Traduction par Adrien Souberbielle.
La Revue blanche.

LÉON TOLSTOÏ


Réponse au Synode


Traduit du russe par ADRIEN SOUBERBIELLE


Prix : 50 centimes





PARIS
ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE
23, boulevard des italiens, 23
1901



RÉPONSE


à l’arrêté synodal du 20-22 février et aux lettres reçues par moi à cette occasion.




He who begin by loving christianity better than Truth will proceed by loving his own sect or church better than christianity, and end by loving himself better than all. »

COLERIDGE


Je ne me proposais pas, tout d’abord, de répondre à l’arrêté synodal qui me concerne. Mais il m’a valu, de la part de correspondants inconnus, de nombreuses lettres, où les uns me blâment vivement de nier ce que je ne nie pas, où d’autres m’exhortent à croire ce que je n’ai pas cessé de croire, où d’autres enfin, affirment entre eux et moi un accord de pensée, qui n’est probablement qu’une illusion, et m’assurent d’une sympathie à laquelle je n’ai probablement aucun droit. Je me suis alors décidé à répondre à l’arrêté lui-même, en dénonçant son injustice, et aux opinions exprimées à mon égard par tant de correspondants inconnus.

L’arrêté du Synode est entaché de vices nombreux. Il est illégal ou intentionnellement équivoque, il est arbitraire, injustifié, mensonger ; en outre, il contient une calomnie et constitue une excitation à des sentiments et à des actes mauvais.

Il est illégal ou intentionnellement équivoque. Car, s’il veut être un acte d’excommunication, il ne satisfait pas aux règlements ecclésiastiques, suivant lesquels peut être prononcée une sentence de ce genre, et s’il est simplement une façon de déclarer que quiconque ne croit pas à l’Église et à ses dogmes n’appartient pas à l’Église, personne ne s’avisant d’en douter, il n’a aucune raison d’être. Quel but pouvait-il donc avoir, si ce n’est, bien que n’étant pas en réalité une sentence d’excommunication, de paraître tel cependant ? Et, en effet, c’est bien comme une excommunication qu’on l’a compris.

Il est arbitraire parce qu’il n’accuse que moi de ne pas croire aux points de doctrine qu’il énumère, alors que presque tous les hommes cultivés professent une incroyance égale à la mienne, et qu’ils l’ont exprimée, comme ils l’expriment encore, à toute occasion, dans leurs conversations, leurs conférences publiques, leurs brochures et leurs livres.

Il est injustifié, car le principal argument sur lequel il s’appuie est la propagation de ma doctrine mensongère et corruptrice. Or, je sais parfaitement que le nombre des personnes qui partagent mes opinions est, tout au plus, d’une centaine, et la censure a rendu si difficile la circulation de mes ouvrages que la plupart des gens qui ont lu l’arrêté du Synode n’ont pas la moindre idée de ce que j’ai écrit sur la religion. Les lettres que j’ai reçues en font foi.

Il contient une assertion manifestement inexacte, car il parle de tentatives, demeurées infructueuses, que l’Église aurait faites pour me ramener à elle. Or, je n’ai jamais été l’objet d’une semblable démarche.

Il représente ce qu’en langage juridique on appelle une calomnie, car on y a volontairement déguisé la vérité sous des affirmations qui tendent à me nuire.

Enfin, il constitue une excitation à des sentiments et à des actes mauvais, car il a provoqué contre moi, comme il fallait s’y attendre, la colère et la haine de ceux dont l’intelligence est obscure et incapable de raisonnement. Quelques-uns m’ont écrit des lettres où leur fureur s’emporte jusqu’à me menacer de mort. « Te voilà maintenant voué à l’anathème, tu seras précipité, après la mort, dans les tourments éternels et tu crèveras comme un chien… Anathème sur toi, vieux démon… Sois maudit. » Ainsi me parle un de ces hommes. Un autre reproche au gouvernement de ne pas m’avoir encore enfermé dans un monastère et remplit sa lettre d’injures grossières. Un troisième écrit : « Si le gouvernement ne te fait pas disparaître nous saurons bien, nous-mêmes, t’obliger à te taire. » La lettre se termine par des malédictions. « Pour t’anéantir, scélérat, me dit un quatrième, je me charge de trouver les bons moyens… » Suivent des invectives que la décence m’interdit de reproduire. Chez quelques personnes que j’avais rencontrées, depuis que s’était répandue la nouvelle de l’arrêté synodal, j’avais déjà remarqué les signes de cette violente colère. Le 25 février, le jour même où il fut publié, j’entendis en passant sur une place, les paroles suivantes : « Voilà le diable sous la forme d’un homme ». Et si la composition de la foule eût été différente, il se peut bien que l’on m’eût roué de coups, comme ce malheureux que l’on assomma, il y a quelques années, près de la chapelle Panteleïmonovskaïa.

