Régina (1838)
L. Desessart et Cie, Éditeurs (Tome ip. 311-326).
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XXV


Seule dans son appartement, Régina était immobile devant la glace qui la réfléchissait si pâle, si belle, si malheureuse ; elle posa ses mains sur ses yeux, cherchant ainsi à s’éloigner d’elle-même et à écarter les peines imminentes que le sort lui réservait. Elle fuyait son image, comme si c’eut été une ombre lamentable, implorant sa pitié, sollicitant la révocation d’un châtiment inique, en réclamant contre des souffrances qui excédaient son courage.

Désormais ses douleurs ne seraient donc ni devinées, ni partagées, ni amoindries !… Aucune association de cœur n’adoucirait plus les peines qu’elle avait elle-même conjurées et dont le trépas serait le prix tardif et le but. À quinze ans, il lui faudrait donc désirer, appeler, attendre la mort ! quand à cet âge, l’amour seul est désiré, appelé, attendu…

Des pas empressés l’arrachèrent à cet amer et rapide examen et la firent tressaillir. Égarée, elle courut à la porte pour la fermer, ou pour fuir. En ce moment, M. de Baudéan tournait le bouton de la serrure ; il reçut sa femme presque dans ses bras.

Elle poussa un cri et se recula d’épouvante, tandis que le colonel lui disait avec un impertinent sourire : — Cher enfant, mon amour était impatient de vous rejoindre et je vous sais gré… de votre empressement…

Régina comprenant à demi le péril qui la menaçait surmonta sa profonde terreur et regarda son mari avec un air si imposant, si majestueux, qu’il se sentit troublé ; puis se rassurant aussitôt, il se retourna, tira les verroux et revint près de la jeune fille qui tremblait, mais ne fuyait point.

— Ange de ma vie, je suis votre amant, votre époux, je veux vous aimer…

Elle le regarda avec un calme, une dignité qui le déconcertèrent.

Il essaie de lui prendre la main.

Elle la retire.

Il veut s’avancer pour détacher le bouquet d’oranger de sa ceinture.

Elle le repousse du geste.

Il s’approche pour l’entourer de ses bras.

— N’avancez pas, lui crie-t-elle d’une voix ferme, ne me touchez pas… Et ses lèvres étaient contractées, et ses yeux lançaient des flammes, et ses bras, croisés sur sa poitrine, opposaient leur pudique barrière.

Le colonel, surpris de cet énergique dédain, la regardait avec un étonnement stupide, ne sachant point comment il devait envisager une aussi étrange réception.

Il s’était bien fait l’idée d’une jeune fille timide dans ses refus, farouche dans sa pudeur, mais il ne croyait pas qu’aucune fût capable d’affecter un maintien si grave et si sévère.

Tout infatué de son mérite personnel et s’imaginant devoir être passionnément aimé, il essaya d’apprivoiser sa femme avec quelques phrases banales qu’il avait maintes fois récitées à d’autres.

Elle lui répondit de manière à déconcerter son indomptable amour-propre, toujours inhabile à supporter de pareilles vicissitudes et accoutumé à de nombreux succès.

— Vous paraissez étonné de mon langage, continua Régina ; mais, Monsieur, avez-vous done pensé un seul instant que je pusse vous aimer ? J’ai consenti à devenir votre femme aux yeux du monde ; mais, entre nous, nous resterons deux étrangers qu’aucune sympathie ne lie et que le devoir seul attache…

Le colonel la regarda avec stupéfaction.

— Vous plaisantez sans doute, Mademoiselle, car autrement, pourquoi auriez-vous accepté, recherché l’hommage de ma main ?

— Par convenance, par raison et point par amour, reprit-elle sans s’émouvoir.

— Quoi ! c’était uniquement pour être mariée, titrée, dotée ?… Ah ! ce fut une infâme et cupide pensée !…

— Mariée, titrée, dotée ! Qu’en avais-je besoin ? n’avais-je pas ma chère liberté de jeune fille, mon titre d’honnêteté et tous les trésors de l’avenir offerts à mon imagination ? Non, monsieur le vicomte ; je vous ai épousé pour complaire à mes parens et vous apporter une dot capable de vous faire oublier ma profonde indifférence !

