Société du Mercure de France (p. 131-237).

DEUXIÈME PARTIE



À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).


Les Guérets par Amboise (Indre-et-Loire).

1 octobre 19..


Mon cher Jérôme,

Vous êtes un singulier personnage de vous étonner que je vous donne de mes nouvelles. Pourquoi ne supposez-vous donc pas que je suis contente, en retour, d’avoir des vôtres ? Ce qui s’est passé entre nous pourrait-il donc nous empêcher de conserver l’un pour l’autre une mutuelle et sincère affection ? Est-ce une raison, parce que je ne porte plus votre nom, pour ne plus éprouver du plaisir à l’écrire sur l’enveloppe d’une lettre ? Si vous pensiez autrement, ce serait me prêter des sentiments que je n’ai pas, ce serait bien mal me connaître, et je ne ferai pas cette injure, mon cher Jérôme, à votre remarquable intelligence.

Oui, il me semble très naturel que des relations, au moins épistolaires, continuent entre nous. Elles sont pour moi un agrément dont je ne me résoudrai pas facilement à me priver, et je vous assure que ce n’est pas sans amitié que je considère l’adresse de ma lettre. La pensée que ce papier ira, par le paquebot et le railway, vous atteindre au pays lointain où vous êtes resté me cause même, chaque fois qu’elle me vient à l’esprit, une petite émotion à laquelle se mêle une certaine mélancolie. Je ne jette point ma missive à la boîte sans, avec elle, retraverser quelque peu l’Atlantique. Je l’accompagne à travers les campagnes américaines. Je la vois parcourir les vastes solitudes de votre continent, franchir les Montagnes Rocheuses et leurs plateaux de neige, passer la Sierra où croissent les grands pins, où fusent les geysers, et redescendre vers cette belle Californie, dont j’ai conservé un souvenir si lumineux et si fleuri. La voici maintenant, ma lettre, qui arrive à Berkeley. Elle s’embarque sur le ferry-boat. Au delà de la baie, elle est à San Francisco, puis elle en repart par la gare de Town’s End pour votre charmant Burlingame. C’est là qu’elle va vous rejoindre, mon cher Jérôme, et je crois un peu m’y retrouver avec elle.

J’ai beaucoup aimé notre cottage de Burlingame. Je vous assure qu’il reste dans ma mémoire comme un lieu charmant. Parmi toutes les maisons qui se cachent dans la verdure, il en est, certes, de plus luxueuses que la vôtre, mais je n’en connais pas de plus plaisante, de mieux aménagée et de plus aimablement confortable. Votre vieux goût français y corrige à merveille ce que les modes américaines ont de trop positif. Aussi votre demeure est-elle à la fois élégante et bien agencée. Et puis, à mon sens, elle est la mieux située de tout Burlingame. L’emplacement en a été admirablement choisi et fait grand honneur à votre discernement. De chez vous on a, en même temps, vue sur la Baie et sur le Pacifique. Les arbres qui entourent l’habitation sont magnifiques. J’aime aussi beaucoup la grande prairie à barrières blanches, où s’ébattent vos poneys, et le grand ravin qui longe la route avant d’arriver à la longue allée d’eucalyptus par où l’on parvient au cottage. J’allais souvent m’y promener à votre rencontre, à l’heure où vous reveniez de San Francisco. En un mot, mon cher Jérôme, j’aime votre Burlingame, et j’ai de l’affection pour vous. J’espère que vous ne vous opposerez à aucune de ces deux conclusions et à aucun de ces deux sentiments.

Celui que je porte à votre maison me pousse, maintenant, à vous donner un conseil. Au cas où vous compteriez vous y installer avec Miss Hardington, ne cherchez pas, je vous en conjure, à agrandir et à embellir le cottage. Laissez-le tel qu’il est. Ne jouez pas au milliardaire, bien que vous alliez devenir un de ces personnages, ce qui me fait plaisir pour vous, et qui, aussi, me fait un peu peur, car je désire sincèrement que vous soyez heureux. Ce souhait me ramène au second des deux sentiments que j’exprimais tout à l’heure : mon affection pour vous.

Je ne doute pas, mon cher Jérôme, que Miss Hardington ne soit une femme parfaite et ne fasse votre bonheur. Vous avez, du reste, tous les atouts au jeu. Alicia vous adore et vous approuvera en tout ce que vous voudrez, ce qui vous sera assez agréable, car, entre nous, vous êtes quelque peu égoïste. Ne le prenez pas en mauvaise part. C’est une simple remarque que j’en fais, et non pas un blâme que j’en porte. Vous êtes ainsi, et chacun de nous est ce qu’il peut. Tel que vous êtes, vous m’êtes très cher. Et, cependant, vous en avez paru douter dans la lettre que vous m’écrivîtes après mon départ.

Eh bien ! vous aviez tort. Laissez-moi plutôt croire que ce que vous en disiez était l’effet d’une feinte modestie. Vous savez très bien ce que vous valez et vous me connaissez assez pour être sûr que je rends justice à vos mérites. Vous étiez donc mal venu à suspecter mes sentiments. Vous avez toujours été très bon pour moi et je vous en garde une vive reconnaissance. Mais, puisque vous vous montrez si pointilleux, voulez-vous que nous récapitulions ensemble ce que je vous dois ? Cela vous rassurera sur la vérité de mes assertions.

Je n’ai, en effet, eu jamais qu’à me louer de vous, mon cher Jérôme. Quand je vous ai connu, j’étais au couvent. J’ajouterai que j’y étais à un âge où il commence à devenir ridicule d’y être : à dix-neuf ans sonnés. La plupart de mes compagnes avaient déjà pris leur volée. Elles étaient rentrées dans leurs familles pour faire leurs débuts dans le monde. Plusieurs étaient mariées. Ma meilleure amie, Madeleine de Guergis, de chez qui je vous écris, avait déjà convolé en justes et en injustes noces, car dès la première année de son mariage avec M. de Jersainville, elle se vantait d’avoir eu deux amants.

Donc, pendant que mes camarades étaient déjà parties pour la vie, moi, je demeurais derrière les grilles. On m’y gardait un peu par complaisance, à cause de ma vieille parente, la mère Véronique. Ma situation d’orpheline inspirait une certaine pitié à la communauté. D’ailleurs, ma mère avait été élevée, jadis, chez ces Dames de Sainte-Dorothée, en souvenir de quoi j’y étais traitée en pensionnaire privilégiée. Cependant, à moins de prendre le voile, ce dont je n’avais nulle envie, je ne pouvais m’éterniser là. Mon avenir me préoccupait.

Il n’était pas couleur de rose, mon avenir ! Ma mère, en mourant, m’avait laissée presque sans fortune. Ma pauvre maman n’a jamais été très bon comptable, et l’héritage de mon père avait fondu entre ses jolies mains paresseuses. Une fois hors du couvent, que deviendrais-je ? Je ne possédais, naturellement, aucun métier, j’avais de « l’instruction », et c’était tout. J’étais capable d’enseigner le piano, de donner des leçons de dessin et, à la rigueur, de me placer à l’étranger comme institutrice ou comme demoiselle de compagnie. Il me restait aussi la ressource de me faire cocotte. N’étais-je pas fille d’un officier supérieur ? Mais je ne me sentais aucun goût pour aucune de ces solutions. Malgré ma légèreté de jeune fille, cette question d’avenir n’était pas sans me tourmenter. J’y songeais parfois avec anxiété, la nuit, dans mon petit lit de pensionnaire, en regardant la veilleuse faire, au plafond, des ronds de lumière qui auraient bien dû être des pièces de cent sous. Pour gentille qu’elle fût, j’étais fort embarrassée de ma personne.

Il y avait bien la ressource de recourir aux amies de ma mère. Il se trouvait dans leur nombre quelques braves dames qui ne m’eussent refusé ni un conseil, ni même une recommandation. Elles venaient assez volontiers me visiter au parloir, m’apporter des gâteaux et des bonbons, s’attendrir un moment sur ma situation d’orpheline pauvre. Mais laquelle eût voulu faire pour moi davantage, laquelle m’eût aidée véritablement et efficacement à me débrouiller ? Laquelle eût consenti à se charger de moi ? Aucune n’aurait eu ce courage et cette charité, pas même l’excellente Mme  Bruvannes. Et puis, assumer une pareille responsabilité ! Pensez donc, une grande demoiselle comme moi, quel fardeau et quel embarras !

Cependant, Mme  Bruvannes se fût peut-être risquée, mais Mme  Bruvannes avait son neveu, Antoine Hurtin, et l’idée que je chercherais peut-être à me faire épouser paralysait ses meilleures intentions à mon égard. Quoique née avec de grandes qualités et un rien de folie, Mme Bruvannes est une bourgeoise, et que son neveu contractât un mariage sans fortune lui eût paru une véritable calamité. Comme si cela n’eût pas mieux valu, pour ce gros garçon, que de passer ses nuits au tripot, que de s’abrutir de sports et de courir les filles ! Mais voilà, Mme Bruvannes est une bourgeoise. La fête lui en impose et elle a un certain respect pour les fêtards. Tandis que la pensée que son argent irait à une jeune fille sans le sou bouleversait tous ses principes.

En effet, le mariage était pour moi la seule issue, et ces dames de Sainte-Dorothée le savaient bien. L’établissement de leurs pensionnaires est le couronnement de l’œuvre d’éducation qu’elles entreprennent. Aussi sont-elles de grandes marieuses devant l’Éternel. Elles excellent à caser et à conjoindre leurs ouailles. À ce jeu de petit bonheur, elles sont véritablement émérites, mais encore, pour y réussir, leur faut-il un appoint qui me manquait. Si, sans être riche, j’avais eu une dot raisonnable, nul doute qu’elles n’eussent tiré pour moi le parti le plus avantageux. Elles possèdent de nombreuses relations, l’esprit de combinaison et d’intrigue. Elles méditent longuement et patiemment leurs projets ; elles emploient pour les mener à bien les pieuses armes du cloître. Mais que voulez-vous qu’elles fassent, quand elles n’ont pour mise au jeu qu’une jolie figure et une taille bien prise ? Tout cela n’est guère négociable. Ces sortes de mariages, fondés sur les seuls appâts de la nature, c’est le diable qui les fait. Nos bonnes mères ne s’en mêlent point. Ah ! donnez-leur plutôt quelque petit laideron, même maigrement doté ! Elles parviendront bien, malgré tout, à l’assortir. Moi, je ne présentais pas les conditions requises. J’étais inutilisable. Je m’en rendais compte. C’est alors, mon cher Jérôme, que vous êtes intervenu.

Je me souviendrai toujours de la première fois où je vous aperçus au parloir. J’y avais été appelée par la vieille comtesse de Felletin, et j’avais dû subir le contact trop affectueux de son menton barbu. Vous, vous étiez venu à Sainte-Dorothée pour y voir la fille de votre ami M. Hinland, de San-Francisco, qui se perfectionnait parmi nous dans la connaissance du français. Vous deviez rapporter à son père des nouvelles de notre petite condisciple. Cette mission n’avait rien de dangereux, et cependant elle vous valut une étrange aventure. Vous ne vous attendiez pas, en venant sans méfiance à Sainte-Dorothée, à en ramener avec vous, en Amérique, une grande fille comme moi. C’est le diable qui vous a joué ce diable de tour !

Oui, vous, un garçon sérieux, très sérieux même, puisque vous n’aviez pas craint de vous expatrier pour chercher fortune dans le nouveau monde, vous y avez ramené une petite Française, sans sou ni maille. Et c’était d’autant plus curieux que vous aviez juré de ne jamais vous marier ! Vous aimiez votre liberté, votre vie de travail. Après de dures années de déceptions et de tâtonnements, vous étiez arrivé à acquérir une belle indépendance pécuniaire. Ah ! vous n’étiez pas ce que l’on appelle riche en Amérique, mais vous étiez ce que nous nommons en France un « bon parti ». Enfin, vous aviez atteint le moment où vous pensiez jouir de votre liberté et de votre fortune. Après dix ans d’absence, vous reveniez à Paris pour goûter les plaisirs de la situation que vous vous étiez laborieusement acquise et que vous comptiez bien mener haut et loin. L’instant vous semblait propice pour reprendre pied à Paris, y renouer vos relations, fréquenter les petits théâtres, vous divertir avec des dames du demi-monde et en rapporter là-bas d’agréables souvenirs. Eh bien, non, mon pauvre Jérôme, le sort en avait disposé autrement ! Huit jours après votre arrivée, à peine vos malles défaites, vos premières cartes posées chez vos amis d’autrefois, le hasard a voulu que vous vinssiez au parloir de Sainte-Dorothée et que vous y trouvassiez, en même temps que la vieille Mme de Felletin, une petite gueuse de pensionnaire qui attira votre attention. Et le pire de l’aventure, pour un électricien comme vous, fut que vous reçûtes le coup de foudre !

Car ce fut le coup de foudre, Jérôme. « Souvenez-vous-en », comme dit la chanson. Dix minutes après m’avoir vue, vous vous faisiez reconnaître par Mme de Felletin, et vous m’étiez présenté. Je vous rendis gravement votre salut et, bien que l’uniforme du couvent ne m’avantageât pas précisément, votre sort était décidé. La semaine suivante, Mme  de Felletin, ahurie, stupéfaite, les poils de son menton dressés d’étonnement, accourait de votre part pour me demander ma main, ma main sans rien dedans. Quelle folie ! Mais c’était aussi la faute de Paris. Vous vous croyiez américanisé et vous étiez demeuré très Français, c’est-à-dire capable de l’acte le plus fou et le plus inconsidéré, d’un acte désintéressé, ce qui est le comble de l’absurdité ! Oui, mon cher, l’air de Paris, l’air de France vous avait monté au cerveau. Vous me preniez « sans dot », comme dans les comédies. Vous vous montriez l’un des derniers tenants du mariage chevaleresque. De ce beau mouvement, je vous serai toujours reconnaissante.

Cependant il importe de ne pas se duper. Certes, votre acte était socialement généreux et fou. Sentimentalement il était quelque peu autre. Votre chevalerie avait ses mobiles et elle contenait, à votre insu, une certaine part d’égoïsme. Vous y trouviez des compensations qui en modifiaient la valeur morale. La vérité, il faut bien le dire, était que, physiquement, je vous plaisais beaucoup. Vous ressentiez pour moi un goût sensuel des plus violents et des plus impérieux. Vous aviez l’air de vous conduire en gentilhomme, mais, au fond, vous agissiez comme un trappeur qui s’adjuge, coûte que coûte, une proie désirée. Je ne saurais vous en blâmer, car ces sortes d’enlèvements légaux sont toujours flatteurs pour une femme ; mais je constate le fait, puisque, comme je vous le disais tout à l’heure, nous récapitulons.

Donc, je ne vous reproche rien, mon cher Jérôme. Je tiens seulement à bien définir la nature du lien qui s’est établi entre nous. N’est-ce pas sa nature même, d’ailleurs, qui fait qu’il ait pu se dénouer plus tard sans douleur et sans violence ? Les amours comme les nôtres sont dans des conditions à ne pas durer éternellement, et leur satisfaction même est la cause de leur fragilité. Or, vous pouvez reconnaître que je ne vous ai pas marchandé les privautés auxquelles vous aviez droit. Mais le temps a passé et vous avez constaté que vous y attachiez peu à peu moins de prix. Souvent une union résiste à une dépréciation de cette espèce. Des similitudes de caractères y créent une nouvelle entente qui se substitue insensiblement à la première. Ce ne fut pas notre cas, et nous aurions pu être fort malheureux, si je ne m’étais aperçue à temps du malentendu qui s’introduisait entre nous.

Car c’est moi qui m’en suis rendu compte la première. Certes, je n’avais pas cessé d’être pour vous une femme « possible », mais je n’étais plus « l’indispensable ». J’étais un pis-aller que l’habitude vous rendait tolérable, mais je ne tenais pas dans votre vie la place que vous y eussiez faite volontiers à une personne plus apte que moi à y prendre une part active et efficace. Peut-être eussiez-vous toujours ignoré cette situation si je n’avais eu le courage de vous en avertir. Je fus aidé à cette détermination par l’arrivée de Miss Hardington. Dès que Miss Hardington se fut s’installée à Burlingame et que je commençai à la connaître un peu, j’ai tout de suite compris l’avertissement que me donnait sa présence. Alors, j’ai fait des comparaisons et j’ai réfléchi. Il ne m’a pas fallu longtemps pour découvrir ce dont je me doutais déjà. La femme qui vous aurait convenu, mon cher Jérôme, ce n’était pas moi, c’était Miss Hardington. Une Miss Hardington eût été capable de s’intéresser à vos affaires, de vous y conseiller, de vous y seconder. De plus, son énorme fortune vous aurait fourni le moyen de développer toutes vos facultés. Quel appoint admirable, quel merveilleux levier à votre effort intelligent ! Une vérité indiscutable me frappait. C’était par une union avec Miss Hardington que s’ouvrait la véritable voie de votre destinée. Je me serais crue coupable de vous faire manquer cette magnifique occasion. Dès lors, mon parti était pris. J’étais résolue à vous procurer cette chance unique. J’y ai réussi. Votre mariage avec Miss Hardington est maintenant, je l’espère, une chose accomplie.

Si je suis certaine que vous m’en êtes à présent reconnaissant, je dois reconnaître, mon cher Jérôme, que vous ne vous êtes pas laissé convaincre sans résistance. Cette attitude a contribué, du reste, à l’estime et à l’amitié que j’ai gardées pour vous. Mes premières ouvertures furent fort mal accueillies. À l’idée de notre séparation, de notre divorce, vous vous êtes fort gentiment, fort galamment, fort sincèrement révolté. Ce mouvement fut même si sincère que vous en avez repris pour moi l’ancien attrait physique dont vous vous étiez quelque peu déshabitué. Je me prêtai de bonne grâce à cette suprême expérience et nous connûmes une seconde lune de miel qui n’eut rien pour moi de désagréable. De son côté, Miss Alicia s’opposait généreusement à ce qu’elle croyait être de ma part un affreux sacrifice. Tout cela fit que j’eus quelque peine à vous amener l’un et l’autre à une juste appréciation de la situation et à vous faire accepter enfin le bonheur mutuel que je vous offrais. Vous mettiez l’un et l’autre une sorte de point d’honneur à ne pas vouloir convenir de la vérité de mes assertions. Enfin je suis parvenue à vous faire entendre raison. Je vous ai rendu ainsi à tous deux un réel service. C’est ainsi qu’il faut se conduire entre gens pratiques, et nous nous sommes prouvé qu’aucun de nous ne manquait de cette qualité.

Car c’est au nom de ce sens pratique même que j’ai pu accepter de vous la récompense de mes bons offices. Je sais bien qu’en agissant ainsi j’ai renoncé à vous laisser de moi le souvenir d’une héroïne de roman. Mais que voulez-vous, mon cher Jérôme, je suis une femme qui aime la vie et qui désire la vivre le plus agréablement possible ! Aussi, ai-je accepté, sans façon, de pouvoir, grâce à vous, mener dorénavant à peu près celle qui me plaira. En somme, je suis une indépendante et je n’ai pas refusé que vous m’assurassiez une agréable indépendance. D’ailleurs, vous ne m’auriez jamais laissé vous quitter sans pourvoir à ce que je pusse mener loin de vous une existence honorable. Il eût peut-être été plus beau, certes, que je m’en allasse de chez vous comme j’y étais venue, mais y a-t-il lieu de s’étonner que cinq années d’Amérique m’aient un peu américanisée ?

De ces cinq années, je garde, et j’aime à vous le répéter, mon cher Jérôme, un fort bon souvenir. Nous ne nous y sommes diminués, ni l’un ni l’autre, à nos yeux réciproques. Nous ne nous sommes pas séparés comme des gens vulgaires qui, cessant de se plaire, travaillent à se trouver des raisons à se mépriser. Loin de là. Nous avons simplement procédé à une rectification de nos destinées. C’est une opération loyale et sage que nous avons accomplie en pleine liberté d’esprit et en parfaite entente. Cela laisse place entre nous à l’affection et à l’estime. C’est pour cela, comme je vous le disais au commencement de ma trop longue lettre, que j’ai grand plaisir à vous écrire et à penser à vous. C’est pour cela que je me souviens très amicalement de votre Burlingame, de ses prairies, de ses arbres, de sa belle vue.

Entre nous, même, je préfère votre cottage californien à cette propriété tourangelle des Guérets, dans laquelle je suis venue passer quelques semaines chez mon amie Madeleine de Jersainville, avant de regagner Paris, où je vais tâcher de m’installer convenablement un petit coin gentil. J’espère que vous viendrez m’y voir avec Miss Hardington, quand elle sera devenue la seconde Mme  Cartier, et que vous honorerez d’une visite notre vieille Europe. Vous y trouverez une amie fidèle, mon cher Jérôme, en votre amie dévouée,

Laure de Lérins.


À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

Hôtel Manfred, 56, rue Lord-Byron.

Paris, le 20 novembre.

Mon cher Jérôme,

Me voici à Paris, et je vous avoue que je suis bien aise d’y être. Je n’avais fait qu’y passer quelques jours, au débarqué du paquebot, et ces quelques jours, j’avais dû les passer en compagnie de ces excellents Duckworth qui avaient été charmants pour moi pendant la traversée de New York au Havre. Ce sont les meilleures gens du monde, mais ils sont mortellement ennuyeux. Cependant, j’aurais mauvaise grâce à en dire du mal, car ils se sont montrés pour moi aux petits soins. Mme Duckworth m’a comblée de pastilles contre le mal de mer ; M. Duckworth a veillé à ma sécurité et à ma santé. Il traînait ma chaise longue au meilleur endroit, et m’apportait mon plaid dès que le temps fraîchissait. En un mot, il a été parfait. Il m’a bien demandé deux ou trois fois de consentir à être quelque peu sa maîtresse, ajoutant qu’une maîtresse française aussi jolie que moi lui rendrait tout à fait inoubliable son séjour à Paris, mais, voyant que ses propositions ne me tentaient guère et ne me causaient point un enthousiasme excessif, il n’a pas insisté outre mesure et a rabattu plus modestement ses vues sur une jeune dame wurtembergeoise qui était au nombre des passagères et qui n’a pas beaucoup résisté aux avances du brave Duckworth, car il m’est arrivé plusieurs fois, pendant la traversée, de les apercevoir tendrement penchés sur la lisse.

Il m’a même semblé que Duckworth était parvenu à ses fins avant d’aborder au Havre. En y débarquant, l’aimable Allemande portait au doigt une fort belle bague qui paraissait bien provenir des libéralités reconnaissantes de notre ami.

Ce succès l’avait mis en gaieté et, pendant la semaine où nous habitâmes ensemble le Palace Hôtel, nous fîmes une forte fête. Chaque soir, on allait souper après le théâtre. Malheureusement, Duckworth est un soupeur plus bruyant que brillant. Vous connaissez ses habitudes de table et vous pensez que j’eus bientôt assez de ces divertissements nocturnes ; aussi, le temps raisonnable donné au couple Duckworth, éprouvai-je le besoin d’un peu de repos. L’occasion se présenta. J’avais télégraphié mon arrivée à mon amie Madeleine de Guergis, devenue, comme vous savez, comtesse de Jersainville. Madeleine n’était pas à Paris et devait séjourner jusqu’à la fin de décembre dans sa propriété des Guérets. Il va sans dire qu’elle m’invitait à aller la rejoindre pour y demeurer avec elle, le temps qu’il me plairait d’y rester. Son mari joignait à l’invitation un mot des plus aimables. Ma décision fut vite prise. Si je n’étais pas autrement pressée de lier plus ample connaissance avec M. de Jersainville, que je n’avais fait qu’entrevoir, lors du mariage de mon amie, j’avais hâte de revoir Madeleine de Guergis. De plus, l’automne de Touraine me tentait assez. Il est fort beau, très doux, très lent, et, vous savez, mon cher Jérôme, que j’aime les arbres jaunissants, les belles feuilles mortes dans les sentiers, l’odeur d’éther que répandent les bois à leur déclin. J’acceptai donc l’offre des Jersainville et je partis pour les Guérets, laissant les braves Duckworth épuiser seuls les joies de Paris.