Ainsi, dans son ensemble, l’arrêté du Synode est mauvais. Les quelques lignes de la fin, où les signataires annoncent qu’ils prient Dieu de faire de moi un de leurs semblables, ne sont pas propres à le rendre meilleur.

Il n’est pas moins injuste dans les détails que dans l’ensemble. On y peut lire : « Un écrivain célèbre dans le monde, russe par la naissance, orthodoxe par le baptême et l’éducation, le comte Tolstoï, obéissant aux séductions de son esprit orgueilleux s’est audacieusement révolté contre le Seigneur, contre Son Christ et Ses saintes institutions, et, a clairement renié devant tous sa Mère, l’Église orthodoxe, qui l’a nourri et élevé. »

J’ai renié l’Église qui se dit orthodoxe.

Mais je n’ai pas renié l’Église parce que je m’étais révolté contre le Seigneur. Je l’ai reniée, au contraire, parce que j’ai voulu, de toutes les forces de mon âme, servir Dieu.

Cela est absolument exact.

Ayant conçu certains doutes sur la vérité de l’Église, j’ai cru devoir consacrer plusieurs années à l’étude théorique et pratique de son enseignement, avant de la renier et de rompre avec un peuple auquel me liait un indicible amour. D’une part, je me suis efforcé de lire tout ce qui se rapporte à cet enseignement, je me suis attaché à l’étude et à l’examen critique de la théologie dogmatique ; d’autre part, je me suis scrupuleusement conformé, pendant plus d’un an, à toutes les prescriptions de l’Église, observant tous les jeûnes, assistant à tous les offices. Et je me suis convaincu que l’enseignement de l’Église est, théoriquement, un mensonge astucieux et nuisible, pratiquement, un composé de superstitions grossières et de sorcellerie, sous lequel disparaît absolument le sens de la doctrine chrétienne[1].

C’est alors que j’ai renié réellement l’Église. J’ai cessé d’accomplir ses rites et, dans mon testament, j’ai recommandé à mes proches de ne donner accès auprès de moi quand je mourrai, à aucun représentant de l’Église, mais de faire disparaître au plus vite mon cadavre, comme l’on fait d’une chose repoussante et inutile, afin qu’il ne soit pas une cause de gêne pour les vivants.

On m’accuse de consacrer toute mon activité littéraire et le talent que Dieu m’a donné à faire pénétrer dans le peuple des théories hostiles au Christ et à l’Église. On prétend que par mes écrits, répandus à profusion, par ceux, aussi, des disciples que je puis avoir dans le monde et en particulier dans les limites de notre chère patrie, je travaille avec une rage fanatique à ruiner tous dogmes de l’Église orthodoxe et le fond même de la foi chrétienne. Tout cela est faux. Je ne me suis jamais soucié de la propagation de ma doctrine. Il est vrai que j’ai composé des ouvrages, où j’ai tâché de formuler pour moi-même mon interprétation de l’enseignement du Christ, il est vrai que je n’ai pas caché ces ouvrages à ceux qui m’ont exprimé le désir de les connaître. Mais jamais je ne me suis occupé personnellement de les faire imprimer. Je n’ai dit ma façon de comprendre l’enseignement du Christ qu’à ceux qui m’ont interrogé à ce sujet. À ceux-là j’ai exposé mes pensées de vive voix et j’ai donné mes écrits, quand ils sont venus me trouver chez moi.

Il est dit dans l’arrêté du Synode, que je nie l’existence d’un Dieu en trois personnes, Créateur et Providence de l’univers ; que je nie Notre-Seigneur Jésus-Christ, Dieu fait homme, Rédempteur et Sauveur du monde, qui a souffert pour tous les hommes et pour leur salut, et qui est ressuscité d’entre les morts ; que je nie la conception miraculeuse de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; que je nie la virginité, avant et après la naissance de son fils, de la Très Sainte Mère de Dieu. Oui, c’est vrai je nie une trinité incompréhensible et la fable, absurde en notre temps, de la chute du premier homme, je nie l’histoire sacrilège d’un Dieu né d’une vierge pour racheter la race humaine, je nie tout cela, c’est vrai. Mais Dieu-esprit, Dieu-amour, Dieu unique principe de toutes choses, je ne le nie pas. Bien plus, je ne reconnais qu’en lui d’existence réelle, et je vois le sens de la vie dans l’accomplissement de sa volonté dont la doctrine chrétienne est l’expression.

