Répertoire national/Vol 1/Satire contre l’Ignorance

Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 111-118).

1819.

SATIRE CONTRE L’IGNORANCE.

Mon étoile, en naissant, ne m’a point fait poète :
Et je crains que du ciel l’influence secrète
Ne vienne point exprès d’un beau feu m’animer :
Mais comment résister à l’amour de rimer,
Quand cet amour provient d’une honorable cause,
Quand rimer et guérir sont une même chose ?
L’autre jour, arrivant au troisième feuillet
Contre l’Ambition, je reçois ce billet :
« Croyez-moi, cher ami, laissez-là la satire ;
Renoncez pour toujours au métier de médire.
Ainsi que vous, je vois des torts et des travers ;
Mais jamais je n’en fis le sujet de mes vers,
Et jamais je n’aurai cet étrange caprice.
Je conviens qu’il est beau de combattre le vice,
Moi-même, je tiendrais la lutte à grand honneur,
Si j’osais espérer de m’en tirer vainqueur.
Mais peut-on l’espérer ? Dans le siècle où nous sommes,
Est-ce bien par des vers qu’on corrige les hommes ?
Non, se l’imaginer serait un grand travers ;
L’homme méchant se rit de la prose et des vers :
Soyez bien convaincu qu’il est incorrigible,
Et n’ayez pas le tort de tenter l’impossible.
Croyez-vous que P…r devienne moins pervers,
Moins fourbe, moins menteur, pour avoir lu vos vers ?
Sans devenir meilleur, il en a bien lu d’autres ;
Quel effet pourrait donc avoir sur lui les vôtres ?
Tenez, ami, tenez votre esprit en repos. »
Un autre me rencontre, et me tient ce propos :


« Chacun vous dit l’auteur des essais satiriques,
Que naguère on a lus dans les feuilles publiques.
Tous vos amis pour vous en seraient bien fâchés,
Croiraient, par-là, vous voir expier vos péchés.
Que si votre destin à rimer vous oblige,
Choisissez des sujets où rien ne nous afflige :
Des bords du Saguenay peignez-nous la hauteur,
Et de son large lit l’énorme profondeur ;
Ou du Montmorency l’admirable cascade,
Ou du Cap-Diamant l’étonnante esplanade.
Le sol du Canada, sa végétation,
Présentent un champ vaste à la description ;
Tout s’y prête à la rime, au moral, au physique,
La culture des champs, les camps, la politique.
Dites-nous, pour chanter sur un ton favori,
Les exploits d’Iberville ou de Salaberry :
Tous deux dans les combats se sont couverts de gloire ;
Ils méritent, tous deux, de vivre en la mémoire
Des vaillants Canadiens. Mais, aux travaux de Mars
Si de l’heureuse paix vous préférez les arts,
Prenez un autre ton ; dites, dans l’Assemblée,
Qui nous conviendrait mieux, de Neilson ou de Lée ;
En quoi, de ce pays la constitution
Est diverse, ou semblable à celle d’Albion ;
Qui nous procurerait le plus grand avantage,
De la tenure antique, ou du commun soccage.
Si de ces grands objets vous craignez d’approcher,
Libre à vous de choisir, libre à vous de chercher
Des sujets plus légers, des scènes plus riantes :
Décrivez et les jeux, et les fêtes bruyantes ;
Peignez les traits de Laure, ou ceux d’Amaryllis ;
Dites par quel moyen sont les champs embellis,
Les troupeaux engraissés ; comment se fait le sucre ;
Qui, du chanvre ou du bled, produit le plus grand lucre ;
Par quel art méconnu nos toiles blanchiraient ;
Par quel procédé neuf nos draps s’affineraient.
Enfin, le champ est vaste et la carrière immense »
Qu’on veuille ouïr ma réponse, ou plutôt ma défense :
Le sentier qu’on m’indique est déjà parcouru ;
Et, l’autre soir, Phébus m’est en songe apparu,
M’a tiré par l’oreille, et d’un moqueur sourire,
« Crois-tu qu’impunément l’on se permet de rire, »