Elle joue quelque comédie, pensa le colonel, ou bien elle veut que sa défaite soit proclamée dans une rébellion d’emprunt que je saurai vaincre à ma fantaisie.

Plein de désirs et de colère, il s’approcha d’elle, l’attira avec violence, voulut la presser dans ses bras. Mais, se dégageant de ces impétueuses étreintes, elle étendit vers lui ses mains glacées, elle éleva sa voix suppliante, dont les sons inarticulés s’échappaient avec effort de sa poitrine.

Loin de l’écouter, il la poursuivit avec l’ardeur que met le vautour à la piste d’une proie timide. Il atteint, il comprime, il enlace sa taille déliée, qui se crispe comme la sensitive et faiblit comme un rameau d’osier ; la voix de cet homme rit d’un rire féroce, son œil ardent brille d’une joie de satyre à l’aspect de ce juvénile effroi, au contact de ce corps si chétif et si peu fait pour résister à tant de violence !

Régina ferma un instant ses yeux épouvantés par ce regard sauvage ; puis relevant sa tête penchée, elle s’écria : — Monsieur le vicomte, serez-vous assez lâche pour abuser de votre force ? est-ce donc là votre noblesse ? est-ce donc là votre vaillance ?…

Au mot de lâche, le colonel s’arrêta ; une froide colère succéda à son emportement, car il avait de l’honneur à sa manière, c’est-à-dire qu’il voulait recueillir par l’adresse et la séduction, et non pas obtenir par la brutalité. D’ailleurs, que cette jeune fille fût ou non de bonne foi dans sa résistance, il lui convenait, à lui, de ne point passer outre, convaincu qu’il était que cette femme serait plus irritée, plus humiliée de la soumission, du respect à sa volonté que de la désobéissance et de la transgression à ses ordres ; alors il abandonna ses tentatives.

— Qu’il soit fait selon vos désirs, Madame, vous serez toujours libre de vous-même, lui dit-il ironiquement ; et la saluant avec une exquise politesse, il lui souhaita un bon soir et se retira dans la pièce voisine, dont il poussa la porte.

Régina remercia le ciel avec ferveur de cette délivrance inespérée ; elle sentit qu’un souffle divin assoupissait sa mortelle douleur et lui donnait de la fermeté pour affronter une lutte nouvelle ; elle se blottit dans un coin, épiant le moindre bruit, s’alarmant du craquement d’un meuble, de la plainte lugubre des oiseaux de nuit.

Au bout de quelques instans, elle entendit le colonel fredonner une chanson, éveiller son chien, jouer avec lui, le gronder et le siffler.

— Tout beau, Marengo ! Allons, apporte. Quoi ! c’est le bouquet de ma fiancée que tu déchires à belles dents !

Eh bien, Marengo ! respecte la fleur que je vénère moi-même…

Régina s’aperçut que son bouquet avait disparu dans la lutte.

— Allons, Marengo, fais le mort… Saute pour le roi ! saute pour la Dauphine !

Le maître et le chien étaient en train de se divertir, et Régina en éprouvait un vif soulagement.

Le bruit cessa, la lumière disparut. Homme et chien dormaient sans doute.

La jeune fille poussa doucement les verroux de la porte de communication et tomba sur ses genoux, brisée, anéantie, comme une pauvre colombe atteinte par le plomb meurtrier.

— Ô Vierge ! mère du Sauveur et la mienne ! protège-moi ! veille sur moi !… Anges du ciel ! soutenez-moi ! éloignez la coupe d’amertume dont mes lèvres craignent le breuvage !