On dit encore que je ne crois pas à une autre vie de l’idée du « Jugement dernier », l’éternité des peines et des châtiments.

Si l’on ne sépare pas la conception d’une autre vie de l’idée du « Jugement dernier », d’un enfer peuplé de démons où les damnés souffrent des tourments éternels et d’un paradis où les élus goûtent une perpétuelle félicité, il est très vrai que je ne crois pas à cette vie de l’au-delà. Mais je crois à la vie éternelle et je crois que l’homme est récompensé suivant ses actes ici et partout, maintenant et toujours. Je crois tout cela si fermement qu’à mon âge, me voyant sur le bord de la tombe, je dois souvent faire un effort pour ne pas appeler de mes vœux la mort de mon corps, c’est-à-dire ma naissance à une vie nouvelle. Et je suis convaincu que toute bonne action augmente le bonheur de ma vie éternelle, comme toute mauvaise action le diminue.

On dit que je nie tous les sacrements. Cela est parfaitement exact. Je considère tous les sacrements comme des sortilèges vils et grossiers, inconciliables avec l’idée de Dieu et l’enseignement du Christ, et, de plus, comme des transgressions des préceptes formels de l’Évangile. Dans le baptême des nouveau-nés, je vois une corruption du sens même que peut avoir le baptême pour des adultes qui embrassent consciemment le christianisme. Dans le sacrement de mariage administré à deux êtres qui se sont à l’avance volontairement unis, dans l’admission de cas de divorce et dans la consécration donnée au second mariage de personnes divorcées, je vois des contradictions formelles à l’esprit comme à la lettre de l’enseignement évangélique.

Dans le pardon périodique des péchés, acheté par la confession, je vois une dangereuse illusion, qui ne peut qu’encourager l’immoralité et faire disparaître toute hésitation devant la faute. Dans l’extrême onction et le sacre des souverains, dans le culte des icônes et des reliques, dans toutes les cérémonies, prières et incantations fixées par le rituel, je vois des pratiques de grossière sorcellerie. Dans la communion je vois une divinisation de la chair contraire à la doctrine chrétienne. Dans la canonisation je vois le premier acte d’une série d’impostures et de plus une transgression de l’enseignement du Christ qui a défendu à qui que ce fût de se faire appeler maître, père ou docteur (Matthieu XXIII, 8-10).

On dit enfin, comme pour mettre le comble à mon indignité, qu’après avoir insulté aux objets les plus sacrés de la foi je n’ai pas craint de diriger mes railleries contre le plus saint de tous les sacrements — l’Eucharistie. Il est très vrai que je n’ai pas craint de décrire simplement et objectivement tous les actes qu’accomplit le prêtre pour la préparation de ce prétendu sacrement. Mais que cette cérémonie constitue quelque chose de sacré et qu’il y ait sacrilège à la décrire, simplement telle qu’elle est célébrée, cela est absolument faux. Il n’y a pas sacrilège à appeler une cloison une cloison, et non un iconostase, à nommer une coupe une coupe, et non un calice. Mais on commet un sacrilège, et le plus horrible, le plus révoltant des sacrilèges, en se servant de tous les moyens dont on dispose pour tromper et hypnotiser les gens, en profitant de la simplicité des enfants et des hommes du peuple pour leur persuader que, si l’on rompt un morceau de pain d’une certaine façon, en prononçant certaines paroles, et qu’on le mette ensuite dans du vin, la nature divine se communique à ce morceau de pain, que le prêtre, suivant qu’il élève ce morceau de pain au nom d’un vivant ou d’un mort, assure à celui-là la santé, à celui-ci une amélioration de son sort dans l’autre monde, enfin que quiconque mange ce morceau de pain reçoit dans son corps Dieu lui-même.