M’a-t-il dit, « des neuf Sœurs, de Minerve et de moi ?
Elles ont eu, pourtant, quelque pitié de toi ;
Ont cru qu’il convenait d entendre raillerie,
Et n’ont, dans tes propos, vu qu’une étourderie.
Minerve t’a laissé quelques grains de raison ;
Les Muses, souriant comme à leur nourrisson,
T’ont laissé parcourir les rives du Permesse,
Et combattre assez bien l’Envie et la Paresse.
Moi-même, j’ai prescrit, me montrant indulgent,
À ton grave délit ce léger châtiment :
Tu n’iras point porter, sans mon feu, sans ma grâce,
Tes téméraires pas au sommet du Parnasse ;
Tu resteras au bas : ainsi je l’ai voulu,
Ainsi l’a décrété mon pouvoir absolu.
Tu seras, en un mot, plus rimeur que poète :
Différent de celui que ton pays regrette,
Qui, fort du beau génie et de l’heureux talent
Que des mains de nature il reçut, en naissant,
Et que je réchauffai de ma divine flamme,
Brilla dans la chanson, l’épître et l’épigramme,
Y montra de l’esprit les grâces et le sel :
N’espère point, enfin, d’être un autre Quesnel.
Avant de rien produire, il faudra que tu jongles,
Et te grattes la tête, et te rognes les ongles ;
Et ta verve, asservie à mon divin pouvoir,
Ne s’exercera point au gré de ton vouloir. »
Apollon parlait mieux, mais je ne saurais rendre
Le langage divin que je crus lors entendre.
Ce dieu, pour me punir d’un coupable discours,
Me défend de chanter les combats, les amours
Ne pourrait-on pas même appeler téméraires
Mes efforts pour traiter des choses plus vulgaires,
Si des esprits plus forts, des rimeurs plus experts,
En ont fait, avant moi, le sujet de leurs vers ?
Qui dirait le berger, l’abeille après Virgile ?
Qui dirait les jardins, les champs après Delille ?
Et, quand on l’oserait, y gagnerait-on bien,
Serait-on bien compris, au pays canadien,
Où les arts, le savoir, sont encor dans l’enfance ;
Où règne, en souveraine, une crasse ignorance ?
Peut-on y dire, en vers, rien de beau, rien de grand ?
Non, l’ignorance oppose un obstacle puissant,


Insurmontable même au succès de la lyre,
Qui s’élève au-dessus du ton commun de dire,
Comme on dit en famille, en conversation,
Prodigue du tour neuf et de l’inversion,
L’un et l’autre proscrits par la rustre ignorance,
Par elle regardés comme une extravagance.
Oui, l’ignorance, ici, doit restreindre un rimeur,
Ou, s’il est obstiné, doit lui porter malheur.
Pour l’ignorant lecteur, obscur, impénétrable,
Il est qualifié d’insensé, d’exécrable ;
On vous l’envoie au diable, à la maison des fous.
Particularisons : où trouver, parmi nous,
Qui ne confonde point le granit et le marbre ;
Qui sache distinguer, sur la plante ou sur l’arbre,
Style, pétale, anthère, étamine, pistil ;
Qui du même œil ne voie émeraude et béryl ;
Qui de l’ordre toscan distingue l’ionique,
Le convexe du plan, le carré du cubique ;
Qui ne confonde point la bise et le zéphyr,
Le pôle et l’équateur, la zone et le nadir ;
Qui n’ignore comment se soutient notre terre ;
Pour qui le moindre effet ne soit un grand mystère ?
Pourtant, je ne veux point, d’un style exagéré,
Dire, avec un auteur, que tout est empiré ;
Que les premiers colons, nos ancêtres, nos pères,
Furent, bien plus que nous, entourés de lumières ;
Qu’ils apprenaient bien mieux le latin et le grec ;
Que les arts florissaient beaucoup plus dans Québec
Suivant moi, ce langage est loin d’être orthodoxe ;
Et, pour mettre à néant ce hardi paradoxe,
Il n’est aucun besoin d’un long raisonnement.
Un regard en arrière, un coup d’œil le dément,
Il suffit de savoir que, sous notre ancien maître
Louis, nul imprimeur ici n’osa paraître ;
Qu’on n’y faisait, vendait ni livre, ni journal :
Voyez, à ce sujet, quelques mots de Raynal ;
L’exagération à part, on l’en peut croire.
Avant lui, Charlevoix offre, dans son histoire,
D’une ignorance étrange un exemple frappant :
Un mal épidémique, inconnu, se répand,
Met aux derniers abois tous les colons qu’il frappe
Ainsi qu’en pareils cas, aux enfants d’Esculape


