup d’œil exact et rapide l’œuvre déjà populaire de Pasteur, vous avez su rester aussi clair que le comportent ces profondes questions et ce vocabulaire mal connu. Pasteur, avez-vous dit, a découvert la dissymétrie moléculaire. J’ai souvenir d’un Mémoire où Biot, avant de la définir, prépare le lecteur par une introduction de cent pages. Que de questions, que de doutes, que d’obscurités, il croyait dissiper et résoudre rien qu’en accentuant le mot moléculaire. Combien d’autres les remplacent aujourd’hui ! Que sont les molécules d’un cristal ? Celles d’une dissolution ? Que montrerait un microscope de puissance suffisante, s’il mettait sous nos yeux cet embrouillement d’atomes que notre imagination simplifie ? c’est, aujourd’hui encore, une difficile question. Quel rôle joue, pour déceler la dissymétrie, la polarisation de la lumière ? Qu’est-ce que la polarisation ? Si j’abordais de telles questions, sans les résoudre bien entendu, la séance ne finirait pas. La stéréochimie m’embarrasse plus encore. J’aurais scrupule d’introduire dans notre dictionnaire ce mot jusqu’ici délaissé par les lexicographes. Dans une trentaine d’années, voulez-vous, en discutant les mots commençant par la lettre S, nous appellerons sur celui-là l’attention de l’Académie. Nous serons vieux alors, et le néologisme d’aujourd’hui sera peut-être tombé dans l’oubli. J’aimerais à lui survivre ! Dans ces mystères cristallographiques, les premiers qui aient passionné son jeune esprit, le génie de Pasteur avait conçu l’inépuisable sujet des méditations et des études de toute une vie. Son imagination, par d’ingénieux problèmes, savait animer la nature. Chaque chose, me disait-il un jour, peut, comme l’acide tartrique, être droite ou gauche. Certains arbres sont droits, d’autres gauches, j’en suis convaincu, mais je n’ai que des vues confuses sur les indices qui les distinguent. Tels étaient les problèmes sur lesquels on l’accusait d’épuiser ses forces.

Illustre déjà, mais pas encore célèbre, Pasteur fut chargé de porter à Sens, devant la statue de Thénard, les hommages de l’École normale. On l’inscrivit au dernier rang des orateurs. Lorsqu’il prit la parole, la foule fatiguée d’éloquence applaudissait encore mais n’écoutait plus. Sans prendre occasion de raconter pour la quinzième fois d’insignifiantes anecdotes et de douteuses légendes, sans mentionner même l’eau oxygénée, Pasteur voulut, quelle admirable louange ! ne remercier Thénard que de sa bonté, ne faire souvenir que de sa justice. Dès les premiers mots, sa parole vive et efficace pénétra jusque dans les cœurs, et quand les derniers les suivirent de près, de douces larmes mouillaient tous les yeux. De telles occasions étaient rares. Pasteur, pour montrer l’éclat de son esprit, attendait qu’on l’y forçât. Un jour, à l’Académie des Sciences, deux contradicteurs opposaient à des découvertes certaines des objections indignes d’attention. Après une réponse foudroyante, Pasteur, les apostrophant tous deux ensemble, dit à l’un : Savez-vous ce qui vous manque ? Vous ignorez l’art d’observer ! et à l’autre : et vous, celui de raisonner ! Un murmure s’éleva. L’Académie protestait contre la dureté de la forme. Pasteur s’arrêta tout à coup. « L’ardeur de la discussion m’a emporté, dit-il, je regrette ma vivacité. Je prie mes confrères de recevoir toutes mes excuses. » On admirait tant de simplicité et de franchise, lorsqu’il ajouta : « J’ai reconnu mes torts, je me suis exécuté de bonne grâce ; ne m’est-il pas permis d’invoquer une circonstance atténuante ? Tout ce que j’ai dit était vrai ! » et, après réflexion, il ajouta : « absolument vrai ! » Un rire universel et bienveillant égaya l’Académie, et, en gens d’esprit, ses deux adversaires y prirent part.

La franchise de Pasteur ne connaissait ni déguisement ni limites. Un jour nous assistions à la première leçon d’un jeune professeur auquel on avait droit d’appliquer la maxime : Supériorité oblige. L’émotion le rendit inférieur à nos espérances. J’allai néanmoins le féliciter, c’est l’usage. Pasteur m’accompagna de mauvaise grâce. Son blâme ne m’épargna pas. « Vous avez tort, me dit-il, il ne faut pas ménager la vérité aux jeunes gens. » Puis, se tournant vers celui qui devait, nous n’en doutions ni l’un ni l’autre, devenir un de nos plus éminents confrères : « Votre leçon était détestable, lui dit-il, si les suivantes ne sont pas meilleures, vous nous ferez regretter de vous avoir mis en évidence. » Nous n’avons rien eu à regretter.