Je ne vous ferai pas une description détaillée des Guérets. Je sais pourtant que vous la liriez avec plaisir, car le sens des affaires n’a pas atrophié en vous celui de la nature. Vous êtes grand amateur de futaies, de jardins et de châteaux. Vous possédez l’entente de la décoration et de la bâtisse et vous l’avez prouvé en faisant de Burlingame un endroit charmant. Néanmoins, je vous dirai simplement que les Guérets sont une agréable maison de campagne, mais qui n’a rien de somptueux et de particulier. Vous voilà donc un peu déçu, car vous vous attendiez probablement à ce qu’en Touraine, pays d’architectures historiques, je vous parlasse de cheminées sculptées, de fenêtres à meneaux et d’escaliers à double vis, le tout écussonné de salamandres et de fleurs de lys. Eh bien ! mon cher, il n’en sera rien, et pour la bonne raison que les Guérets ne furent construits ni par François Ier, ni par Catherine de Médicis. Ils ont une origine plus humble, qu’ils doivent à un sieur Gombault, médecin du duc de Choiseul, lequel accompagna son protecteur en exil à Chanteloup et fit bâtir, auprès du château maintenant détruit, une bonne et belle maison de style Louis XV, entourée d’un charmant jardin et située à deux portées de seringue de la forêt d’Amboise.

C’est dans cette maison que les Jersainville se sont accommodés : M. de Jersainville l’a eue en héritage d’une de ses tantes. La vieille dame avait empli les Guérets d’un épouvantable mobilier Louis-Philippe, mais n’avait pas touché aux boiseries qui garnissaient la plupart des pièces. Les Jersainville les ont remises en état et ont fait disparaître les fatras de la bonne tante pour les remplacer par de gentils meubles anciens sans grande valeur, mais plaisants à la vue. Ils ont fait aussi installer aux Guérets des salles de bain confortables et des cabinets de toilette ingénieux. Quant aux cuisines, elles sont admirables. Le sieur Gombault, qui était sans doute gourmand, les avait voulues vastes et commodes. Les Jersainville se sont pourvus d’une excellente cuisinière. Ils passent aux Guérets quatre ou cinq mois, chaque année. Je les comprends et je les approuve, car celui que j’y ai passé m’a paru court et charmant.

D’ailleurs, j’aurais été bien ingrate si je ne m’étais pas plu dans ce logis. L’accueil que j’y ai reçu fut délicieux et cordial. Vous savez que j’aime beaucoup mon amie Madeleine, et je crois, sans me flatter, qu’elle me rend quelque chose de mon affection. Aussi éprouvâmes-nous grand plaisir à nous retrouver ensemble après cette longue séparation. Nous avions tant de choses à nous dire ! Ce fut par des compliments, que nous commençâmes. Madeleine voulut bien m’assurer que ces cinq années n’avaient pas trop nui à ma figure, et je pus, sans mentir, lui rétorquer la même gentillesse. Madeleine, en effet, me parut très en beauté. Toujours les mêmes beaux yeux, la même belle bouche, ce même menton hardi, cette même tournure élégante qu’elle avait à dix-huit ans. Une seule différence, cependant. Je l’avais laissée châtaine et je la retrouvais du plus riche roux doré. Cette couleur de cheveux lui seyait, du reste, à merveille. Elle n’avait fait, en se blondissant ainsi, que réparer une inattention de la nature. Sur ce point, M. de Jersainville était du même avis que moi. Cette communauté d’opinion commença notre bonne entente et je m’en félicitai, car Jersainville est un charmant garçon, et j’aurais été désolée qu’il me considérât comme une intruse.

Mon arrivée n’avait pas été sans lui causer quelque appréhension, car Jersainville n’a qu’un défaut : il aime ses aises et déteste se gêner. Aussi l’annonce de ma venue l’avait-elle quelque peu inquiété. Pensez donc, une Américaine, n’est-ce point une personne sportive, agitée, douée d’une activité incessante et de toutes les curiosités ? Ne faudrait-il pas la promener à travers le pays, lui organiser des parties et des déplacements, l’occuper, la distraire et la divertir ? Or, Jersainville a en horreur ce genre d’existence et cette sorte de personnes. Quelle satisfaction ne fut donc pas la sienne, lorsqu’il découvrit que je n’étais rien de ce qu’il craignait que je fusse ; qu’au contraire il aurait affaire à quelqu’un de tranquille ! Son soulagement fut infini, quand il apprit que je venais aux Guérets pour me reposer et non pour courir les routes en touriste ; en un mot, qu’il ne serait obligé à rien envers moi. Lorsqu’il fut bien sûr que j’étais une visiteuse inoffensive à ses manies, il me trouva tout à coup adorable. Eh quoi ! j’aimais à rester tard au lit, à rôder de longues heures dans le jardin, à faire des promenades solitaires dans la forêt, à demeurer assise dans un fauteuil et à bavarder interminablement avec Madeleine. Je ne demandais à voir ni Chenonceaux, ni Chambord, ni Azay, ni Ussé. Un pareil désintéressement de ma part dépassait toutes ses espérances. Il me l’avoua naïvement. Comprenant que je ne menaçais pas sa sécurité, il eut pour moi toutes les prévenances dont il est capable.

Je dois dire, cependant, que ce n’est pas énorme. Jersainville est l’être le plus distrait, le plus braque, le plus dans la lune que j’aie rencontré. Il est ainsi par nature. Il y a des moments où il est vraiment absent de tout ce qui l’environne. J’ajouterai que cette distraction naturelle est encore augmentée chez lui par une circonstance aggravante : Jersainville a été, avant qu’il donnât sa démission pour se marier, attaché pendant trois ans à la légation de Chine à Pékin. Pendant ces trois ans de Chine, il a pris l’habitude de fumer l’opium, ce qui n’a pas peu contribué à faire de lui le distrait qu’il est à un point si remarquable. Sa sympathie à mon égard s’est renforcée de l’indulgence qu’il a rencontrée chez moi pour un goût que je n’ai pas le courage de blâmer. On est bien libre de chercher le moyen qui vous plaît le mieux pour embellir la vie. Madeleine a le sien, que je vous dirai plus tard ; Jersainville a trouvé celui-là, et tout est pour le mieux.

Cette indulgence pour mon opiomane tourangeau et pour ses pareils m’est venue, mon cher Jérôme, de nos courses à travers la China-Town de San Francisco. Lorsque vous m’eûtes emmenée là-bas, ce fut une des premières curiosités du pays que vous me montrâtes. Vous souvenez-vous de nos promenades à travers les rues populeuses du quartier chinois, de nos stations dans les bizarres boutiques où l’on débite d’étranges produits, où l’on peut acheter des nids d’hirondelles séchés et des petits poissons tout recroquevillés de saumure ; de nos visites chez les marchands de laques et de soieries, chez les vendeurs de thé. Et le Joss-House, où l’on brûle, devant des idoles saugrenues et dorées, des bâtonnets d’encens et des découpures de papier… Et nos soirées au théâtre ? Quelle impression singulière j’éprouvais devant ces spectacles, pour moi incompréhensibles. On jouait là des pièces interminables, pleines de batailles et de supplices, dont l’action mystérieuse se déroulait en colloques, en vociférations, en mimiques, le tout accompagné d’une barbare musique de tam-tams et de gongs, qui redoublait de violence et d’éclat aux moments pathétiques. Et, ce qui était plus étonnant encore que le spectacle, c’était l’assistance : ces centaines de faces jaunes, prodigieusement attentives aux simagrées comiques et tragiques, qu’ils contemplaient de leurs minces yeux bridés.

Ce fut au sortir d’une de ces séances théâtrales que, justement, Duckworth nous conduisit dans une fumerie d’opium. Je revois encore la salle basse et silencieuse où nous pénétrâmes, les nattes étalées, la lueur rougeâtre des petites lampes. Il me semble entendre encore le grésillement de la boulette cuisant au bout de l’aiguille, respirer l’odeur indéfinissable du lieu. Et quelle parfaite indifférence accueillit notre venue ! Pas un des fumeurs ne prêta la moindre attention à notre groupe d’intrus, pas plus que le noir chat maigre qui rôdait de lit en lit et semblait savourer béatement la fumée des pipes.

Je ne voudrais pas que vous supposiez que M. de Jersainville soit pareil à ces Chinois abrutis que nous visitâmes un soir. Jersainville n’est pas un monomane qui s’abandonne à son vice. C’est un amateur intelligent qui satisfait son goût avec prudence et mesure. C’est un passionné qui cultive sa passion avec ordre et méthode, qui veut la faire durer et en tirer tout le plaisir possible sans se laisser complètement dominer par elle. Aussi met-il, quand il le faut, des points d’arrêt à son intoxication. Il la suspend et la limite. Il sait la réduire et la gouverner. Il est encore capable d’une tempérance relative. Il ne fume pas avec frénésie, mais avec calme, conscience et raisonnement.

Néanmoins, comme tout fumeur d’opium, même raisonnable, il a le goût du prosélytisme. La première conversion qu’il songea naturellement à opérer fut celle de Madeleine, mais Madeleine est réfractaire à la « drogue » et pleine d’un sain mépris pour ces pratiques. Elle n’a nul besoin et nulle envie d’oublier la vie, qu’elle juge bonne. Elle trouve inutile d’obscurcir de fumée la flamme capricieuse et claire de ses yeux. Les rêves ne lui disent rien. La réalité lui suffit. Sur ce point, nous sommes du même avis, Madeleine et moi. Aussi vous pensez bien que, pas plus qu’elle, je ne me suis laissé convaincre par les arguments de Jersainville. Pour le moment, du moins, toute cette « piperie » ne me tente guère. Peut-être, plus tard, n’en sera-t-il pas ainsi. Quand je serai revenue de bien des choses, quand j’aurai vécu davantage, peut-être serai-je heureuse de trouver ce refuge contre l’ennui, contre la solitude, contre la vieillesse ? Maintenant, grâce au ciel, je n’en suis pas là. Et c’est ce que j’ai déclaré à Jersainville, le jour où, tout à fait en confiance avec moi, il m’a fait visiter sa fumerie et m’a proposé galamment l’usage de sa plus belle pipe chinoise.

Elle est charmante, d’ailleurs, cette fumerie, et Jersainville est vraiment un homme de goût. Il a installé son attirail de pipes et de petites lampes dans une des plus amusantes pièces de la maison. Cette pièce servait de cabinet au médecin Gombault. D’aimables boiseries encadrent des panneaux peints sur lesquels sont représentés, au milieu d’arabesques, des singes apothicaires. Le bon Gombault semble montrer, par cette facétie murale, qu’il ne faisait pas grand état de son art, ni grand cas de ses confrères. Le fait est que l’on voit, sur ces panneaux, toute une ménagerie de singes affublés de robes, de bonnets carrés, de perruques et de bésicles, jouant avec les attributs de la profession qu’ils parodient assez irrévérencieusement. Les uns manient des lancettes et des bassines, d’autres des cornues et des tabliers. Beaucoup, comme bien vous pensez, sont munis de l’instrument cher à Molière et que Pravaz a perfectionné pour des usages plus délicats.

C’est parmi ces gambades simiesques et doctorales que M. de Jersainville a établi sa fumerie, et il l’a arrangée d’une façon qui aurait plu certainement à l’âme falote et goguenarde du sieur Gombault. Le médecin du duc de Choiseul eût retrouvé là un des goûts les plus chers à son temps. Le dix-huitième siècle, — je ne vous l’apprends pas, mon cher Jérôme, — a eu la passion des turqueries et des chinoiseries. Tout un art charmant et léger est né de ces imitations orientales. Décoration, tableaux, dessins, gravures, étoffes, l’époque a créé tout un mobilier baroque sous l’influence des Mille et Une Nuits, de M. Galland, des Lettres Persanes, de M. de Montesquieu, et des Contes, de M. de Voltaire. Ce fut une véritable invasion de magots à longues nattes et de pachas à trois queues. Ils prirent possession des étagères, occupèrent les vitrines, s’installèrent dans les cadres, se montrèrent dans la laque des commodes et des paravents. Et c’est de ces gentils objets, où la chinoiserie se mêle au rococo, que Jersainville a orné son boudoir à opium, car c’est plutôt un boudoir qu’une fumerie véritable, cette pièce étroite et longue avec ses panneaux de singeries et ses dessus de portes qui représentent des bonshommes du Céleste-Empire de Mme  de Pompadour et des personnages du Royaume de Zadig. Jersainville y a placé deux étonnantes commodes, l’une en laque noire et or, l’autre en laque rouge, presque rose, et une ottomane digne d’une sultane d’opéra. C’est là qu’il se livre aux plaisirs du bambou, dans cet Orient de Trianon où l’odeur barbare, sournoise et compliquée de l’opium a encore je ne sais quoi de plus singulier et de plus étrange, à deux pas de la pagode de Chanteloup, que l’on peut apercevoir de la fenêtre, dressant au ciel ses étages dont l’inclinaison inquiétante menace ruine, et qui met, dans ce calme paysage tourangeau, une note comique d’exotisme bien français !

C’est donc dans ce boudoir que l’excellent Jersainville passe le meilleur de son temps, soit à lire, soit à rêver, soit à fumer. Par contre, Madeleine y paraît assez rarement, ce qui, d’ailleurs, semble parfaitement égal à son mari. Ce n’est pas que Madeleine et lui soient mal ensemble. Loin de là. Ils entretiennent de fort amicales relations ; mais, au fond, il se soucie extrêmement peu de sa femme. Je crois qu’en épousant la belle Madeleine de Guergis, M. de Jersainville a surtout cédé à l’attrait de la dot imposante qu’elle lui apportait. Jersainville, au moment de son mariage, était à peu près ruiné, ce qui l’a conduit à ne pas trop s’inquiéter des fâcheuses histoires de la mère Guergis. Disons cependant à sa décharge que la bonne dame, après une vie plutôt agitée, avait eu la délicatesse de mourir fort convenablement. La maman Guergis avait eu le cœur fort tendre et avait entretenu nombre de liaisons quelque peu scandaleuses. Elle s’était même fait enlever deux fois, la première par un ténor du théâtre de Lyon, la seconde par un commis du Bon Marché. Tout cela faisait que, même Mme  de Guergis morte, la fille n’était pas très facile à marier. C’est ainsi qu’en jugeaient les bonnes mères de Sainte-Dorothée. Aussi, furent-elles heureuses que Jersainville, garçon de bonne famille, acceptât, sans trop l’approfondir, le passé un peu tumultueux de feu sa belle-mère. Jersainville s’était donc fait agréer. Quant aux dispositions héréditaires où pouvait se trouver Madeleine, il s’en préoccupait médiocrement.

Et cependant il y aurait peut-être eu lieu d’y faire quelque attention. Madeleine aurait mérité de n’être pas trop abandonnée à elle-même — et aux autres. Mais, que voulez-vous ? Jersainville n’avait ni l’âge ni le caractère d’un Mentor, pas plus qu’il n’a, d’ailleurs, ceux d’un tyran ou d’un policier. Peut-être en eût-il été autrement s’il avait été véritablement amoureux de Madeleine ; or, Jersainville n’est réellement amoureux que de son repos et de sa tranquillité ; le reste lui importe assez peu et il s’est vite désintéressé des faits et gestes de Madeleine. Sur ce point, son indifférence est totale, et cette indifférence est à la fois un bien et un mal. C’est un mal parce que Madeleine aurait eu besoin d’être dirigée et maintenue. C’est un bien parce que tout essai de direction aurait eu grandes chances de ne pas réussir et qu’il en fût résulté entre Madeleine et son mari des chocs désagréables. Donc le parti qu’ils ont pris est-il, en somme, le plus raisonnable qu’ils aient pu prendre. Madeleine ne se mêle jamais des affaires de M. de Jersainville, qui lui laisse en retour une entière liberté.

Je ne vous cacherai pas plus longtemps, mon cher Jérôme, que, de cette liberté, mon amie Madeleine use et même abuse. Comment vais-je vous dire cela, et n’allez-vous pas me trouver bien indiscrète ! Cependant, il me semble l’être moins que je ne risque de vous le paraître. Madeleine s’explique sur ce sujet avec un manque si gentil de retenue et d’hypocrisie, avec une franchise et un cynisme si naïfs que ce n’est vraiment pas un secret que je trahis ! Madeleine trompe éperdument son mari et elle l’a trompé presque au lendemain de son mariage, mais sachez aussi qu’elle le trompe sans méchanceté, sans remords, sans préméditation, sans malice, sans aucune des intentions qu’y mettent d’ordinaire la plupart des femmes. Elle y apporte un naturel parfait et elle parle de ces choses avec une simplicité désarmante. Aussi les promptes confidences qu’elle m’a faites m’ont vite mise au courant de la façon dont Madeleine entend l’existence conjugale. Du reste, ces confidences ne m’ont pas surprise outre mesure et je les attendais un peu. Dès le couvent, Madeleine de Guergis portait aux choses de l’amour un intérêt que l’on peut qualifier d’atavique et que le mariage n’a fait qu’augmenter. Depuis le sien, Madeleine a donc eu beaucoup d’aventures, si l’on peut qualifier ainsi des décisions amoureuses aussi promptes et aussi simples que celles qu’elle prend avec un tranquille sans-gêne et une déplorable facilité.

Madeleine de Jersainville est, en effet, une créature purement instinctive, et vous ne parviendriez pas à lui faire admettre qu’il y ait quelque mal à accorder ses faveurs à qui lui plaît. En cela, elle est de l’avis d’un certain nombre de femmes, et peut-être même de la plupart, avec cette différence que ce qu’elles pensent en secret, Madeleine l’avoue tout haut avec une parfaite candeur, la même qu’elle apporte à la pratique de sa persuasion. Rencontre-t-elle un garçon à sa convenance, elle n’éprouve aucune hésitation et aucun embarras à agréer ses hommages et à lui faire part des sentiments qu’il lui inspire. Ajoutez qu’avec Madeleine on ne demeure pas longtemps sur le terrain des sentiments et qu’elle a vite fait de leur donner une suite rapide. Madeleine est belle et elle n’est pas fâchée de le faire constater avec le moins de réserve possible. Elle aime laisser dans les yeux de ceux qui l’admirent de vives images de sa beauté. Madeleine est ainsi et il faut — sans jeu de mots — la prendre comme elle est. Vous ne la convaincriez, par aucune raison du monde, des inconvénients qu’il peut y avoir à se passer ainsi ses caprices. Vous auriez beau dire, elle ne comprendrait pas et vous regarderait d’un air étonné. Pour elle, ce qui est pour d’autres femmes un acte décisif et quelque peu tragique, est vraiment un acte sans importance qu’on peut renouveler aussi souvent que bon vous semble, avec autant de gens que cela vous plaît. À toutes vos objections, Madeleine vous répondra par un sourire distrait et distingué. Elle vous écoutera avec l’air obstiné et condescendant d’une personne qui se sait dans le vrai, à qui vous contez des balivernes, et à qui vous débitez des absurdités.

Ah ! c’est une curieuse fille que Madeleine de Jersainville et je n’ai jamais rencontré un être dépourvu plus qu’elle de toute morale et de tout préjugé. Elle n’est que nature et instinct, et le sien la porte à faire l’amour avec une singulière fréquence. Sa pudeur est des plus limitées. Elle vous raconte des choses énormes en trempant ses tartines dans son thé. Elle se promène à travers la maison plus qu’à moitié nue et sans se soucier des rencontres. Avec cela, la personne la plus douce, la plus gentille, la plus affectueuse qui se puisse voir ! Elle est délicate et serviable. Elle est instruite, lettrée, et elle écrit fort joliment. J’ajoute qu’aux Guérets elle a une conduite exemplaire et irréprochable. C’est sa saison de repos, sa « saison de marmotte », comme elle dit. Ce n’est qu’une fois rentrée dans la vie mondaine, revenue à Paris, qu’elle est reprise de cette sorte de démon qui est en elle et qui fait qu’elle mérite vraiment le nom de « possédée ». Je le regrette un peu, car, une fois installée moi-même à Paris, je serai obligée d’espacer nos relations. Madeleine est une compagnie bien compromettante et, sans être bégueule, je ne tiens tout de même pas à être classée parmi les divorcées galantes. Madeleine, encore, a son mari ; mais, moi, je n’ai pas même un amant pour me faire respecter !

Je serai navrée donc d’être forcée à voir moins souvent ces bons Jersainville et peut-être d’avoir l’air d’une ingrate, car j’ai passé chez eux d’agréables semaines. Madeleine a été charmante avec moi et m’a montré la plus gentille amitié. Aussi ne voudrais-je pour rien au monde la peiner. Mais elle sera si occupée !… Enfin, je serai prudente. Je ne voudrais pas participer par trop à la mauvaise réputation que doit avoir Madeleine. C’est si bête de se compromettre inutilement ! Je veux mener une existence régulière. C’est pourquoi je veux quitter le plus tôt possible l’hôtel Manfred et louer un appartement. Je ne sais pas encore où j’habiterai. Je vais me mettre à chercher. Cela me fera une occasion de faire connaissance avec Paris. Elle me plaît, cette ville, et il me semble que je serai heureuse d’y être heureuse. Ne prenez pas cela en mauvaise part, mon bon Jérôme, vous avez fait de votre mieux pour m’y assurer une vie agréable. À moi de faire le reste.

Votre amie,

Laure de Lérins.

À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

Hôtel Manfred, rue Lord-Byron.

Paris, le 26 décembre.

Mon cher Jérôme,

Vous allez vous moquer de moi en recevant cette lettre. Oui, je suis toujours à l’hôtel Manfred. J’y occupe une chambre où j’ai à peine la place de me retourner, à cause des malles qui l’encombrent, car je n’ai pas encore retenu l’appartement dont je vous parlais. Ne croyez pas, pourtant, que mon séjour prolongé dans ce Family Hôtel ait quelque raison sentimentale, pour ne pas dire plus. Ne supposez pas que je suive l’exemple de mon amie Madeleine et que je sois éprise de quelque Adonis de table d’hôte. Non, mon cher Jérôme, rien de tout cela ne m’est arrivé et, si mon cœur a battu, ce n’est pas pour quelque beau cavalier. C’est Paris qui est le coupable. Il a bien des charmes, et ce sont eux qui m’ont occupée jusqu’à présent.

Oui, mon cher ami, depuis plus d’un mois que je suis ici, je suis en coquetterie avec Paris, et j’avoue que je suis ravie de ce flirt. Ne vous en étonnez pas trop. Sans nous connaître, Paris et moi étions déjà de vieux amis. Bien souvent, quand vous étiez à votre office de Market Street et que je demeurais seule à Burlingame, je sortais de la bibliothèque le plan de ce Paris qui était pour moi une ville à demi fabuleuse. Je l’étalais sous mes yeux et je le regardais longtemps. Du doigt, je suivais ses rues principales, ses avenues, ses boulevards. Je m’arrêtais aux places. Je cherchais ses monuments les plus fameux, parmi lesquels je comprenais, naturellement, les grands magasins. Que de promenades j’ai faites dans ce Paris lointain et pour moi presque chimérique, dont je ne connaissais guère que l’enclos du couvent de Sainte-Dorothée ! Y pouvoir errer librement, sans guide, sans contrainte, à ma guise et au gré de mon caprice, m’arrêtant où je voudrais, cela me paraissait une véritable perspective de Paradis !

Eh bien ! ce rêve, je le réalise depuis plus d’un mois, et cette réalité est un enchantement. Vous allez me trouver bien ridicule, Jérôme, mais vous, Paris, vous le connaissez ; il vous est familier ; vous y avez passé votre jeunesse ; vous y avez vécu, et, quand vous vous êtes fixé en Amérique pour vos affaires, d’abord provisoirement, ensuite d’une façon définitive, vous en avez emporté des images variées. Paris a satisfait vos curiosités. Mais, moi, pensez donc que Paris était resté pour moi un rêve de pensionnaire, un domaine inaccessible que je n’avais aperçu qu’à travers une grille. Quand nous nous sommes mariés, j’espérais que Paris s’éclairerait pour moi des rayons de notre lune de miel. Mais, au lieu de cela, vous m’avez jetée dans un paquebot et emportée là-bas comme objet conquis ! Et des années ont passé, et lorsque je songeais à Paris, je me disais : « Ô Paris, quand je te verrai, je serai sans doute une vieille dame. Il aurait été pourtant amusant de fouler tes trottoirs d’un pas encore alerte, de rôder dans tes rues avec une jeune allure de promeneuse, de refléter dans tes vitrines un joli visage, d’être encore à l’âge d’être regardée, suivie. »

Car, voyez-vous, mon cher Jérôme, en Amérique, ce sont toujours ces plaisirs de la rue qui nous manqueront, à nous Françaises, même Françaises honnêtes ; ce seront ces regards croisés, ces petits hommages d’admiration recueillis au passage, durant les flâneries. Être une jeune et jolie femme, dans la rue, à Paris, il y a à cela un agrément particulier que l’on ne rencontre nulle part ailleurs. Se promener par un beau jour froid d’hiver, le long des magasins élégants de la rue de la Paix et des Boulevards, à l’heure où le gaz s’allume, où l’électricité brille aux devantures, au milieu d’une foule sympathique, est une impression délicieuse qu’il faut avoir éprouvée. Certes, en Amérique, il y a bien des rues et des avenues, des boutiques et des magasins ; il y a des passants, mais il n’y a pas de flâneurs !

