Répertoire national/Vol 1/Caroline, Légende Canadienne

Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 359-365).

1837.

CAROLINE.

LÉGENDE CANADIENNE.


Il est dans la vie des moments de joie et de bonheur, qui sont si courts, et en même temps si vifs, qu’on se les rappelle toute sa vie. Ils sont séparés, et dispersés pour ainsi dire parmi tant d’autres moments tristes et malheureux, comme les étoiles sur le fond noir et ténébreux du ciel pendant la nuit !

C’est une promenade à la chute de Montmorency qui me suggère ces réflexions.

C’était au mois de Septembre de l’année 1831. Quiconque a passé quelques années de sa vie dans un collège, sait tout ce qu’il a de beau, de charmant, d’attrayant, ce mois de Septembre. — J’avais accompagné mon père dans un voyage à Québec. Il fallait satisfaire les yeux avides d’un jeune homme sortant du séminaire ; il fallait lui montrer toutes les curiosités que renferme la capitale et celles qui l’entourent à plusieurs lieues aux environs. Un matin donc, un matin comme on en voit en Canada dans cette saison, mon père, un vieil ami des siens et moi roulions dans un coche de louage à travers les rues étroites de cette ville : on arrive aux portes, on s’engage sous un long et obscur souterrain, et un instant après nous traversions la jolie rivière St.  Charles et prenions la route de Montmorency, à travers un paysage riant et pittoresque.

Vers onze heures nous admirions une cataracte moins considérable et moins large que Niagara, mais plus élevée. L’onde bouillonnante se précipite entre deux roches escarpées, avec nu bruit sourd qui ne laisse pas que de plaire. Les environs sont magnifiques et sont bien relevés encore par la beauté de cette chute. Il nous semblait voir une belle colonne d’albâtre incrustée de pierreries, dont toutes les parties auraient eu un mouvement oscillant, tant la masse d’eau écumait, tant elle est étroite et perpendiculaire. Le soleil y dardait ses rayons, et achevait de rendre le spectacle imposant. — Après avoir promené longtemps nos regards admirateurs sur cette scène et ces beautés de la nature, nous prîmes un autre chemin, qui conduisait à une chaîne de montagnes, assez près de là. Nous allions à la recherche d’un morceau d’antiquité canadienne, et l’on sait combien ont d’attrait pour le naturaliste ces rares objets, que le temps semble avoir oubliés sur son passage, tristes monuments des faiblesses ou des vertus d’êtres, dont le nom même est souvent ignoré de leurs semblables. La situation de cette antiquité dans la patrie des voyageurs, où ces sortes de ruines sont si peu nombreuses, ne pouvait manquer de piquer encore davantage leur intérêt.

Après quelques heures de marche, nous arrivâmes au pied des montagnes ; il n’y avait plus de chemin pour la voiture ; nous la quittâmes, et nous nous enfonçâmes dans le bois. Après quelques recherches, nous traversâmes un petit ruisseau, et nous étions sur un plateau bien défriché et désert. On ne pouvait trouver un site plus riant. À notre droite et derrière nous, était un bois touffu ; à notre gauche, on voyait au loin des campagnes verdoyantes, de riches moissons, de blanches chaumières, et à l’horizon, sur un promontoire élevé, la ville et la citadelle de Québec ; devant nous s’élevait un amas de ruines, des murs crénelés et couverts de mousse et de lierre, une tour à demi tombée, quelques poutres, un débris de toit. C’était là le but de notre voyage. Après en avoir examiné l’ensemble, nous descendîmes aux détails ; nous parcourûmes tous ces restes d’habitation. Avec quel intérêt nous regardions chaque partie de pierre ! Nous escaladions les murs, montions aux étages supérieurs dans les escaliers dont les degrés disjoints tremblaient sous nos pas mal assurés, nous descendions avec des flambeaux dans des caves ténébreuses et humides, nous en parcourions toutes les sinuosités ; à chaque instant nous nous arrêtions au bruit sonore de nos pas sur le pavé, ou aux battements d’ailes des chauves-souris, qui s’enfuyaient effrayées de se voir ainsi visitées dans leurs sombres et silencieuses demeures. J’étais jeune et craintif, le moindre son me frappait, je me serrais contre mon père, j’osais à peine respirer. Oh ! non, jamais je n’oublierai cette promenade souterraine ! — Mais ma terreur fut bien augmentée à la vue d’une pierre sépulcrale, que nous heurtâmes du pied !… Nous y voici ! s’écria l’ami de mon père. Sa voix fut répétée d’écho en écho. Nous étions arrêtés devant cette pierre, nous tenions fixés sur elle nos regards avides. Nous y déchiffrâmes la lettre C à moitié effacée. — Après un instant de morne silence, nous sortîmes à mon grand plaisir de ce séjour de mort. Nous traversâmes ces ruines, et nous nous trouvâmes encore sur un vert gazon. C’était l’emplacement d’un jardin : on y distinguait, par les inégalités du terrain, les allées des parterres, il y croissait des lilas, quelques pruniers et pommiers devenus sauvages.

