Réfutation inédite de Spinoza/Avant-propos

Traduction par Louis-Alexandre Foucher de Careil Voir et modifier les données sur Wikidata.
Texte établi par A. Foucher de Careiltypo. E. Brière (p. np).


Avant-propos.


La critique en Allemagne s’est beaucoup occupée de la question des rapports de Leibniz avec Spinoza, question difficile et qui soulève celle de savoir si Leibniz a été Spinoziste. Les noms de MM. Trendelenburg, Erdmann, Guhrauer et Schulze ont retenti dans ce débat. M. Schulze, professeur à Gœttingue, avait, pour répondre à un vœu souvent exprimé par Herbart, fait connaître dès 1830, dans la Revue Savante de Gœttingue, les notes marginales d’un exemplaire de Spinoza, conservé à Hanovre, annoté de la main de Leibniz. Et, comme ces notes ne vont point au-delà de la première partie, il en concluait que Leibniz n’avait pas connu ou du moins étudié les autres. M.  Trendelenburg, cependant, mentionnait en 1845 des extraits de l’Éthique de la main de Leibniz, de la 3e à la 5e partie.

M.  Erdmann, dans la préface des Œuvres Philosophiques de Leibniz, mentionnait également des extraits de l’Éthique faits avec tant de soin, que de la première et de la quatrième partie pas une proposition n’a été omise. Enfin, M.  Guhrauer nous apprenait que, pendant son séjour à Paris, Leibniz, qui voyait souvent Antoine Arnauld, lui communiqua un dialogue en langue latine sur la Prédestination et la Grâce, où il rappelait, à propos de ses études sur la question, qu’il n’avait omis la lecture d’aucun des auteurs qui ont écrit sur ce sujet, et qu’il s’était particulièrement attaché à ceux qui avaient le plus outré la nécessité des choses, comme Hobbes et Spinoza.

Si nous résumons cet état de la critique en Allemagne, nous verrons que quelques erreurs s’étaient glissées dans ces énonciations diverses, et que l’on pouvait même y trouver de notables contradictions. M.  Schulze n’avait vu de notes marginales qu’à la première partie de l’Éthique, et cependant M.  Trendelenburg citait la 3e, la 4e et la 5e. De son côté, M.  Guhrauer reprenait M.  Erdmann sur deux erreurs assez graves. En effet, M.  Erdmann, pour démontrer l’influence de Spinoza sur Leibniz, s’était appuyé sur ce fait, que le petit Traité de Leibniz, intitulé : De Vita Beata, composé, selon lui, vers 1669, contient quelques phrases textuellement empruntées à l’Éthique et au Traité De Emendatione Intellectus. Il citait à l’appui les expressions dont Leibniz s’était servi pour louer l’amour de Dieu, et il renvoyait à Spinoza qui en a d’approchantes. Mais il avait oublié de consulter Descartes, où elles se trouvent tout au long et où Leibniz comme Spinoza a pu les prendre. Enfin, il avait oublié surtout que l’Éthique étant postérieure à la date qu’il a fixée, il est bien impossible que ce soit à Spinoza que Leibniz ait fait cet emprunt.

Mais ces erreurs de détails écartées, ce qui ressort clairement de l’état de la critique en Allemagne sur ce point difficile, c’est qu’on ne connaissait et encore assez vaguement que des extraits de l’Éthique faits par Leibniz, mais non pas une réfutation des propositions de l’Éthique, ou du moins d’un grand nombre, également de la main de Leibniz, et revêtue d’un caractère certain d’authenticité.

Le manuscrit que nous publions aujourd’hui est destiné à combler cette lacune. Caché sous un nom qui n’attirait pas la curiosité comme celui de Spinoza, confondu dans une liasse qui porte le nom de Wachter, il a échappé aux recherches. Nous l’offrons aux amis des études philosophiques en France[1].

Ce manuscrit contient la réfutation de propositions empruntées, non pas à telle ou telle partie de l’Éthique, mais à toutes ; donc Leibniz les a toutes connues.

Le Traité Theologico-Politique, celui de la Réforme de l’Entendement, les lettres mêmes de Spinoza sont cités ; donc Leibniz connaît l’œuvre entière du philosophe hollandais.

Il ne le cite que pour le réfuter ; donc Leibniz n’est Spinoziste ni de près ni de loin.

Si l’on demande quelle est la date approximative de cet écrit, on peut la fixer avec assez de certitude entre 1706 et 1710. En effet, la Théodicée ne parut qu’en 1710, et elle contient une page tout entière évidemment empruntée à notre manuscrit, où Leibniz paraît d’ailleurs avoir puisé tout ce qu’il dit de Spinoza. Mais, comme le livre de Wachter ne parut qu’en 1706, c’est bien certainement entre 1706 et 1710 que Leibniz en écrivit la critique. Le texte seul prouve que Leibniz est en possession de la Monadologie et de l’Harmonie préétablie.

Une objection naît de cette fixation de date. Ce manuscrit, dira-t-on, est de Leibniz, en pleine possession de sa philosophie, et ne saurait atténuer l’effet qu’a dû produire sur Leibniz, plus jeune et moins maître de sa pensée, la doctrine de Spinoza. Cette assertion, dénuée de preuves, tombe devant ce fait bien simple.

La publication de l’Éthique est de 1677.

Or, dès 1672, Leibniz s’est séparé de Descartes sur l’idée fondamentale de la substance. Il est prêt à combattre Spinoza, et certes il n’a pas secoué le joug du maître pour porter celui d’un disciple inférieur au maître.

En 1673, nous le voyons en possession d’une autre idée fondamentale : celle-là même d’où naîtra plus tard la Théodicée. Il enseigne un Dieu libre dans son choix au moment où Spinoza enseigne un Dieu fatal.

Enfin, l’Éthique paraît, 1677. Leibniz se procure le livre. Il le lit. Qu’écrit-il à Hugens, le 1er décembre 1679 ? « Je voudrois savoir si vous avez lu avec attention le livre de feu M.  Spinoza. Il me semble que ses démonstrations prétendues ne sont pas des plus exactes, par exemple lorsqu’il dit que Dieu seul est une substance et que les autres choses sont des modes de la nature divine. Il me semble qu’il n’explique pas ce que c’est que substance. »

Dans un autre de ses écrits, on trouve le jugement le plus court mais aussi le plus énergique qui ait été porté par un contemporain, renfermé dans ce mot « L’Éthique ou de Deo, cet ouvrage si plein de manquements, que je m’étonne. »

Hanovre, 25 octobre 1853
  1. Voir la notice sur le livre de Wachter, et le manuscrit de Leibniz qui la suit.