On recourt ; mais voyant tous leurs soins superflus,
Ils déclarent, tout net, qu’ils ne soigneront plus ;
Proclament que le mal provient de maléfice ;
Accusent des sorciers l’envie et la malice,
Et, sans les secourir, laissent mourir les gens.
Vit-on des médecins, ailleurs, plus ignorants ?
Non, certes ! mais, sans faire aucun pas rétrograde,
Quelque part, on a vu maint ignorant malade,
Qui, voyant dans son mal un ordre exprès des Cieux,
Et dans les soins de l’art un grand péché contre eux,
Fuyait tout médecin, refusait tout remède.
Mais Dieu dit : « Aide-toi, si tu veux que je t’aide ; »
Et, se laisser mourir, quand on peut l’empêcher,
Ce n’est pas plaire au Ciel, c’est contre lui pécher.
Loin de moi, cependant, le dessein téméraire
De voir tout du même œil : l’ignorant volontaire
De l’ignorant par sort doit être distingué,
Et seul, sur son état, vertement harangué.
L’ignorant volontaire est toujours méprisable.
Pourtant, le temps n’est plus, où, chose inexplicable,
Un noble campagnard paraissait dédaigner
L’art de lire, était fier de ne savoir signer.
Mais est-il suffisant de ne faire un droit-lige
De l’ignorance ? Non, il faut qu’on s’en afflige.
Ignorer de son choix est un tort important :
Qu’est-ce, alors, l’ignorance, ou plutôt l’ignorant ?
L’ignorant est celui qui put, dans son enfance,
Apprendre, mais, par goût, manqua de diligence ;
Qui, pouvant être utile à ses concitoyens,
De les servir un jour négligea les moyens.
L’ignorant, quel qu’il soit, est un homme coupable,
S’il se charge d’un soin dont il n’est pas capable.
Qui croirait qu’on a vu plus d’un représentant,
Par la foule porté dans notre parlement,
Ignare jusqu’au point de ne savoir pas lire,
Et de la main d’autrui se servir pour écrire ?
« À la chambre, » dit-on, « si tous savaient parler,
Ils ne finiraient plus. » Mais, s’il faut leur souffler
Oui, non, n’est-ce pas chose et honteuse et nuisible ?
Quelquefois, l’ignorant ne se rend que risible ;
Surtout, quand, par son or ayant fait quelque bruit,
Il commence à vouloir trancher de l’homme instruit.


Oyez parler Toinon, oyez parler Beausire,
Et, si vous le pouvez, abstenez-vous de rire.
Un soir, la nappe ôtée, et le repas fini,
De convives instruits un cercle réuni,
Après mainte chanson, mainte plaisanterie,
Parle des écrivains et de la librairie.
Chacun prône, défend son auteur favori ;
L’un est pour Massillon, et l’autre pour Maury ;
L’un exalte Rousseau, l’autre exalte Voltaire ;
« Le plus beau des auteurs, c’est bien le Formulaire, »
S’écrie un ignorant, croyant être applaudi.
Le cercle, du bon mot, tout d’abord étourdi,
Se regarde, sourit, puis éclate de rire.
Si l’on en croit Rousseau, l’erreur est encor pire
Que l’ignorance. Soit : mais l’erreur est le fruit,
Le triste rejeton, le malheureux produit,
De la présomption unie à l’ignorance ;
Et de cette union naît encor l’impudence.
L’ignorant est peureux ; l’abusé, confiant ;
L’un hésite, incertain, et l’autre se méprend :
J’ignore où le danger gît, craintif, je m’arrête ;
Je le suppose ailleurs, follement je m’y jette.
Mais voyons pis encor que la présomption :
L’ignorance produit la superstition ;
Monstre informe, hideux, horrible, détestable ;
Pour l’homme instruit néant, mais être formidable
Pour l’ignorant, surtout, pour notre agriculteur ;
De plus d’un accident inconcevable auteur ;
Chaos, confusion de notions bizarres,
Roulant, s’accumulant dans des cerveaux ignares,
D’où naissent, tour à tour, mille fantômes vains,
Revenans, loups-garous, sylphes, sabbats, lutins :
Les nécromanciens, les sorts, l’astrologie,
Le pouvoir des esprits, des sorciers, la magie,
Et mille autres erreurs dont le cerveau troublé
Du superstitieux croit le monde peuplé.
Pour le peuple ignorant, l’orage, le tonnerre,
Les tourbillons de vent, les tremblements de terre,
Tout est miraculeux, tout est surnaturel.
Heureux, encore heureux, si Dieu, si l’Éternel
Est cru l’auteur puissant des effets qu’il admire,
Ou leur cause première ; et si, dans son délire,