Ne voit-on pas que tout cela est horrible ? L’enseignement du Christ est défiguré, transformé en une suite de grossiers sortilèges : bains, onctions, mouvements de corps, incantations, déglutition de morceaux de pain, si bien qu’il ne reste plus rien de cet enseignement. Et si quelqu’un s’avise de rappeler que toute cette sorcellerie, toutes ces prières, toutes ces messes, tous ces cierges, toutes ces icônes n’ont aucun rapport avec l’enseignement du Christ, que celui-ci commande seulement aux hommes de s’aimer les uns les autres, de ne pas rendre le mal pour le mal, de ne pas juger, de ne pas tuer leur semblable, tous ceux qui profitent du mensonge éclatent en protestations indignées et, avec une audace incroyable, proclament publiquement dans leurs églises, impriment dans leurs livres, leurs journaux, leurs catéchismes, que le Christ n’a jamais défendu le jurement (serment), qu’il n’a jamais défendu le meurtre (exécutions capitales, guerres), et que la doctrine de la non-résistance au mal est une invention, une ruse satanique des ennemis du Christ (1).

Le plus horrible est que les hommes qui profitent du mensonge ne trompent pas seulement les adultes, mais que, profitant du pouvoir qui leur est donné, ils induisent en erreur les enfants eux-mêmes, les enfants dont le Christ a dit que celui-là serait maudit qui voudrait les tromper. Il est horrible que pour servir leurs intérêts mesquins, ces gens consentent à faire une œuvre aussi mauvaise, et qu’ils cachent aux hommes la vérité révélée par le Christ, bien qu’elle dispense un bien mille fois plus précieux que le prix de leur triste besogne. Ils agissent comme ce brigand qui tua toute une famille de cinq ou six personnes pour voler une vieille souquenille et quarante kopeks. Les victimes lui auraient volontiers donné tous les vêtements et tout l’argent qu’elles possédaient pour qu’il leur laissât la vie sauve. Mais il ne pouvait pas agir autrement. Il en est de même des imposteurs en matière religieuse. Nous leur assurerions avec joie des revenus dix fois plus considérables, un luxe plus magnifique que ceux dont ils jouissent aujourd’hui, s’ils voulaient renoncer à perdre des hommes par leurs mensonges. Mais ils ne peuvent pas agir autrement. Voilà ce qui est terrible. Et c’est pourquoi, il n’est pas seulement en notre pouvoir, mais il est encore de notre devoir de dénoncer leur supercherie. S’il existe quelque chose de sacré, ce n’est pas leurs prétendus sacrements, mais cette obligation de dénoncer, dès que nous l’avons aperçue, leur imposture religieuse.

Qu’un Tchouvache fouette son idole ou l’enduise de crème aigrie, je puis le regarder faire avec indifférence et sans être tenté de blesser ses croyances, parce qu’il agit ainsi au nom de superstitions qui me sont étrangères et qu’il ne porte pas atteinte à ce que je considère moi-même comme sacré. Mais quand des hommes pratiquent des sortilèges et professent des superstitions grossières, au nom de ce même Dieu par qui je vis et de cette doctrine du Christ qui m’a donné la vie et peut la donner à tous les hommes, je ne puis les considérer avec tranquillité. Et ni leur grand nombre, ni l’ancienneté de leur superstition, ni leur puissance ne sauraient imposer silence à mon indignation.

En donnant à leurs actes le nom qui leur convient, je ne fais que ce que je dois faire, ce que je ne puis pas ne pas faire, du moment que je crois en Dieu et à l’enseignement du Christ. S’ils crient au sacrilège parce qu’on dévoile leur mensonge, cela prouve seulement l’étendue du mal qu’ils ont fait et doit encourager ceux qui croient en Dieu et à l’enseignement du Christ à redoubler d’efforts pour dissiper l’illusion qui cache aux hommes le vrai Dieu.

Du Christ qui chassa du temple les bœufs, les brebis et les marchands, ils devraient dire aussi qu’il fut sacrilège. S’il revenait aujourd’hui et qu’il vît ce qui se fait en son nom, dans leur église, il ne manquerait pas, avec une plus grande et plus légitime colère, de jeter au loin corporaux, bannières, croix, coupes, cierges et icônes, tous les instruments de leurs sortilèges, tout ce qui les aide à détourner les hommes de Dieu et de son enseignement.

Voilà ce qu’il y a de vrai ou de faux dans l’arrêté du Synode qui me vise. Je ne crois pas, il est vrai, tout ce que ses signataires prétendent considérer comme article de foi. Mais je crois à bien des choses, sur lesquelles ils voudraient me faire soupçonner d’incroyance.