Oh ! la flânerie, mon cher Jérôme, quelle merveilleuse invention ! Je viens de passer un grand mois à ne guère faire autre chose que flâner. Eh bien ! je ne me suis jamais autant amusée. Oui, chaque matin, pendant un mois, je me suis habillée pour Paris. C’était pour Paris que je me poudrais le nez, que je me faisais les ongles, que je me parfumais. Chaque matin, pour lui, je mettais mes plus beaux souliers, ma robe la mieux seyante, mon chapeau le plus coquet. De quel pas alerte je descendais l’escalier ! C’était vers Paris que je courais. Brusquement, je me trouvais face à face avec lui. Son odeur m’emplissait les narines, son bruit m’emplissait les oreilles, son aspect me sautait aux yeux et, joyeuse, rapide, enivrée, je partais en reconnaissance à travers la vaste ville.

Vous pensez bien qu’à ces promenades quotidiennes je n’ai mis nul ordre et nulle méthode. Je n’ai pas visité Paris à la manière de nos Américaines. Elles le divisent en tranches, ainsi qu’un gâteau, et avalent gloutonnement chacune de ces tranches. Elles absorbent ainsi, chaque jour, un certain nombre d’églises, de musées, de monuments et autres curiosités. Vous ne me voyez pas, je suppose, me comportant de cette façon. Non, ce que je voulais, c’était me familiariser avec les lieux où j’allais vivre désormais, et le meilleur moyen m’a paru de m’en remettre au hasard, ou plutôt de me confier aux caprices du gentil Dieu de la flânerie.

Et j’ai eu bien raison d’agir ainsi. Il n’y a pas de meilleur guide dans Paris que Paris lui-même. Que de surprises il nous ménage ! Que de choses admirables il nous montre et que j’aime déjà passionnément ! Ses quais merveilleux, ses fastueux Champs-Elysées, son Luxembourg, sa place Vendôme ; et Montmartre ! J’y suis montée par un beau matin frais et clair. Ce fut une de mes premières promenades. De là, Paris entier m’est apparu, vague, mystérieux, énorme, précis. C’était donc cela, ce Paris où j’allais enfin vivre, qui allait m’offrir librement toutes ses joies, grandes et petites. Ah ! Jérôme, pensez donc, contempler à son gré le sourire de la Joconde ou le chic des mannequins de la rue de la Paix !

Si beau et si séduisant que m’ait paru Montmartre, ce n’est pas là cependant que j’habiterai. Je ne suis ni une bohême, ni une artiste, je suis une petite dame très convenable à qui il faut un logis paisible et commode. Aussi est-ce peut-être dans les bons vieux quartiers de la rive gauche que je le chercherai. Pour le moment, je n’ai rien décidé encore. Je suis encore tout entière au genre de vie que je vous décris. Il a bien des charmes, mais bientôt je me « rangerai » et je me conduirai comme une personne pleine de dignité et soucieuse de considération. De tout ce que je vous raconte, j’aurai grand soin de ne rien dire aux quelques vieilles dames que je connais ici et auxquelles il faudra que je fasse accepter ma nouvelle situation. C’est pourquoi, dans quelque temps, je saurai me résoudre à cesser mon vagabondage et à consacrer quelques heures de ma journée aux visites nécessaires. Jusqu’à présent, je le confesse, je n’ai pas eu le courage de m’astreindre à ces formalités. J’étais trop amoureuse de Paris pour m’occuper de régulariser mon union avec lui. Pourtant, j’ai fait un premier pas dans ce sens, car avant-hier je suis allée voir ma respectable tante de Brégin, à Sainte-Dorothée.

Je n’ai pas, du reste, accompli cet exploit sans quelques précautions préalables. J’ai pris, tout d’abord, celle de faire précéder ma venue par une lettre fort respectueuse, suffisamment détaillée, des plus modestes, et, je crois, assez bien tournée. J’y exposais à ma tante, dans un langage sans détour et sans forfanterie, l’important événement qui avait eu lieu dans mon existence. J’en retraçais les circonstances avec naturel, mais aussi avec une certaine réserve et avec toutes les bienséances possibles. En finissant, je laissais entendre discrètement que j’attendrais, pour me présenter au parloir, que l’on me manifestât le désir de m’y voir paraître. Je tenais avant tout à ne pas m’y rendre comme une intruse ni comme une coupable.

Ce qui l’est peut-être, c’est de rire encore, comme je le fais, en pensant au désarroi que ma lettre a dû jeter parmi les excellentes mères de Sainte-Dorothée. De quels commentaires, de quelles discussions a-t-elle dû être l’objet ? Pensez donc, mon pauvre ami, pour ces braves dames, je suis, en somme, une brebis galeuse, une malheureuse dévoyée, une âme perdue. Quoi ! une ancienne élève du couvent de Sainte-Dorothée être maintenant une divorcée ! N’est-ce point affreux ? Quel scandale ! Que de fois, à cette honte de famille, ma pauvre bonne tante n’a-t-elle pas dû lever les yeux au ciel par-dessus ses lunettes ! N’était-ce pas elle qui, en me faisant recevoir pensionnaire à Sainte-Dorothée, avait infligé ce déshonneur à la communauté ? Ah ! les beaux conciliabules que tout cela avait dû produire sur la conduite à tenir avec moi ! Aussi je ne vous cacherai pas que la réponse à ma lettre se fit quelque peu attendre. Elle vint cependant. Elle était un modèle de prudence et d’ambiguïté. Le point principal, naturellement, n’y était pas traité. Néanmoins, après des préambules infinis et nombre de considérations générales, j’y étais invitée à venir voir ma tante au parloir.

Pour m’y rendre, je fis une toilette qui était un chef-d’œuvre de bon goût. Cela tenait le milieu entre la veuve et la jeune fille, avec un rien de la dame d’un certain âge. J’avais loué, pour l’occasion, au lieu d’un humble fiacre, un bon coupé à un cheval. À l’heure dite, ce véhicule confortable et modeste s’arrêtait devant la porte du couvent de Sainte-Dorothée. Je pris grand soin de mettre la semelle au marchepied avec une sage lenteur, sous l’œil observateur de la sœur tourière, qui me considérait curieusement et à laquelle j’adressai le petit bonjour d’usage. Puis je traversai posément la grande cour dallée. À la porterie, je fis mon billet. De là, on me conduisit au grand parloir. Il était vide et je vous avoue que je préférais qu’il en fût ainsi, car je n’ai pas revu sans quelque émotion les boiseries grises et les fauteuils de reps vert qui ornent cette vaste pièce. À ces souvenirs du passé, se joignit, mon cher Jérôme, une rapide pensée à votre adresse. C’était là que vous m’aviez fait l’honneur de me remarquer ! Mais je n’eus pas le loisir de m’attendrir longtemps. À un bruit lointain sur le parquet ciré, je reconnus le pas traînant de ma tante de Brégin, en religion mère Sainte-Véronique. Je me levai et j’allai au-devant d’elle. Le moment était délicat ; il ne fallait mettre dans cette avance ni trop d’empressement, ni trop de lenteur. La mère Véronique est attentive aux plus petites choses et, comme elle est d’esprit subtil et médiocre, elle en tire des déductions infinies.

Malgré cette prévenance, l’accueil, comme je m’y attendais, fut plutôt froid. Ah ! je n’en accusai pas ma pauvre tante. Elle avait reçu certainement des instructions à cet égard et elle était trop bonne religieuse pour faire autrement que de s’y conformer. Sa réserve commandée était parfaitement explicable. J’étais, en somme, je vous le répète, le déshonneur du couvent. Mon cas était sans excuse. Songez donc, une petite fille qui, grâce à la parfaite éducation reçue à Sainte-Dorothée, qui, grâce au renom mondial de cette pieuse maison, avait eu la chance remarquable d’être épousée sans dot et qui, au bout de cinq ans de mariage, vous revenait d’Amérique divorcée, et divorcée, ce qui pis est, sans torts graves de l’époux ! Cette nuance, et plusieurs autres, ma tante me les faisait sentir dès l’abord, par la façon même dont elle semblait se tenir à distance de moi. Ne doit-on pas montrer une juste sévérité envers une personne qui non seulement a compromis sa situation mondaine, mais encore sans doute sa situation matérielle, car, enfin, qu’allais-je devenir maintenant ?

Sur ce dernier point, je pus rassurer aisément la mère Véronique et ce fut par ce sujet que notre conversation commença. Ma tante parut fort satisfaite des assurances que je lui donnai. Elle poussa un soupir de soulagement comme si je lui enlevais un grand poids de dessus la poitrine. Après quoi, elle croisa les mains sur son petit ventre rond et me considéra avec une certaine bienveillance. Évidemment, j’étais toujours une divorcée, en dehors maintenant du giron de l’Église, mais je n’étais pas une divorcée pauvre. Il y a là, même pour les âmes pieuses, une petite différence et ma tante n’y était pas insensible. Malgré tout ce qu’il y avait à dire, je m’apercevais bien que je ne produisais pas sur elle une trop mauvaise impression. Ma tenue et mon habillement prouvaient que je n’avais pas entièrement perdu mes qualités si françaises de décence et de tact. Ma tante s’attendait à me voir vêtue d’une de ces toilettes tapageuses, comme en arborent trop souvent les mamans des petites élèves américaines à leurs visites transatlantiques au parloir de Sainte-Dorothée. Au lieu de cela, j’étais vêtue avec goût et simplicité. Quel dommage que je fusse divorcée ! Sûrement, la mère Véronique pensait qu’il était bien regrettable qu’un veuvage opportun ne m’eût évité la sottise que j’avais commise. Hélas ! mon cher Jérôme, la mère Véronique vous eût sacrifié bien volontiers aux intérêts de la religion et de la morale !

Ces préliminaires échangés entre ma tante et moi, je vis bien vite où elle en voulait venir. Un second point la préoccupait. Avais-je ou non l’intention de me remarier ? Ma tante tenait beaucoup à être fixée à ce sujet. Certes, le divorce est toujours une grave atteinte aux lois divines, mais cependant il y a divorce et divorce, et une séparation, même voilée sous le prétexte de convenance mutuelle et de consentement réciproque, peut cacher certaines excuses. Les hommes sont si fourbes, si brutaux ! Les bonnes Mères, bien que les connaissant assez mal par elles-mêmes, n’ont pas pour eux grande estime. Les pauvres femmes ont parfois bien à souffrir et le mariage n’est pas toujours un paradis ! Il y a donc des cas où les torts d’une divorcée s’atténuent singulièrement et où on les lui peut presque pardonner. Seul, demeure inexcusable le cas de remariage. Là, le scandale s’ajoute au scandale. Une divorcée qui se remarie risque de perpétuer son péché, de lui donner une postérité.

De nouveau, je pus rassurer la mère Véronique et la rassurer avec sincérité. Elle parut tout d’abord fort contente de ma déclaration, puis peu à peu elle se rembrunit. Pour la première fois, depuis le commencement de notre conversation, elle examinait avec soin ma figure. Elle me considérait même avec une insistance presque gênante. Que découvrait-elle, tout à coup, sur mon visage ? Portais-je donc au front le signe des réprouvées ? À la grimace de la bonne dame, je pouvais croire à tout le moins que j’avais terriblement enlaidi depuis le temps où les papas d’élèves me lorgnaient au parloir. Mais non, ce n’était pas cela ; au contraire, ma pauvre tante regrettait du fond de son cœur que le Seigneur m’eût conservé quelques dons assez agréables. Qu’avais-je à faire maintenant de ces vains attraits qui, d’ailleurs, ne m’avaient pas été d’une grande utilité, puisqu’ils n’avaient pas réussi à faire que mon mari passât par-dessus mes imperfections morales et consentît à tous mes caprices, afin de se conserver l’usage exclusif de ma beauté ? À présent, surtout, à quoi allait bien pouvoir servir que j’eusse de beaux yeux, une bouche fraîche, une chevelure abondante ? Ces avantages devenaient pour moi autant de dangers. Tout cela se lisait dans les regards méfiants de la mère Véronique. Je vous jure qu’elle eût été ravie que je fusse borgne, boiteuse ou chauve. Elle m’eût certes préférée cul-de-jatte à me voir comme je suis, car n’était-il point extrêmement probable que mes faibles appas me vaudraient les compliments intéressés des hommes et leurs propositions déshonnêtes ? Et rien ne prouvait que je ne me laissasse pas prendre à leurs pièges. Le cœur des femmes est sensible à ces éloges masculins et la vanité qu’elles en tirent d’elles-mêmes leur peut conseiller bien des sottises. La tante Véronique, en son for intérieur, me faisait l’honneur de me croire capable des plus marquées.

En réalité, ma brave tante craignait pour ma vertu et redoutait visiblement que je ne la susse pas conserver intacte. Quoi donc, alors, j’aurais des amants ! Des amants ! Elle pinçait les lèvres à cette pensée déshonorante, cependant elle n’osa pas me faire part de ses suppositions. À ce sujet encore, je fus sur le point de la rassurer, mais vraiment je lui avais déjà donné assez d’assurances pour une première visite et je ne résistai pas au plaisir de laisser travailler un peu sa faible tête sur cette matière et même de la taquiner méchamment, en amenant dans la conversation le nom de Madeleine de Jersainville. J’avouai que je venais de passer justement six semaines chez elle, dans sa propriété des Guérets.

À ce nom et à cette nouvelle, ma tante fit la figure la plus comiquement dépitée qui se puisse voir. Quoi, à peine débarquée d’Amérique, me trouvant dans une situation qui m’imposait les ménagements les plus délicats, je fréquentais intimement une Madeleine de Jersainville ! La mère Véronique était positivement à la torture. La charité lui interdisait de me révéler les folies amoureuses de Madeleine ; la charité aussi lui commandait de me mettre en garde contre de si pernicieuses relations. Que devait-elle faire ? La solution de ce problème n’avait pas été prévue dans les instructions que la mère Véronique avait dû recevoir en haut lieu. Cependant, comme je craignais que ma tante ne prît l’initiative de m’avertir du danger et, comme je ne voulais pas risquer d’écouter sur Madeleine des propos embarrassants, j’alléguai l’heure et demandai la permission de me retirer. Ma tante fut toute heureuse de la diversion qui lui donnait le temps d’en référer à qui de droit. Quand nous nous quittâmes, elle me tapota affectueusement la joue en me disant : « Allons, ma petite Laure, je suis contente de t’avoir revue. Reviens quelquefois écouter les conseils de ta vieille tante… » Et elle ajouta : « Cela vaudrait mieux que de trop voir Madeleine de Jersainville. On dit qu’elle est un peu coquette… »

Madeleine, un peu coquette ! Ne trouvez-vous pas délicieux, mon cher Jérôme, l’euphémisme. Enfin, comme vous voyez, ma visite s’est fort bien passée, si bien même que, quelques jours après, j’ai reçu une lettre de ma tante, me mandant que la mère supérieure espérait que, malgré les difficultés de ma position, les bonnes relations ne cesseraient pas entre le couvent et moi. Elle ne doutait pas non plus que, l’occasion se présentant, je ne consentisse à m’associer à certaines œuvres patronnées par la communauté. Ces aimables paroles sont un indice que la lettre de quête n’est pas loin ! Heureusement, mon cher Jérôme, votre libéralité m’a mise à même de satisfaire largement à ces menues obligations. Elle m’a permis aussi de m’offrir un petit bijou que j’avais vu, rue de la Paix, lors de l’une de mes premières promenades et auquel j’avais souvent pensé depuis. C’est un cœur, formé de pierres sans valeur, mais délicieusement montées. Quand je l’ai suspendu à mon cou, il m’a semblé que Paris lui-même me l’offrait en signe de bienvenue. Ne vous offusquez pas de ces galanteries de la grande ville. Tant que je n’écouterai que celles-là, la mère Véronique peut dormir sur ses deux oreilles. À propos, à quand votre « remariage » ? On dirait que vous me regrettez.

Votre amie,

Laure de Lérins.

À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

Hôtel Manfred, rue Lord-Byron.

Paris, 12 janvier.

Mon cher Jérôme.

Je suis très heureuse de la bonne nouvelle que m’apporte votre câblogramme.

Vous voici donc enfin marié et l’aimable Miss Hardington doit être au comble de ses vœux. Songez donc, la voilà la femme de l’homme le plus élégant et le plus distingué de San Francisco, car je peux bien vous le dire, maintenant que vous n’êtes plus du tout mon mari et que vous êtes celui d’une autre.

Jusqu’alors, en effet, bien que nous fussions légalement divorcés, il existait encore entre nous une espèce de lien qui me retenait de vous parler entièrement à cœur ouvert. Cela donnait à mes lettres quelque chose de factice et d’emprunté, que, je le sens, elles n’auront plus. À présent, il ne reste vraiment plus rien de notre passé commun qu’une franche et loyale camaraderie. Je pense que votre nouvelle femme ne s’en offensera pas. Elle est très intelligente et elle comprend le plaisir que je puis avoir à vous écrire. J’espère qu’elle considérera avoir en moi une amie sûre et dévouée. Je lui en ai déjà donné des preuves, j’y ajoute celle de me mettre à sa disposition pour le cas où elle voudrait me charger de quelque commission de couturière ou de modiste. Nous sommes à peu près de la même taille et je pourrai très bien lui servir de mannequin. Transmettez-lui ma proposition.

Quant à vous, mon cher Jérôme, je ne refuse pas non plus de vous envoyer d’ici les dernières créations du chapelier à la mode et du tailleur en renom. Mais cela n’a pas d’importance pour vous. Votre nouvelle femme vous adore et, fussiez-vous vêtu de défroques innommables et de guenilles sordides, elle ne vous en adorerait pas moins. Je suis ravie de la savoir en ces dispositions, car il est bien agréable pour un homme d’être éperdument aimé. Cela le dispense même d’être aimable, ce qui ne sera jamais votre cas. Cependant, comme je souhaite de tout cœur que le sentiment qu’Alicia a pour vous soit durable, laissez-moi vous présenter certaines petites réflexions que j’ai faites et qui sont presque des conseils.

Vous avez de grandes qualités en amour, mon cher Jérôme, et je me plais à le reconnaître. Je mets à part, naturellement, celles sur lesquelles il serait de mauvais goût d’insister, mais qui ont bien, tout de même, leur prix. Outre donc ces qualités trop intimes pour en parler, vous en avez d’autres. Vous êtes franc, loyal, empressé. Je pourrais grossir la liste, mais je m’arrête. Par contre, vous avez un défaut que je veux vous signaler, car il pourrait être un danger pour votre bonheur conjugal. Vous n’êtes pas attentif, Jérôme.

Or, l’attention est une des choses dont les femmes sont le plus reconnaissantes et à laquelle elles sont le plus sensibles. Je ne veux pas parler, bien entendu, de cette attention qui est une des formes de la politesse et qui est désignée plus exactement par cette expression : des attentions. « Avoir des attentions » pour une femme, c’est charmant, c’est gentil et ce n’est pas inutile. C’est témoigner d’une galanterie naturelle qui a sa valeur et son mérite. Les femmes en savent gré aux hommes. Mais ces « attentions », qu’elles acceptent avec plaisir, n’ont qu’un lointain rapport avec « l’attention » qu’elles exigent, même inconsciemment, de quiconque a part dans leur vie.

Oui, Jérôme, il ne suffit pas, avec une femme, avec sa femme, d’être « attentionné », il faut être « attentif ». Par là, j’entends qu’il faut s’astreindre, jour à jour, heure à heure, à la comprendre, chercher à se rendre compte de ses variations de caractère et de tempérament. Il faut l’observer minutieusement et lui donner l’impression qu’elle vit dans une atmosphère vigilante. Cette impression d’être comprise, entourée, soutenue, d’être environnée de soins intelligents, est de celles auxquelles les femmes sont très sensibles. Cela leur donne un précieux réconfort de bien-être et de sécurité. Cela les aide à se sentir en communication avec qui les aime. C’est ainsi que se créent entre les amants, les époux, mille petits liens délicats, indissolubles, qui fortifient leur union, la protègent comme d’un filet aux mailles serrées.

C’est cette vigilance qui vous a manqué avec moi, mon cher Jérôme, cette clairvoyance attentive et observatrice. Cela vous a manqué et j’en ai souffert, sans vous le dire. Toutes les femmes à ma place en eussent souffert également, et ne voyez pas là une exigence particulière à ma nature. C’est ainsi pourtant que nos deux existences, malgré toutes les apparences d’une union heureuse, se sont isolées réciproquement, se sont dissociées peu à peu. Sans nous en rendre compte exactement, nous en sommes venus assez vite à nous désintéresser l’un de l’autre, j’entends au point de vue sentimental et passionnel. Nous restions liés par des liens apparents, mais sans solidité réelle. Ces liens ont dû céder à notre effort vital. Au fond, nous désirions autant l’un que l’autre retrouver notre liberté. J’ai eu l’air de vous devancer dans cette reprise de nos existences, mais le désir en était en nous simultané. Nous croyions nous toucher par nos racines et nous avions simplement mêlé nos branches. Un moment est venu où, d’un commun accord, nous nous sommes dégagés. Le phénomène était inévitable et nous n’avons pu l’éviter. La crise, heureusement, n’eut rien de tragique. Nous l’avons tous deux fort bien supportée.

Je ne veux pas dire du tout que nous ne nous soyons pas aimés. Quant à moi, vous savez le sentiment que j’ai éprouvé pour vous. On peut le considérer comme de l’amour, si l’on ne trouve pas indigne de ce nom un mélange de sympathie, d’estime, d’amitié et de quelque chose de plus encore. Je sais bien que tout cela ne compose pas l’amour, tel que le définissent les romanciers, mais c’est ainsi que le ressentent bien des honnêtes gens et qui se contentent de ce pis aller. Pour vous, je ne doute pas que vous ne m’ayez aimée à votre façon. Vous m’avez honorée d’un goût violent, assez violent même pour faire taire, momentanément au moins, vos autres intérêts. J’y pensais, l’autre jour, dans ce parloir de Sainte-Dorothée où j’étais allée rendre visite à ma tante de Brégin. En attendant qu’elle parût, je me représentais votre entrée, dans ce même parloir, il y a cinq ans. Vous y veniez pour accomplir une corvée. Tout à coup, par hasard, vous avez regardé vers le coin de la salle où je me trouvais. Il y avait là une petite pensionnaire qui portait le vilain costume de la maison ; mais sous cette robe mal taillée, vous aviez deviné un corps bien fait ; dans cette pensionnaire, vous aviez découvert une jeune fille ; dans cette jeune fille, une femme et, soudain, vous sentîtes un brusque désir d’être regardé par ces yeux, touché par ces mains, appelé par cette bouche. Puis la possession de cet être, encore tout à l’heure inconnu, vous parut subitement indispensable et, du coup, vous étiez décidé à tout pour satisfaire votre désir.

Oui, mon cher Jérôme, vous si raisonnable, si sérieux, vous avez eu votre moment de folie amoureuse. Vous étiez devenu pareil à un de ces chercheurs d’or de Californie qui, aux temps héroïques de Bret-Harte, se disputaient, du pistolet et du couteau, la pépite merveilleuse, objet de leur convoitise. Vous étiez semblable à ces trappeurs qui enlèvent la fille du chef au galop de leur mustang. Heureusement que la petite personne en question n’exigeait pas de si grands efforts. Elle était disponible et ne demandait pas mieux que de vous suivre. D’ailleurs, elle comprenait fort bien ce que vous éprouviez pour elle. Cette furie toute californienne la flattait. Et puis, les nécessités de ma situation matérielle me disposaient à me faire agréer votre proposition. Cependant, cette dernière considération n’eût pas suffi à me décider. Vous me plaisiez, Jérôme, et je me laissai persuader !