Jusque là je m’étais bien gardé de prononcer un mot, mais enfin la curiosité l’emporta, il fallait avoir l’explication de la pierre mystérieuse ; je la demandai. Nous allâmes nous asseoir au pied d’un érable touffu, et l’ami de mon père commença son récit en ces termes :

Vous vous rappelez de l’intendant Bigot, qui gouvernait en Canada dans le siècle dernier. Vous n’ignorez pas ses déprédations, ses vols du trésor public ; vous n’ignorez pas non plus que ses méfaits lui valurent en France la peine d’être pendu en effigie, de par l’ordre de sa Majesté Très-Chrétienne. Mais voici ce que vous ignorez peut-être. L’intendant, comme tous les favoris de l’ancien régime, voulait mener sur la terre vierge de l’Amérique le même train de vie et le même luxe que la noblesse féodale de la vieille Gaule. La révolution n’avait pas encore nivelé, voyez-vous. En conséquence, il se fit construire la maison de campagne, dont vous avez les ruines sous les yeux. C’est ici qu’il venait se distraire des fatigues de sa charge, et qu’il donnait des fêtes somptueuses, auxquelles assistait tout le beau monde de la capitale, sans même en excepter le Gouverneur. Rien ne manquait pour rendre ces fêtes solennelles et le séjour de ce nouveau Versailles agréable. La chasse, ce noble amusement de nos pères, n’occupait pas le dernier rang dans les plaisirs de l’intendant. Il y avait peu de chasseurs plus habiles et plus intrépides : léger comme un sauvage, il parcourait les forêts, escaladait les rochers, et ses compagnons de chasse avaient bien de la peine à le suivre à la poursuite du chevreuil et de l’ours. Aussi expert à tuer qu’à courir, il était rare qu’il manquât son coup, et qu’il n’abattît sa proie. Un jour donc, il se livrait ardemment, avec un petit nombre d’amis, à la poursuite d’un élan. L’animal vigoureux fuyait à travers les bois, sautait les fossés, les ravines ; les chasseurs n’en étaient que plus ardents de leur côté. L’intendant ne voit plus rien que la proie qui lui échappe ; il la suit et dévance ses compagnons, qui l’ont bientôt perdu de vue. Enfin après une longue course, il rejoignit l’animal : celui-ci essoufflé, épuisé, était tombé à terre, et n’attendait plus que le coup de mort.

Content de sa victoire, le chasseur veut retourner sur ses pas, et rejoindre ses compagnons. Mais il les a laissés en arrière… Où sont-ils ? où est-il ? Il s’aperçoit alors que son ardeur l’a entraîné trop loin, et qu’il est égaré au milieu d’une vaste forêt, sans savoir de quel côté se diriger pour en sortir. Le soleil était près de se coucher, et la nuit s’avançait. Dans cette perplexité, l’intendant prend le seul parti qui lui reste, il se remet en marche, tâche de retrouver ses traces, et reconnaître les lieux. Il parcourt les bois en tous sens, fait mille tours et détours, va et revient sur ses pas, mais le tout en vain, ses efforts sont inutiles. Dans cet affreux embarras, accablé de fatigue, les forces lui manquent, il s’arrête, se laisse tomber au pied d’un arbre. La lune se levait dans ce moment belle et brillante, et grâce à sa bienfaisante clarté, l’infortuné chasseur pouvait au moins distinguer les objets autour de lui. Plongé dans ses rêveries, il songeait à tous les inconvénients de sa triste position, lorsque tout-à-coup, il entend un bruit de pas, et aperçoit à travers les broussailles quelque chose de blanc qui s’avance de son côté ! on eût dit un fantôme de la nuit, un manitou du désert, un de ces génies que se plaît à enfanter l’imagination ardente et créatrice de l’indien. L’intendant effrayé se lève, il saisit son arme, il est prêt à faire feu… Mais le fantôme est à deux pas de lui ! Il voit un être humain, tel que les poètes se plaisent à nous représenter ces nymphes, légères habitantes des forêts. C’est la sylphide de Châteaubriand ! c’est Malx ! c’est Velléda ! Une figure charmante, de beaux grands yeux bruns, une blancheur éclatante ; de longs cheveux noirs tombent en boucles ondoyantes sur des épaules plus blanches que la neige, le souffle léger du zéphyr les fait flotter mollement autour d’elle : une longue robe blanche négligemment jetée sur cette fille de la forêt achève d’en faire un type admirable. On croirait voir Diane ou quelqu’autre divinité champêtre. Caroline, car c’est son nom, enfant de l’amour, avait eu pour père un officier français d’un grade supérieur. Sa mère, indienne de la puissante tribu du Castor, était de la nation algonquine. C’est sur les bords de l’Outaouais qu’elle a donné le jour à Caroline.