Je crois en Dieu, qui est pour moi l’Esprit, l’Amour, le Principe de toutes choses. Je crois qu’il est en moi comme je suis en lui. Je crois que la volonté de Dieu n’a jamais été plus clairement, plus nettement exprimée que dans la doctrine de l’homme Christ ; mais on ne peut considérer Christ comme Dieu et lui adresser des prières, sans commettre, à mon avis, le plus grand des sacrilèges. Je crois que le vrai bonheur de l’homme consiste à l’accomplissement de la volonté de Dieu ; je crois que la volonté de Dieu est que l’homme aime ses semblables et agisse toujours envers les autres comme il désire qu’ils agissent envers lui, ce qui résume, dit l’Évangile, toute la loi et les prophètes. Je crois que le sens de la vie, pour chacun de nous, est seulement d’accroître l’amour en lui, je crois que ce développement de notre puissance d’aimer nous vaudra, dans cette vie, un bonheur qui grandira chaque jour et, dans l’autre monde, une félicité d’autant plus parfaite que nous aurons appris à aimer davantage ; je crois, en outre, que cet accroissement de l’amour contribuera, plus que toute autre force, à fonder sur la terre le royaume de Dieu, c’est-à-dire à remplacer une organisation de la vie où la division, le mensonge et la violence sont tout-puissants, par un ordre nouveau où régneront la concorde, la vérité et la fraternité, je crois que pour progresser dans l’amour nous n’avons qu’un moyen : la prière. Non pas la prière publique, dans les temples, que le Christ a formellement réprouvée (Matth. VI, 5-13). Mais la prière dont lui-même nous a donné l’exemple, la prière solitaire, qui consiste à rétablir, à raffermir en nous la conscience du sens de notre vie et le sentiment que nous dépendons seulement de la volonté de Dieu.

Il se peut que mes croyances offensent, affligent ou scandalisent les uns ou les autres, il se peut qu’elles gênent ou déplaisent. Il n’est pas en mon pouvoir de changer mon corps. Il me faut vivre, il me faudra mourir et ce sera bientôt. Tout cela n’intéresse que moi. Je ne puis croire autre chose que ce que je crois, à l’heure où je me dispose à retourner vers ce Dieu, dont je suis sorti. Je ne dis pas que ma foi ait été la seule incontestablement vraie pour tous les temps, mais je n’en vois pas d’autre plus simple, plus claire, et qui réponde mieux aux exigences de mon esprit et de mon cœur.

Si tout à coup, s’en révélait une autre, qui fût plus propre à me satisfaire, je l’adopterais sur-le-champ, car rien n’importe à Dieu que la vérité. Quant à revenir aux doctrines, dont je me suis émancipé au prix de tant de souffrances, je ne le puis. L’oiseau qui a pris son essor ne rentrera plus dans la coquille d’œuf dont il est sorti.

« Celui qui commence par aimer le christianisme plus que la vérité, en viendra bientôt à aimer sa secte ou son église plus que le christianisme, et finira par aimer sa propre personne (son repos) plus que tout au monde. » J’ai traversé, mais en sens inverse ces phases dont parle Coleridge. J’ai commencé par aimer l’Église orthodoxe plus que mon repos ; puis, j’ai aimé le christianisme plus que l’Eglise orthodoxe ; maintenant, j’aime la vérité plus que tout au monde. Mais, jusqu’à présent, la vérité s’est confondue pour moi avec le christianisme tel que je le comprends. Je confesse donc le christianisme. Et c’est aux efforts que je fais pour conformer mes actes à mes croyances que je dois de vivre dans la paix et la joie, et de pouvoir aussi, dans la paix et la joie, m’acheminer vers la mort.

Léon Tolstoï.xxxxx

Moscou, 4/17 avril.

  1. Il suffit de parcourir le rituel pour se convaincre que les cérémonies dont la célébration occupe sans cesse le clergé orthodoxe et qui constituent ce qu’on appelle le culte chrétien, ne sont que des pratiques de sorcellerie appliquées à toutes les occasions de la vie. Pour être assuré qu’un enfant, s’il meurt, ira en paradis, il convient de l’oindre suivant un certain rite et de le plonger dans l’eau en prononçant certaines paroles. Il y a des chants liturgiques, pour purifier une nouvelle accouchée. Quiconque voudra réussir dans une affaire, ou se ménager un séjour paisible dans sa nouvelle demeure, quiconque souhaitera une riche moisson à la fin de la sécheresse, quiconque désirera la guérison d’un malade ou quelque adoucissement aux souffrances d’une âme dans l’autre monde, aura recours également à des incantations spéciales qu’un prêtre prononcera, dans un lieu déterminé, moyennant quelque offrande.