Ce fut ainsi que vous emportâtes au bout du monde la petite pensionnaire de Sainte-Dorothée, au grand ébahissement des bonnes mères. Le plus curieux de notre aventure, c’est qu’après avoir satisfait votre désir de moi, vous continuâtes à m’aimer ou plutôt à aimer en moi le souvenir de la violente émotion sensuelle que je vous avais procurée. Vous fûtes heureux et, comme je ne semblais pas malheureuse, tout vous parut pour le mieux dans le meilleur des nouveaux mondes. Je vous devins une habitude agréable que vous trouviez chaque soir au logis, au retour de vos affaires. Sans vous inspirer le vif attrait de nos premiers mois de mariage, je continuais à vous être d’un divertissement appréciable, mais l’idée ne vous vint pas de vous occuper de moi, au sens profond du terme. Ah ! vous eûtes pour moi des attentions délicates, mais vous ne me témoignâtes pas cette attention vigilante dont je vous parlais tout à l’heure ! Jamais vous ne montrâtes aucune curiosité des changements qui pouvaient se produire en moi. Et, cependant, je changeais à votre insu, parce que tout change et que c’est la vie. Et c’est pourquoi, peu à peu, mon bon Jérôme, voyant que vous ne vouliez pas de moi, je me suis reprise. Vous en étiez resté à la Laure de Lérins, remarquée par vous au parloir du couvent. Vous ne vous aperceviez pas qu’une autre personne s’était formée en elle. Celle-là semblait ne vous concerner point et vous demeurait étrangère. Vous ne vous êtes jamais avisé de sa présence, inquiété de ses aspirations, de ses rêves, de ses besoins. Dans la comédie de notre vie, vous n’avez pas joué le rôle de « l’Indifférent », vous avez joué celui de « l’Inattentif ».

Telle fut notre histoire sentimentale, mon cher Jérôme. Si je vous l’expose ainsi, ce n’est nullement pour m’en plaindre. Ce qui a été devait être. C’est égal, vous n’avez guère deviné mes goûts d’indépendance et de liberté ! Mais passons. N’allez pas croire surtout que mes explications ont pour but de revendiquer contre vous quelque supériorité au nom de ma clairvoyance. Nullement ; ce que je vous en dis n’a d’autre motif que de vous avertir d’un danger possible. Votre Alicia est une charmante compagne, mais prenez garde de ne pas renouveler avec elle la faute que vous avez commise envers moi. Elle aussi changera ; son caractère se modifiera. Les femmes sont les moins invariables de tous les êtres. Observez Alicia avec soin. Ne la laissez pas se transformer à votre insu, sinon, elle vous échappera. Soyez attentif, Jérôme. C’est la recommandation que vous adresse mon amitié… Ne voyez là aucun regret, mais une simple remarque d’intérêt pour la durée de votre bonheur.

Je ne terminerai pas cette lettre sans vous répéter ce que je vous ai déjà écrit. Je suis heureuse de ma nouvelle existence. La vie à Paris, comme je la mène, est délicieuse et je la recommanderais à quiconque a le goût de l’indépendance et de la solitude. Nulle part, mieux qu’à Paris, on ne peut satisfaire cette disposition d’esprit et cependant je vais, de moi-même, y porter atteinte. Ne riez pas de ces contradictions, elles sont bien féminines. Oui, je m’apprête à quitter mon cher petit hôtel Manfred, où je me suis acoquinée depuis mon retour des Guérets et dont je commence à devenir une des doyennes, non d’âge, Dieu merci, mais de séjour. Dès demain, je vais donc me mettre sérieusement en quête d’un appartement et me résigner à rentrer dans la vie civilisée, car, jusqu’à présent, j’ai vécu à Paris comme une véritable sauvagesse. C’est pourquoi, afin de me préparer à reprendre rang dans la société, je vais entreprendre courageusement la tournée de visites aux quelques vieilles amies de ma mère qui me restent et dont quelques-unes se sont vaguement intéressées à moi. C’est une formalité ennuyeuse, mais vraiment indispensable, car ce sont les vieilles dames qui disposent de notre réputation. Heureusement que l’ennui de ces visites sera quelque peu compensé par les spectacles comiques qu’elles m’offriront sûrement. Je vous écrirai l’accueil que j’aurai reçu de ces Parques. Cela vous amusera, ainsi qu’Alicia. Je la vois d’ici, haussant ses belles épaules et vous répétant avec son air sage et positif : « Ces Françaises sont folles ! »

Elle aura raison dans les trois quarts et demi des cas, mais pas du tout en ce qui me concerne. Mes projets sont, au contraire, fort raisonnables. Comptant vivre à Paris, je prétends y fréquenter la meilleure société. Pour cela, je dois mener une existence très régulière et qui ne prête à aucune insinuation malveillante. Je sais que ma situation est un peu délicate, mais on peut bien, que diable, n’avoir pas de mari et n’être pas pour cela une gourgandine ! L’inverse est, d’ailleurs, également possible. Ainsi cette chère Madeleine de Jersainville ! Je ne l’ai pas encore revue. En quittant les Guérets, elle est allée faire un tour à Monte-Carlo. D’ailleurs, je vous l’ai dit, je compte ne la voir qu’avec ménagement et ne me pas trop montrer en public en sa trop galante compagnie. À bientôt, mon cher Jérôme. Mes amitiés à Alicia. Je suis affectueusement votre amie.

Laure de Lérins.


À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

Hôtel Manfred, rue Lord-Byron.

Paris, le 28 février.

Mon cher Jérôme,

Depuis que je vous ai écrit, j’ai fait de grandes choses, dont la principale fut d’arrêter un appartement.

Je vous dirai, tout d’abord, qu’il n’est situé dans aucun des endroits de Paris que j’aime le mieux. Je n’habiterai donc ni dans une de ces belles demeures de la place Vendôme, dont j’admire tant la noble ordonnance Louis quatorzienne, ni dans un de ces vieux hôtels du temps de Louis XIII qui bordent la place des Vosges. Les hautes façades de pierre, pas plus que les pittoresques pavillons de brique n’abriteront votre servante. Je n’aurai pas, non plus, logis dans ces sympathiques maisons qui entourent le jardin du Palais-Royal et qui le dominent de leurs balcons à vases sculptés. Il ne faut pas davantage que vous m’imaginiez dans quelque digne et morose immeuble du quai Malaquais, pas plus que dans quelque vaste et élégante bâtisse de l’avenue du Bois. Ce n’est ni aux alentours du Luxembourg, ni au cœur du faubourg Saint-Germain que Laure de Lérins fixera ses pénates. Des raisons diverses en sont la cause, dont la principale est que de pareilles locations eussent trop fortement entamé les ressources de mon budget. Cette constatation faite, j’ai donc dû me rabattre sur des emplacements plus modestes.

Comme j’hésitais entre la rive droite et la rive gauche, j’ai eu un moment l’intention de départager mon incertitude en élisant domicile dans l’île Saint-Louis. J’avoue que la charmante singularité de ce vieux quartier me tentait passablement. Je m’y promène souvent et c’est un de mes « rêvoirs » favoris. Je l’aime beaucoup. Il forme dans Paris comme une petite province insulaire qui a son charme original et particulier. Je ne puis pas m’imaginer que l’île Saint-Louis dépende de l’administration municipale. Non, je ne puis me résoudre à ne pas considérer l’île Saint-Louis comme un État indépendant, jouissant de privilèges et d’autonomie. Elle est pour moi une sorte de Val-d’Andorre, une espèce de République de Saint-Marin, une manière de Principauté de Monaco. Elle doit être pourvue d’un statut indépendant. On y doit vivre avec des mœurs et coutumes strictement locales. On ne m’enlèvera jamais la persuasion que l’île Saint-Louis a un gouverneur, et que ce gouverneur habite l’hôtel Lauzun, un évêque, et que cet évêque a pour évêché l’hôtel Lambert, un grand juge, et que ce magistrat réside à l’hôtel de Bretonvilliers. Tous ces gens doivent porter des costumes spéciaux et des signes appropriés, procéder à des cérémonies mystérieuses, à des galas secrets. La nuit, des cortèges, des processions fantastiques parcourent certainement les rues silencieuses de l’île ; puis, au matin, tout rentre dans l’ordre accoutumé, et l’île désenchantée reprend son aspect ordinaire, demi-bourgeois, demi-populaire, avec ses hôtels démodés, ses vieilles maisons, ses boutiques. Ah ! certainement, Jérôme, si j’avais habité cette île Saint-Louis, j’y eusse découvert de curieuses choses, et la Femme sans Tête, qui est au coin de la rue Le Regratier, fût venue me faire d’étranges confidences ? Mais je ne suis pas à Paris pour y rêver, j’y suis pour y vivre, et les fantômes ne sont pas une société ! C’est pourquoi, malgré ce que ce quartier a de tentant, malgré ses belles vues de Seine, malgré la dignité mélancolique de ses antiques maisons, j’ai renoncé à devenir une insulaire. Je ne serai pas la Robinsonne de l’île Saint-Louis. Je n’en connaîtrai pas les secrets, je n’en explorerai pas le mystère !

Le quartier donc que j’ai choisi est infiniment moins romanesque, mais il convient beaucoup mieux au genre d’existence que je compte adopter. Il n’est ni élégant, ni populaire, ni désert, ni bruyant. La rue où j’habiterai porte un nom convenable, facile à retenir et à prononcer. Ce dernier point me préoccupait beaucoup. Avec la manie actuelle de donner aux rues des noms de plus ou moins grands hommes, on est exposé à passer sa vie sous le patronage d’un monsieur désigné par un ensemble de syllabes qui ne vous plaît pas et qui, même, peut parfaitement vous horripiler. Or, ce vocable signalétique vous êtes obligé de le prononcer dix fois par jour, de le faire répéter par vos amis, de le confier à de vos fournisseurs, de l’inscrire en tête de votre papier à lettres. Pendant toute la journée, vous dépendez ainsi d’un bonhomme que vous ne connaissez pas, pour qui vous n’avez aucune admiration, aucune sympathie, et qui vous impose l’usage d’une sonorité désagréable, odieuse ou ridicule.

C’est un rien, me direz-vous. Oui, mais c’est un rien qui a tout de même son importance, et ce sont ces petites choses qui contribuent à l’agrément ou au désagrément de la vie. Elles ont leur part infime, mais réelle, dans notre bonheur. Donc, je n’aurais jamais voulu m’affubler d’une rue dont le nom m’aurait par trop déplu. Par contre, il doit être délicieux d’être en quelque sorte l’hôte d’un peintre ou d’un écrivain aimé. Aussi, si je me vois très bien rue Marivaux, rue Alfred-de-Vigny, rue Eugène-Delacroix ou rue Watteau, je ne puis pas m’imaginer rue Hippolyte-Flachat ou boulevard Raspail.

Le mieux n’est-il pas de se choisir une rue dont le nom qui la désignerait n’attirerait pas l’attention, n’évoquerait aucun souvenir précis et aurait pris l’air de ne plus appartenir à personne, avec quelque chose d’irréel et d’imaginaire ? Et ce fut en cette considération, et aussi pour quelques autres motifs, que je me suis décidée à louer rue Gaston-de-Saint-Paul.

Rue Gaston-de-Saint-Paul ! Ne trouvez-vous pas que c’est d’un vague tout à fait satisfaisant ? Gaston de Saint-Paul, on dirait une signature de valseur retrouvée sur un vieux carnet de bal. Gaston de Saint-Paul ! Gaston est gentiment familier, Saint-Paul est élégamment aristocratique. Maintenant, qu’était au juste ce Gaston de Saint-Paul ? Je vous le dirai une autre fois, quand je me serai renseignée à son sujet. Dieu veuille que je n’aie point sur ce chef de fâcheuse surprise, car je serais très capable d’en moins aimer mon joli appartement. Il est commode et bien distribué. La maison, confortable, n’est pas de ces bâtisses tout à fait neuves où tout semble être en carton. Sans être ancienne, on sent qu’elle a déjà fait ses preuves. Autre avantage, l’appartement était inoccupé. Pour moi, c’était une condition essentielle, car connaître les gens qui nous ont précédés et auxquels nous succédons, quelle horreur ! Avoir dans les yeux le souvenir de leurs visages, quel dégoût ! Savoir quels étaient leurs meubles, où ils étaient placés ! Il y a dans ces superpositions, dans ces mélanges, dans ces promiscuités, je ne sais quoi d’écœurant. Cela m’eût enlevé tout plaisir à m’installer. Tandis qu’entrer dans un appartement vide ce n’est pas du tout la même chose. On sait bien que ce sont des êtres humains que l’on y remplace, mais c’est tout. La bête est sortie de la coquille. Il suffit de nettoyer, de gratter, de lessiver et de repeindre, et l’on peut presque se croire le premier occupant. Sans cela, mes nuits eussent été hantées par des spectres de contribuables et par des fantômes de locataires.

L’autre sujet de quelque importance dont j’avais aussi à vous entretenir, mon cher Jérôme, ce sont les visites que j’ai faites aux amies de ma mère. Si, lorsque vous m’avez épousée, il y a cinq ans, vous ne m’aviez pas emportée en Amérique avec un empressement qui ne semblait pas présager l’état où nous en sommes aujourd’hui, je vous eusse présenté alors à ces respectables dames et je n’aurais pas à vous les décrire et à vous envoyer leurs portraits par la poste. Mais vous m’avez entraînée si rapidement et si jalousement de l’autel au paquebot que j’ai dû avertir par lettre ces honnêtes douairières du cours de mes destinées. Je sais bien que ces destinées ne les préoccupaient pas extrêmement. Elles avaient, d’ailleurs, quelque peu perdu de vue ma mère, qui, à la mort de papa, s’était retirée à Nice. J’avais alors sept ans. Quand nous revînmes à Paris, j’en avais quatorze. L’hiver suivant, maman mourait, et ma grand’tante de Brégin me fit entrer à Sainte-Dorothée. Ce fut durant l’année qui précéda ces événements que je fis la connaissance des quelques amies que ma mère voyait alors, parmi lesquelles Mme  Bruvannes et Mme  de Felletin. Elles furent les deux seules qui s’intéressèrent quelque peu à mon sort. Pour les autres, j’étais la « petite de Lérins », rien de plus. Se souvenaient-elles seulement de moi ? Dans le doute, et voulant, pour les raisons que je vous ai dites, rentrer en relations avec elles, je crus bon de leur rafraîchir un peu la mémoire. Aussi rédigeai-je à leur intention une sorte de lettre-circulaire où je leur rappelais qui j’étais et où je leur demandais la faveur de me présenter chez elles. Pour plus de prudence et pour éviter tout malentendu, je leur expliquais brièvement ma situation.

Je vous avoue, mon cher Jérôme, que toutes les réponses à ma circulaire furent favorables, sauf une. La personne qui me l’adressa, et dont je vous tairai le nom, me laissait entendre, en termes assez rechignés, qu’elle n’avait aucune envie de me voir. Elle faisait une allusion discrète, mais ferme, à mon divorce. Il est vrai que cette personne passe pour avoir tellement tourmenté son premier mari que l’infortuné a pris le parti de se tirer une balle dans la tête, ce qui a permis à sa veuve d’épouser son amant. Bien que cette mégère doucereuse lui fît la vie dure, ce dernier, décidé à ne point attenter à ses jours, se contente de se procurer, de temps à autre, quelque répit en administrant à sa moitié de magistrales corrections à la cravache. Je tiens ces renseignements de ma pauvre maman. Elle ne cachait pas l’amusement qu’elle prenait à la pensée que cette Mme  B… si hautaine, si pimbèche, avec son faux toupet et son râtelier, passât périodiquement ainsi par les verges conjugales !

Sauf cette avanie, que j’ai supportée d’un cœur léger, toutes mes autres missives ont donc reçu bon accueil, et j’ai commencé immédiatement ma tournée. Je ne vous raconterai pas toutes mes visites, car certaines, pour utiles qu’elles fussent, manquèrent par trop d’intérêt, mais je veux vous en rapporter quelques-unes dont le récit vous amusera peut-être. Je vous emmène donc chez la duchesse de Pornic-Lurvoix, à l’accueil de qui j’attachais quelque importance. Mes parents ont eu avec elle des relations suivies, car mon père avait été officier d’ordonnance du général duc de Pornic-Lurvoix. Après la mort de mon père, le duc et la duchesse avaient coutume de marquer à ma mère une certaine considération. Aussi tenais-je fort à renouer avec eux. La duchesse venait justement de rentrer à Paris, de son château de Lurvoix, dans l’Eure, et de se réinstaller dans son hôtel de la rue de Beaune. De sa grosse écriture de curé de campagne, la duchesse m’avait mandé qu’elle me recevrait, le jour qu’il me plairait, sur les deux heures.

Je fus exacte au rendez-vous.

L’hôtel a vraiment grand air, avec son portail sommé de deux sphinx et sa cour circulaire coupée en croix par un dallage de pierre grise. Le bâtiment, dans le style de Gabriel, est d’un aspect noble, mais il ne le faut voir qu’à distance. Dès le vestibule, qui est vaste et de belle proportion, la déception commence. La duchesse de Pornic-Lurvoix, qui a été douée par le ciel de toutes les vertus, a été affligée d’un goût atroce par lequel elle est arrivée à gâter, autant qu’elle l’a pu, cette belle demeure et, le plus singulier, c’est qu’en accomplissant ce meurtre elle a cru s’acquitter d’un devoir de famille. En effet, toute duchesse de Pornic qu’elle soit, elle est encore plus fière, s’il se peut, d’être née Le Rebufard de la Verlade et d’être la fille du comte Le Rebufard, ministre de l’Intérieur du roi des Français, Louis-Philippe. Aussi est-ce à ce sentiment qu’elle a obéi en encombrant l’hôtel de la rue de Beaune de l’abominable mobilier, à elle légué par ce vieux fripon de Le Rebufard. Je ne vous en décrirai pas les abominations. Elles déshonorent les salons qu’ornent, avec une affreuse et lamentable profusion, plusieurs portraits en pied de ce célèbre et vilain personnage. On l’y voit en tous les costumes de ses charges, avec sa figure revêche et chafouine, sa mine sèche et niaise. Quant aux effigies des Pornic-Lurvoix, on les tient sûrement en petite estime. J’ai pu m’en apercevoir en traversant la cour de l’hôtel. La porte de la remise était ouverte et un cocher, à dégaîne de sacristain, nettoyait, on eût dit avec de l’eau bénite, le vernis écaillé d’un antique trois-quarts. Au passage, je jetai un coup d’œil vers cette remise. Quelle ne fut pas ma surprise ! Sur le mur du fond, accroché là, sans cadre et tout à cru, se carrait un magnifique portrait équestre du maréchal de Lurvoix, le vainqueur du prince Eugène et de Marlborough. Le vieux maréchal, avec sa perruque, sa cuirasse, son manteau, son cordon bleu et ses grosses bottes à entonnoir, dirigeait, de son bâton fleurdelysé, une bataille symbolisée par la grenade qui éclatait entre les jambes de son cheval. Il avait une autre figure tout de même, le Lurvoix de la remise, que le Le Rebufard du salon !

Le plus comique, c’est que la duchesse ne traite pas beaucoup mieux son mari que ses ancêtres militaires. Le pauvre général de Lurvoix a eu la vie dure avec son épouse, aussi prit-il le parti de devenir doucement gâteux. Cela commença qu’il était encore en activité, si l’on peut dire, et mon père lui facilitait adroitement sa besogne. Malgré tout, il dut se faire mettre en retraite. Il était en piteux état la dernière fois que je le vis. Ma mère était déjà bien malade à ce moment. Elle m’avait amenée avec elle en visite chez la duchesse, qui, voyant que je m’ennuyais, m’avait envoyée goûter à la salle à manger. Le général était occupé à accomplir la même cérémonie en compagnie de son domestique. Il était assis, la serviette nouée au cou, comme un enfant. Le domestique lui faisait boire son chocolat à la cuiller, en tirant parfois la ficelle d’un beau pantin costumé en zouave, ce qui amusait fort M. le duc, qui témoignait de son contentement en battant des mains et en salissant sa serviette.

Quant à la duchesse, elle est imperturbable et je l’ai retrouvée toujours la même, malgré ses soixante-dix ans bien sonnés. C’est une petite femme, presque nabote, avec une grosse tête et d’énormes mains. Son corps chétif est dissimulé dans une sorte de houppelande. Elle porte un tour de cheveux gris et deux longues papillotes. Je l’ai trouvée assise sur une chaise basse, ses fortes mains croisées sur son ventre rond, ce ventre qui fut le malheur de sa vie, car il n’a pu donner à la maison de Pornic-Lurvoix l’héritier qui eût perpétué en même temps l’intéressante race des Le Rebufard. Et c’est ce que lui semblait reprocher amèrement le portrait en pied du ministre, sous le regard irrité de qui la duchesse et moi entamâmes conversation.

Je ne vous rapporterai pas, par le menu, mon cher Jérôme, le détail de cet entretien historique. Je vous en résume seulement les points importants. Le principal était pour moi de savoir l’opinion de la duchesse sur ma position de divorcée. Me recevrait-elle en quelque sorte incognito ou me compterait-elle parmi ses relations avouées ? Au fond, j’aurais dû, d’avance, savoir à quoi m’en tenir… Qu’est-ce, aux yeux d’une duchesse de Pornic-Lurvoix, qu’un mariage avec un sieur Cartier, domicilié en Amérique ? Quelle importance cela pouvait-il bien avoir que je vécusse ou non avec ce monsieur ? Quant à mon divorce, il avait eu au moins l’avantage de me faire cesser d’être Mme  Jérôme Cartier et de me faire redevenir Laure de Lérins. Ce dernier point était l’essentiel. J’avais enfin retrouvé un nom convenable, agréable à porter. J’étais dorénavant une personne que l’on pouvait sans inconvénients nommer dans un salon aristocratique. Cela valait tout de même mieux que d’être restée Mme  Jérôme Cartier. En somme, la reprise de possession de mon nom d’autrefois m’assurait la bienveillante protection de la duchesse. Elle me laissa entendre que, si j’étais docile et complaisante, je pourrais très bien être utilisable dans quelque ouvroir sérieux et admise à participer à quelques ventes de charité bien composées. Certes, elle ne me voyait pas encore dame patronnesse ou chef de comptoir, mais je ferais une bien gentille auxiliaire !

Ce fut sur ces assurances que je quittai la duchesse. En somme, l’entrevue a donné un résultat fort appréciable. J’ai pour ainsi dire repris existence aux yeux de la duchesse. Ah ! je suis encore très peu de chose, un embryon, une poussière, mais je suis, ce qui est beaucoup et que ne pouvait pas être, mon cher Jérôme, Mme  Cartier ! Aussi, ne manquai-je pas, en prenant congé de la duchesse, de lui marquer ma reconnaissance. Elle parut aise du procédé et m’en sut gré au point qu’elle m’entretint encore un bon quart d’heure de coliques sèches qu’elle avait eues la nuit d’avant. Décidément, je faisais des progrès dans sa familiarité et je crus qu’elle ne me laisserait pas partir sans me présenter à tous les Le Rebufard qui grimaçaient sur les murs du salon. L’honneur eût été grand, mais j’eusse préféré faire ma révérence au bon maréchal de Lurvoix, si gaillard au fond de sa remise. Hélas ! je ne le vis plus en sortant. La porte était fermée… Au même moment, le trois-quarts attelé d’un antique cheval s’ébranlait. Affalé sur des coussins, j’entrevis le duc qui partait pour sa promenade quotidienne… Il me parut bien affaibli, le pauvre vieux, et je crains, sans jeu de mots, qu’il n’aille pas loin !

Si telle est, mon cher Jérôme, la première cariatide de ma future situation mondaine, la seconde ne mérite pas moins que je vous trace son portrait. Il s’agit de Mme  Grinderel, la femme de Grinderel, l’éminent administrateur des Banques Réunies. Si la duchesse de Pornic a son hôtel sis rue de Beaune, celui de Mme  Grinderel est situé rue de Monceau. Je ne sais plus où ma mère avait connu les Grinderel, mais je me souviens très bien d’être allée une ou deux fois chez eux et que Mme  Grinderel vint un jour me voir au couvent. Cela suffisait pour que je la misse sur ma liste.

Mme  Grinderel, du reste, m’a reçue fort aimablement, et je vous dirai que ma visite ne me fut nullement désagréable, non que j’aie pris grand plaisir à causer avec Mme  Grinderel, mais parce qu’en lui parlant j’avais sous les yeux les quatre admirables tableaux de Chardin qui ornent le grand hall de l’hôtel. Ce sont quatre natures mortes représentant, l’une, un pain et un citron ; l’autre, un chaudron avec des fruits ; la troisième, du gibier, et la quatrième, du poisson. Ces quatre Chardin, chez Mme  Grinderel, ont l’air de tableaux de famille, car Mme  Grinderel est de la race des grandes bourgeoises. Ils ont comme une importance d’emblème. Mme  Grinderel, en effet, semble plus faite pour aller au marché que dans le monde. Quelle belle poissarde, quelle belle boulangère elle eût été ! Elle est de haute taille, vigoureuse et trapue, carrée et équarrie. Elle a de beaux gros traits, de beaux gros yeux. Elle a le corps bâti à chaux et à sable. C’est, je vous le répète, le type parfait de la bourgeoise. On la croirait, à la voir, uniquement préoccupée de soucis de ménage et de soins matériels. Eh bien ! l’on se tromperait singulièrement ! Sous cette enveloppe vigoureuse, sous cette allure ménagère, Mme  Grinderel cache une âme falote et romanesque et une incapacité absolue de diriger sa maison.