Sous les noms de sorcier, d’enchanteur, ou devin,
Il n’attribue à l’homme un pouvoir surhumain ;
Le pouvoir de créer le vent et la tempête,
De s’élever en l’air, de se changer en bête ;
De rendre un frais troupeau tout à coup languissant,
Une épouse stérile, un éponx impuissant.
Insensé, d’où viendrait ce pouvoir détestable ?
Dis-moi si c’est de Dieu ; dis-moi si c’est du diable :
L’attribuer au Ciel, c’est blasphème, à mon gré ;
Dire qu’il vient du diable, et s’exerce malgré
La volonté de Dieu, ce serait pis encore :
L’un combat la bonté qu’en cet être on adore ;
L’autre abaisse et détruit son suprême pouvoir.
Delà, les mots sacrés, les cartes, le miroir,
Les dés, les talismans, le sas, les amulettes :
Folles inventions, d’ignares femmelettes.
Il est d’autres erreurs moins coupables, au fond,
Mais qui marquent toujours un esprit peu profond,
Un homme peu sensé, parfaitement ignare,
Ou, pour dire le moins, extrêmement bizarre.
Tel, des anciens jongleurs savourant les discours,
Et de l’astre des nuits redoutant le décours,
Pour semer le navet, la carotte ou la prune,
Attend patiemment le croissant de la lune.
La lune, selon lui, fait croître les cheveux,
Rend les remèdes vains, ou les travaux heureux ;
Dans son croissant, les vins, les viandes sont plus saines,
Les cancres, les homards, les huîtres sont plus pleines ;
De tout, enfin, la lune, en poursuivant son cours,
Et selon qu’on la voit en croissant ou décours,
Et gouverne et conduit la crue ou la décrue.
De voyager, sortir, se montrer dans la rue,
Même de commencer un ouvrage important,
Tel autre écervelé se garde, redoutant,
Ou des astres errants la maligne influence,
Ou d’un jour malheureux la funeste présence.
Au village, quels sont les communs entretiens ?
Il est vrai que, vivant en des climats chrétiens,
Nos vierges ne vont pas, jongleuses Mexicaines,
Se flageller, tirer le sang pur de leurs veines,
Pour, humaines, sauver un astre du trépas,
Ou du moins du ménage apaiser les débats,


Quand, d’un brutal époux, dans la lune éclipsée,
L’ignorance leur montre une épouse blessée.
Il est vrai qu’à l’aspect de ces astres brunis,
Nos peuples ne vont pas, par la peur réunis,
Et dévots, jusqu’au cou plongés dans les rivières,
Au Ciel pour leur salut adresser des prières ;
Ou pour en éloigner un horrible dragon,
Et battre du tambour et tirer du canon.
Non, mais combien encore, à l’aspect des comètes,
Se sentent inspirés, et deviennent prophètes ?
Comme on dit au pays, prophètes de malheurs,
Troublant leurs alentours de leurs folles terreurs ?
Combien d’autres, voyant l’avenir dans leurs songes,
Sont faits tristes ou gais par d’absurdes mensonges ?
Des superstitions le mode est infini.
Pourtant, ne faisons point un tableau rembruni :
Bientôt, nous jouirons d’un horizon moins sombre ;
Déjà, des gens instruits je vois croître le nombre ;
Déjà, Brassard, suivant les pas de Curateau,[1]
Donne au district du centre un collège nouveau.
Et, si mon vœu fervent, mon espoir ne m’abuse,
Ou plutôt, si j’en crois ma prophétique muse,
(Une déesse, un dieu peut-il être menteur ?)
Ce noble exemple aura plus d’un imitateur.
Je crois même entrevoir, dans un avenir proche,
Le temps, où, délivré d’un trop juste reproche,
Où par le goût, les arts, le savoir illustré,
Comptant maint érudit, maint savant, maint lettré,
Le peuple canadien, loué de sa vaillance,
Ne sera plus blâmé de sa rustre ignorance ;
Où, justement taxé d’exagération,
Mon écrit, jadis vrai, deviendra fiction.

M. Bibaud.

  1. M. Brassard, fondateur du collège de Nicolet, et M Curateau,
    fondateur du collège de Montréal.