Réponse aux Diſcours prononcés par M. l’Abbé Girard, & M. l’Abbé de Bernis


Réponse aux Diſcours prononcés par M. l’Abbé Girard, & M. l’Abbé de Bernis



29 décembre 1744
RÉPONSE aux Diſcours prononcés par M. l’Abbé Girard, & M. l’Abbé de Bernis


Monsieur[1],

Vous avez recherché avec empreſſement l’Académie, c’étoit faire ſon éloge ; elle vous reçoit, c’eſt faire le vôtre ; heureux ſi, en nous aſſociant les Hommes célèbres qui nous ſont indiqués par les ſuffrages du Public, nous n’avions pas de ſi grandes pertes à déplorer ; celle que nous venons de faire dans la perſonne de votre illuſtre prédéceſſeur, nous coûtera des regrets éternels ; en vain nous retrouvvons en vous ſes vertus & ſes talens ; les mêmes charmes ne font pas la même perſonne, & il eſt ſouvent plus aiſé d’être dédommagés que conſolés ; d’ailleurs, l’eſtime, l’amitié & la reconnoiſſance perdroient trop de leurs plus belles fonctions, ſi l’on pouvoit oublier les morts : un ſouvenir durable eſt le plus digne monument que nous puiſſions ériger aux Hommes vertueux ; & que ne devons-nous point à la mémoire de M. l’Abbé Rothelin ? Ce fut un des plus grands ſujets que l’Académie ait jamais eu ; recommandable par ſa naiſſance, par ſon attachement à ſes devoirs, par ſes liaiſons, par ſes mœurs ; l’eſprit orné, mais naturel, & qui ne connut jamais d’autre art que celui de dire ſon avis, ſans humilier celui des autres.

Critique ſage, profond & poli ; mais ferme lorſqu’il s’agiſſoit de ſacrifier ces endroits défectueux que les Auteurs, ſoit dégoût, ſoit pareſſe ou vanité ſi l’on veut, cherchent toujours à juſtifier ; ce ſeroit peu de dire qu’il aima les Lettres, il les protégea, & pluſieurs d’entre ceux qui les cultivent, ne le déſavoueront point pour protecteur, ni même pour bienfaiteur : magnifique, libéral, il ne lui manqua, pour être un ſecond Mécène, que les tréſors du favori d’Auguſte ; mais s’il ne les eut pas dans les mains, il les eut dans le cœur. L’air de dignité qui donne du relief aux plus grandes vertus, ou qui ſert du moins à les faire reſpecter, la décence qui les décore, ſi elle ne les ſuppose pas toujours, regnoit dans les moindres actions de M. l’Abbé Rothelin, non comme des ornemens empruntés pour parer les dehors, mais à titre de qualités perſonnelles & nées avec lui ; enfin il fit honneur à ſa naiſſance, à ſon état & à l’Académie. Les louanges que je donne à votre Prédéceſſeur, Monſieur, ſont d’autant moins ſuspectes, que je ſuis peut-être de tous les Académiciens, celui qui a le moins profité du bonheur de l’avoir pour Confrère.

Puiſque nos uſages, Monſieur[2], & la fatalité de mon miniſtère me forcent, pour ainſi dire, de rendre aujourd’hui les derniers devoirs au mort que vous remplacez, & que d’ailleurs il eſt naturel d’entretenir de nos pertes ceux que nous avons choiſis pour les réparer, je viens à M. l’Abbé Gédoyn. Si le genre de vie qu’il avoit embraſſé, ne lui permit point de ſe dévouer au ſervice de l’État, ainſi que ſes ancêtres, il n’en fut pas moins utile à ſa Patrie, par le déſir ardent qu’il avoit pour l’accroiſſement des Lettres, auquel il contribua ſi long-temps lui-même. Son aſſiduité parmi nous, ſon attachement pour la Compagnie, non-ſeulement nous le rendirent infiniment cher, mais lui avoient gagné toute notre confiance ; & nous regretterons toujours cette aimable franchiſe avec laquelle il nous diſoit ſi ſouvent & ſi bien nos vérités ; talent déſirable dans la ſociété, mais quelquefois dangereux, à moins qu’il ne ſoit ſoutenu par les qualités qui brilloient dans Monſieur l’Abbé Gédoyn ; beaucoup de probité, beaucoup d’eſprit, beaucoup d’érudition, & un grand uſage du monde. Je ne dirai rien de ſes Ouvrages, ce ne ſeroit qu’une répétition de ce que vous en avez dit, & il ſeroit difficile de rien ajouter au tour ingénieux que vous avez pris pour louer votre Prédéceſſeur. Votre génie a paru juſqu’ici tourner du côté de la Poëſie ; mais vous avez généreuſement ſacrifié votre goût particulier à celui que M. l’Abbé Gédoyn avoit pour l’Hiſtoire, en nous donnant vous-même celle du progrès des Lettres en France, & qui amenoit ſi naturellement l’éloge de notre Fondateur ; éloge tant de fois entrepris, & avec ſi peu de ſuccès, que l’on pourroit nous regarder moins comme ſes Panégyriſtes, que comme un monument tacite de ſa gloire.

Mais c’eſt le ſort de ces mortels fameux que la vertu élève au-deſſus des autres hommes, de ne pouvoir être loués que par leur réputation. En vain les murs de ce Palais retentiſſent du nom de Louis LE GRAND : après beaucoup de louanges, & multipliées preſque à l’infini, qui de nous pourra ſe flatter de lui en avoir donné qui fuſſent dignes de lui ? & que n’aurons-nous point à craindre, ſi nous oſons célébrer les vertus de ſon Succeſſeur ; de ce Roi l’objet de notre admiration, mais trop ſouvent le douloureux objet de nos larmes ; de ce Père aimable qui fait voir chaque jour avec tant d’éclat, & à la gloire de notre Nation, que l’amour prodigieux des François pour leur Souverain, n’eſt pas un amour de caprice ? Avec quelles couleurs enfin peindre un Héros que l’on vient de voir, jeune encore, & à peiné échappé au danger qui menaçait ſa vie, que dis-je, preſque mourant, ſe frayer tout-à-coup un chemin des bords de l’Achéron au faîte de la gloire ? Ce dernier trait paraîtra ſans doute trop poétique dans un diſcours en Proſe ; mais, Monſieur, en vous adreſſant la parole, il étoit bien juſte de vous parler un moment votre langue maternelle.

  1. A M. l’Abbé Girard.
  2. A M. l’Abbé de Bernis.