Avec son aspect martial, Mme  Grinderel est une rêveuse et une étourdie. Son inaptitude aux choses de la vie courante est extraordinaire. Elle n’y entend exactement rien. Elle le sait, et il lui en est venu une sorte de timidité particulière. Discuter avec des fournisseurs, commander à des domestiques constitue pour elle un véritable supplice. Donner des ordres lui apparaît un acte presque surhumain. Aussi est-ce Grinderel qui s’occupe de tout chez lui, qui ordonne les repas, règle la dépense, fait les achats. Il va même jusqu’à surveiller les toilettes de sa femme, et on l’a vu plus d’une fois, au sortir de quelque grave conseil d’administration où se sont débattus d’énormes intérêts financiers, faire arrêter son coupé à la porte de la couturière à la mode ou de la modiste en vogue.

À cette intervention conjugale, Mme  Grinderel gagne d’être une des femmes les plus singulièrement habillées et coiffées de Paris, mais, par contre, l’hôtel Grinderel est admirablement tenu. M. Grinderel a la tradition des grands traitants et des somptueux fermiers généraux d’autrefois. Ce petit homme gringalet, qui n’a que le souffle et qui, avec ses lunettes à double verre et à branches d’or, semble à moitié mort et à demi aveugle, est un connaisseur d’art des plus distingués. Ce manieur d’argent est aussi un manieur de bibelots. La collection de M. Grinderel est une des plus considérables et des mieux choisies de Paris. Il est bien défendu, naturellement, à Mme  Grinderel, de toucher à quoi que ce soit. Mme  Grinderel est distraite et elle a la main malheureuse. Aussi, ne s’occupant ni de sa maison, ni de sa toilette, la bonne Mme  Grinderel a-t-elle, comme on dit, « beaucoup de temps à elle ». Ce temps, elle l’emploie à lire des romans-feuilletons.

Ces feuilletons lui ont, d’ailleurs, quelque peu tourné la cervelle. Pour Mme  Grinderel, la vie est pleine d’embûches et de périls. Aussi ne quitte-t-elle guère Paris et, par Paris, elle entend les quartiers riches de la capitale et, en particulier, celui de la plaine Monceau. Autre part, il n’y a pour personne aucune sécurité. Le danger de vivre forme le principal thème de la conversation de Mme  Grinderel. On dit qu’elle fait monter auprès de son cocher un agent de la Sûreté déguisé en valet de pied. Quant à des voyages, Mme  Grinderel a renoncé de tout temps à en entreprendre aucun au delà de la banlieue. Passer les fortifications lui paraît déjà un exploit extraordinaire, digne de casse-cou et de cerveaux brûlés.

Ce sentiment a fort contribué à inspirer à Mme  Grinderel un véritable respect à mon égard. Pensez donc, une personne qui est allée en Amérique, et qui, ce qui est plus curieux encore, en est revenue ! Cela ne tient-il pas du miracle ? C’est cet étonnement que j’ai pu lire sur le visage de la bonne Mme  Grinderel, quand je suis allée lui rendre mes devoirs. Elle me considérait avec une surprise émue. Quoi, si jeune encore, j’avais traversé l’Atlantique, parcouru tout un continent et, de cette formidable équipée, j’étais revenue saine et sauve, avec mes deux yeux, mes deux oreilles et mes quatre membres ! À quels dangers prodigieux n’avais-je donc pas échappé. Quoi d’étonnant aussi que, dans un pareil pays, j’eusse perdu mon mari ! Un divorce est une bien mince aventure pour quelqu’un qui a dû en courir tant d’autres. Je dois m’estimer d’en être quitte à si bon marché !

La bonne et vague Mme  Grinderel ne pouvait supposer un instant que j’eusse vécu là-bas, pendant cinq ans, dans un élégant et confortable cottage, situé aux environs d’une grande ville, et que l’endroit appelé Burlingame fût une espèce de Saint-James californien. Elle ne pouvait pas comprendre que je n’eusse pas été scalpée par les Peaux-Rouges et que je n’eusse pas passé mon temps à faire le coup de révolver avec les cow-boys, que je n’eusse pas manié le tomahawck et le lasso, logé dans un wigwam et mangé du pemmican à tous mes repas, comme dans les romans de Gustave Aymard, de Mayne-Reid et de Gabriel Ferry, dont elle fait ses délices. Cela dépassait son entendement et elle pensait que je lui cachais les péripéties de mon existence dans la savane et la pampa pour ménager sa sensibilité. Aussi m’a-t-elle fort poussée aux confidences. J’aurais pu aisément lui faire accroire, mon bon Jérôme, que vous êtes tatoué des pieds à la tête, que vous portez un anneau dans le nez et des plumes sur la tête. Elle mettait ma réserve sur le compte de ma modestie. Mais je n’en étais pas au bout de mes peines ! Si j’avais échappé à de lointains dangers, il me restait à éviter ceux de Paris. Une jeune femme seule y est exposée à bien des entreprises et à bien des périls. Et la bonne Mme  Grinderel mettait à ma disposition le peu d’expérience qu’elle avait pour me guider dans ce dédale.

Je n’eus garde de refuser des offres si obligeantes. Mme  Grinderel, qui n’est, pour l’esprit, ni une Mme  Geoffroy ni une Mme  du Deffant, dispose cependant d’un salon influent. Quoiqu’elle n’ait pas de grandes aptitudes à ce rôle, elle n’en est pas moins la femme de Grinderel, et la puissance de Grinderel est un centre d’attraction suffisant pour que les réceptions de son épouse soient fort courues. Il est donc bon d’avoir un pied sur ce terrain, et je l’aurai. Ce sera un peu dur au début, car il faudra commencer par subir les conseils de Mme  Grinderel, mais je m’y ferai et je compte bien profiter des avantages mondains de la maison.

Ceux que je compte tirer de Mme  de Glockenstein sont également appréciables. Mme  de Glockenstein s’était liée avec ma mère durant un séjour à Nice. M. de Glockenstein est Allemand et Mme  de Glockenstein est Belge. À eux deux, ils sont fort riches et on peut lui trouver encore une sorte de beauté. C’est une femme d’une cinquantaine d’années, avec une figure régulière et agréable, l’air gai et paisible. Elle a cette particularité que la réflexion lui fait faire une grimace assez comique. À ces moments, elle pince les lèvres d’une certaine façon. Ajoutez-lui un maquillage, hardi et naïf à la fois, et des cheveux teints en or. Le soir, elle pose une large mouche à la naissance de sa gorge, qu’elle a abondante. Mme  de Glockenstein occupe un bel appartement au rond-point des Champs-Elysées. Elle l’a choisi afin de pouvoir, de sa fenêtre, assister à toutes les entrées de souverains.

Mme  de Glockenstein tient, en effet, un salon politique, un vrai et non une de ces parlottes où l’on discute à vide des événements qui sont dans les gazettes et où l’on règle à Cracovie les destinées de l’Europe. Le salon de Mme  de Glockenstein n’a rien de terne, ni d’ennuyeux. Il est rempli de jolies femmes et l’on y cause littérature, théâtre, galanterie. Seulement, parfois, entre deux portes ou au fumoir, s’y rencontrent des gens qui pourraient difficilement se voir ailleurs et qui ne tiennent pas à être vus ensemble. Mme de Glockenstein est un terrain neutre, comme qui dirait une maison de rendez-vous diplomatiques.

Ma qualité d’assez jolie femme ne m’a donc pas desservie auprès de Mme de Glockenstein. Il lui faut des comparses avenantes pour les comédies internationales qui s’ébauchent sous son couvert. Aussi ai-je vu tout de suite que je plaisais à Mme de Glockenstein et qu’elle m’appréciait à ma juste valeur. Elle a jugé que je pourrais faire chez elle figure avantageuse ; elle m’a comblée d’avances et de politesses et m’a invitée à dîner pour le lendemain. Je me suis excusée en alléguant que j’étais encore à l’hôtel, que mes malles n’étaient pas défaites et que je ne commencerais ma vie mondaine qu’au printemps prochain. Néanmoins, j’avais tenu à lui venir rendre les devoirs que l’on doit à une personne de son importance. Elle m’a fort approuvée sur tous les points et nous nous sommes quittées les meilleures amies du monde, non sans qu’elle m’ait posé toutefois certaines interrogations quelque peu indiscrètes au sujet de mon divorce. J’y ai compris que Mme de Glockenstein ne s’occupe pas uniquement de questions politiques ; les questions amoureuses l’intéressent aussi et elle les aborde sous leur forme la plus physique. Elle voulait absolument savoir si notre séparation avait pour cause que nous fussions mécontents l’un de l’autre à un certain point de vue. Ces choses semblent avoir un grand prix pour Mme de Glockenstein. Elle ne m’a rien caché sur sa manière de faire l’amour, sur le plaisir qu’elle y prend. Je l’ai laissée parler, là-dessus, longuement et éloquemment, et c’est ainsi que je me suis tirée de ses indiscrétions, quoique j’eusse pu lui opposer des faits tout à votre honneur, mais je n’ai guère le goût des confidences, même des confidences rétrospectives. D’ailleurs, je vous le répète, je compte n’entretenir avec les personnes que je vous ai énumérées que des relations d’utilité et de simple politesse.

Ne concluez pas, cependant, de là, mon cher Jérôme, que j’aie l’intention de vivre à Paris dans une complète solitude de cœur. Je sais bien qu’à cette solitude je suis quelque peu accoutumée et que cette accoutumance me vient de vous. Durant les années que nous avons passées ensemble, j’ai perdu l’habitude de m’épancher. Vous étiez un homme occupé et, de vos occupations, je n’étais pas tout à fait, convenez-en, la principale. J’ai donc pris l’habitude de vivre beaucoup seule. Vous vous souvenez de mes longues heures de retraite dans la bibliothèque de Burlingame. Ce régime, en somme, ne me déplaisait pas trop. Néanmoins, il n’y a pas de raisons pour que je le continue indéfiniment. Maintenant que j’habite Paris, je n’ai pas renoncé à m’y faire des amis.

Vous me direz que j’ai Madeleine de Jersainville comme première mise de jeu. Certes, comme je vous l’ai déjà écrit, j’aime beaucoup Madeleine. C’est une bonne fille. Il y a en elle bien des choses qui me plaisent : sa gentillesse, sa simplicité, sa franchise ; mais il y a aussi certaines poussées de sa nature qui m’épouvantent un peu et que sa franchise même rend plus redoutables encore. Madeleine a en moi une confiance gênante et je regrette, à vous dire vrai, qu’elle m’ait mise, avec tant de naïveté, au courant de ses déportements. J’en éprouve auprès d’elle un certain malaise que je ne ressentirais pas autrement. Que j’eusse appris que Madeleine eût des amants, cela ne m’eût été nullement désagréable. D’abord, j’aurais pu le croire ou ne le pas croire, à mon gré. J’aurais pu accuser la malignité publique de mensonge ou, au moins, d’exagération, tandis qu’après ce que Madeleine de Jersainville m’a raconté aucun doute ne m’est permis. Il m’est impossible d’ignorer que mon amie a une conduite déplorable et une facilité de mœurs tout à fait répréhensible. Je ne l’en aime pas moins, mais j’ai quelque embarras à l’aimer.

Aussi serais-je heureuse de lier intimité avec une personne moins voyante que ma pauvre Madeleine. Oui, je serais heureuse d’avoir une amie, mais je ne peux compter, pour m’en procurer une, que sur la bienveillance du hasard. Quelquefois, des circonstances de famille et d’éducation se chargent de nous fournir une compagne de cœur et d’esprit à notre convenance. Ces amitiés-là sont précieuses et ont chance de durer toute la vie. Or, cette chance-là, je ne l’ai pas eue. C’est donc au hasard seul que je m’en dois remettre. C’est à lui de m’offrir cette chose rare et charmante, une amie — ou un ami.

L’amitié, pour moi, en effet, peut aussi bien exister entre un homme et une femme qu’entre deux femmes ou deux hommes. Les rapports de goût, les échanges d’esprit qui constituent l’amitié n’exigent nullement une identité de sexes. Il me semble que je pourrais très bien éprouver de l’amitié pour un homme sans qu’il s’y mêlât rien de trouble ni d’équivoque. J’en tenterais volontiers l’expérience. J’aurais grand désir de sortir de cette solitude de cœur où j’ai vécu jusqu’à présent, mais je ne souhaite nullement d’en sortir par l’amour. Peut-être ne penserai-je pas toujours ainsi et connaîtrai-je l’heure où renaîtra en moi le désir d’aimer. J’ajoute, même, que je la verrai venir sans appréhension. Si le cas se présente, je vous en avertirai, mon cher Jérôme, ce sera un moyen pour moi de m’éclairer sur mes sentiments. Vous me servirez de pierre de touche.

En attendant, je vous dirai que, parmi les visites que je comptais faire, j’ai réservé pour la fin celle que je me réjouissais de rendre à l’excellente Mme  Bruvannes. C’est la seule dont je prévoyais un vrai plaisir et je me demande pourquoi je l’ai tant retardée. Il faut vraiment que j’aie été folle de Paris, comme je le fus, pour ne pas être allée, dès mon arrivée, voir cette bonne Mme  Bruvannes. D’autant plus que cet atermoiement était presque de l’ingratitude. Mme  Bruvannes m’a toujours témoigné un réel intérêt. Elle aimait sincèrement ma mère. Cependant, durant ma vie américaine, je l’avais bien un peu négligée. Heureusement que Mme  Bruvannes n’est pas femme à se formaliser. Aussitôt que je lui eus annoncé ma venue, elle m’a répondu de la façon la plus affectueuse et la plus empressée. Elle y a d’autant plus de mérite qu’elle a, en ce moment, de graves soucis au sujet de son neveu, Antoine Hurtin. À ces mots de souci je suis sûre que vous vous imaginez toute autre chose que ce qui est. Vous supposez naturellement qu’il s’agit de soucis d’argent. Quelle sottise a bien pu faire ce gros garçon jovial et fêtard, qui passe son temps avec des jockeys et des filles et qui occupe ses nuits à poursuivre dans les cercles et tripots une veine qui, sans doute, ne lui est pas toujours fidèle ? Vous imaginez la tante Bruvannes obligée de rapiécer quelque culotte importante ou de désintéresser quelque créancier exigeant ? Eh bien ! vous n’y êtes pas. Si Antoine Hurtin a joué, c’est avec sa santé. Il est tombé assez gravement malade d’une crise de neurasthénie aiguë qui l’a forcé à interrompre brusquement son existence. Cette crise a transformé le vigoureux garçon qu’était Antoine Hurtin en un personnage mélancolique, très frappé de son mal, persuadé qu’il ne pourra jamais reprendre sa vie d’autrefois. Avec cela, fort difficile à soigner. Cette situation désole Mme  Bruvannes, mais cela ne l’a pas empêchée de me recevoir avec sa bonté ordinaire. Quant à notre divorce, il l’étonne tout autant que l’avait étonnée notre mariage. De même qu’elle n’en revenait pas que vous m’épousassiez sans dot, elle ne peut comprendre que vous ayez consenti à vous séparer d’une aussi gentille personne que moi. Il est vrai qu’elle ne connaît pas Miss Alicia Hardington et qu’elle ne sait pas que je suis avantageusement remplacée.

Malgré ses tracas, Mme  Bruvannes s’est mise à ma disposition pour tout ce qui pourrait faciliter mon installation à Paris et m’a fait ses offres de service les plus aimables en les entremêlant de lamentations sur la santé de son neveu. Ah ! s’il n’avait pas mené cette vie absurde, s’il s’était marié tranquillement ! J’ai tâché de la remonter et de la raisonner de mon mieux. Je lui ai dit que ces états d’épuisement nerveux étaient assez fréquents chez nos businessmen américains et qu’une bonne saison de plein air en Suisse ou un fortifiant voyage en mer aurait raison aisément de cette dépression physique.

Nous en étions là, quand quelqu’un est entré dans le salon. Ce nouveau venu était un ami d’Antoine Hurtin, le seul, par caprice, qu’il consente à voir en ce moment et qui s’appelle M. Julien Delbray. Il est, d’ailleurs, fort bien et d’aspect agréable. Il paraît que c’est un garçon très gentil et très intelligent qui s’y connaît fort bien en bibelots et en meubles. Mme  Bruvannes, en me présentant M. Delbray, m’a dit qu’il pourrait m’être très utile dans mes projets d’installation, et elle m’a assurée de sa complaisance. M. Delbray m’en a assurée aussi fort poliment, mais d’un air quelque peu distrait, ce qui fait que je doute un peu, sinon de sa compétence, du moins de son sens pratique. J’ajoute que si M. Delbray s’y connaît en bibelots, il s’y reconnaît moins en visages. J’ai eu, en effet, l’honneur, un matin du mois dernier que je déjeunais au restaurant Foyot, d’être assise à une table assez proche de la sienne, mais il ne semble pas m’y avoir remarquée, tandis que, moi, je me souvenais parfaitement de lui. Du reste, ma vanité n’est nullement offensée de ce manque de mémoire et je n’en consulterai pas moins volontiers M. Delbray sur mes futurs achats. Je suivrai même avec plaisir ses conseils, s’ils sont conformes à mon goût. Je vous serre la main, mon cher Jérôme, et demeure votre affectionnée

Laure de Lérins.


M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

Hôtel Manfred, rue Lord-Byron.

Paris, le 16 avril.

Mon cher Jérôme,

C’est encore de mon éternel hôtel Manfred que je vous écris, et non de mon appartement de la rue Gaston-de-Saint-Paul. Vous vous imaginez peut-être que j’y suis installée. Il n’en est rien, et rien n’y est encore terminé. Et le plus singulier est que ce retard peut être imputé, devinez à qui ? À M. Julien Delbray en personne. Oui, mon cher, c’est ainsi.

Je vois d’ici votre tête, car bien que je ne sois plus votre femme et que vous ne soyez plus responsable de mes faits et gestes, vous seriez encore très capable, j’en suis certaine, d’être quelque peu jaloux de moi. J’espère même que vous l’êtes et je trouverais humiliant que vous ne le fussiez pas. Ce serait la preuve que vous n’auriez pas conservé de moi le genre de souvenir que je prétends tout de même vous avoir laissé. Ma vanité féminine s’en offenserait. Rassurez-vous, cependant, je ne souhaite pas que votre jalousie vous tourmente et vous cause le moindre chagrin. Je veux seulement qu’elle vous donne à mon sujet une pointe d’inquiétude et de mauvaise humeur. Je veux qu’elle ravive en vous mon souvenir. C’est un hommage que je réclame de vous et non un châtiment que je prétends vous imposer. Aussi ne serais-je pas fâchée que vous prissiez quelque ombrage de ce Julien Delbray.

N’allez pas cependant supposer que M. Julien Delbray ait conquis subitement une place importante dans ma vie et que mon cœur soit le moins du monde intéressé en cette affaire. Non, M. Delbray me semble simplement en train de devenir ce compagnon amical souhaité, dont l’absence constituait une lacune dans mon existence. Rien de plus, du moins pour le moment. Tout ce que je puis vous dire, c’est que M. Delbray me semble présenter quelques-unes des qualités requises d’un très agréable ami et d’un très gentil camarade. J’ajoute qu’il y a toutes les chances du monde pour que nous en restions là, de part et d’autre. De cela, j’ai des indices que je veux bien vous communiquer.

Revenons-en donc à ce déjeuner du mois de janvier auquel je faisais allusion à la fin de ma dernière lettre. C’était un de ces matins où, comme je vous l’ai déjà écrit, j’étais véritablement ivre de ma liberté parisienne. Ce déjeuner, en garçon, seule au restaurant, m’apparaissait comme un délicieux exploit. Ainsi animée, j’étais vraiment très jolie, ce matin-là. Sans doute, M. Delbray — qui était pour moi à ce moment le monsieur de la troisième table — s’en aperçut, car il sembla vraiment prendre un certain plaisir à m’examiner. Or, les regards attentifs de ce monsieur ne m’étaient nullement importuns. Je me disais : « Voilà quelqu’un qui me trouve vraisemblablement très bien et sur qui je produis un effet saisissant. Il se souviendra tendrement de moi. »

Or, deux mois après, je rencontre chez Mme  Bruvannes mon admirateur de chez Foyot. On nous présente… et je suis forcée de constater que je n’avais pas produit sur lui une impression ineffaçable. M. Delbray avait complètement perdu la mémoire de mon visage. Convenez, Jérôme, que ce n’est pas ainsi que commencent les grandes amours. Ce serait contraire à toutes les traditions sentimentales !

Vous pouvez cependant, je le sais bien, m’objecter que la situation peut s’interpréter, quant à moi, différemment. En effet, c’est moi qui reconnais en M. Delbray le convive de chez Foyot. C’est donc que j’ai été particulièrement frappée des grâces distinctives de ce personnage. À cela, je vous ferai une réponse bien simple, tirée de l’état d’esprit où je me trouvais alors. J’étais, en ce moment, dans ce que l’on peut appeler une crise d’observation très particulière. Récemment arrivée à Paris, pleine de curiosité pour tout ce que j’y voyais, j’avais l’œil singulièrement en éveil. À observer, chaque jour, des choses nouvelles, la mémoire s’aiguise et s’assouplit. M. Julien Delbray a simplement profité de cette faculté momentanée et n’en doit déduire aucune considération avantageuse. Que je me sois souvenue de lui ne prouve pas qu’il ait quoi que ce soit de remarquable. Il ne s’ensuit pas davantage que je sois en disposition de m’intéresser spécialement à lui. S’il en était ainsi, je vous le dirais tout uniment, car je me sens avec vous en veine de franchise.

Plaisanterie à part, je crois que M. Delbray et moi nous sommes bien, l’un envers l’autre, en simple accord de sympathie, et encore celle qu’éprouva pour moi, à l’abord, M. Delbray fut-elle quelque peu négligente. En effet, le surlendemain de notre rencontre chez Mme  Bruvannes, étant retournée quai Malaquais, j’appris que M. Delbray partait en voyage. Il allait passer une quinzaine de jours, en province, auprès de sa mère. Je vous prie de croire que cette nouvelle ne m’a nullement affectée et ne m’a causé aucune déception. Que pouvait bien m’importer l’absence de M. Delbray ? M’empêcherait-elle de visiter mes chers marchands de bric-à-brac ?

Seulement quelquefois, dans ces visites j’éprouve des difficultés. Certes, il est amusant d’acheter des vieux meubles, mais encore faut-il qu’ils ne soient pas trop neufs. Il est vrai qu’avec la foi cela revient à peu près au même. D’autre part, il est ennuyeux d’être trompée, et il faut, pour l’être le moins possible, une habitude de l’œil que je n’ai pas encore acquise. Aussi, lorsqu’au bout de la quinzaine je reçus à mon hôtel une lettre, d’ailleurs fort bien tournée, de M. Delbray, s’offrant de mettre à mon service ses faibles lumières, je ne m’avisai pas de faire la renchérie et de décliner les bons offices d’un guide aimable et informé.

Car, je vous l’affirme, mon cher Jérôme, en acceptant les propositions de M. Delbray, je pensais uniquement à ce qu’elles pouvaient avoir d’avantageux pour moi et j’agissais en parfaite égoïste. Mon acquiescement ne m’engageait à rien. Mme  Bruvannes m’avait fait un vif éloge de M. Delbray. Elle m’avait vanté sa parfaite éducation et sa distinction d’esprit. J’avais chance de trouver en lui un agréable compagnon de courses à travers Paris. Peut-être était-ce un peu rapide de l’agréer ainsi sans façon, mais, après tout, n’étais-je pas libre de mes actions ? Ne suis-je pas une petite divorcée qui ne doit de comptes à personne et qui a bien le droit de passer son temps comme elle le juge à propos ? Quant à ce que M. Delbray pourrait penser de ma facilité à accepter ses offres, n’avais-je point pour répondante l’excellente Mme Bruvannes ? Restait à excuser mon sans-gêne. Ma qualité de demi-Américaine y suffisait amplement. Aussi, tous mes scrupules levés, répondis-je à M. Delbray en l’invitant à déjeuner à l’hôtel Manfred.