C’en est donc fait !… Je suis mariée ! mariée à l’homme méprisable que la justice commanderait de haïr, que le devoir austère ordonne d’aimer… et vous avez permis ce crime, ô mon Dieu ! et la profanation a retenti sous les voûtes de votre temple, et les orgues saintes ont accompagné, de leurs aecens, les accens du prêtre qui bénissait cette union sacrilège !… Mon Dieu ! un tel forfait a donc pu se passer sans exciter votre courroux, sans qu’un de vos anges ait arraché ma main à cette main impie !…

Ô ma mère ! fallait-il acheter ton repos avec le repos de toute ma vie ? fallait-il payer ta faute avec tout mon bonheur ? Ah ! puisses-tu toujours ignorer mon auguste sacrifice, jouir du bien que je t’aurai fait et m’empêcher ainsi de m’en repentir !… Hélas ! peut-être n’aurais-je pas dû accomplir une immolation si barbare et plus grande que mon courage, mais moins puissante, moins téméraire que mon amour pour toi !

Chère mère ! je ne verrai plus tes traits aimables bouleversés par l’épouvante, ton cœur pousser de mystérieux gémissemens !… Ah ! du moins que tous mes sacrifices te soient profitables, et puissé-je, en assurant la paix de ton existence, n’avoir pas détruit les joies incompréhensibles et fatales de ton cœur !…

. . . . . . . . . . . . . . .

Et vous, Rynold, vous, mon amant !… mon fiancé ! vous que j’ai trahi si noblement, pourrez-vous jamais croire à mon innocence, quand rien ne doit vous la révéler, si ce n’est votre croyance, si ce n’est l’élan de votre cœur ?

Mon passé, si jeune ! si court ! sera donc la seule partie de ma vie où je pourrai m’abriter un instant !… Où se sont-ils enfui ces désirs craintifs, ces pures aspirations qui s’élevaient brillantes de mon âme et devenaient des pensées d’espérance à mesure qu’elles se développaient vers l’avenir… Rynold, que sont devenus en si peu de temps nos rêves de bonheur, nos projets si doux, nos longues et bien-aimées causeries ?… Ah ! rien qu’à leur souvenir je me sens attendrie et prête à pleurer sur moi !… Pourquoi vous êtes-vous éloigné, ingrat ? pour quoi votre infernale jalousie vous a-t-elle entraîné à d’affreux soupçons dont j’aurais dédaigné de me défendre malgré tout mon amour ?… La fatalité m’a frappée de sa verge de fer et mes blessures saigneraient sur vous, Rynold, si vous saviez jamais l’étendue de mon dévouement !…

… Mais non ! même à vos yeux, il me faudra passer pour inconstante et trompeuse !… Je verrai vos lèvres s’arquer de mépris en m’appelant : Madame la vicomtesse. Vous croirez, avec les gens aveugles, qu’un panache blanc, des épaulettes d’or et une croix à la place du cœur m’auront séduite, enivrée… vous croirez qu’il me fallait des parures, des fêtes, des hommages, quand ce matin encore j’eusse préféré les haillons de cette mendiante que vous assistâtes à la porte de l’église, et qui me souhaita une heureuse destinée.

Pauvre femme ! comme son sort me faisait envie et comme j’aurais souhaité échanger ma riche parure contre sa livrée de misère.

Oh ! je demandais la condition la plus dénuée, la plus chétive, la plus pénible, mais avec elle la liberté de vous aimer, et je l’eusse acceptée et bénie… La pauvreté, l’amour, l’honneur, eussent été toute ma joie, si vous eussiez partagé cette joie. L’obscurité eût été à la convenance de mon cœur, j’eusse été fière de travailler avec vous, une laborieuse vie m’eût été facile, mêlée à la vôtre. L’idée de vous appartenir un jour me rendait orgueilleuse ! La pensée de votre amour et la certitude de mon affection pour vous me donnaient de la sécurité pour votre bonheur. Combien je me sentais forte et énergique pour défendre aux chagrins de vous approcher ; combien je me sentais résignée et patiente pour combattre les mauvais jours ! L’attente et l’espoir étaient pour moi même chose ; je puisais à pleines mains dans les grâces de l’avenir, et mon âme réjouie vous offrait ses dons, ses merveilles inépuisables, car, pour vous, que n’eût-elle pas inventé ?