À sa vue, l’intendant troublé la prie de s’asseoir. Il est frappé de sa beauté, il l’interroge, il la questionne, et lui raconte son aventure. Il finit par lui demander de le conduire, et de le guider hors du bois. La belle créole s’y prête avec grâce, et ce n’est qu’à leur arrivée à la maison de campagne, que l’intendant se fait connaître à son guide, et l’engage à demeurer au château.

Or, à présent, il faut savoir que l’intendant était marié ; mais son épouse ne venait que rarement à la maison de plaisance. Cependant la renommée aux cent bouches ne manqua pas de répandre bientôt le bruit que l’intendant avait une maîtresse et qu’il la gardait à Beaumanoir. Ainsi se nommait le château en question. Ce bruit parvint aux oreilles de l’épouse, et ses visites à la campagne devinrent plus fréquentes. La jalousie est une terrible chose !

L’intendant couchait au rez-de-chaussée, dans une tourelle située au nord-ouest du château ; dans l’étage au-dessus était un cabinet occupé par la belle protégée ; un long corridor conduisait de ce dernier appartement à une grande salle, et à un petit escalier dérobé, qui donnait sur les jardins.

Le 2 Juillet 17…, voici ce qui se passait : c’était le soir, onze heures sonnaient à l’horloge, le plus profond silence régnait d’un bout du château à l’autre, tous les feux étaient éteints ; la lune dardait ses pâles rayons à travers les croisées gothiques ; le sommeil s’était emparé des nombreux habitants de cette demeure, la seule Caroline était éveillée.

Elle venait de se coucher, lorsque tout-à-coup la porte s’entr’ouvre, une personne masquée et vêtue de manière à ne pas être reconnue s’approche de son lit, et feint de lui parler. Elle veut crier, mais à l’instant on lui plonge à plusieurs reprises un poignard dans le sein !… L’intendant réveillé aux cris de sa maîtresse, monte précipitamment à sa chambre. Il la trouve baignée dans son sang, le poignard dans la plaie. Il veut la rappeler à la vie, mais en vain ; elle ouvre les yeux, lui raconte comment la chose s’est passée, lui jette un tendre regard, qui s’éteint pour toujours !… L’intendant éperdu parcourt tout le château, en poussant des cris lamentables : tout le monde est bientôt sur pied, on court, on cherche, mais l’assassin s’est échappé.

Jamais on n’a pu découvrir l’auteur de ce crime, mais en revanche la chronique rapporte bien des choses. Les uns ont vu descendre par l’escalier dérobé, une femme qui s’est enfuie dans le bois, c’est l’épouse de l’intendant ; selon d’autres, c’est la mère de l’infortunée victime. Quoiqu’il en soit, un voile mystérieux couvre encore aujourd’hui cet affreux assassinat.

L’intendant voulut que Caroline fût enterrée dans la cave du château, au-dessous même de la tour où elle reçut la mort, et fit placer sur sa tombe la pierre que nous venons d’y voir.

Ainsi se termina le récit, de notre vieil ami. Nous rejoignîmes notre voiture, et deux heures après nous étions de retour à la ville. Tout le long de la route, je repassai dans ma mémoire les événements de la journée, et je me promis bien de n’en jamais perdre le souvenir. Puisque l’occasion s’en est présentée, j’ai préféré en coucher le récit sur le papier, toujours plus sûr et plus fidèle que la meilleure mémoire.

Amédée Papineau[1].
  1. M. A. Papineau, fils de l’Hon. Louis Joseph Papineau, est l’un des Protonotaires du District de Montréal.