Tels furent, mon cher Jérôme, les débuts de relations qui, tout innocentes qu’elles soient, ne m’en sont pas moins des plus agréables et des plus profitables, car je devrai à M. Delbray des heures charmantes et utiles. Il est, en effet, charmant, et très habile acheteur. Je lui devrai donc quelques meubles à peu près authentiques. Je lui devrai aussi de connaître un Paris que, sans lui, j’aurais probablement ignoré. Il y a des Paris extrêmement divers dont je ne vous ferai pas l’énumération, et je ne vous enverrai pas un petit « essai » sur la capitale. Néanmoins, vous conviendrez bien qu’il y a, en gros, deux Paris : celui des étrangers et celui des Parisiens. Je connaissais à peu près le premier, mais c’est M. Delbray qui s’est chargé de m’apprendre le second.

Et c’est vraiment un Paris nouveau que m’a révélé M. Delbray. Ne croyez pas, du moins, que ces découvertes aient nécessité de grandes difficultés. Non, M. Delbray ne m’a pas organisé une tournée des grands-ducs ou des petites-duchesses. Il ne m’a menée dans aucun endroit dangereux ou suspect. Nous n’avons fréquenté ni les chiffonniers, ni les apaches, et nous n’avons pas eu besoin, dans nos promenades, d’être escortés d’un détective. Nous n’avons pas été forcés de nous grimer. Aucun déguisement ne nous fut nécessaire. Nous n’avons porté ni lunettes bleues, ni fausses barbes. Nos expéditions se sont faites en plein jour, sans requérir aucune préparation particulière. Nous nous sommes bornés, M. Delbray et moi, « à sortir ensemble » et à goûter de concert le charme de Paris, dont M. Delbray connaît admirablement tous les aspects pittoresques.

Nul mieux que lui, en effet, n’en sait mieux les vieilles rues, les anciens logis, toutes les curiosités artistiques et historiques. Mais il n’est pas seulement un cicerone accompli, il est également au fait des « spécialités ». Il est le vivant dictionnaire des petites adresses. Il vous dira où se vendent, en toutes choses, les meilleurs produits, où l’on trouve les « calissons » d’Aix les plus frais et où l’on achète la plus fine toile de Frise. Quant aux magasins de bric-à-brac, il les connaît sur le bout du doigt. Depuis que je suis ses conseils et qu’il veut bien me diriger dans mes recherches, j’ai déjà acquis, pour mon appartement de la rue Gaston-de-Saint-Paul, de fort jolies choses que je n’eusse pas dénichées sans lui et qu’il m’a fait obtenir à fort bon compte. Il m’en a fait, par contre, délaisser certaines autres que l’on voulait me vendre trop cher et qui étaient d’authenticité douteuse. Enfin, pour tout vous avouer, il m’est devenu indispensable, et le résultat est que nous déjeunons ensemble presque tous les jours.

Nous déjeunons en camarades, en pique-nique, et nous payons chacun notre part. J’ai mis cette condition à nos agapes. De cette façon, nous sommes beaucoup plus à l’aise. C’est d’ordinaire à déjeuner que nous dressons nos plans pour la journée. Chaque fois, j’attends avec une anxiété amusée ce qu’il va me proposer. La chose décidée, nous partons, soit à pied, soit en voiture. Un jour, par exemple, comme je désirais acheter quelques-unes de ces verreries antiques aux parois irisées et qui semblent saupoudrées d’une poussière d’ailes de libellules, il m’a conduite dans une singulière petite boutique où j’ai trouvé exactement ce que je souhaitais. C’est rue Séguier qu’habite le vendeur de ces petites choses fragiles et mystérieuses. La rue Séguier, extraordinairement étroite, rend la boutique extraordinairement sombre. En vertu d’obscures similitudes, sans doute, le marchand est à la fois minéralogiste et empailleur. C’est un vrai commerce de sorcier que le sien. Je suis sûre que, le soir, ses oiseaux se changent en minerais et que ses minerais se transforment en oiseaux. Dans une vitrine, il a quelques-unes de ces fioles irisées qui semblent participer des uns et des autres. Il y a de la sorcellerie, certainement, dans tout cela, et puis, pourquoi cet homme vend-il ces verreries enchantées à un prix dérisoire ? M. Delbray est le génie de l’occasion. Jérôme, je suis tombée, je vous le dis, sur quelqu’un d’indispensable !

L’autre jour, comme je venais d’acheter dans la boîte de bouquiniste du quai un assez bel exemplaire dérelié des Sonnets de Pétrarque, M. Delbray m’a promis de me conduire chez un relieur pour faire réparer le volume. Ce relieur est un drôle de petit Italien de Sienne qui s’est fixé à Paris et qui habite rue Princesse. M. Delbray m’a raconté que ce Neroli — c’est le nom du Siennois — avait dû quitter son pays à la suite d’une histoire d’amour à la Stendhal. Il doit y avoir là dedans du stylet et du poison. M. Pompeo Neroli, en effet, n’a pas l’air commode, et, quand il manie son poinçon, il semble se ressouvenir du poignard national.

Tout cela rend M. Neroli infiniment sympathique. À ce propos, remarquez comme la qualité d’Italien nous rend indulgents à ces sortes de pratiques. Que M. Neroli soit Français et soit né, par exemple, à Epernay, l’idée qu’il aurait donné un coup de couteau à quelque Champenois comme lui nous serait plutôt désagréable. Mais M. Neroli est Italien, M. Neroli est Siennois, et son aventure prend tout de suite je ne sais quoi de romantique qui plaît à l’imagination.

Je pense que vous commencez à comprendre, mon cher Jérôme, les plaisirs et les avantages que je trouve à la société presque quotidienne de M. Delbray. Grâce à lui, me voici débarrassée de cette solitude qui aurait fini par me peser un peu. J’ai rencontré en lui un charmant et facile compagnon, d’une conversation plaisante, variée et sans pédanterie. De plus, sa compétence remarquable m’est précieuse. Rien n’est donc plus naturel que je me plaise à fréquenter M. Delbray. Mais ce qui est plus singulier, peut-être, est que M. Delbray se soit prêté si volontiers au genre de relation que j’entretiens avec lui. Quel avantage en peut-il bien retirer ?

Cette question, je me la suis posée plus d’une fois à moi-même. J’y ai réfléchi assez longuement et voici les conclusions auxquelles je suis arrivée.

Il est évident qu’il existe, tout d’abord, dans la complaisance si empressée que me témoigne M. Delbray, le désir d’être agréable à Mme  Bruvannes. Il m’a rencontrée chez elle. Elle m’a recommandée à lui. Et M. Delbray tient à faire honneur à cette recommandation. Mais cette explication ne suffit pas. À celle-là, j’en ai ajouté une autre qui la complète et qui m’est venue maintenant que je connais mieux mon compagnon. Julien Delbray est un charmant garçon, très intelligent, très bien doué, avec toutes sortes de curiosités intellectuelles mais qu’une fâcheuse indécision d’esprit empêche de se déterminer dans la vie pour un but précis. Cette indécision, sur l’origine de laquelle je ne suis pas fixée, l’a détourné de toute carrière et de tout métier. Julien Delbray est un oisif. L’imagination, qu’il a vive et qui lui fait envisager toutes les possibilités, le dégoûte, par avance, des réalisations en lui montrant successivement les inconvénients de chacune de celles qu’il pourrait tenter. De telle façon qu’à trente-quatre ans Julien Delbray se trouve en face de la vie dans une situation d’attente qui n’est pas sans lui causer quelque tristesse. Je vous le répète, Julien Delbray est un oisif, et un oisif imaginatif. C’est à cette oisiveté que j’ai dû en partie la complaisance qu’il m’a montrée. Je lui suis une occupation.

Néanmoins, vous m’objecterez que le fait de cette oisiveté n’explique pas complètement l’assiduité de M. Delbray auprès de moi. Un garçon de son âge peut tout de même trouver d’autres divertissements que de jouer au cicerone et au guide dans Paris. Et puis, il est inadmissible que M. Delbray n’ait pas une maîtresse.

Eh bien ! justement, je suis persuadée, mon cher Jérôme, que M. Delbray n’a pas de maîtresse, du moins en ce moment ; aussi ai-je pensé que ses actuelles vacances de cœur avaient quelque peu contribué à le rapprocher de moi. Certes, M. Delbray est trop intelligent pour ne pas s’être aperçu, dès le début de nos relations, que je ne suis nullement une personne en quête d’aventures sentimentales ou autres. Lui non plus, d’ailleurs, n’a pas du tout l’air d’un coureur de bonnes fortunes ; cependant, il est bien probable que, si cette bonne fortune se présentait, il ne la dédaignerait pas. Et c’est là, il me semble, le point qui va nous aider à reconstituer l’enchaînement de motifs qui ont, inconsciemment peut-être, amené M. Delbray à me rendre des soins dont je lui sais, d’ailleurs, beaucoup de gré. Notons-y donc, tout d’abord, le désir de faire plaisir à Mme Bruvannes ; ensuite, admettons que M. Delbray a pris goût peu à peu à la distraction que j’offrais à son oisiveté et qui ne contrariait nullement ses habitudes de flânerie ; puis, à mesure qu’il m’a mieux connue, convenons qu’il a conçu un certain goût pour ma personne, sans que ce goût dépassât une sympathie assez tendre. Dans tout cela, donc, l’amour proprement dit n’entre pour rien. Cependant, M. Delbray est assez joli garçon et, par conséquent, doit être quelque peu fat. Et il a dû penser : « Eh bien ! promenons gentiment cette petite dame. Cela fait plaisir à Mme Bruvannes et cela ne m’ennuie pas, car, en somme, elle me plaît assez. Si, par hasard, je lui plaisais aussi, cela pourrait devenir une aventure fort agréable. Que les choses, du reste, tournent autrement, je n’en aurai aucun dépit et aucun chagrin. J’en demeurerai là volontiers. Elle semble avoir des qualités d’amie, ce qui est assez rare. Enfin, elle aime ma conversation et ma compagnie, ce qui me flatte. » Et c’est ainsi, j’en jurerais, que M. Delbray est devenu mon accompagnateur assidu, et c’est pourquoi aussi j’ai tenu à vous le présenter un peu longuement.

Donc, mon cher Jérôme, si l’on vous rapporte jusque dans votre lointain San-Francisco que votre ex-femme fait l’amour avec un Français jeune encore, de taille moyenne et distinguée, et si l’on vous avertit qu’on la rencontre avec lui dans les endroits les plus divers de Paris, vous saurez à quoi vous en tenir exactement sur la vérité de ces racontars. J’avoue que si la duchesse de Pornic, Mme  Grinderel ou Mme  de Glockenstein m’apercevaient en compagnie de M. Delbray, elles seraient peut-être moins confiantes que vous. Mais la duchesse ne sort guère que pour aller à l’église, Mme Grinderel est la myopie même et Mme de Glockenstein me pardonnerait aisément. Ce qu’elle ne me pardonnerait pas, au contraire, ce serait de penser qu’il n’y a rien entre M. Delbray et moi. Quant à Madeleine de Jersainville, ma conduite lui paraîtrait le comble de la loufoquerie. Ne pas être la maîtresse d’un homme avec qui l’on sort trois ou quatre fois par semaine, qui est relativement jeune, qui ne vous déplaît en aucune façon, cela lui semblerait un défi au bon sens et la dernière des aberrations. Je l’ai, d’ailleurs, assez peu vue, ces temps-ci, mon amie Madeleine. Elle a sûrement une passion en tête. Ah ! si seulement elle pouvait avoir une liaison durable, que Dieu donc serait à louer ! Cela la garderait de ces changements continuels où elle se déconsidère par trop. Votre amie :

Laure de Lérins.


M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

4, rue Gaston-de-Saint-Paul.

Paris, le 2 mai.

Mon cher Jérôme,

J’ai enfin quitté mon absurde hôtel Manfred et dit adieu à la rue Lord-Byron, et me voici installée chez moi. Par le mot installation, n’imaginez rien qui ressemble au si parfait confortable de votre cottage de Burlingame. Je n’ai pas du tout vos facultés d’organisation et je suis incapable de ces ingénieuses petites inventions de détails auxquelles vous excellez et qui procurent tant de commodités à la vie. Aussi, suis-je sûre que vous trouveriez mon logis quelque peu bohémien et rudimentaire. Tel qu’il est cependant, et si incomplet qu’en soit encore l’arrangement, je ne souffrirais pas volontiers vos critiques, car j’avoue qu’il me plaît extrêmement dans son désordre et son improvisation. Certes, l’aménagement pratique n’en est peut-être pas tout à fait au point, mais la décoration en est agréable et j’y ai réuni quelques charmantes vieilleries que je dois, pour la plupart, aux indications de M. Delbray. C’est lui qui m’a fait acheter les deux portes de bois sculpté qui sont celles de ma chambre, le délicieux petit lustre Louis XVI, du goût le plus pur, qui se balance si joliment au plafond de mon boudoir, l’étonnante commode en laque qui fait presque autant mon orgueil que l’élégante chaise longue de laquelle je vous écris.

Une chaise longue, c’est bien, depuis que je suis à Paris, la première fois que je m’étends sur un de ces meubles et que je m’accorde quelque paresse ! Depuis cinq mois, en effet, je mène une vie vraiment vagabonde. Aujourd’hui, pour la première fois, je me repose et je goûte le plaisir de rester chez moi. Il est vrai qu’il n’y a que quelques jours que je possède un chez moi. Jusqu’à présent, j’ai vraiment vécu dans la rue, dans ces chères rues de Paris, si diverses, si animées, si sympathiques, dans ces rues qui semblent être les rues de dix villes différentes. Mais, aujourd’hui, je me sens casanière. J’ai passé une robe de chambre ; j’ai fait placer ma chaise longue près de la fenêtre. Par la vitre j’aperçois un frais coin de ciel d’été et les grands arbres du quai Debilly. La Seine coule à quelques pas de moi. Des voitures roulent ; des passants passent. Je les regarde sans avoir envie de me mêler à eux. Aujourd’hui, je me réjouis de n’avoir rien à faire, ni course pressée, ni visites, ni promenade, ni rendez-vous. Je suis contente à la pensée de rester toute la journée en tête à tête avec moi-même. Il me semble que Paris m’intéresse moins que mes songeries.

C’est qu’aujourd’hui, mon cher Jérôme, j’ai à réfléchir sur un sujet sérieux. C’est pourquoi j’ai pris le parti de vous écrire. Mes idées me paraissent plus claires, quand je m’efforce de vous les exprimer sur le papier. Il s’y met un certain ordre qu’elles n’ont pas autrement, et qui ne m’est pas inutile pour parvenir à me débrouiller, car je ne suis pas ce que l’on appelle une nature méditative. Dès que je réfléchis, je me laisse aller aux caprices de mon imagination, tandis que, la plume à la main, je raisonne mieux les sujets qui me préoccupent. Dans ces intentions, j’ai fait placer près de moi une petite table à écrire. J’ai, à tout hasard, condamné ma porte. Je ne veux voir personne aujourd’hui. Je ne veux considérer devant moi que l’image de moi-même.

Ces préparatifs, qui ne manquent pas de solennité, vous montrent qu’il s’agit presque de quelque chose de grave. En effet, mon ami, j’ai certaines inquiétudes que je veux vous confier. Depuis quatre jours, par une suite de circonstances sans intérêt en elles-mêmes, il se trouve que je n’ai pas vu M. Julien Delbray, et, de ne pas le voir, je m’aperçois qu’il me manque. Or, mon cher Jérôme, c’est cela qui m’inquiète et qui me pousse à tâcher d’y voir clair en moi-même.

Vous savez, n’est-ce pas, la très amicale camaraderie qui existe entre M. Delbray et moi et quel parfait compagnon de promenade et de flânerie j’ai rencontré en lui. À cette camaraderie, vous savez combien je tiens ! J’aurais trop de peine à en retrouver une pareille. Aussi jugez comme je serais désolée de voir le sentiment de sympathie que j’ai pour M. Delbray se modifier en quoi que ce soit. Nos rapports sont établis sur un pied excellent et je ne voudrais pour rien au monde y rien changer. J’ai beaucoup d’amitié pour M. Delbray, et c’est de l’amitié, et rien d’autre que je souhaite à son égard. Je serais navrée qu’il s’y mêlât quelque chose de plus et, ce qui me trouble, c’est que je ne suis pas tout à fait sûre qu’il en soit ainsi !

Je me suis promis, mon cher Jérôme, d’être franche avec vous. Voici donc ce qui m’ennuie surtout, dans le débat que je vous expose. Si, lors de ma première rencontre avec M. Delbray, j’avais éprouvé pour lui quelque sentiment indicateur, je m’y serais parfaitement résignée. Si j’avais senti, péremptoirement et indubitablement, que M. Delbray dût être mon amant, j’aurais admis de bonne grâce cette éventualité. On ne résiste pas à l’inévitable et je ne suis pas partisan des défenses inutiles ni des vains reculs contre la destinée. Au contraire, je crois que lorsque le Destin nous fait signe, nous devons obéir docilement à son injonction.

Cette situation violente et définitive ne me répugnerait nullement. Je n’ai jamais pris la résolution de ne pas aimer, si l’occasion s’en présentait. Je suis jeune et je n’ai aucune raison de condamner mon cœur à l’inaction. Pour une femme libre comme je le suis, prendre un amant me semblerait un acte tout naturel ; mais, s’il s’agit d’amant, je veux que ce personnage fatal se présente à moi dans toute sa prestance despotique. Ce n’est qu’ainsi que l’amour est acceptable, et j’exige qu’il vienne à moi avec une violence irrésistible. C’est bien, je crois, du reste, l’avis de toutes les femmes. En ces conditions, l’amour emporte tous nos scrupules, détruit tous nos raisonnements. Bien plus, même, il nous empêche de prévoir les contraintes qu’il nous imposera, le mal qu’il pourra nous faire. Grâce à cette sorte d’aveuglement où il nous met, l’amant est un être masqué, voilé, mystérieux, nocturne, comme dans le vieux mythe de Psyché. Il n’est plus l’amant, il est l’amour même. Il a quelque chose d’impersonnel.

Mais que cet amant, avant de le devenir, ait été tout d’abord un monsieur de notre connaissance, voilà qui me semble vraiment inadmissible ! Il y a là quelque chose, à mon sens, d’un peu ridicule. Eh quoi ! notre amant serait aussi un homme dont nous connaîtrions les défauts et les habitudes, que nous serions en état de juger tel qu’il est et pour qui l’amour ne serait plus qu’un déguisement ? Sous le costume sensuel ou sentimental qu’il adopterait, il demeurerait le monsieur Un Tel sur qui nous avons eu nos opinions, qui aurait été plus ou moins notre ami ! Ah ! la fâcheuse confusion ! De cet ami ne resterait-il pas dans l’amant des traces malencontreuses ? N’y aurait-il pas là de quoi tout gâter ? Tenez, je ne puis imaginer un amant digne de ce nom que comme une sorte de triomphateur imprévu. Jamais je ne me résignerai à considérer comme tel un ami qui a réussi à jouer un rôle pour lequel il n’était pas fait. Celui-là n’est qu’un usurpateur sournois !

Telles sont mes idées sur ce grand sujet, mon cher Jérôme. Vous voyez par là que M. Delbray ne remplit pas du tout les conditions que j’exigerais à l’occasion et, cependant, je vous le répète, je ne suis pas sans inquiétudes sur moi-même. Les femmes sont si pleines de contradictions ! Cependant, rassurez-vous, je n’en suis pas encore à me demander s’il y a des chances ou non pour que je devienne un jour ou l’autre la maîtresse de M. Delbray. Il ne s’est encore rien produit qui me permette de me poser une pareille question, ni de mon côté, ni du sien. Il est bien probable, comme je vous le disais dans une de mes lettres, que, si je m’offrais à M. Delbray, il ne refuserait pas l’aubaine. Je n’ai, en effet, rien de particulièrement dégoûtant, mais je ne puis supposer que M. Delbray se préoccupe beaucoup de cette possibilité. Il n’a jamais cessé de se montrer avec moi respectueusement amical. Jamais il ne m’a « fait la cour ». Dans l’amitié qu’il me témoigne, je ne serais pas éloignée de croire qu’il entre une certaine reconnaissance de ce que je le distrais quelque peu de sa mélancolie ordinaire… Éprouve-t-il de moi un véritable désir, cela ne me paraît pas probable, bien qu’il y ait de ma part de la modestie à en convenir. Non ! M. Delbray n’est pour rien que d’involontaire dans l’inquiétude que je vous confie et qu’il me cause sans le savoir.

Il faut maintenant, mon cher Jérôme, que je vous dise en quelle occasion est née cette inquiétude au sujet des sentiments que m’inspire peut-être M. Delbray. M. Delbray, l’autre jour, me proposa de me mener visiter l’atelier d’un de ses amis, le sculpteur Jacques de Bergy. M. de Bergy a beaucoup de talent et l’idée de cette escapade m’amusait fort. Aussi l’acceptai-je avec plaisir. M. de Bergy habite aux Ternes un grand atelier ; lorsque j’y pénétrai, en compagnie de M. Delbray, je fus tout de suite ravie. Les figurines que modèle M. de Bergy sont vraiment délicieuses. Il est le roi d’un véritable peuple de poupées d’argile, mais de poupées animées de toutes les grâces de la vie. Toutes les attitudes, toutes les lignes du corps des femmes sont représentées par elles avec l’art le plus délicat et le plus vrai. M. de Bergy est un artiste exquis, en même temps qu’un gentleman d’excellentes manières. Quand nous entrâmes, il était étendu sur son divan et occupé à fumer un gros cigare. M. Delbray prétend que c’est là une des façons dont travaille M. de Bergy et que, dans les volutes de la fumée, il voit se dessiner les formes qu’il réalisera plus tard. Quoi qu’il en soit, M. de Bergy interrompit fort aimablement sa laborieuse fumerie pour nous faire les honneurs de ses figurines. J’allais donc et je venais à travers l’atelier, quand, me retournant pour complimenter M. de Bergy d’une des statuettes qui me plaisait particulièrement, je m’aperçus qu’il crayonnait quelque chose sur une page de son carnet. Sûrement, sous les plis de ma robe, l’œil exercé de M. de Bergy avait deviné l’attitude de mon corps et il en notait rapidement le dessin. À cette pensée, je rougis et je ressentis une impression de gêne subite. Quoi, à travers mes vêtements, je venais d’apparaître comme nue aux yeux de M. de Bergy !

Ma gêne s’était changée en une sorte de colère. M. de Bergy feignit de ne s’apercevoir de rien et remit tranquillement le carnet dans sa poche. J’étais irritée de l’indiscrétion artistique de M. de Bergy et je le lui marquai en abrégeant ma visite. Quelques minutes après, M. Delbray et moi, nous prîmes congé. Nous marchions côte à côte dans l’avenue. Je pensais au petit incident de tout à l’heure : « Tout de même, me disais-je, c’est un peu agaçant d’avoir posé malgré soi, pour ce monsieur de Bergy ; si, au moins, c’était pour M. Delbray ! » Je regardai M. Delbray. L’idée qu’il aurait pu me voir « sans voiles » ne m’était nullement désagréable. Ce fut une impression brève et indistincte, mais que signifiait-elle ? M. Delbray ne m’était donc pas indifférent ?

Tout en marchant, je le considérai avec une attention inusitée. Il me semblait presque ne l’avoir jamais vu, tant j’étais déjà habituée à lui. Soudain, il m’apparaissait avec une nouveauté singulière. Quoi, c’était donc ainsi qu’il était ! Je vais profiter de l’occasion pour vous le décrire.

M. Julien Delbray n’est plus un jeune homme, puisqu’il a trente-quatre ans, mais cela ne l’empêche pas d’avoir ce qu’on appelle un « physique » agréable, sans qu’il soit un Adonis ou un Antinoüs. Sa figure n’est point laide et elle est ce que l’on nomme sympathique. Elle se compose d’un ensemble de traits qui n’ont rien de particulièrement remarquable par eux mêmes, mais qui produisent à eux tous une impression favorable. M. Delbray, par sa figure, n’attire pas l’attention, mais que l’attention, pour une raison ou pour une autre, s’y soit fixée, elle a de quoi s’y satisfaire, si elle n’est pas trop difficile. D’ailleurs, M. Delbray a de beaux yeux, ce qui est, pour un homme, l’essentiel. L’aspect de sa personne est distingué. J’ajouterai que M. Delbray a d’excellentes manières. Il sait entrer, sortir, saluer, se tenir. Il donne, dans tout ce qu’il fait, l’idée de quelqu’un de très bien élevé. Sa bonne éducation s’est greffée à une nature fine et délicate. M. Delbray cause bien. Il est instruit, affable, serviable et gentil.