Pourquoi ces huit jours se sont-ils écoulés sans vous voir, pourquoi m’avoir laissé douter de votre amour, m’avoir abandonnée aux maléfices qui m’entouraient ? pourquoi votre main de frère ne m’a-t-elle point secourue ? Alors ma pauvre tête s’est égarée, mon âme s’est précipitée dans un héroïsme que le désespoir pouvait seul m’inspirer, et cette magnanime abnégation ne fera peut-être qu’accroître la détresse de celle que j’ai voulu sauver… Ô Rynold ! vous, l’élu de mon cœur, vous pouviez m’éloigner de cet abîme, mais vous avez vous-même attaché à mon cou la pierre qui devait m’empêcher de surnager.

Désormais, en me voyant élégamment parée, vous me croirez vaine ; en me voyant sourire, vous me croirez heureuse, car ma pâleur et la fatigue de mes yeux ne vous apprendront rien, sinon que je m’enivre des joies de la terre.

Oui ! le sarcasme aux lèvres, vous rirez de mes fragiles penchans, ou bien votre pitié dédaigneuse et sardonique se fera indulgente pour mon sexe et mon âge affamés de plaisirs ! Vous direz peut-être de moi : C’est une folle sans cœur ! Rynold, repoussez cette abjecte pensée, je vous l’ordonne ; plaignez-moi, je vous en conjure ; ne me jugez pas, je vous le défends !

Hier, n’avez-vous point remarqué mon courage stoïque en vous quittant ? n’avez-vous point compris qu’une barbarie si hardie cachait un horrible secret ?

Mais vous n’avez rien vu, car vous n’aimiez point assez pour pénétrer toutes les novices délicatesses d’une vie qui se meurt vierge, pour concevoir ce généreux abandon de soi-même, cet impérieux dévouement qui excite à boire sans dégoût la coupe des misères infinies. Vous n’aimiez point assez pour que je fusse votre religion… Ah ! s’il est une femme au monde qui possède tous vos respects, toute votre vénération, mettez-moi sous sa garde, elle me défendra de vos injustices…

Ainsi cette jeune fille pleurait sur sa belle vie perdue, sur sa jeunesse, qui lui laisserait le temps de vieillir ; sur son amour, qui lui ferait regretter des félicités entrevues et à jamais évanouies.

Hélas ! pourquoi nos devoirs sont-ils si amples et nos pouvoirs si étroits ? pourquoi notre âme monte-t-elle si haut et se sent-elle capable de déchirer les voiles qui lui dérobent les cieux, tandis que notre corps débile se courbe vers la terre !…

Ah ! sans doute, c’est pour nous faire connaître les deux natures qui sont en nous et nous apprendre à ne pas les confondre ! Étranges et mobiles jouets que nous sommes ! étrange assemblage de bonté, de malice, d’intelligence et de stupidité !

Heureux ceux dont la vie droite est tracée dans la voie commune et qui marchent semblables aux soldats que le même chef dirige et commande, que le même pas conduit vers le même but. Mais ceux qu’un sort funeste a jetés sur une route épineuse et solitaire doivent-ils attendre, sur la marge du chemin, qu’une étoile se fasse mobile pour leur frayer un blanc sentier, ou bien qu’un passant facétieux leur enseigne quelque ornière pour y trébucher, quelque endroit rocailleux pour y meurtrir leurs pieds, quelque labyrinthe inextricable pour y perdre leurs pas ! ou doivent-ils, sans guide et sans soutien, affronter toutes les tribulations de la vie ? L’intégrité de la conscience se satisfera-t-elle de sa propre approbation ; ses jugemens intimes lui suffiront-ils, et l’amour du cœur ne lui fera-t-il point haïr les sacrifices qu’elle lui aura surpris ?


FIN DU PREMIER VOLUME.