Il est aisé d’imiter cette rudesse, mais qui enseignera le secret de la réserver pour ceux dont l’esprit est assez fort pour en profiter, le cœur assez droit pour en garder un reconnaissant souvenir ?

La réception de Pasteur à l’Académie française fut un brillant tournoi ; vous l’avez rappelé. L’illustre récipiendaire ne cachait pas son drapeau, pieusement spiritualiste. Le Directeur de l’Académie, c’était Renan, les saluait tous avec un dédaigneux respect. Le nom du savant prédécesseur de Pasteur, c’était Littré, évoquait celui de son maître Auguste Comte. Dans une occasion où la bienveillance embellit tout, ni Pasteur qui n’était pas habile, ni Renan qui l’était beaucoup, ne trouvèrent une parole indulgente pour cette philosophie si mal nommée positive, qui juge de toute chose dans un si pauvre style. Pasteur en a expliqué le succès :

Auguste Comte, dit-il, a fait croire aux esprits superficiels que son système repose sur les mêmes principes que la méthode scientifique dont Archimède, Galilée, Pascal, Newton, Lavoisier, sont les vrais fondateurs. De là est venue l’illusion des esprits.

Lorsque, dans le style majestueux dont on admirait l’éclat, Renan disait à Pasteur : Votre vie scientifique est comme une traînée dans la grande nuit de l’infiniment petit, dans les dernières limites de l’être où naît la vie, il répondait mal aux humbles aspirations de sa foi. Entre la science et la création de la vie, Pasteur apercevait l’infini.

L’infini pour les géomètres est, sans raffinement, l’absence de limites ; par lui-même il n’existe pas, et ne peut exister. Les philosophes entourent ce mot de ténèbres mystérieuses où leurs pensées s’égarent d’un vol majestueux et hardi. Il a plu à Pasteur de parler ce jour-là leur langage.

« Celui qui proclame, disait-il, l’existence de l’infini, accumule dans cette affirmation plus de surnaturel qu’il n’y en a dans les miracles de toutes les religions. La notion de l’infini dans le monde, j’en vois partout l’irréductible expression. Par elle, le surnaturel est au fond de tous les cœurs. Tant que le mystère de l’infini pèsera sur la pensée humaine, des temples seront élevés au culte de l’infini. Qu’il s’appelle Brama, Allah, Jupiter ou Jésus, sur la dalle de ces temples nous verrons des hommes agenouillés, prosternés dans la pensée de l’infini. »

La foi pour Pasteur était un flambeau. La science rayonne ailleurs. Son âme, toujours sereine, contemplait l’infini sans étonnement et sans vertige. La sagesse est ignorante et fière de le savoir ; le doute est orgueilleux de son indépendance. Pasteur était humble.

La vie de Pasteur, si justement couronnée d’honneur et de gloire, a été attristée au début par des contradictions et des doutes. Ses voies étaient nouvelles ; on refusait de l’y suivre, par nonchalance, par scrupule d’un esprit critique, par envie quelquefois, plus encore par orgueil sophistique, de bonne foi partisan du progrès, mais rebelle aux changements de route.

Je crois entendre encore un confrère, qui se croyait un sage, passait pour tel, et n’était fier que de sa modestie ; on lui demandait pourquoi tant d’indifférence, presque de mauvais vouloir, pour cette aurore visible d’une lumière nouvelle. Il répondit en haussant légèrement les épaules, avec un bienveillant sourire : « Il faudrait voir ! » On répétait : Il faudrait voir ! et on ne regardait pas. On répétait aussi, vous l’avez rappelé : Pasteur ne réussira jamais ; il aime les questions insolubles.

Ces critiques importunes, et ces prédictions qu’il n’ignorait pas, n’ont jamais ralenti sa marche, jamais diminué sa confiance, jamais provoqué des confidences prématurées.

Un grand poète, — on dit qu’ils sont prophètes, — rêvait-il cette grande vie, la plus glorieuse du siècle, lorsque parlant des inventeurs tenaces,

Dont l’âme, boussole obstinée,
Toujours cherche un pôle inconnu.

il s’écriait :

Ils parlent, on plaint leur folie ;
L’onde les emporte, on oublie
Le voyage et le voyageur ;
Tout à coup de la mer profonde
Ils ressortent avec un monde
Comme avec sa perle un plongeur.