Voilà, certes, mon cher Jérôme, des qualités. On les rencontre rarement réunies, et leur présence en M. Delbray justifierait le cas que j’ai tout de suite fait de lui et l’amicale confiance qu’il m’a inspirée dès que je l’ai connu. Rien n’est donc plus naturel que je me sois attachée à lui et que j’aie recherché sa société. La solitude où je vivais a favorisé l’intimité qui s’est rapidement établie entre nous. Cependant, ce que j’éprouve, pour M. Delbray, de sympathie et de reconnaissance n’explique pas le genre de pensée que je viens de me découvrir à son égard. Il est bien évident que, dans la scène qui s’est passée chez M. de Bergy, s’est produit ce que nous nommerons, si vous le voulez bien, un « fait nouveau ». Reste à savoir si ce que j’ai éprouvé est dû à ma propre initiative ou si je n’ai fait que subir, à mon insu, le contre-coup d’un sentiment inopiné que M. Delbray aurait conçu pour moi.

Or, j’ai beau y songer, rien dans la conduite de M. Delbray ne peut me laisser croire qu’il ressente pour moi autre chose que de l’amitié. C’est donc alors de mon côté que vient le changement, et cela me rend bien plus difficile la recherche que je tente. Il est infiniment plus aisé de s’apercevoir que l’on est aimé que de convenir que l’on aime. Et, d’ailleurs, je me demande maintenant si j’ai grand intérêt à élucider ce second point. Tout à l’heure, cela me paraissait indispensable ; à présent, cela me semble beaucoup moins utile. Peut-être y a-t-il dans mon revirement une certaine lâcheté ? Peut-être, sans que je me l’avoue, m’est-il plus agréable de demeurer dans l’expectative ? Nous autres femmes, n’éprouvons-nous pas, à sentir l’amour rôder autour de nous, un certain plaisir ? Quoi que j’en aie dit tout à l’heure, nous souhaitons moins que je ne le prétendais sa brusque et violente révélation, surtout si c’est en nous qu’elle se produit. Pourquoi donc me priver d’une distraction, en somme inoffensive ? Si j’ai un sentiment un peu trop tendre pour mon ami Julien Delbray, à quoi bon me le formuler ? Si je le constate, d’ailleurs, est-il bien sûr que j’aie le courage de me l’interdire ? Un pareil sentiment colore et nuance gentiment la vie. Qu’il devienne trop importun, on peut toujours trouver le moyen de le satisfaire. Et ce moyen est si simple, mon cher Jérôme ! Il consiste à enlever sa robe, à laisser tomber sa chemise et à passer quelques heures au lit avec l’ami qui nous a plu. Ce n’est pas une telle affaire et il ne faut pas la considérer pour plus qu’elle n’est. Et puis, après tout, il est peu probable que j’en arrive à ces extrémités, d’autant plus que les circonstances vont bientôt se charger de nous séparer, M. Delbray et moi. Il est question, en effet, que M. Delbray parte, au commencement de juin, pour une assez longue croisière en Méditerranée avec Mme  Bruvannes et Antoine Hurtin. Les médecins recommandent vivement l’air marin pour la santé de M. Hurtin. Ils disent que la solitude dans le mouvement, la monotonie de la vie maritime achèveront sûrement de le guérir. M. Hurtin a consenti à essayer de ce remède plutôt coûteux, car Mme  Bruvannes a loué pour promener son neveu un fort beau yacht. M. Delbray a accepté d’être du voyage. Dans un mois donc, M. Delbray s’en ira tout naturellement et avec lui disparaîtra le léger trouble qu’il m’a causé. À son retour, ce sera l’été, je ne serai probablement plus à Paris, car j’ai l’intention d’aller passer quelques semaines chez Mme de Glockenstein, en son château d’Heiligenstein. Ensuite, j’irai faire un petit séjour aux Guérets, chez les Jersainville. À l’automne, je reverrai M. Delbray avec plaisir et je ne vous écrirai plus à son sujet de lettre comme celle-ci, qui me semble un peu ridicule.

Ne trouvez-vous pas, mon cher Jérôme, que mes projets sont la sagesse même ? Elle m’est venue en vous écrivant. Quand je vous disais qu’il n’est rien de meilleur pour y voir clair en soi-même que de fixer ses rêveries sur le papier ! S’il m’en vient de nouvelles, je vous les enverrai, puisque vous avez bien voulu me dire que cette correspondance ne vous ennuyait pas. Quant à moi, elle m’amuse infiniment. Je la trouve assez piquante. N’est-ce pas vraiment comique qu’après avoir été mariés pendant cinq ans sans nous être beaucoup occupés l’un de l’autre, notre divorce ait créé entre nous une intimité à distance, pour le moins inattendue ? Mais pourquoi s’étonner, la vie n’est-elle pas un tissu de contradictions ? Prenons-en gaiement notre part et notre parti.

Affectueusement à vous :

Laure de Lérins.


À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

4, rue Gaston-de-Saint-Paul.

Paris, le 12 mai.

Mon cher Jérôme,

C’est encore moi et, ma foi, j’ai quelque honte à vous déranger si souvent par mes pattes de mouche ; aussi, ai-je bonne envie de ne pas vous parler de moi dans ma lettre. Que penseriez-vous d’une épître purement descriptive où je tâcherais de vous montrer que j’ai du style et de l’esprit ? Que diriez-vous si je vous envoyais quelque gentil morceau de ma façon ? Que penseriez-vous, par exemple, d’un petit tableau du mois de mai à Paris ? Attention ! Je commence.

Je savais bien que les premiers jours de l’été parisien sont délicieux et que c’est une saison exquise que celle-là sur les bords de la Seine. Je m’en étais aperçue, même lorsque j’étais enfermée au couvent de Sainte-Dorothée. Malgré l’étroite clôture où nous tenaient ces bonnes dames, l’été pénétrait néanmoins jusqu’à nous. Il nous faisait signe par un rayon de soleil plus doré à travers les fenêtres de l’étude ; il nous indiquait sa présence en agitant, au souffle de quelque douce brise nocturne, la veilleuse du dortoir. Mais c’était surtout au jardin que nous sentions son charme troublant.

Ah ! mon cher Jérôme, que l’été y était donc charmant dans ce vaste jardin, entouré de hauts murs vigilants ! Comme il s’y montrait frais et tranquille ! Quelles belles fleurs il y faisait naître ! Quels beaux feuillages il y faisait reverdir chaque année ! Que les nobles vieux arbres de notre enclos se paraient donc pompeusement et délicieusement de leurs feuilles nouvelles ! Ce cher jardin rendait supportable la captivité où nous vivions. Je l’ai beaucoup aimé, ce jardin du couvent de Sainte-Dorothée. Je l’ai aimé au printemps et en été. Je l’ai aimé aussi en automne. Il est, d’ailleurs, rarement grand et mystérieux pour un jardin de ville, car il comprend une importante partie de l’ancien parc des princes de Tréville, dont l’hôtel, qui sert encore de principal bâtiment aux religieuses, contient le beau parloir où j’ai eu l’honneur de vous rencontrer et d’attirer votre attention. Il est beau aussi, ce parloir, avec ses antiques boiseries, et c’est là que j’ai pris sûrement le goût des bibelots et des décors d’autrefois. Mais le jardin est bien plus admirable encore avec sa longue pelouse centrale, ses deux épaisses charmilles, ses deux allées majestueuses, au bout desquelles se trouvait ce que l’on appelait le labyrinthe. Au delà du labyrinthe, il y avait le grand bassin. Au milieu, l’on voyait un groupe de l’Amour et de Psyché. De Psyché, les bonnes mères avaient fait une fort jolie Sainte Vierge et, de l’Amour, un Jésus adolescent, plein de grâce et de coquetterie. Par cette habile transformation, les convenances étaient sauvegardées, mais nous nous demandions pourquoi la mère et le fils se trouvaient ainsi au centre d’un bassin. Toutes les autres statues du parc avaient été modifiées par les bonnes mères, selon les mêmes principes. De Mars guerrier, on avait fait un saint Georges ; de Jupiter, on avait tiré un saint Joseph, et ainsi de suite ! Pour plus de sûreté, au socle de chacune de ces statues déguisées, un écriteau indiquait sa nouvelle attribution. Ah ! que c’était donc naïf et gentil ! Du reste, en agissant ainsi, les braves religieuses de Sainte-Dorothée n’étaient-elles pas dans la tradition de la primitive Église ? Elle aussi transformait en images saintes les dieux du paganisme.

Ces changements étaient les seuls que ces dames eussent fait subir au jardin. Elles lui avaient conservé ses eaux, ses arbres, ses fleurs, et elles permettaient au bel été de l’embellir à sa guise. C’est là, mon cher Jérôme, que j’ai goûté son charme parisien, ce charme que je retrouve maintenant répandu sur la ville entière et qui lui donne je ne sais quel air de fête et de réjouissance. Ah ! ce Paris de mai, comme je pourrais bien vous en parler longuement et vous y promener en ma compagnie ! Je pourrais vous mener sur ses quais, sur ses boulevards, dans ses avenues ; vous dire comment, cette année, il s’habille, comment il s’amuse, ce qu’on y fait, ce qu’on y voit. Voulez-vous savoir la coupe des robes, la forme des chapeaux, quels bijoux l’on porte, de quelles étoffes l’on se vêt, quel est le couturier à la mode, quel est le pâtissier en vogue, quels sont les divertissements les plus recherchés ? Voulez-vous que je vous raconte les Salons, le Concours hippique, l’Exposition des Chiens ou celle des Indépendants ? Et les théâtres, ne vous en dirai-je rien ? On joue une comédie de Donnay et une autre de Capus et l’on ne sait vraiment pas laquelle est la plus parisienne des deux. Trois dames ont paru aux courses avec des tuniques transparentes et plusieurs hommes y ont arboré de magnifiques costumes romantiques. Voulez-vous savoir les maisons où l’on danse et celles où l’on flirte ? Je pourrai vous renseigner là-dessus, non par moi-même, mais par mon amie Madeleine de Jersainville, qui ne manque ni une soirée, ni un bal, ni un rendez-vous, car, malgré ses occupations, elle trouve encore, vous pensez bien, le temps d’aimer.

Cette Madeleine, je l’ai vue assez souvent, ces semaines-ci ! Jamais elle n’a été plus jolie et la vie qu’elle mène lui va à ravir. Ah ! en voilà une qui est douée pour le plaisir, pour tous les plaisirs ! Elle n’est guère compliquée, cette chère Madeleine, et elle ne se tracasse pas inutilement. Elle accepte l’existence comme elle est et va où son instinct la conduit, avec une droiture extraordinaire dans la frivolité et une merveilleuse franchise dans l’impudeur. Elle est vraiment naïve et spontanée. Rien ne l’entrave, rien ne l’arrête. Quant à Jersainville, il n’est guère gênant pour le moment. Il est dans une maison de santé, à Neuilly, où il fait une petite cure de privation d’opium. De temps à autre, il se livre à cet exercice salutaire. Ne pensez pas, cependant, que Jersainville souhaite de guérir. S’il se désintoxique momentanément, c’est pour se préparer à ce qu’il appelle « les grandes fumeries d’automne ». Il se ménage pour l’époque où il sera aux Guérets. Là, il retrouvera avec un nouveau plaisir son cabinet peint de singes médecins, de chinoiseries et de turqueries, ses magots et ses pachas, son ottomane et ses pipes, ses chères pipes. Et alors il fumera, il fumera éperdument, tandis que Madeleine, tranquille et souriante, boira du lait, se lèvera tard, se couchera tôt, sans plus penser à faire l’amour que si elle ne l’eût jamais fait !…

Mais j’ai beau divaguer et déraisonner, mon cher Jérôme, ces façons ne vous tromperont pas. Vous sentez bien que ces détours cachent une certaine envie de vous parler de moi, et mes petits subterfuges sont vains. Cependant, ce que j’ai à vous dire n’est guère à mon honneur. La personne qui terminait sa dernière lettre de manière à vous donner une assez bonne idée de sa sagesse ne s’est guère maintenue dans ces belles dispositions. Que voulez-vous, mon cher Jérôme, les femmes ne sont que contradictions ? Les femmes sont curieuses. Il y en a qui sont curieuses d’autrui ; d’autres qui sont curieuses d’elles-mêmes, et je suis de ces dernières. Ce genre de curiosité est assez fort en moi, vous avez pu vous en apercevoir. N’est-ce pas en y cédant que je suis parvenue, l’an dernier, à démêler l’équivoque de notre situation sentimentale, le quiproquo conjugal dans lequel nous vivions ? De cette mise au net, il est résulté notre divorce, divorce que je puis qualifier d’heureux parce qu’il m’a rendu une liberté que je souhaitais et vous a procuré, en vous permettant d’épouser Miss Hardington, l’existence qui vous convenait vraiment. Cette curiosité donc, vous l’avouerez, a du bon, mais elle peut avoir aussi ses inconvénients. Quoi qu’il en soit, c’est elle qui m’a conduite à la détermination que j’ai prise et à laquelle m’a obligée finalement mon incertitude persistante concernant la nature des sentiments que j’éprouvais envers M. Delbray.

Me voici donc revenue, mon cher Jérôme, à un point dont je croyais bien pouvoir vous tenir quitte. En effet, après vous avoir écrit, et persuadée d’avoir pris un sage parti, je dois vous confesser que je n’ai pas trouvé l’allègement auquel je m’attendais. Chaque fois que je voyais M. Delbray, le même problème sentimental me tourmentait plus anxieusement. Chaque fois, je me posais cette question agaçante : « M. Delbray m’est-il aussi indifférent que je le crois ? » Peu à peu, ce doute perpétuel me devenait insupportable. Le plus grave, c’est que j’en serais arrivée ainsi à prendre en grippe ce charmant compagnon. C’était un résultat inadmissible et une situation insoutenable, si bien qu’un beau jour je me suis résolue à en sortir et à tenter une expérience décisive.

Cette expérience, c’est mon amie Madeleine de Jersainville qui m’en a fourni le moyen et c’est le hasard qui m’en a donné l’idée. Voici donc comment les choses se sont passées.

Il vous paraîtra peut-être singulier, dans les termes où je suis avec Madeleine, et étant données mes relations presque quotidiennes avec M. Delbray, que Mme  de Jersainville et M. Delbray ne se connussent pas. Il en était pourtant ainsi et la pensée ne m’était jamais venue de les mettre en rapport. Cette constatation, quand je la fis, ne laissa pas, je vous l’avoue, de me suggérer certaines réflexions. Pourquoi, en somme, avais-je évité que Madeleine et M. Delbray se rencontrassent ? En y songeant, il y avait dans cette conduite une intention indéniable de ma part. Je n’avais eu aucune envie de mettre en présence Madeleine et M. Delbray. Ne devais-je pas reconnaître là, pour être franche avec moi-même, quelque chose de prémédité ? N’était-ce point un indice dont je pouvais tirer quelque éclaircissement au sujet de la question qui me préoccupait ? N’y avait-il pas là trace d’un peu de jalousie préventive ? M’aurait-il été très agréable que M. Delbray fît trop attention à Mme  de Jersainville ou que Mme  de Jersainville fît trop attention à lui ?

Je pensais donc à cela, l’autre jour, en regardant Madeleine de Jersainville. Elle était assise sur un tabouret bas, aux pieds de ma chaise longue. Elle me racontait, en riant, une de ses récentes folies. À ce moment, on sonna à la porte. La femme de chambre introduisit Julien Delbray. Je ne l’attendais pas, ce jour-là, et je n’avais pas donné d’ordres à son sujet, mais sa présence en cet instant me contraria un peu. Néanmoins, je lui fis bon visage et je le nommai à Mme de Jersainville. M. Delbray venait m’annoncer que le départ du yacht de Mme Bruvannes était fixé au 2 ou 3 juin.

Antoine Hurtin se décidait enfin à embarquer sur les mers sa neurasthénie, selon l’ordonnance du docteur Tullier. À ce nom, Madeleine, qui paraissait s’être désintéressée de notre conversation, demanda à M. Delbray s’il avait revu les Tullier depuis une certaine soirée de danses espagnoles où ils s’étaient trouvés placés non loin l’un de l’autre, sans savoir qui ils étaient. M. Delbray se souvenait fort bien du voisinage et je constatai même qu’il en avait mieux gardé la mémoire que de notre rencontre, à nous, au restaurant Foyot, et j’en ressentis un peu de mauvaise humeur qui se dissipa pourtant, lorsque M. Delbray m’eut dit qu’un de ses amis de Bretagne, M. de Kérambel, avait acheté à une vente, aux environs de Guérande, une fort belle console Louis XVI, dont il voulait maintenant se défaire. M. de Kérambel, sachant le goût de son ami Delbray pour les vieilleries, lui avait envoyé la console. M. Delbray était venu me proposer de passer chez lui pour voir si le meuble me conviendrait.

M. Delbray attendait ma réponse et je vous avoue, mon cher Jérôme, que j’étais quelque peu étonnée. Jamais M. Delbray ne m’avait demandé de venir chez lui. Il m’était arrivé plus d’une fois, au cours de nos promenades, de le déposer à sa porte. Jamais il ne m’avait offert de monter. Il me parlait souvent de bibelots qui ornaient son appartement et jamais il n’avait témoigné le désir de m’en faire les honneurs.

Comment se faisait-il que M. Delbray se départît de sa réserve habituelle en présence de Mme de Jersainville et sous un prétexte aussi futile ? Rien ne pressait que je visse aujourd’hui même cette console, et M. Delbray avait insisté assez vivement pour que je ne différasse pas ma visite. Oui, pourquoi choisissait-il un jour où Mme de Jersainville était chez moi, d’autant plus qu’il était obligé, par le fait même, de proposer à Madeleine qu’elle se joignît à nous ? Tout cela me passa par l’esprit assez vivement, en même temps qu’y revenait juste à point le souvenir d’un rendez-vous pris, pour le même jour, avec une petite lingère qui habite rue Guénégaud et que m’avait indiquée Mme de Glockenstein.

À peine l’excuse de la lingère alléguée, j’entendis le rire de Madeleine de Jersainville :

— Mais, ma pauvre Laure, tu es folle avec ta lingère ; elle peut bien attendre ; d’ailleurs, j’ai mon auto en bas, je te mène chez monsieur Delbray et, de là, je te conduirai rue Guénégaud.

M. Delbray acquiesçait de la tête et ce fut avec un empressement marqué qu’il demanda à Mme  de Jersainville qu’elle voulût bien lui faire l’honneur de passer aussi quelques instants dans son modeste logis.

L’appartement qu’habite Julien Delbray est situé au deuxième étage d’une maison qui n’en compte que trois. L’escalier est convenable, rien de plus. Le domestique qui vint nous ouvrir a bonne allure bourgeoise, mais en voyant son maître en compagnie de deux dames, il parut fort flatté. Aussi m’adressa-t-il, en s’inclinant, une grimace sympathique. Madeleine de Jersainville surtout sembla lui produire une vive impression. La mâtine s’était mise en frais de beauté, ce jour-là, tandis que j’avais assez mauvaise mine et que j’étais mal coiffée. J’avais mis mon chapeau à la hâte pour sortir. Je m’en aperçus à la grande glace qui ornait l’antichambre de M. Delbray. C’est une glace peinte à l’italienne de fleurs et d’oiseaux. Du reste, tout l’appartement de M. Delbray est arrangé avec un goût très personnel.

La console en question était placée dans une sorte de fumoir-bibliothèque qui semble être la pièce principale du logis de M. Delbray. Elle est garnie de larges divans, recouverts de tapis d’Orient et surchargés de coussins d’étoffes anciennes. Quant à la console de M. de Kérambel, c’était un fort beau meuble, en excellent état. Pendant que nous discutions, M. Delbray et moi, le prix qu’il conviendrait d’en offrir, Madeleine allait et venait à travers la pièce. Je la considérais du coin de l’œil, tout en causant. Ma belle amie semblait nerveuse et agitée. Elle examinait des bibelots qu’elle ne regardait sûrement pas, elle tirait, des rayons de la bibliothèque, des livres qui ne l’intéressaient nullement. Comme on dit vulgairement, elle avait quelque chose. Je ne l’avais jamais vue ainsi. Tout à coup, elle se laissa tomber sur un des divans. Elle appuya sa tête sur les coussins, tandis que son petit pied battait nerveusement le tapis.

Il n’y avait, dans cette attitude et dans ce geste, rien de singulier, n’est-ce pas ? Eh bien, mon cher Jérôme, je fus néanmoins frappée de l’impression de volupté lascive qui se dégageait de toute la personne de Madeleine. Cette lascivité émanait de son visage silencieux et de son corps immobile. Elle était si forte que j’en étais comme gênée et confuse. Soudain, j’eus l’intuition que j’assistais à un de ces brusques élans de désir qui avaient déjà poussé Madeleine de Jersainville dans tant de bras.

Oui, j’avais l’intuition subite que l’objet de ce désir était Julien Delbray. Et, lui, il n’était pas insensible à l’impudeur naïve de cette belle créature, étendue là, sur ce divan, aussi dévêtue dans sa robe, aussi amoureuse dans sa pose que si elle eût été couchée dans un lit ! Non, il n’y était pas insensible et je m’en apercevais à quelque chose de saccadé et de rauque dans sa voix, à quelque chose de sournois dans son regard. Oui, j’étais le témoin de la brusque entente sensuelle qui venait de s’établir entre ces deux êtres, et peut-être témoin importun.

C’est à ce moment, mon cher Jérôme, que me vint à l’idée de tenter l’épreuve à laquelle je faisais allusion au commencement de ma lettre. Mon parti fut vite pris. Sous un prétexte quelconque, j’allais laisser seuls, ensemble, M. Delbray et Madeleine. Si je ressentais de la jalousie à penser que M. Delbray se trouvât en tête-à-tête avec Madeleine, avec cette facile et voluptueuse Madeleine dont les soudaines intentions m’étaient clairement apparues, si cette pensée m’était pénible et me faisait souffrir, je serais sûre alors que le sentiment que j’éprouve pour M. Delbray n’est pas de la simple amitié ; au contraire, que je ne ressentisse rien de pareil, que je fusse heureuse de songer qu’un ami profitait ainsi d’une agréable occasion, je serais pleinement rassurée sur les doutes de mon cœur. De toute façon, l’expérience serait décisive.

Cependant, je m’étais approchée du divan où Madeleine était toujours étendue et je lui demandai sournoisement si elle n’était pas un peu fatiguée. Avant même qu’elle m’eût répondu, je lui avais offert d’aller seule chez la lingère de la rue Guénégaud. Quant à elle, elle pourrait attendre ici que je lui renvoyasse l’automobile. Cela lui éviterait une course un peu longue et elle rentrerait directement chez elle, où j’aurais bien pu, certes, la déposer ; mais, étant pressée, ce détour me faisait risquer de ne plus trouver Mme  Rosine à son magasin. M. Delbray serait ravi de la garder chez lui quelques instants de plus. À mesure que je parlais, la figure de Madeleine s’éclairait de satisfaction. Si elle avait osé, je crois bien qu’elle m’eût sauté au cou. Évidemment, je réalisais son vœu secret. Quant à M. Delbray, pendant notre petite conversation, il était demeuré parfaitement impénétrable. Je dis adieu à Madeleine. Elle s’excusa de ne pas m’accompagner, mais le grand soleil de la journée lui avait donné un peu de migraine. M. Delbray me reconduisit jusqu’à la porte. Nos dernières paroles furent au sujet de la console. Il télégraphierait à M. de Kérambel le prix que j’offrais du meuble.

Une fois dehors, et au dernier palier de l’escalier, je m’arrêtai et poussai un « ouf » de soulagement. J’allais donc enfin avoir le cœur net de mes sentiments pour M. Delbray. Je connaissais assez Madeleine pour ne guère conserver de doutes sur ce qui allait se passer, en mon absence, entre elle et M. Delbray. Mme de Jersainville avait conçu pour M. Delbray une de ces fantaisies subites et violentes qui sont sa spécialité.

J’avais plus d’une fois entendu raconter par Madeleine comment lui étaient arrivées des aventures du genre de celle que j’avais favorisée par mon départ. Ma gentille amie avait trop le goût de ces passades pour que je pusse douter de l’issue du colloque où je l’avais laissée avec M. Delbray. Maintenant, la question se posait de savoir comment je supporterais la situation que j’avais créée. Mes impressions allaient m’éclairer sur mes sentiments, et ces impressions, je me tenais prête à les analyser dans leurs moindres nuances, à les passer au crible le plus ténu, à les étudier parcelle par parcelle. Et vous savez, mon cher Jérôme, que je suis assez bonne « psychologue », assez attentive observatrice, surtout quand je suis le propre objet de mon observation. Voici donc exactement ce que j’ai noté.

Quand j’eus descendu l’escalier de M. Delbray, je m’arrêtai sur le trottoir. Il faisait vraiment une fin de journée magnifique, une journée de ces étés parisiens dont je vous vantais justement la douceur et l’éclat. La rue était tranquille et répandait une odeur de poussière mouillée. Un arroseur y faisait pleuvoir un long et souple jet d’eau irisée. Une douce fraîcheur s’exhalait du trottoir humide. J’avais envie de marcher, mais la voiture de Madeleine de Jersainville était là. J’y montai sagement et je donnai au chauffeur l’adresse de la rue Guénégaud. L’auto démarra ; je m’adossai aux coussins et me calai commodément. Tout d’abord, je constatai que la voiture était excellente, les ressorts doux, les pneus gonflés juste à point. L’intérieur de cette voiture était tout imprégné de ces parfums violents et musqués dont Madeleine aime à faire usage. Aux crochets d’argent, un petit sac était suspendu. Je l’ouvris ; il contenait quelques billets de banque, un carnet, un crayon, diverses babioles, une boîte à poudre, deux bâtons de rouge pour les lèvres. En face de moi la petite pendule encaissée dans le panneau marquait cinq heures trois minutes. À ce moment me revint à la mémoire un quatrain que j’avais lu, l’autre jour, dans un vieux petit almanach que m’avait donné M. Delbray. En voici la teneur :

Et ma pendule et ma Julie
Ont des destins bien différents :
L’une fait compter les instants
Qu’auprès de l’autre l’on oublie.

Ces mauvais vers, je les répétai plusieurs fois machinalement. Ce ne fut qu’en traversant la place de la Concorde que j’en fis l’application. À ce moment, depuis mon départ de la rue de la Baume, je repensais pour la première fois à la situation dans laquelle j’avais laissé Madeleine et M. Delbray, et je vous avoue qu’en cet instant cette situation me parut plutôt comique. Quelle tête pouvait bien faire M. Delbray devant le cynisme si gentil et si désarmant de Madeleine, car Madeleine n’avait pas dû dissimuler longtemps à M. Delbray ce qu’elle attendait de lui ? Madeleine de Jersainville n’est pas une femme qui cache ses sentiments. Elle devait justement être en train de lui en faire part avec la tranquille impudeur qui la caractérise. Du reste, il se pouvait fort bien que M. Delbray lui eût épargné la peine d’un aveu. M. Delbray n’est ni un jouvenceau, ni un béjaune, mais, tout de même, il n’était peut-être pas habitué au genre de franchise amoureuse d’une Madeleine de Jersainville ! Et, deux ou trois fois, en riant, je répétai le quatrain.

Oui, de plus en plus, ce que j’appelais « l’affaire de la rue de la Baume » me paraissait comique. Le pauvre Delbray devait être quelque peu interloqué d’une bonne fortune aussi imprévue. Bah ! sa surprise passée, il m’en serait reconnaissant. Madeleine lui plaisait beaucoup. J’avais pu m’en apercevoir, et les femmes hardies comme Madeleine sont parfaites pour des indécis comme Delbray. Madeleine ne le gênerait sûrement pas par son attachement et sa fidélité. Leurs amours ne dureraient pas longtemps. Bientôt Madeleine s’en irait vers d’autres aventures et Delbray me reviendrait un peu penaud et déconfit, car tous les hommes sont vaniteux et en veulent aux femmes qu’ils n’ont pas pu fixer. Et cependant ne lui aurai-je pas procuré là une petite récompense pour sa gentillesse envers moi ? C’est ainsi, je n’en doutais pas, que M. Delbray prendrait cette affaire. Autrement, j’aurais été désolée de lui causer le moindre ennui, car je me sentais vraiment pour lui en ce moment beaucoup d’amitié, et je lui voulais d’autant plus de bien que je m’apercevais que cette amitié n’était vraiment que de l’amitié. L’expérience que j’avais instituée réussissait à mon avantage. Je commençais à être tout à fait rassurée.

En somme, mon cher Jérôme, je passai une fin de journée excellente. J’éprouvais un sentiment de liberté et d’indépendance tout à fait agréable. Ce même sentiment, j’en avais joui, pour ainsi dire physiquement et socialement, à mon arrivée à Paris. Maintenant, c’était ma liberté sentimentale qui me paraissait assurée. J’étais délivrée du doute importun qui m’avait troublée. Je goûtais un calme délicieux, et je me laissai aller plus mollement aux coussins de la voiture. La corne d’avertissement résonnait comme un instrument de victoire. L’auto, à présent, suivait les quais de la Seine. Le fleuve coulait avec une heureuse lenteur. Tout me semblait harmonieux et parfait, et ce fut avec la souplesse délibérée de mes meilleurs jours que je grimpai les deux étages de Mme  Rosine, lingère, rue Guénégaud.

Mme  Rosine est une jolie personne, un peu fanée. Elle a les doigts longs et délicats et ce me fut un vrai plaisir que de la voir manier les fins linons et les dentelles légères. J’avais enlevé mon chapeau et mon corsage et j’essayais de gentils cache-corset dont Mme  Rosine me vantait les avantages, les qualités et les agréments. Je l’écoutais avec distraction en examinant dans une glace l’agréable image qu’y faisaient la ligne élégamment tombante de mes épaules et l’aimable rondeur de ma gorge. Certes, je n’aurais pas eu à offrir à M. Delbray la même opulence de formes que mon amie Madeleine ; néanmoins le don de ma personne n’eût pas été non plus à dédaigner. Mais le destin en avait disposé autrement et M. Delbray ne serait jamais à même de faire la comparaison à laquelle je me livrais, tandis que Mme  Rosine achevait d’ajuster la fine lingerie qu’elle était en train de m’essayer.

Quand je sortis de chez Mme  Rosine, la grosse horloge de l’Institut marquait six heures un quart. Je continuais à être d’excellente humeur. Comme je traversais la chaussée, un bicycliste, en me frôlant, me salua au passage d’une de ces plaisanteries parisiennes un peu risquées dont nous ne voulons retenir que l’hommage indirect qu’elles contiennent à l’égard de nos charmes. Je lançai donc au galant bicycliste mon regard le plus indulgent et j’allai m’accouder au parapet du quai, dans l’espace laissé entre deux boîtes à bouquins. Sans doute, à présent, Madeleine s’apprêtait à quitter la rue de la Baume. Peut-être même en était-elle déjà partie, et M. Delbray, demeuré seul, songeait probablement à la curieuse aventure qui venait de lui arriver. Il avait dû avoir des maîtresses, mais il devait tout de même être un peu ahuri de la promptitude de son succès auprès de Madeleine de Jersainville. Sans doute, même, au lieu de lui en être reconnaissant, il en concevait pour elle quelque mépris. Le soir où il avait remarqué Mme  de Jersainville, aux danses espagnoles du docteur Tullier, il ne supposait guère que cette belle dame viendrait un jour s’étendre sans façon sur son divan. Vraiment, cela m’aurait amusée de savoir quelle impression ma facile amie avait laissée d’elle à M. Delbray. Je fus sur le point de sauter dans une voiture et de me faire conduire rue de la Baume.

J’avais quitté le parapet, et je marchais en flânant, quand je m’aperçus que je me trouvais juste en face de l’hôtel de Mme  Bruvannes. Elle est presque toujours chez elle après cinq heures et l’idée me vint d’entrer lui faire une petite visite. On m’introduisit dans le salon en rotonde où se tient ordinairement Mme Bruvannes. Elle s’y trouvait occupée à lire dans un vieux bouquin à tranches rouges. Sans doute quelqu’un des auteurs grecs ou latins qu’elle se distrait à étudier. Lorsque j’entrai, elle laissa là son livre et leva vers moi sa longue figure jaune. Avec son air viril et studieux, Mme Bruvannes serait vraiment très bien, habillée en prêtre ou en juge ! Je lui demandai, tout d’abord, des nouvelles de son neveu. Antoine Hurtin allait un peu mieux. Il était moins sombre et moins morose. La perspective de son prochain départ en yacht ne semblait pas lui déplaire. À ce propos, Mme Bruvannes était contente de me voir, et, si je n’étais pas venue, elle allait m’écrire, car elle voulait me demander de me joindre aux passagers de cette croisière. Oh ! ce ne serait pas un voyage bien gai. Elle aurait à son bord M. et Mme Subagny, ses vieux amis, qui avaient décidé M. Gernon, le célèbre helléniste, à les accompagner, et M. Delbray. C’était tout. Antoine était si sauvage ! Une grande cabine demeurait inoccupée, et Mme Bruvannes la mettait à ma disposition. On vivrait très librement et chacun pour soi.

La proposition de Mme Bruvannes me surprit. Quelle raison avait bien pu la déterminer à m’adresser cette invitation subite ? Comment Antoine Hurtin, qui me connaissait à peine et dont M. Delbray m’avait plusieurs fois décrit la misogynie maladive, consentait-il à m’avoir en sa compagnie ? Je me permis d’en faire la remarque à Mme Bruvannes. L’excellente femme se récria : « Comment pouvez-vous supposer que mon neveu ne soit pas charmé que vous acceptiez d’être des nôtres ? C’est lui, au contraire, qui a insisté pour que je vous invitasse. Je vous assure qu’Antoine est fort bien disposé à votre égard. » Puis elle ajouta avec bonté : « Du reste, il est probable que Julien Delbray, en qui il a grande confiance, lui aura fait votre éloge. Il parle de vous avec tant d’amitié ! Il dit toujours que vous n’êtes pas une femme comme les autres. Quant à moi, j’ai déclaré aussi que je vous trouve charmante. Allons, ma chère petite, acceptez nos offres, vous ferez un voyage intéressant. »

Je remerciai de mon mieux Mme  Bruvannes et je lui demandai quelques jours de réflexion avant de lui donner une réponse définitive. Ce qui me demeurait le plus présent de ma conversation avec Mme  Bruvannes, c’était que M. Delbray parlait souvent de moi avec Antoine Hurtin, et en termes élogieux. Cette idée me causait un certain plaisir. Il m’était agréable de savoir que M. Delbray me jugeait favorablement. Cette sympathie avouée me procurait une certaine satisfaction. Et cependant, il était bien probable que M. Delbray ne songeait guère à moi en ce moment. Une image rapide me traversa l’esprit et me fit tressaillir. Je voyais M. Delbray aux bras de Madeleine de Jersainville. Ce n’était pas une pensée vague, c’était, je vous le répète, une image réelle, précise, vivante. Je voyais Madeleine étendue sur le divan, à demi dévêtue, la tête appuyée sur les coussins. M. Delbray était penché sur elle. Ils se donnaient des baisers !

C’était évidemment l’instant décisif de l’épreuve. La minute était grave. Cette image allait déterminer en moi la révélation exacte de mes sentiments. Pourrais-je, sans jalousie, sans amertume, sans haine supporter ce spectacle qui n’avait plus pour moi rien d’imaginaire ? Pour plus de sûreté, je précisai encore la vision. Le couple amoureux existait devant mes yeux avec une croissante intensité. Je ne perdais aucune expression de leurs deux visages. Froidement, j’attendais la secousse révélatrice. Mes lèvres tremblaient d’angoisse. Le monde entier pouvait être changé pour moi. Je fermai les yeux. Quand je les rouvris, toutes les choses qui m’entouraient étaient à leur place. Rien ne s’était transformé. Madeleine et son amant avaient disparu de ma pensée. L’image s’était dissoute, vaporisée. Le poison n’avait pas opéré. Mes veines étaient pures d’amour.

Je suis rentrée chez moi, à pied, d’excellente humeur, rassurée, tranquillisée, calmée. Je m’étais alarmée en vain. J’étais sûre maintenant de ne pas aimer M. Delbray, tout en ayant pour lui beaucoup d’amitié et une véritable affection. Tout n’est-il pas ainsi pour le mieux, aussi bien pour moi que pour M. Delbray ? Le voici également éclairé sur lui-même, au cas où il eût eu besoin de l’être. A-t-il eu, à mon égard, quelques velléités d’amour, elles n’ont certainement pas résisté aux avances de Madeleine.

Nous voici donc délivrés, l’un et l’autre, d’un doute qui eût pu compromettre nos bonnes relations et nous entraîner dans une fausse voie. Aussi je ne saurais trop me féliciter d’avoir agi comme je l’ai fait. Le seul que l’on puisse plaindre est le pauvre Jersainville, mais, vraiment, qu’il soit trompé une fois de plus ou de moins cela n’a aucune espèce d’importance. Qu’est-ce que cela peut bien lui faire ? N’a-t-il pas sa petite lampe à opium, son aiguille enchantée, sa noire boulette grésillante ? Néanmoins, il se peut très bien que je n’aille pas, l’automne prochain, aux Guérets. Il me semble que je n’aurais pas un très grand plaisir à revoir Madeleine. C’est bizarre, n’est-ce pas, mais, quand on est femme, on n’en est pas à une contradiction près.

Telle fut, mon cher Jérôme, ma journée d’épreuve. Je la finis avec vous, en vous écrivant et me disant bien affectueusement votre amie.

Laure de Lérins.


À M. Jérôme Cartier, Burlingame.
San Francisco (États-Unis).

4, rue Gaston-de-Saint-Paul.

Paris, le 22 mai.

Mon cher Jérôme,

J’aurais dû vous adresser déjà la suite de ma dernière lettre, mais j’ai été très occupée, ces jours-ci, par des courses indispensables, celles qui précèdent toujours un départ. Je vais quitter Paris pour deux mois et ce voyage a nécessité des préparatifs que je viens seulement d’achever. C’est vous dire que j’ai accepté l’invitation de Mme  Bruvannes. Le 2 juin, je dois être à Marseille, où le yacht attend les invités qu’il doit promener sur la Méditerranée. Ces invités sont ceux que je vous nommais dans ma dernière lettre. Antoine Hurtin voulait y joindre un médecin, mais le docteur Tullier s’y est opposé formellement.

C’est donc à bord de l’Amphisbène que je vais m’embarquer : tel est, en effet, le nom du yacht qu’a loué Mme  Bruvannes. M. Hurtin, par un caprice que je ne comprends pas bien, a voulu absolument que le bateau fût débaptisé. Julien Delbray a donc été chargé d’être le parrain de l’ex-Néréide, devenue maintenant l’Amphisbène. C’est M. Delbray qui a proposé cette nouvelle appellation. Il paraît qu’un « amphisbène » était une sorte de serpent fabuleux, pourvu d’une tête à chacune de ses extrémités et qui s’avance également en avant et à reculons. Cette dernière particularité présente avec la marche d’un navire à vapeur une certaine analogie, qui justifie assez bien le nom trouvé par M. Delbray. Il n’en fallut pas plus pour que la proposition de M. Delbray fût jugée excellente. Sur l’Amphisbène, nous visiterons la Corse, la Sicile, l’Archipel. Mais, avant de partir, il faut que je vous mette au courant de ma situation d’esprit.

Donc, après l’épreuve à laquelle je m’étais résolue et dont je vous ai décrit les circonstances et le résultat, j’étais sûre, ainsi que je vous le disais, de ne pas aimer M. Delbray. Oui, aimer, car, malgré que j’hésitasse à employer ce grand mot, certains indices me laissaient à penser que c’était peut-être bien de l’amour que j’eusse pour lui. Notez, en somme, que je n’eusse nullement considéré cela comme une catastrophe ou comme un malheur. Je ne me suis pas, après tout, interdit d’aimer et, bien que M. Delbray ne répondît pas exactement à mon idéal, il ne me paraissait en aucune façon un choix déshonorant. Il n’est plus très jeune, mais il est de figure agréable, d’aspect et de caractère sympathiques. Ce qui m’agaçait surtout dans mon cas, c’était qu’il pût arriver que j’eusse pris de l’amour pour lui sans que je fusse capable de lui en pouvoir inspirer. Certes, il s’était montré à mon égard charmant et empressé, mais je ne trouvais rien dans ses manières d’être qui dépassât les bornes d’une respectueuse politesse. Gracieux, attentif, complaisant, il n’avait marqué par aucun signe qu’il fût, tant soit peu, amoureux de moi. Or, ma vanité de femme ne pouvait admettre que je me fusse éprise de lui, à mon insu et de moi-même, sans qu’il eût rien fait pour justifier cette faveur. Cette idée, au fond, m’exaspérait. S’il avait fallu en passer par là, je m’y serais sans doute résignée, comme bien d’autres, mais je crois que je l’en eusse détesté. Or, je ne souhaitais nullement détester M. Delbray, pas plus que je ne désirais l’aimer. Néanmoins, à tout prix, je voulais être éclairée. Ce fut pourquoi je tentai l’expérience que je vous ai rapportée.

En vous la contant, mon cher Jérôme, je croyais sincèrement ne vous en avoir rien caché, et il en eût, certes, été ainsi si je n’en eusse appris, dès le surlendemain, certains détails que j’ignorais au moment où je vous écrivis. Permettez-moi donc à présent de compléter mon récit.

Vous m’aviez laissée, si vous vous en souvenez, pleinement rassurée sur mon compte et pleinement édifiée sur le sort de M. Delbray et de Madeleine de Jersainville. Je n’avais pas de doute qu’une entente rapide et agréable se fût faite entre eux. La pensée qu’ils étaient heureux à leur façon me satisfaisait extrêmement. Leur bonheur, probablement, serait court, mais réel. Cette idée m’amusa durant toute la journée du lendemain. Aussi, fus-je assez étonnée de recevoir, au moment où je me mettais à table pour dîner, un petit mot de M. Delbray. Il me transmettait la réponse télégraphique de M. de Kérambel, au sujet de la console à laquelle je ne pensais déjà plus, et il ajoutait qu’il partait le soir même pour aller passer quelques jours à Clessy-le-Grandval : Clessy-le-Grandval est une petite ville où habite la mère de M. Delbray. En y réfléchissant, ce voyage à Clessy était fort naturel. Il voulait dire adieu à sa mère avant de s’embarquer sur l’Amphisbène. Cependant, sa lettre avait quelque chose de contraint. Aussi, me demandai-je si cette lettre ne contenait pas un petit mensonge. L’annonce de ce déplacement n’était-elle point un prétexte pour ne pas venir me voir de quelque temps et pour s’assurer ainsi, avant le départ pour Marseille, une complète liberté ? La belle Madeleine de Jersainville n’était probablement pas étrangère à ce subterfuge qui me fit rire. Certes, je m’y prêterais bien volontiers. Cela me dispenserait d’aller prendre des nouvelles de la migraine de Madeleine. J’étais d’ailleurs fort rassurée sur son compte.

Mme  Bruvannes m’attendait, le lendemain, à déjeuner. Je devais rencontrer chez elle M. et Mme  Subagny, nos futurs compagnons de voyage. Après le déjeuner, je fis quelques commissions et je rentrai chez moi. La femme de chambre qui m’ouvrit la porte m’avertit que Mme  de Jersainville était au salon. Vraiment, Madeleine était trop bonne ! C’était une visite de digestion.

Eh bien ! mon cher Jérôme, je me trompais. Oui, j’ai à vous apprendre la chose la plus étrange, la plus singulière, la plus inattendue et, pour vous la dire, il me faudrait tous les adjectifs de Mme  de Sévigné. Naturellement, je vous en fais grâce. Sachez donc simplement que Madeleine de Jersainville n’a pas été la maîtresse de M. Delbray, non, comme bien vous pensez, parce qu’elle s’y est refusée, mais parce que M. Delbray a décliné des avances pourtant fort flatteuses. En effet, lorsque je les eus laissés seuls, Madeleine ne tarda pas à aborder le sujet qui lui tenait au cœur. Elle m’a elle-même raconté la scène, et il n’y avait pas, pour M. Delbray, moyen de se méprendre sur les intentions, à son égard, de sa jolie visiteuse. Il s’y méprit si peu qu’ayant doucement dénoué les bras qu’elle lui avait passés autour du cou et s’étant assis auprès d’elle sur le divan, il lui tint à peu près ce langage : « Madame, vous êtes belle, vous êtes charmante et vous me semblez bonne, c’est pourquoi je vais vous parler avec une entière franchise. Vous excuserez le ridicule qu’il y a pour un homme d’agir comme je le fais. Certes, le don que vous me paraissez prête à m’accorder de vous-même est un présent inestimable et délicieux. En toute autre occasion, je vous en serais infiniment reconnaissant, mais, en ce moment, je suis incapable d’en goûter la rare faveur. Un grand amour occupe mon âme et me rend insensible à tout ce qui n’est pas lui. J’aime une autre femme. Je sais qu’elle ne m’aime pas et sans doute qu’elle ne m’aimera jamais, mais elle me rend tout autre amour impossible, même celui qui ne serait que du caprice et du plaisir. » Telles furent les paroles que prononça M. Delbray. Madeleine, je dois vous l’avouer, leur donna plus de pittoresque et moins de gravité en me les rapportant et les fit suivre de commentaires familiers que je ne vous répéterai pas. Je ne vous reproduirai pas non plus les rires dont elle accompagna son récit et le ton dont elle le conclut en ajoutant : « Tu sais, ton M. Delbray, je le retiens, c’est un drôle de type ! » Il y avait, d’ailleurs, peut-être un peu de dépit dans sa gaieté. Que voulez-vous, c’est bien naturel, Madeleine n’est pas habituée à de pareils discours et à de semblables procédés !

Et maintenant, mon cher Jérôme, j’ai aussi une confidence à vous faire. Croiriez-vous que si cette personne à qui faisait allusion M. Delbray était une certaine Laure de Lérins, je n’en serais nullement fâchée ? Bien plus, cela me ferait plaisir. La pensée que M. Delbray m’aimerait me serait même plutôt agréable. J’ai beaucoup réfléchi sur ce sujet. Certes, je ne suis pas amoureuse de M. Delbray, mais j’ai pour lui de l’estime, de l’affection et de l’amitié. Aussi, ne serais-je nullement offensée s’il parvenait à changer en moi ce sentiment en quelque chose de plus tendre et de plus intime. Que voulez-vous, je lui suis reconnaissante de la preuve d’amour qu’il vient de me donner. Bien peu d’hommes en seraient capables. Combien consentiraient à s’exposer au genre de ridicule qu’il a affronté en laissant sortir de chez lui, comme elle y était entrée, une Madeleine de Jersainville ? Combien d’hommes sacrifieraient un plaisir immédiat à des délicatesses de sentiment ? Eh bien ! M. Delbray a fait cela, et cela me dispose en sa faveur.

Néanmoins, je serai exigeante. Je veux bien être aimée, mais je veux l’être d’une certaine façon. Si M. Delbray remplit les conditions requises, je ne demande pas mieux que d’être un jour à lui. Mais M. Delbray saura-t-il me convaincre ? Saura-t-il exprimer ce qu’il ressent pour moi ? Ce qui m’effraie un peu à ce point de vue, c’est l’extrême réserve dont il a témoigné jusqu’à présent. Sans cette folle de Madeleine, j’ignorerais encore sa passion ! Cependant, je veux bien lui donner des chances. Saura-t-il en profiter ? Toute femme a besoin d’être conquise. Nous n’appartenons jamais qu’à ceux qui s’imposent à nous. M. Delbray est-il de ceux-là ?

Pendant deux mois, nous allons vivre côte à côte. C’est une belle occasion que je lui offre de me persuader de son amour, de m’en révéler la qualité. Qu’en résultera-t-il ? Je l’ignore. Je suis comme « l’amphisbène », dont notre yacht porte le nom. Irai-je en avant ou en arrière ? Nous verrons bien, et je vous l’écrirai au retour, mon cher Jérôme, car, pour le moment, j’ai assez abusé de votre patience et de votre attention. Si vous m’en aviez témoigné autant, lorsque nous étions mariés, je ne vous aurais jamais quitté et je serais encore avec vous à Burlingame au lieu de courir la mer sur le beau yacht de six cents tonneaux, filant onze nœuds à l’heure, qui emmènera, en compagnie d’un vieux ménage, d’une respectable dame latiniste, d’un savant en rupture de bibliothèque et d’un gros garçon neurasthénique, le couple « d’amphisbènes » que nous formons, M. Delbray et moi.

Adieu, mon cher Jérôme.

Votre vagabonde amie :

Laure de Lérins.